2017-03-13

Pour poursuivre le débat sur l’histoire de la sociologie telle qu’elle se fait aujourd’hui, nous vous proposons de redécouvrir le texte de Massimo Borlandi.

Rédigé en 1998, ce texte fut publié en 2000 dans l’ouvrage L’Acteur et ses raisons. Mélanges en l’honneur de Raymond Boudon (Paris, Puf, p. 88-109) et repris en l’état par la revue italienne Storiografia l’année suivante (n° 5, p. 47-65). Massimo Borlandi, à l’époque professeur d’Histoire de la pensée sociologique à l’Université de Turin, y réagissait à l’article de Raymond Boudon de 1992 « Comment écrire l’histoire des sciences sociales ? » paru dans la revue Communications (n° 54, p. 299-317) et réédité par Boudon dans le vol. 2 de ses Études sur les sociologues classiques (Puf, 2000, p. 323-351). Cette nouvelle édition ne diffère de la première que par les quelques retouches formelles que l’auteur a voulu y apporter et dont nous le remercions.

Massimo Borlandi

LA QUERELLE DES HISTORIENS ET DES PRÉSENTISTES

La querelle des historiens et des présentistes bat son plein depuis longtemps. Tout a commencé, si l’on s’en tient aux mots eux-mêmes, en juillet 1965. C’est à cette date qu’un éditorial signé George W. Stocking jr., historien de l’anthropologie, parut dans le troisième numéro du Journal of the History of the Behavorial Sciences. S’inspirant d’un célèbre livre d’Herbert Butterfield sur la manière Whig d’écrire l’histoire (l’histoire bâtie à l’usage des vainqueurs), Stocking établissait la distinction suivante : il y a des historiens des sciences de l’homme dont l’attitude est historicist et il y en a dont l’attitude est presentist. Les premiers étudient les idées du passé par amour du passé ; les seconds les étudient le regard tourné vers le présent.

Voici, grosso modo, comment raisonne l’historien à l’attitude historiciste : telle idée a-t-elle été énoncée telle année par tel auteur dans tel ouvrage ? Cela suffit pour que l’on s’en occupe. Et voici le raisonnement type de l’historien à l’attitude présentiste : telle idée énoncée telle année par tel auteur dans tel ouvrage est-elle actuelle (nous apprend-elle encore quelque chose) ? Alors on s’en occupe. Est-elle obsolète (périmée et synonymes) ? Alors on n’en tient pas compte.

Ni l’un ni l’autre « isme » – l’historiscism, terme surchargé de sens, dont la valeur sémantique ne résidait que dans sa réduction à pôle d’une dichotomie, et le presentism, néologisme que Stocking inventait pour l’occasion – ne semblaient à Stocking dépourvus d’inconvénients et, admettait-il, un présentisme « éclairé » n’est pas sans bonnes justifications. Toutefois, puisqu’il fallait choisir, Stocking choisissait l’attitude historiciste, pour lui-même et pour l’avenir de l’histoire des sciences sociales[1]. Stocking utilisait la métaphore de l’alpiniste face à l’Everest (mais n’importe quel éperon rocheux aurait fait l’affaire). Pourquoi cette montagne tente-t-elle l’alpiniste ? Parce qu’elle « est là » (because it is there), et il n’y a rien d’autre à ajouter. De même, pourrait-on dire, pourquoi s’engager dans une recherche sur la référence à Friedrich Ratzel dans l’oeuvre de William G. Sumner ou bien sur les études urbaines de Patrick Geddes ou bien encore sur l’énergétique sociale d’Ernest Solvay ? Sans aucun doute pour de nombreuses raisons, dont l’une pourtant suffit : ces sujets « sont là », qui attendent que quelqu’un s’en charge.

Systématique de la théorie et histoire de quoi ?
Le débat qui suivit l’article de Stocking n’aurait pas atteint l’ampleur qu’il a connue et, surtout, n’aurait pas impliqué les sociologues, n’était un événement quasi concomitant. En 1967 Robert K. Merton publiait « On the History and Systematics of Sociological Theory », approfondissement d’une thèse qu’il avait exposée pour la première fois en 1948, puis reprise dans l’introduction de la deuxième édition (1957) de Social Theory and Social Structure. Une chose, avait dit Merton, et il le répétait maintenant, est de s’appliquer à systématiser la théorie sociologique. Une autre est d’en faire l’histoire.

