Cet article se propose d’interroger de manière générale le rôle des anthologies littéraires du XXe siècle dans la construction et dans la pérennisation du mythe de la malédiction littéraire et des auteurs maudits.
Au préalable, il me semble intéressant d’expliquer brièvement les repères méthodologiques qui se trouvent à la base de cette recherche. J’ai choisi d’ouvrir le champ aux autres disciplines des sciences humaines, et dans le sillon des enseignements théoriques de Robert Escarpit, pour une approche sociale de a littérature. De plus, ma vision de la littérature n’est pas conditionnée par des critères qualitatifs qui réduisent la production littéraire uniquement aux grands écrivains. Je ne m’intéresserai pas à la littérature en tant que telle, mais à des « faits littéraires ».
Anthologie, dans la définition canonique signifie recueil de morceaux choisis. Or, cette caractéristique suscite plusieurs réflexions, dont la plus importante est peut-être d’ordre valorial. Le jugement de valeur constitue l’un des premiers points d’interrogation, puisque dans l’action de juger, le choix s’éloigne de la neutralité axiologique théorisée par Max Weber[1]. Emmanuel Fresse, dans le texte Les anthologies en France, souligne que « l’anthologie est l’expression d’une conscience critique de la littérature »[2]. On peut aussi ajouter que l’anthologie s’insère dans le cadre d’une histoire littéraire des écrivains écrite par d’autres écrivains. Selon Didier Alexandre, « cette réappropriation de l’histoire commence avec le Parnasse contemporain, concurrence le développement des anthologies scolaires, conséquence du développement de l’enseignement…universitaire exigé par la France au lendemain de la défaite de Sedan »[3].
Mais il me semble pertinent d’éclaircir et de donner une définition du sujet qui se trouve à la base de cet article : à quoi ressemble-t-elle, cette malédiction des auteurs ?
En ce qui concerne ma vision actuelle, elle correspond à une définition strictement contemporaine, désignant une stratégie de visibilité mise en place par des auteurs en quête de reconnaissance, structurée à travers la persistance de scenarii stéréotypés et par la présence de mythèmes qui correspondent aux unités indispensables à l’émergence du mythe. Parmi eux, le malheur est le mythème de base et il est à l’origine des topiques de la malédiction littéraire ; la pauvreté, la folie, l’infortune, la souffrance, la mélancolie, et finalement le suicide, ont créé une série bien définie de représentations littéraires. On peut affirmer aussi que la littérature n’a point échappé au morbus biographicus[4] : les éditeurs ont consacré des collections aux auteurs du passé, le public a cru en la sacralité d’un modèle acclimaté par des sas idéologiques et les auteurs ont su tisser une stratégie par leurs postures médiatiques et par le pouvoir sacralisant de la fiction littéraire.
En effet, au fil du XXe siècle, la malédiction littéraire s’émancipe de la poésie où elle est plus ou moins installée pour atteindre le domaine de la narration. Le passage s’accomplit d’abord à travers la parution de certaines anthologies puis par la création de collections consacrées aux auteurs du passé.
Dans le contexte contemporain de la recherche concernant les auteurs maudits, la dimension socio-littéraire reste à la fois inexplorée et inexpliquée. Singulièrement, alors que la plupart de ces auteurs sont entrés dans le patrimoine national de la littérature[5], aucune étude systématique n’a encore été présentée à ce jour. Les analyses existantes, pour pertinentes qu’elles soient, semblent choisir de préférence les domaines de la thématique et du style, rarement de l’histoire, justifiant cette malédiction littéraire par la notion, largement utilisée, de « crise métaphysique ou littéraire »[6]. Cette tendance s’inscrit tout au long d’un parcours historique s’affirmant avec le romantisme et dans l’image fantasmatique que l’on a voulu renvoyer des auteurs maudits. Pour moi, il s’agit d’abord d’une question de pragmatisme.
Concernant le sujet de cet article, sont les critères d’organisation et le choix des textes a constituer la structure de l’anthologie, et à partir du XXe siècle elle n’est plus, généralement, un manifeste de la pensée d’un mouvement littéraire[7].
