2017-02-23

Jean-Guillaume Lanuque (avec la participation amicale de Christian Beuvain)

C’est un ouvrage impressionnant par sa taille et son ampleur que l’universitaire britannique Orlando Figes a produit, une sorte de cénotaphe pour l’expérience soviétique qui a marqué le court XXe siècle. L’idée centrale de sa fresque, c’est la situation vécue par la population de l’empire russe, la « tragique destinée » (p. 139) d’un peuple divisé entre villes et campagnes irréductibles l’une à l’autre, un peuple si longtemps soumis qu’il est incapable de prendre ses propres destinées en mains1. A partir de leur correspondance (le plus souvent), Orlando Figes met en avant dans son récit des personnages. Parmi les plus importants, le prince Lvov, Maxime Gorki, Broussilov, le paysan moderniste Semonov ou le militant bolchevik Kanatchikov.

La première grande partie vise l’état des lieux de la Russie d’avant la révolution. On y retrouve un souverain manquant d’autorité personnelle mais attaché à l’autocratie traditionnelle, qui s’appuie sur une bureaucratie sclérosée et dont le règne s’inscrit dans la réaction autocratique initiée par son père, Alexandre III ; un constat qui amène Orlando Figes à rejeter l’idée d’une modernisation politique que la révolution aurait interrompu. Le pays profond, quant à lui, est profondément archaïque, soumis à un contrôle étatique étonnamment lâche. La noblesse y apparaît divisée, entre une couche rurale désargentée, qui regrette la fin du servage, et une noblesse plus industrieuse, dont le prince Lvov est un exemple, désireuse de changements à partir de l’institution des zemstvos2. Cette division se retrouve également au sein de l’Église orthodoxe, affaiblie du fait de l’urbanisation et des progrès de la sécularisation qui en résultent, et au sein de l’armée, techniquement dépassée, sous financée, avec certains officiers tel Broussilov qui s’opposent à la majorité conservatrice de l’encadrement. Si l’on y ajoute l’agitation nationaliste, fouettée par la politique de russification, et l’opposition de l’intelligentsia3, on a là autant de fissures dans l’empire russe qui le rendent sensible à tout séisme révolutionnaire. De cet état des lieux, une des parties les plus intéressantes concerne la paysannerie. Là aussi, les germes de division sont bien réels, entre des jeunes plus modernisés, souvent alphabétisés, et des anciens qui s’opposent aux évolutions techniques, entre régions plus riches, futurs appuis de la contre-révolution, et zones plus pauvres. Une partie de cette population paysanne connaît d’ailleurs l’exode rural, nécessaire pour alimenter les industries urbaines4. Ce monde rural est profondément marqué par une violence chronique5 et un « anarchisme instinctif » (p. 153-154), rêve d’une autonomie collective autour de l’obchtchina6, qui allait permettre un temps la convergence avec la révolution bolchevique.

Si le récit proprement dit débute par la famine de 1891, c’est parce qu’il s’agit, selon Orlando Figes, d’un tournant majeur : l’État tsariste en sort discrédité, tandis qu’une société civile réelle émerge (il y voit même la prise de conscience de la Russie comme nation, ce qui semble quelque peu excessif). 1905, dans cette optique, rejoue en plus accentuée la même partition, l’État refusant de jouer le jeu libéral pour privilégier une répression violente ; lacune regrettable, l’auteur ne dit rien de la révolution hors de la Russie proprement dite, ainsi au Caucase. Ce qui ressort surtout de cet épisode révolutionnaire, c’est le divorce entre le peuple et les élites, la révolution sociale et la révolution strictement politique. La séquence qui suit, 1905-1917, serait marquée par l’opposition entre forces monarchistes et forces parlementaires, une dichotomie qui nous semble discutable, dans la mesure où les secondes demeurèrent tout du long soumises aux premières (d’autant que la Douma n’était que la Chambre basse, la chambre haute, l’ancien Conseil d’État, étant pour sa part totalement conservatrice). Elle est surtout marquée par la réforme agraire de Stolypine, qu’Orlando Figes compare à Gorbatchev : proposée trop tardivement, elle se heurte à la résistance de la bureaucratie et entraîne des effets contrastés (certains paysans, comme Semenov, s’enrichissent, tandis que d’autres voient leur situation se détériorer). Face au déclenchement de la Première Guerre mondiale, la Russie est clairement incapable de faire face à un conflit long. Son armée manque de matériel, de transports efficaces, de soins, et les soldats mobilisés après les premiers mois sont trop peu formés et trop peu sensibles aux motivations nationalistes. Si l’on ajoute à cela une haine montante entre les millions de soldats du rang et une caste très arrogante d’officiers – nombre de sous-officiers étant du reste issus de la paysannerie – les éléments de la dislocation de l’appareil militaire sont en place dès 1915.