Systématiser la théorie sociologique signifie ceci : prendre les morceaux de la théorie d’hier qui ont surmonté l’épreuve de la recherche empirique et les assembler dans des propositions cohérentes, aptes à être utilisées (vérifiées) par le sociologue dans son travail de tous les jours. Celui qui systématise croit en la perfectibilité du savoir, tout comme le biologiste ou le physicien. Il se réfère donc à la théorie sociologique pour ce qu’elle est actuellement. Elle est pour lui le résultat d’un processus à la fois cumulatif et sélectif de connaissances.

Par contre, faire l’histoire de la théorie sociologique est montrer comment (i.e. à travers quels passages biographiques et logiques, suggestions de toute sorte, erreurs) les sociologues sont parvenus aux solutions qu’ils ont données des problèmes qui les ont intéressés, qu’il s’agisse de solutions valides ou de solutions éphémères ; c’est mettre les vaincus au même niveau que les vainqueurs et traiter les textes des uns et des autres par la méthode (habituelle, on n’en connaît pas encore de meilleures) de l’érudition et de la philologie réunies ; par conséquent c’est intégrer ces mêmes textes à la documentation inédite, fouiller dans les tiroirs, déterrer les correspondances, retrouver les cahiers de lecture, comparer les manuscrits. Et tout cela qu’est-ce sinon reconnaître au passé (de la théorie sociologique) une valeur en soi, digne d’attention pour le seul fait qu’il « est là » ? Membre, lui aussi, du comité du Journal of the History of the Behavioral Sciences, Merton signalait les travaux de cette revue comme un modèle dont les sociologues soucieux d’une histoire finalement « authentique » de leur théorie auraient dû souhaiter la diffusion[2].

On le voit : d’une part, Merton ne s’était guère écarté de la thèse de Stocking, sauf dans les mots. D’autre part, les mots de Stocking pouvaient convenir à la thèse de Merton. En effet, que fait le systématiseur de la théorie sociologique ? Il fait du présentisme. La formule n’était pas très heureuse (faute de la précision que j’apporterai plus bas), mais elle a eu du succès. Il y avait néanmoins un point sur lequel les lexiques de Stocking et Merton divergeaient. Stocking parlait d’idées et d’histoire des idées ; Merton de théorie et d’histoire de la théorie, et ce n’est pas seulement une nuance. En dépit des efforts d’Arthur O. Lovejoy et de son école, l’histoire des idées est restée ce qu’elle a toujours été : une histoire de la pensée. Les volumes du Journal of the History of Ideas le prouvent. Pour ce qui nous intéresse ici, qui dit histoire des idées des sociologues ou des idées sociologiques dit la même chose qu’histoire de la pensée des sociologues ou de la pensée sociologique. Or, la pensée des sociologues est un genre dont la théorie sociologique n’est que l’une des expressions.

La pensée des sociologues inclut leurs croyances plus ou moins structurées, c’est-à-dire leurs visions du monde ou encore leurs idéologies au sens large du terme. C’est ainsi que, arrivé au chapitre consacré à Herbert Spencer, tout manuel d’histoire de la pensée sociologique nous renseignera sur l’individualisme éthique de cet auteur.

La pensée des sociologues inclut également leurs prises de position sur les thèmes les plus disparates, des jugements médités aux opinions impromptues. C’est ainsi que le même manuel évoquera l’avis de Spencer sur les dangers du gouvernement représentatif ou sur la guerre anglo-boer, épisode de l’expansionnisme colonial britannique qu’il détestait.

Enfin, et surtout, la pensée des sociologues inclut leurs théories, qui sont certes des idées, mais des idées particulières. Leur nature, comme Raymond Boudon ne cesse de le souligner, est cognitive. Elles sont (devraient être) des propositions, prenant parfois la forme de « lois », qui visent à expliquer (parfois à prévoir aussi) des phénomènes sociaux déterminés. Et c’est ainsi que ce manuel encore traitera de la façon dont Spencer a compris le changement social et groupera dans un schéma causal les variables considérées par lui : la tendance constitutive des sociétés à la différenciation, l’accroissement de la population, la variété des milieux géographiques. Il existe sans aucun doute des connexions entre les croyances des sociologues, leurs prises de position et leurs théories. Mais on ne peut mettre en rapport que des objets dont la spécificité est reconnue.