Au début du siècle, les anthologies, mais aussi la critique littéraire, nous montrent que dans ce phénomène la vie des auteurs est aussi importante que leurs œuvres. On sait qu’historiquement la malédiction littéraire existe par son investissement dans un système de croyances capable de se légitimer à travers des pratiques individuelles et collectives. Il est alors compréhensible de pouvoir parler d’une esthétique de la malédiction, puisqu’elle fonctionne comme une revendication identitaire. Pour ce qui concerne notre sujet, on distingue deux périodes, qui s’articulent sur deux modalités d’organisation.
La première période : 1900 – 1930
Il me semble important de faire un point sur le contexte social et culturel de ces trois décennies, car je tenterai ainsi dans cette étude de montrer comment l’influence du catholicisme a joué un rôle très important dans la réception des auteurs maudits.
On s’intéresse beaucoup à la vie des auteurs du passé, mais surtout aux auteurs maudits, car ils peuvent devenir des icônes dans un processus de filiation, des « saints » ou des mythes exemplaires de la religiosité ou de la nation. Au même niveau que les Saints, les auteurs maudits sont des « morts très spéciaux », et comme le constate Calavia Sáez, « ils existent d’abord par un récit »[8], forme qui depuis plusieurs siècles contribue à l’affirmation d’un vrai culte. Marcel Arland dans un célèbre article[9] paru dans la NRF met en relation la condition de la littérature et le nouveau mal du siècle, qu’il définit tout simplement une crise morale et de déséquilibre Dans ce nouveau contexte culturel, l’influence du catholicisme a joué un rôle très important dans la réception des auteurs maudits.
En comptant dans les années 30 les nombreuses réécritures de la vie des auteurs maudits, on assiste à une sorte de canonisation de beaucoup d’entre eux, et notamment de Baudelaire. Il faut souligner qu’à cette époque cette récupération est due principalement aux écrivains catholiques. Suares, écrit que « telle est la fatalité éternelle de la douleur et du mal, que Baudelaire semble croire à Dieu et ne l’atteindre qu’à travers le mal »[10] ; Jouve le définit comme le « très saint Baudelaire »[11] ; ou encore Stanislas Fumet propose une interprétation catholique de sa vie[12]. Plus tard vient le moment de lui consacrer une étude à propos d’un texte posthume, Baudelaire et l’expérience du gouffre[13], par laquelle le poète est reconnu comme un génie malheureux se situant dans une lignée spirituelle allant de Dante à Kafka, et pour Benjamin, dans le volume Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme[14] de présenter et d’analyser le poète au sein d’une vision moderne de vie et de littérature.
Dès les premières années du XXe siècle, Antoine Compagnon distingue comme antimoderne, la tendance des lettres et de Paris à « passer en majorité à droite, au moment où pour l’ensemble de la France, les idées de droite perdaient définitivement la partie. Le monde des lettres était alors la synthèse de la rencontre des idées réactionnaires»[15]. 1905 est l’année de la fin du concordat entre l’Église et l’État. Beaucoup d’écrivains regroupés autour de revues littéraires, de collections, d’organisations corporatives et de groupes d’intérêts aux formes et aux buts divers œuvrent au développement d’une littérature catholique[16]. Jérôme Meizoz explique qu’au XXe siècle « la sacralisation de l’écrivain prend cependant d’autres formes »[17]. En effet, après l’affaire Dreyfus et avec la naissance de l’Action française, une partie de la population adhère aux « valeurs d’ordre, d’autorité, de tradition qui définissaient le catholicisme intransigeant du XIXe siècle»[18]. Un nombre important d’auteurs catholiques sont élus à l’Académie française et plusieurs travaillent dans le but commun de préserver la tradition classique et de lutter contre le modernisme et contre l’atteinte aux valeurs spirituelles.
Les poètes misère d’Alphonse Séché
L’anthologie se caractérise alors par le choix d’auteurs qui sont, dans la totalité des cas, des poètes décédés, généralement déjà reconnus par différentes publications[19]. Font partie de cette période : Les poètes misère d’Alphonse Séché[20], publié en 1908, et Les destinées mauvaises de Léon Bocquet, publié en 1923. Tout au long d’un processus de commémoration des morts, il s’agit de la reprise des clichés qui montrent la condition malheureuse des poètes, eux-mêmes cause de leurs malheurs, au contraire de la tradition inaugurée par l’anthologie de Verlaine qui veut que la société soit la cause de la malédiction.