Le récit de la révolution de février 1917 insiste sur la violence qui s’est alors exprimée, contre la police, ou celle des criminels libérés de prison, tout en la comprenant voire en la justifiant, car issue du peuple. Les masses nourrissent d’ailleurs la peur des dirigeants de la Douma et même des soviets ; il faut dire que le gouvernement provisoire qui se met en place vise l’aboutissement de la révolution politique, et non sociale, une tâche vouée à l’échec, selon l’auteur : « Si 1917 a prouvé quoi que ce soit, c’est que la société russe n’était ni assez forte ni assez soudée pour soutenir une révolution démocratique. » (p. 458), le pays se retrouvant « balkanisé » ; l’idée phare du double pouvoir est ici remplacé par une multitude de pouvoirs autonomes. L’offensive militaire du début de l’été, voulue à la fois par les dirigeants de l’armée, du gouvernement et du soviet de Petrograd, devait servir à ramener l’ordre dans l’armée et à négocier en situation avantageuse une éventuelle sortie de la guerre. Face à son échec, les émeutes de juillet 1917 sont pour l’auteur marqués par l’indécision : celle des bolcheviques, mais également celle des leaders du soviet de la capitale, coupables à ses yeux de défendre les bolcheviques et de ne pas oser prendre le pouvoir. Dès lors, le terrain est libre pour une radicalisation et une polarisation accrue des forces. Kornilov, qui souhaite un gouvernement provisoire plus autoritaire, coagule autour de lui une nébuleuse contre-révolutionnaire croissante, encouragée par les progrès du chaos social. La prise de pouvoir par les bolcheviques conduit Orlando Figes à laisser libre cours à son hostilité à leur égard, parfois classique (les « fanatiques léninistes », p. 634), parfois gratuite (les sarcasmes sur la relation entre Dybenko et Kollontaï).

C’est alors un raisonnement téléologique qui domine son analyse, la dictature du parti unique étant comme inscrite, inhérente au bolchevisme ; les données contradictoires à cette vision sont ignorées, et la contextualisation est bien trop limitée7. Là où Orlando Figes touche plus juste, c’est lorsqu’il explique que les soldats et les paysans se révélèrent plus attachés à leurs soviets qu’à la Constituante. De même, sur la terreur rouge, il perçoit bien, comme l’avait d’ailleurs déjà argumenté Marc Ferro, que « La terreur surgit d’en bas. D’emblée, ce fut un élément à part entière de la révolution sociale. Les bolcheviks encouragèrent la terreur de masse : ce ne sont pas eux qui la créèrent. Les grandes institutions de la Terreur furent toutes des réponses, au moins en partie, à ces pressions de la base. » (p. 650-651). Il reconnaît également, en insistant sur le modèle de la Commune de Paris (très présent dans les esprits bolcheviques), que le communisme de guerre fut une réponse improvisée, pragmatique, à une situation possiblement désastreuse pour eux. Dans la victoire finale des bolcheviques, Orlando Figes insiste sur le soutien des paysans, encore plus effrayés par le retour des propriétaires terriens que par l’Armée rouge. Il relève également les pertes importantes au combat des éléments les plus motivés du parti, favorisant « (…) les égoïstes et les corrompus (…) » (p. 733), mais plus généralement permettant l’ascension sociale de nombreux fils de paysans, autant de membres d’une bureaucratie plébéienne en devenir ; Orlando Figes insiste d’ailleurs sur la plus grande docilité de ces membres récents du parti, en raison de leur éducation limitée. Autre élément utile pour lire l’évolution du bolchevisme au pouvoir, l’existence d’un « bolchevisme national », autrement dit des individus politiquement éloignés des idées socialistes, mais qui se rallièrent par patriotisme et par conviction que le nouveau régime allait restaurer la grandeur russe en abandonnant ses oripeaux principiels (« En un sens, le bolchevisme national fut le véritable vainqueur de la guerre civile. », p. 860).

Orlando Figes, comme tous les chercheurs ayant travaillé sur ce sujet, ne parvient pas à être totalement objectif, même si son exposé est riche en données factuelles précieuses et en réflexions pertinentes8. Il semble ne pas réellement comprendre les idées révolutionnaires des bolcheviques9, dresse un portrait plutôt antipathique de Lénine10 en chef absolu pratiquement maladif (p. 495), jaloux du pouvoir exclusif de son parti et qui considère tout espoir et même toute volonté de révolution mondiale forclos à compter du traité de Brest-Litovsk (p. 681). Clairement, il considère la volonté de bouleversement radical des bolcheviques comme chimérique11, et l’on sent que sa préférence va aux idées modérées, celles des socialistes-révolutionnaires (SR) et des mencheviques (bien qu’il regrette la faiblesse de leurs directions respectives), rêve d’une coalition socialiste (impossible) et d’un système mixte, en 1917, qui aurait combiné soviets et institutions traditionnelles (zemstvos, Constituante…) en satisfaisant les revendications des paysans. Sa conclusion l’amène plus directement à accorder son soutien au modèle démocratique libéral actuel, tout en faisant du « nationalisme autoritaire » (p. 1010) l’héritier du bolchevisme (jusque que dans la xénophobie !), sans que l’on ne sache avec précision à qui il pense…

In fine, ce qui fait la force de l’ouvrage de Figes, c’est son sens du récit, son tableau très vivant des réalités sociales et son appréhension large de la période. D’une certaine manière, il donne l’impression de tenter la synthèse des écoles totalitaire et révisionniste : emprunter aux premiers la perception du bolchevisme, aux seconds celle des dynamiques sociales.