Le lecteur qui, en 1985 (Vingt ans après), serait tombé sur les deux numéros de Sociological Theory et de History of Sociology publiant, le premier, les pièces d’une controverse sur l’intelligence du « sociological past » qui s’était déroulée à la réunion de 1984 de l’American Sociological Association et, le second, un échange polémique entre deux des participants à cette discussion – Robert A. Jones, partisan depuis 1974 d’une approche rigoureusement historiciste des textes des sociologues et Steven Seidman, critique de cette même approche[3] –, ce lecteur n’aurait eu aucune difficulté à en tirer les quatre déductions suivantes, toutes fondées :

1/ le couple historicisme/présentisme avait de fait absorbé le couple histoire/systématique car l’on employait le premier pour désigner aussi ce que le second avait voulu signifier.

2/ Un malentendu avait été dissipé. Ce malentendu est que les deux attitudes, l’historiciste et la présentiste, conviennent aux historiens dans la même mesure. Il n’en est rien. Il n’y a que de bons et de mauvais historiens, les historiens à l’attitude présentiste (les Whiggish) étant de mauvais historiens depuis toujours. Par contre, il est incontestable que, face aux historiens, il y a des intellectuels, des sociologues en l’espèce, dont l’attitude est présentiste. On ne saurait leur demander d’être des historiens. Voilà pourtant qu’on le leur demandait.

3/ Deux groupes étaient en présence, le nom du second groupe s’étant imposé par la force des choses : les historiens et les présentistes. Presentist s’était donc substantivé et un paradoxe avait voulu que le nouveau nom revienne au groupe le plus vieux, car, de toute évidence, les présentistes, fraction active d’une majorité spectatrice (la majorité des sociologues), gardaient une tradition. Ils défendaient une manière de travailler qui existe depuis que la sociologie existe. La subversion venait des historiens.

4/ Le conflit des deux factions avait pris des dimensions inattendues et ingouvernables (signe du fait que les passions l’emportaient sur les arguments). En effet, son champ s’était élargi de la pensée des sociologues, dont l’histoire était controversée dès le début, à la sociologie tout court, ses événements, ses vicissitudes. Or, si la pensée des sociologues est un ensemble bien vaste, la sociologie est un ensemble plus vaste encore. La sociologie est ce que les sociologues font. Par conséquent c’est leurs carrières et leurs cours (et leurs étudiants aussi), leurs départements, leurs laboratoires, leurs associations et leurs congrès, leurs revues et leurs collections, leurs recherches et les subventions dont ces mêmes recherches bénéficient. Bref, la sociologie est une institution. Bien sûr, la sociologie, c’est aussi les publications des sociologues et, par là, leur pensée dans ses trois expressions (les croyances, les prises de position et les théories), mais, de nouveau, des sujets hétérogènes se trouvent rangés sur le même plan et mêlés dans l’analyse.

Depuis lors les esprits se sont quelque peu calmés et quelqu’un est revenu sur les démêlés d’antan pour réparer les excès[4], mais qui peut dire que les choses ont changé ? Partout, dans les colloques et même dans les conversations au café, face à la question : « qu’est-ce que l’histoire de la pensée sociologique et/ou de la sociologie ? », ou bien « comment l’écrire ? » – une question sur laquelle Raymond Boudon n’a pas manqué de s’arrêter[5] –, partout les interlocuteurs se qualifient ou se disqualifient réciproquement d’historiens et de présentistes. Dans les pages qui suivent je m’attacherai à identifier les adversaires. C’est à la fois prioritaire et suffisant pour que l’on puisse établir sur quoi ils se disputent concrètement et à quelle condition leur antagonisme peut cesser, pourvu qu’on veuille qu’il s’achève. Commençons par les présentistes, dont les traits sont stationnaires depuis des générations.

Typologie des présentistes
Pour définir leur style par une image qui ne peut venir que d’Italie, les présentistes se conduisent avec les auteurs qui sont des références dans la communauté des sociologues – les classiques – comme les chrétiens des premiers siècles se conduisaient avec les temples païens. Ils y entraient et y prenaient ce qui leur servait pour édifier leurs églises : ustensiles, marbres, briques. De même, affirment les historiens, et non à tort, les présentistes dépouillent les auteurs sur lesquels ils s’appuient. Le présentiste peut être occasionnel ou bien habituel et, s’il est habituel, on en connaît de deux types : le théoricien pur et le revisiteur.