C’est au sein de ce mouvement réactionnaire qu’en 1908 Alphonse Seché affirme que le hasard et le destin malheureux ont causé un « douloureux chapitre de notre littérature » dans lequel « chacun s’efforce à jouer de son mieux le rôle ». Dans le recueil Les poètes misère, l’auteur étudie « treize poètes morts de misère et d’épuisement à l’âge où leur talent aurait dû leur donner la gloire avec la vie»[21].
Jeanne Landre soutient qu’Alphonse Séché émeut son lectorat en décrivant l’effarante odyssée des poètes[22]. Ou encore, poètes crottés, comme on disait au XVIIIe siècle, poètes-misère comme on dit de nos jours[23], écrivait Auguste Pierre Garnier; œuvre dont Alphonse Séché tire une anthologie dans laquelle figurent les noms de Malfilâtre[24], Nicolas Gilbert[25], Imbert Galloix[26], Auguste Le Bras[27], Victor Escousse[28], Élisa Mercœur[29], Émile Roulland[30], Hégésippe Moreau[31], Aloysius Bertrand[32], Louis Berthaud[33], Jean-Pierre Veyrat[34], Albert Glatigny[35] et Emmanuel Signoret[36].
Alphonse Séché est convaincu que cette série de jeunes infortunés ne se crée pas au XIXe siècle ; il y a eu bien avant des écrivains et des poètes pauvres. Le régime vocationnel de ces « jeunes exaltés, exemples typiques de destinées littéraires qui auraient pu être brillantes et qui s’achevaient dans le désespoir et la mort »[37] s’insère selon l’auteur dans le continuum d’un scénario toujours clos et dominé par des vies singulières et hors du commun. Et dans ce contexte le souvenir de « l’extraordinaire odyssée de J.J. Rousseau » en exaltant leur imagination s’était emparé de leurs sprits mêmes.
Pour justifier la pertinence du choix des auteurs, Léon Séché n’hésite pas a créer des « renvois symboliques » avec les autres poètes malheureux du passé ou des oppositions entre les jeunes poètes d’un côté et les institutions de l’autre. Par exemple selon l’auteur, le plus grand ennemi de Nicolas Gilbert aura été « l’excessif orgueil » qui le poussa à se poser en victime de l’Académie, coupable de ne pas avoir couronné le Poète malheureux et Le jugement dernier.
Concernant Imbert Galloix ce serait « les navrances à la René qui le conduisent jusqu’à douter de son talent »[38], lui que même la vie « de Shelley et Byron […] avait complètement enthousiasmé ». En ce qui concerne Aloysius Bertrand et Hégésippe Moreau, il parle de « martyrs » qui « comme sur les douleurs de Chatterton » « souffrent la misère et la faim »[39]. Glatiny quant à lui, y est présenté comme un bohème, « non pas comme Murger, mais comme Panurge »[40]. Encore dans les quatre pages qui composent ce portrait, il en fait un bilan biographique dominé uniquement par des questions de santé.
En 1923 le recueil Les destinées mauvaises[41] de Léon Boquet paraît chez Malfère à Amiens. Dans ce premier[42] volume sont réunies cinq études sur Hégésippe Moreau, Tristan Corbière, Léon Deubel, Pierre de Querlon Guy Jarnouen de Villar[43]. En des études substantielles, bien documentées, l’auteur retrace, redécouvre, illustre et restitue chacune de ces figures marquées du signe du malheur dans les conditions psychologiques qui permettent d’apprécier aujourd’hui la valeur de la production poétique. Avec ce livre Léon Boquet, spécialiste de la littérature de guerre, sort du cadre habituel de sa production. Au contraire de Verlaine qui défend ses poètes maudits des attaques de la société, il les rend coupables de leur propre déchéance.
Une deuxième période : 1970-1980
Dans cette seconde période, l’anthologie revêt la fonction traditionnelle de la découverte. Font partie de cette période les publications de Les Poètes maudits d’aujourd’hui : 1946-1970, par Pierre Seghers[44], publié en 1972, Anthologie des poètes maudits Poésie I, et Les Nouveaux Poètes maudits d’Alain Breton[45] publié en 1981. Dans ces exemples d’anthologies, l’on a continué d’utiliser les mêmes clichés historiques de la malédiction et, à la différence de la période précédente, dans deux cas sur trois, les auteurs, même si décédés, s’inscrivent dans l’époque contemporaine. En outre, dans quasiment la totalité des exemples évoqués ici, les auteurs sont convaincus qu’il n’y a pas de malédiction sans dieu. Pierre Seghers l’annonce dans son livre : « On dira que c’est dans les coupes cellulaires que le doigt de Dieu apparaît ».
