2015-05-25

Voici l’incipit du nouveau livre de Michel Serres LE GAUCHER BOITEUX:

On pourrait être tenté de ne voir dans ce texte qu’une n-ième répétition par Michel Serres de la même histoire, le soi-disant Grand Récit, qui traîne partout dans ses livres depuis une quinzaine d’années. Il y a un effet de récognition, de reconnaissance immédiate, qui nous rassure et qui correspond à la fonction de légitimation et de rationalisation que Jean-François Lyotard attribuait aux “grands récits” de la modernité. Ces grands récits de la modernité (les Lumières, le Progrès, la Révolution, l’Etat-Providence) étaient en fait des méta-récits, et ils avaient pour but la domestication du hasard et de l’événement, et la planification de la nouveauté.

Lyotard affirmaient qu’à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale il était devenu impossible de croire à ces grands récits, et que nous sommes entrés dans une nouvelle époque, qu’il appelait “postmoderne”. Malgré le différend concernant les mots employés pour décrire cette évolution, Lyotard et Serres sont d’accord sur les profondes modifications des esprits et des pratiques que cette évolution entraîne.

Le “Grand Récit” esquissé par Michel Serres n’a rien avoir avec ces méta-récits modernes et l’apparence de nécessité qu’ils donnaient au cours du monde, réduit à l’échelle des agissements humains. Ce Récit souligne le rôle de la contingence dans l’histoire du monde. Excepté que le “monde” cette fois-ci, ce n’est plus le petit monde des humains et de leur histoire, mais le cosmos. Ceci est l’explication du titre de cette ouverture du livre: LES CHOSES DU MONDE.

On n’est plus dans l’image du monde, la vision simplifiée d’un ordre déterministe où tout est prévisible à partir des conditions initiales et des lois mécaniques. Ce qui prévaut dans la description que Serres nous propose, c’est la naissance et l’invention, la surabondance et l’émergence, la nouveauté et la contingence. On peut penser au titre du dernier livre de Paul Feyerabend “CONQUEST OF ABUNDANCE”. Michel Serres s’apprête à nous raconter le grand récit de cette abondance délivrée de l’hégémonie des abstractions qui l’ont asservie aux méta-récits modernes.

L’innovation de Serres, c’est de remplacer le discours de la méthode cartésien par ce Grand Récit transposé au niveau de la pensée. Ou plutôt, il nous invite à plonger dans le Récit pour penser par contingences au lieu de règles universelles. Représenter le réel du dehors, c’est se condamner à répéter le passé. Pour penser et innover, il faut plonger dans le réel. On n’est plus dans le mimesis, mais le dynamis.

Il y a une conversion du regard à opérer à tous les niveaux. L’histoire se transforme non seulement au niveau du contenu factuel et thématique, mais aussi au niveau du champ lexical. Le nombre de mots dans ce court incipit qui disent la nouveauté, la singularité, et le pluralisme est étonnant. Serres effectue au niveau du style ce qu’il raconte au niveau informatif. La “méthode” que Michel Serres élabore dans tous ces livres, c’est  plutôt une anti-méthode, une méthode boiteuse et maladroite, parce que le chemin ne pré-existe pas l’émergence de la pensée qui l’emprunte. Penser avec le monde, c’est ça son ambition, et aussi son anamnèse.

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