Est présentiste occasionnel tout sociologue qui, au cours d’une recherche quelconque, trouve quelque part une idée, mettons de Max Weber, ou même attribuée à Max Weber, et y adapte (ou l’adapte à) ce qu’il veut démontrer. Il est aussi méticuleux dans le rassemblement de ses données et exigeant dans le choix des méthodes par lesquelles les analyser qu’il est hâtif et négligent vis-à-vis de l’état et de l’étendue primitifs de l’idée dont il s’empare. Il se peut, en effet, que, deux ans auparavant ou une année après, Weber ait énoncé une idée contraire ou qu’il ait repris cette idée tout exprès pour la corriger ou la rejeter (combien de fois cela n’est-il pas arrivé à un auteur ?). Dans ce cas-là, le classement de cette idée comme weberienne est pour le moins problématique. Il se peut que Weber n’ait jamais énoncé cette idée mais qu’elle lui soit couramment prêtée à la suite d’une interprétation de son oeuvre qui fait autorité (n’a-t-on pas constaté un tel fait à maintes reprises ?). Dans ce cas-là, le classement de l’idée en question comme weberienne est une affaire de fantaisie. Il se peut aussi (autre éventualité fréquente) qu’un traducteur (du livre de Weber ou bien de celui du commentateur réputé de l’oeuvre de Weber) soit l’auteur ignare de cette idée, ce qui suggérerait de s’en tenir à la règle de toujours vérifier les textes originaux. Toutes ces questions et d’autres encore, capables de bloquer un historien pendant des mois, ne touchent pas le moins du monde le sociologue pour qui le caractère « weberien » (assurément weberien ou présumé weberien) d’une idée est, somme toute, une convention. Cette idée ne compte pour lui que par les résultats qu’elle lui permet d’obtenir (ou d’embellir une fois qu’il les a obtenus : « c’est Max Weber qui l’a dit ! ») ; et, puisque aucun sociologue n’échappe, tôt ou tard, à cet usage pragmatique des classiques, il n’y a pas de sociologue qui ne soit un présentiste.

Le théoricien pur (que les historiens irrespectueux taxent volontiers de présentisme sauvage) est le constructeur de systèmes, bien que ce ne soit pas nécessairement lui qui fait progresser la systématique dont parlait Merton. Combien sont les systèmes ou même les paradigmes théoriques de la sociologie contemporaine – les trois à quatre fonctionnalismes, structuralismes, sociologies de l’action, la sociologie phénoménologique, l’interactionnisme symbolique, la théorie du choix rationnel, la sociologie du conflit, l’ethnométhodologie, etc. – qui se sont imposés à la suite d’une véritable accumulation de démonstrations et preuves et à cette condition seulement ? S’ils satisfaisaient tous à ce réquisit, ils ne seraient ni si nombreux, ni si parfaitement coexistants. En revanche, il n’y a aucun de ces systèmes qui n’ait derrière lui l’œuvre d’un ou de plusieurs théoriciens purs, dont la démarche est moins méthodique et plus livrée à leur inventivité personnelle, par conséquent plus imprévisible dans les solutions auxquelles elle aboutit, que celle du systématiseur mertonien, qui prend exemple sur le scientifique. On dira alors que le systématiseur de la théorie est un présentiste dans la seule mesure (ou pour la partie de son travail) où il se conduit en théoricien pur.

Le théoricien pur est un combinateur. Un jugement de Charles H. Cooley, indifféremment de 1902 ou de 1918, vaut pour lui une proposition d’Émile Durkheim, de 1894 ou de 1912, qu’il peut trouver assimilable à une thèse de Georg Simmel ou de Florian Znaniecki, formulée à n’importe quelle date et occasion. Il n’y a pas d’idée acceptée que le théoricien pur n’hésite à mettre en question, car il récrit l’arbre généalogique de la sociologie telle qu’il la conçoit. Habituellement rangé dans une école, un auteur est déplacé par lui dans une autre ; un deuxième auteur, longtemps oublié, se voit réhabilité et pour la doctrine d’un troisième, très renommée, il prédit un déclin certain. Déracinés de leur contexte (qui peut même être ignoré), émoussés de leurs incompatibilités apparentes, les éléments ainsi obtenus par le théoricien pur vont composer un arrangement où, à la fin, tout se tient. Ce n’est pas tout : la chose risque de marcher et, quand elle marche, on le voit presque tout de suite. D’autres sociologues se joignent au théoricien pur en montrant qu’ils partagent ses vues. Un échange intellectuel serré démarre alors – autrefois dans le cadre d’un département, autour d’une revue, aujourd’hui au niveau planétaire – au terme duquel, souvent dans un délai de quelques années, le modèle peut se dire testé et s’ouvre à une carrière. À ce point, le théoricien pur est acclamé comme un chef d’école, foyer d’un processus tardien de répétitions. Il est en passe de devenir un classique, destiné aux incursions des théoriciens futurs.