Ces anthologies montrent d’autres différences. On parle là d’anthologies poétique de poche dotée d’un un appareil critique succinct. L’objet est bien la poésie, mais plus encore le poète. Ainsi, ces anthologies sont la représentation de deux siècles bien différents : si, au XIXe siècle, les poètes romantiques ou encore symbolistes étaient en quête d’une reconnaissance par une posture à la fois politique et polémique, à partir des années 1950, leurs préoccupations changent. Ils ne sont pas en quete de gloire, ils ne veulent pas seulement s’opposer aux élites dominantes (en ligne avec les dispositions idéologiques de la période 1960-70), mais ils montrent plus simplement leur malheur, leur folie, leur déchéance ; ils annoncent leur suicide par le biais de l’écriture.
En 1972 paraît la première des trois éditions des Poètes maudits d’aujourd’hui. Celle-ci incluse « douze écrivains, douze auteurs, entre 1946 et 1970, sept des douze poètes se sont donné la mort ; les autres cinq sont décédés dans la misère » comme l’indique la préface de Pierre Seghers. Dans la deuxième édition, il présente quinze poètes et dans la troisième publiée en 1985 chez Belfond, il en présentera dix-neuf. Cette enquête doit être considérée comme une anthologie, mais Pierre Seghers considère son livre comme un constat : les cris des poètes passent sous l’indifférence du public qui les abandonne au silence et à la détresse. Artaud, Dallas, Duprey, Frédérique, Milliot, Neveu, Prevel, Richaud, Rivière, Robin, Salabreuil, Voronca sont définis comme des êtres d’exception, mais on sait déjà, à travers l’exemple donné par Verlaine, que la recherche de cet absolu ne prévoit pas le bonheur.
Pour ce qui concerne la structure, dans ce recueil, aucun ordre chronologique n’a été établi. Seghers se préoccupe d’établir une petite préface au ton philosophique et solennel, tandis que chaque auteur est présenté dans une notice écrite par un autre écrivain, suivie d’une sélection des textes les plus représentatifs et d’une bibliographie complète. Remettre en question la poésie est probablement le but de Pierre Seghers, qui compose un recueil où les poètes ne sont pas rassemblés pour leur production, mais pour le phénomène global.
J’ai relevé que dans Les Poètes maudits de Seghers, le nom de l’écrivain italien Pavese revient plusieurs fois. Pavese avait été fasciné par la mort qui le hantait depuis son adolescence. Seghers affirme que la dernière lecture de Roger Arnould Rivière aura été Le bel été de Cesare Pavese[46], juste avant de se suicider au gaz, dans la matinée du 16 septembre 1959. Je relève encore, dans les Nouveaux poètes maudits d’Alain Breton, que des extraits des vers de Pavese sont placés au début du livre. L’attention de l’écrivain italien au sujet du suicide et du malheur est liée à toute sa production.
Dans ce contexte, il est nécessaire de porter attention à la production poétique des auteurs chosis par Seghers, car elle témoigne de ce vertige qui pousse à l’instabilité, au néant, à l’impossible. Il suffit de regarder les titres des textes pour comprendre à quel point la mort les enserre. Pierre Brunel écrit que la mort et l’absolu sont « deux mots qui sont inscrits en lettres capitales dans le livre des poètes maudits. La mort décomposée de Jean-Pierre Duprey, est d’autant plus active. L’absolu vers lequel Jacques Prével eut l’impression de dériver au cours de sa trop brève existence. »[47] Dans sa poésie, Prével réaffirme et reconnaît une communauté poétique : « Tous nos amis sont morts/ nous nous sommes égarés malgré/ nos espoirs »[48]. C’est un nous poétique qui domine la poésie, un nous déclaré dans des limbes de sentiments affaiblis et mélancoliques, écrits par quelqu’un qui sait qu’au-delà de la poésie se cache une forme d’existence désespérée, dont l’écriture reste le seul cri.
En rappelant Rimbaud, celui de L’histoire d’une de mes folies, Seghers dit bien « qu’il ne faut pas prendre le mot folie » à la légère, car « l’incitation au déséquilibre est la pire infection que l’on puisse injecter » [49]. Cette inclusion a donc pour cible la figure du poète destiné à se détruire, dominé par l’illusion de la réussite et par l’influence de mauvais maîtres : combien de ces « fils du Soleil » ou « fils de Dieu encombrent les asiles », se demandait Seghers.