1« Des siècles de servage et de soumission ne l’avaient pas préparé à se mesurer à ses maîtres politiques, et c’est bien là que réside la tragédie du peuple russe dans son ensemble. » (p. 542). « La tragédie de la révolution russe fut celle d’un peuple politiquement trop faible pour en déterminer l’issue. » (p. 725).

2Les zemstvos sont des assemblées locales, créées en 1864 par le tsar Alexandre II dans le cadre des réformes administratives, après l’abolition du servage (1861). Ils doivent gérer la vie économique régionale, mais aussi l’éducation, par exemple.

3Sur cette dernière, Orlando Figes propose une clef de lecture discutable, car trop englobante : il la voit marquée par une « quête d’absolus » (p. 185), une tendance au manichéisme liée à l’opposition du pouvoir auquel elle se heurte, ce qui le conduit à voir en elle un des germes du « totalitarisme » futur (« (…) il y avait de nombreux points communs entre Lénine et Tolstoï. », idem).

4Une partie des militants bolcheviques était issue de cette couche sociale d’ouvriers récents. « La méfiance, voire le mépris qu’ils devaient montrer envers la paysannerie, une fois au pouvoir, peut s’expliquer par cette réalité sociale. Car ils associaient le lugubre monde paysan à leur malheur passé, tandis que la nécessité d’abolir ce monde était un élan vital de leur identité personnelle et de classe naissante, comme de leur engagement révolutionnaire. » (p. 164).

5« La violence et la cruauté que l’ancien régime infligeait au paysan se transformèrent en une violence paysanne qui, non seulement défigurait la vie quotidienne du village, mais se retourna également contre le régime dans la terrible violence de la révolution. » (p. 148).

6Nom en russe de la commune paysanne (appelée aussi mir), en qui beaucoup de socialistes de la fin du XIXe siècle (comme Alexandre Herzen ou les narodniks) voyaient la preuve de la nature socialiste du paysan russe. La fonction et les usages de cette commune furent discutés et débattus par Marx et Engels.

7Le blocus mené par les puissances occidentales est littéralement absent de la réflexion. La Tcheka n’est présentée que dans son rôle répressif, les exécutions ne constituant pourtant pas sa seule activité…

8« Dans une crise révolutionnaire, ce sont les perceptions et les croyances qui comptent, plutôt que les réalités. » (p. 372). Parmi les faits peu connus, le sort du prince Lvov après la prise du pouvoir bolchevique : libéré par la Tcheka, il devient finalement un représentant de Koltchak. On y trouve parfois de légères erreurs, ainsi de Raskolnikov lisant la « Déclaration des droits des travailleurs » à la Constituante, alors qu’il s’agissait de Sverdlov (p. 640), ou de Trotsky menant l’assaut sur Cronstadt (p. 936), erreur récurrente de nombreux ouvrages : en réalité c’est Toukhatchevsy qui commandait les troupes rouges à l’assaut de la citadelle.

9En 1905, il considère que Lénine est déjà pour une révolution socialiste, comme Trotsky, et croit que les mencheviques, contrairement aux bolcheviques, estiment la révolution européenne nécessaire : deux affirmations erronées. Il voit également une opposition au sein des bolcheviques d’avant la révolution entre exilés (les « cosmopolites ») et militants demeurés en Russie (les « xénophobes » – sic -), qui serait la matrice des conflits des années 1920 entre révolution mondiale et socialisme dans un seul pays, simplification largement outrancière. Plus anecdotique, il présente une « amitié étroite » (p. 381) entre Trotsky et Boukharine qui n’exista jamais. Il manifeste aussi une certaine condescendance à l’égard des ouvriers récents séduits par le marxisme, qu’il voit comme un moyen de ne pas penser par soi-même… (p. 176). Fondamentalement, il fait de Lénine un homme mû par la soif de pouvoir plus que par l’idéologie socialiste (p. 626).

10Dès le début, il insiste sur son absence de pitié, s’appuyant sur l’exemple de sa réaction à la famine de 1891, ce qu’un lars T. Lih a pourtant contesté dans sa récente biographie (voir sa recension sur notre blog : http://dissidences.hypotheses.org/6226). Il explique en outre son engagement révolutionnaire par un dépit face à l’échec d’une intégration sociale souhaitée, et privilégie une lecture téléologique allant de Que faire ? aux procès de Moscou.

11« Il en va pour la religion comme dans les domaines de la culture et la vie sociale : les efforts des bolcheviks pour « faire un monde et un homme nouveaux » se brisèrent sur les rochers de la réalité. (…) On ne transforme pas l’homme aussi facilement : la nature humaine évolue plus lentement que les idéologies dominantes ou la société. Peut-être est-ce la seule morale durable de la révolution russe, comme, en vérité, de la terrible histoire de ce siècle. » (p. 922). Orlando Figes rejoint ici un Martin Malia ou un Richard Pipes, pour qui les principes même du socialisme sont viciés, tout en introduisant des jugements moraux dans l’analyse historienne.

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