On observe aussi que Jean-Pierre Duprey[50] se pend à 29 ans, qu’André Frédérique[51] se donne la mort à 42 ans. Quant à Ilarie Voronca[52], il se suicide à 43 ans en ayant recours au gaz. On pourrait enfin mentionner Armand Robin[53], retrouvé mort dans des conditions suspectes. Ces exemples sont-ils symboles de la fin de la littérature ou contradictoires avec l’idée d’une singularité auctoriale ? Dans ce contexte, ce n’est pas un hasard si Pierre Seghers a choisi ces poètes maudits comme illustration d’une tendance à la rupture et d’un exil intérieur terminé dans la mort.
Si tous les poètes présents dans l’anthologie y sont principalement à cause d’une sorte d’inadaptation à la vie, leur production peut être définie comme obscure. Cette production se compose de poésies et de poèmes en prose. Dans sa préface, Seghers mélange une écriture solennelle accompagnée d’une critique littéraire assoupie, quasiment imperceptible. Ces poètes sont décédés après un long conflit existentiel : comme des martyrs de la vie, ils ont été infortunés et déchirés et la répétition continue des noms de Rimbaud, Lautréamont ou Verlaine, nous montre comme le sentiment de filiation, d’ailleurs plus métaphysique que réel, paraît nécessaire à la préservation de leur mythe.
Anthologie Poésie 1: Les poètes maudits, de Rutebeuf à Albertine Sarrasin
En 1978, la rédaction de la revue Poésie 1 publie Les poètes maudits, de Rutebeuf à Albertine Sarrasin[54], une anthologie des figures les plus emblématiques de la malédiction littéraire. Ce texte renverse les stratégies éditoriales et commerciales de l’édition de l’époque. En plus, en ligne avec la stratégie de la revue, ce texte semble intéressant, car son ambition était d’offrir – à tous et partout – les textes de ces poètes maudits en imprimant 100.000 exemplaires. Forte d’une conception publicitaire nouvelle, « …l’intérêt psychologique de la formule poésie et publicité permettait la diffusion massive, à très bon marché, des grand[e]s œuvres poétiques, la publicité allait enfin faire œuvre utile[55] » . Pour mieux élargir la tranche de public, ils demandaient à des « personnages connus[56] », mais ni à des universitaires ni à d’autres poètes, de présenter leur auteur maudit préféré. Ceux qui sont rassemblés dans ce volume ont été publiés dans les numéros 4, 5, 7 et 20 de la revue Poésie 1. On y trouve Rimbaud par Jean-Paul Belmondo et Yves Berger, Verlaine par Alain Mercier et Lucien Morisse, Rutebeuf avec un avant- propos de Jean-Claude Brialy et une préface de Serge Wellens, mais encore Albertine Sarrasin et André Chénier : « La déveine, la misère, le désespoir, l’instabilité, parfois la paresse ou le jeu, ont suscité quelques-uns des poèmes les plus poignants de notre littérature »[57]. Chaque chapitre se compose d’une préface et, par des élaborations graphiques, du visage des poètes en noir et blanc par le jeune artiste Raymond Moretti. Loin des réflexions scientifiques, littéraires ou philosophiques, le volume est inauguré par les propos de Jean-Paul Belmondo introduisant les textes de Rimbaud : « ça ne fait rien. Rimbaud, c’est le plus fort. On connaît ma passion pour le combat du ring. Je vais vous dire : moi, Rimbaud, ça me boxe[58]». Dans cet ouvrage, la première chose qu’on remarque c’est l’alternance de textes et de publicité : toutes les cinq pages paraît la présentation d’une marque musicale, d’une maison d’édition ou encore la programmation d’une émission de radio. Pour Lucien Morisse : « l’exemple de Verlaine influence depuis longtemps les meilleurs poètes de la chanson[59] ».
Alain Breton, les Nouveaux poètes maudits
Sans qu’il y ait de véritable rupture, ni d’opposition avec les autres travaux anthologiques, Alain Breton démontre dans Nouveaux poètes maudits[60] – à travers les cas de dix jeunes poètes qui se sont pour la plupart suicidés – que le suicide, la maladie ou le désespoir ne sont pas des mythèmes satisfaisants pour appartenir et donner lieu à la catégorie des maudits. Un espace vide et intermédiaire vient ainsi se créer dans l’existence de certains poètes, transportés alors en une sorte de limbe, antichambre du paradis. De même, Pieyre de Mandiargues qui a préfacé le livre affirme « [qu’] entre la bénédiction et la malédiction, l’espace n’est pas plus large que le tranchant d’une lame de couteau » [61].
Le 1er mai 1981, lors de la présentation du livre dans l’émission Apostrophe[62] et pendant le débat qui réunit Robert Sabatier, Gaston Miron, Marcelin Pleynet, Tristan Cabral, Lionel Ray et Marie Claire Bancquart, Alain Breton explique que la chose qui a rassemblé les dix poètes, âgés en moyenne de 23 ans, c’est la mort, et que leurs poèmes sont faits d’une expérimentation du réel plutôt atroce, exprimée par la névrose, par la drogue, le suicide. En réponse Bernard Pivot réfléchit au risque qu’il y a de croire que la beauté de leur poésie n’est qu’une conséquence des suicides de leurs jeunes auteurs. Dans cet ouvrage on s’aperçoit aussi que le malheur est dans la plupart des cas exprimé dans un continuum historique et littéraire, avec une très forte imbrication au niveau formel et textuel.
Cette configuration se manifeste généralement à travers l’absence de contacts avec d’autres écrivains, par l’absence de publications, par la subversion du genre poétique et en montrant les poètes comme des inconnus (ou presque). En général on s’aperçoit tout de suite que la carte d’identité de ces poètes est fausse, et qu’ils n’ont pas su vivre, car ils ont été insérés de force dans la vie. Nous retrouvons donc dix poètes singuliers, munis d’un « inoubliable ton… et qui ont été conduits à se faucher avant même d’avoir vécu[63] ». Voilà la structure de cette malédiction que Breton a conçue comme un sentiment aigu de l’échec.
Fait rare mais notable, certains poètes, derrière l’esprit à la fois mystique et révolté, malgré l’exacerbation de leur individualité, par quelques traits d’humour attestent de leur lucidité. Antoine Mechavar écrit dans ses textes sur le conflit armé au Liban, son pays natal : « Le pendu blanc comme un pavot se balance au fil rouge de la justice humaine[64] ». De même les textes de Philippe Abou[65] résument l’équilibre de l’existence, quand il répète : « J’ai pensé à toi Arthur Rimbaud : Il faut par exemple que les morts aient leurs obligations. Il faut par exemple qu’ils soient toujours là, lorsque leurs familles viennent les visiter. Quel désastre s’ils ne respectaient pas le rendez-vous…[66]». Andre Brun à vingt-cinq ans se jette du onzième étage de son appartement ; selon le témoignage de sa mère, il avait vécu l’enfer de la dépression, mais il était lucide ; il avait écrit : « Si vous voulez mourir debout, prenez une chaise, on va en discuter ».
En conclusion, depuis un siècle on n’a jamais terminé, de quelque façon que ce soit, de tisser des liens, qu’ils soient littéraires, biographiques ou autres, avec les auteurs maudits du passé, comme si cette « filiation » s’imposait comme nécessaire à la contemporanéité et aux enjeux de la culture de masse.
Des souvenirs sont réactivés d’abord à travers les anthologies et à travers les publications de « vies exemplaires ». Si le but de ces anthologies est la récupération des poètes « injustement » oubliés et marginalisés, plusieurs questions se posent : pourquoi Bouquet et Seché, dans l’immense patrimoine de la littérature fin de siècle, récupèrent-ils des auteurs déjà connus et jamais des cas « atypiques » et « inconnus » ? Peut-on supposer que depuis l’anthologie de Verlaine, une grande imposture structurée sur un modèle stéréotypé d’auteur a façonné la vision de la littérature et des poètes ? Et qu’au final les anthologies même par la capillarité de la distribution et par la facilité de l’accès à la lecture ont contribué à cette tache de récupération et de préservation du mythe d’une malédiction littéraire ?
On peut cependant dire que si depuis le XIXe siècle, l’idée du malheur en tant que « souffrance » reste toujours présente dans l’exploitation de la malédiction, son but s’adapte au contexte politico-social. Les publications des textes exaltants la figure d’auteurs ratés et géniaux associés à l’ensemble des conditions de la société renforcent l’idée qu’au malheur correspond la grandeur cachée. Il faut dire aussi que le malheur a été beaucoup exploité par les journalistes, et les auteurs s’emploient à toucher la sensibilité d’un public toujours plus vaste.
Dans les années 1920, nombre de maisons d’édition consacrent une collection aux grands hommes du passé, à leur vie exemplaire. C’est le cas de La vie des hommes illustres chez Gallimard, ou La vie de bohème chez Grasset. En 1926, comprenant les enjeux économiques, Plon lance la collection Le roman des grandes existences, dont les noms de Baudelaire, Mirabeau, Nerval ou encore le texte La vie aventureuse de Jean Arthur Rimbaud par Jean-Marie Carré[67] feront très vite le succès.
Gianpaolo Furgiuele
[1] Max, Weber, « Essai sur le sens de la neutralité axiologique dans les sciences sociologiques et économiques (1917) » Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965
[2] Emmanuel Fraisse, Les anthologies en France, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1997, p. 95.
[3] Didier, Alexandre, L’anthologie d’écrivain comme histoire littéraire, Bern, Peter Lang, 2011, p. 6
[4] On fait référence à l’origine latine du mot morbus, morbidité, maladie, ou plus simplement attachement à la vie et à la biographie d’un personnage connu.
[5] Plus que partout ailleurs en Europe, l’attention que l’on porte aux auteurs maudits en France depuis le début du XXe siècle est remarquable : romans, expositions, colloques universitaires, essais sociologiques et littéraires, monuments, productions culturelles au sens large – notamment le cinéma et la chanson – représentent des moyens de visibilité à grande échelle.
[6] Elle donne une signification obscure à une conception historique.
[7] Au XXe siècle quelques exceptions résistent en référence à la littérature postcoloniale ou de la migration.
[8] Sàez, Calavia, Fantasmas falados: Mitos e mortos no campo religioso Brasileiro, Campinas, Editora da unicamp, 1996, p. 216.
[9] Marcel, Arland, « Sur un nouveau mal du siècle », La Nouvelle Revue française, Paris, 1 février 1924, p. 103.
[10] André, Suares, Trois grands vivants, Grasset, Paris, 1938.
[11] Pierre, Jean Jouve, Défense et illustration, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1943, p. 9.
[12] Stanislas, Fumet, Notre Baudelaire, Paris, Plon, 1926.
[13] Benjamin, Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre, Paris, Seghers, 1947.
[14] Walter, Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2002
[15] Antoine, Compagnon, Les Antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 6.
[16] À ce sujet voir Serry Hervé, « Déclin social et revendication identitaire : la « renaissance littéraire catholique » de la première moitié du XXe siècle », Sociétés contemporaines n° 44, 4/ 2001, p. 91-109.
[17] Jérôme Meizoz, « Postures sacrées “ Écrivains mode d’emploi, dir. Sofiane,Laghouati, David,Martens Miriam, Weatthee – Delmotte, Bruxelles, Université catholique de Louvain – la – neuve, 2012, p.174.
[18] Véronique Auzépy-Chavagnac,René Rémond, Jean de Fabrègues et la jeune droite catholique,Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2002, p. 11.
[19] À titre d’exemple, sauf quelques cas (comme celui de Pierre de Querlon, mort à 27 ans, Janouen de Villartray, mort à 24 ans), on trouve Verlaine et Rimbaud, ou encore Hégésippe Moreau, Imbert Galloix, Aloysius Bertrand.
[20] Alphonse Seché, Les Poètes misère, Paris, Louis-Michaud, 1908.
[21] Voir l’article consacré à la sortie du livre sur Le Mois littéraire et pittoresque, juillet 1908.
[22] Jeanne, Landre, Les soliloques du pauvre de Jehan-Rictus, Paris, Malfère, 1930, p. 75.
[23] Auguste, Pierre Garnier, La muse française, Paris, Garnier, 1929, p. 99.
[24] De son vrai nom Jacques, Charles, Louis Clinchamps de Malfilâtre, Caen, 8 octobre 1732 – Paris, 6 mars 1767.
[25] Fontenoy-le-Château, 1850 – Paris,1780.
[26] 1808-1828.
[27] Lorient, 1811– Paris, 1832.
[28] Victor Laserre, dit Victor Escousse, Paris, 1813 – Paris, 1832.
[29] Nantes, 1809 – Paris, 1835.
[30] Hennebont,1802 – Paris,1828.
[31] Paris, 8 avril 1810 – Paris, 1838.
[32] Ceva (Piemont), 20 avril 1807 – Paris, 29 avril 1841.
[33] Charolles, 23 janvier 1810 – Chaillot, 17 juillet 1843.
[34] Grésy sur Isère,1810 – Chambery, 9 novembre 1844.
[35] Lillebonne, 21 mai 1839-Sèvres, 16 avril 1873.
[36] Lançon-Provence,14 mars 1872 – Cannes, 20 décembre 1900.
[37] Alphonse Seché, Les Poètes misère, op.cit., p. 23.
[38] Ibid., p. 18.
[39] Ibid., p. 20.
[40] Ibid., p. 42.
[41] Léon Boquet, Les Destinées mauvaises, Amiens, Malfere, 1925. Structure du livre : Un déclassé : Hégésippe Moreau. – Un excentrique ; Tristan Corbière. – Le dernier poète maudit : Léon Deubel. Dans le sillage de Georges Sand : P. de Querlon. – Un Breton inconnu : G. de Villartay.
[42] En 1925 fait suite un nouveau recueil au titre Les Destinées mauvaises. La Commémoration des morts. Louis Pergand. André Lafon. Paul Drouot. Émile Despax. Lionel des Rieux. Charles Dumas. Charles Perrot. Quelques autres, Amiens, Malfere, 1925.
[43] Le nom de ce jeune poète, mort phtisique dans sa vingt-huitième année, était demeuré tout à fait inconnu jusqu’au jour où M. Bocquet le révéla dans ses Destinées mauvaises.
[44] Pierre Seghers, Les Poètes maudits d’aujourd’hui : 1946-1970, Paris, Seghers, 1972.
[45] Alain Breton, Nouveaux poètes maudits, Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1981.
[46] Cesare, Pavese, Le Bel été, Paris, Gallimard, 2014.
[47] Pierre, Brunel, « Du labyrinthe des rues au labyrinthe de l’être », Amaltea, revista de mitocritica, vol.1, p. 243-251.
[48] Jacques, Prevel, « A Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal, Hendrick Cramer, Luc Dietrich », Les Poètes maudits, op,cit. p. 80.
[49] Pierre Seghers, Les Poètes maudits d’aujourd’hui, op.cit. p. 10
[50] Rouen, 1 janvier 1930-Paris, 2 octobre 1959.
[51] Nanterre, 27 février 1915-17 mai 1957.
[52] Braila (Roumanie), 31 décembre 1903-Pairs, 4 avril 1946.
[53] Rostrenen, 19 janvier 1912-Paris, 30 mars 1961.
[54] Les Poètes maudits de Rutebeuf à Albertine Sarrazin : anthologie Poésie I. Paris, Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1978.
[55] Michel Breton.
[56] « L’aventure de Poésie 1 » Communication et langage, n°3, 1969, p. 87-93.
[57] Les Poètes maudits de Rutebeuf à Albertine Sarrazin op.cit., p. 5.
[58] Ibid., p. 5.
[59] « D’abord ceux que je préfère, les trois grands B (Barbara, Brassens, Brel) ou parmi les plus jeunes l’étonnant Polnareff. Si Verlaine était encore parmi nous, comme j’aimerai lui confier une émission sur Europe1 ».
[60] Alain Breton, Nouveaux poètes maudits, présentés par André Pieyre de Mandiargues, Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1981
[61] Ibid. p. 6.
[62] « Comment se porte la poésie aujourd’hui et qui sont les nouveaux poètes », Apostrophe, 1er mai 1981, Antenne 2.
[63] Ibid. p.13
[64] Antoine, Mechavar (1936 – 1975), Ces longues herbes de la nuit, Beyrouth, Harb Bijjani, 1965.
[65] Philippe, Abou (1946 – 1969) ses Poèmes posthumes ont été publiés chez Oswal en 1971 tandis que d’ autres textes paraissent dans la Nouvelle poésie française par Bernard Delvaille, Seghers, 1974.
[66] Philippe, Abou, « Des fleurs et des morts », Les nouveaux poètes maudits, op.cit. p. 36.
[67] Jean marie Carré, La vie Aventureuse de Jean Arthur Rimbaud, Paris, Plon, 1926.