Il peut arriver et il est arrivé maintes fois par le passé que le théoricien pur soit lui-même un revisiteur. C’est le cas, cela va de soi, de Talcott Parsons, revisiteur éminent (et, bien sûr, éminent systématiseur de la théorie). À présent, pour des causes qui tiennent toutes à l’abandon de l’idée que la sociologie puisse jamais aspirer à atteindre des progrès comparables à ceux des sciences dites dures – ce qui fait que la théorie sociologique consiste de moins en moins en généralisations tirées d’une activité de recherche méthodiquement menée et de plus en plus en un exténuant commentaire des textes canoniques –, à présent une division des tâches semble s’être établie entre les deux figures : le théoricien pur énonce et le revisiteur, d’ordinaire un disciple, se charge de prouver que ce que le premier affirme est correct, que les nouvelles vues sont réellement conformes aux préceptes, aux anticipations, aux aperçus des pères fondateurs impliqués. En un sens, le revisiteur aplanit les sillons et coud les déchirures que le théoricien pur laisse derrière lui dans sa progression parfois impétueuse. N’y a-t-il pas une question à régler avant de coopter Cooley dans tel ou tel mouvement, à savoir celle du décalage thématique et théorique existant entre Human Nature and the Social Order et Social Process ? Armé de patience et de bons arguments, le revisiteur franchira ou contournera l’obstacle. Durkheim ne considérait-il pas Simmel comme un adversaire et n’a-t-il pas mené une guerre sans quartier contre le formalisme de ce dernier ? Alors comment les mettre ensemble ? Des citations bien choisies et d’autres arguments plausibles montreront qu’il y a eu une convergence, peut-être limitée mais suffisante, entre les deux sociologies. Le revisiteur s’inscrit-il parmi les tenants de la théorie de l’échange social ? Le passé de la théorie sociologique sera alors pour lui une longue, laborieuse gestation de cet accomplissement final.

Les « re-lectures » (des actualisations) sont en effet la spécialité du revisiteur. Il peut re-lire un auteur, et il en sort des livres tel que Making Sense of Marx (1985) de Jon Elster, dont personne ne mettra en doute la valeur. Il peut re-lire une série d’auteurs ou encore l’essor de la théorie sociologique dans son ensemble et on a des livres tels que The Emergence of Sociological Theory (1981 et 1989) de Jonathan H. Turner, Leonard Beeghley et Charles H. Powers ou Three et finalement Four Sociological Traditions (1985 et 1994) de Randall Collins, où quatre points d’arrivée – mais pas les mêmes dans les deux ouvrages – vont à la recherche de leurs points de départ respectifs , et les trouvent. Puisqu’il apporte chaque fois un approfondissement, une extension au paradigme à la glorification duquel il s’applique, le revisiteur doit être regardé comme un théoricien en tout état de cause. Néanmoins, puisqu’il travaille sur les textes, même les mineurs, et qu’il respecte (le plus souvent) la chronologie, il lui arrive d’être considéré et de se considérer comme un historien. De fait, la majorité des ouvrages qui passent pour des travaux d’histoire de la théorie sociologique viennent de la main du revisiteur, qui a également l’apanage de nombreuses chaires d’histoire de la sociologie et un dialogue est heureusement ouvert entre lui et les historiens (sans chaires à quelques exceptions près). Il n’en manque pas qui reconnaissent au revisiteur le brevet de présentiste averti. Il est leur interlocuteur député. Mais, tout averti soit-il, il demeure un présentiste, car il partage avec le théoricien pur et avec le sociologue présentiste occasionnel le principe essentiel du présentisme sous toutes les latitudes, qui doit être défini de la sorte : c’est la légitimation du présent de la théorie sociologique (de ses points d’arrivée, justement) à travers le recours à l’autorité des précurseurs, qui sont des précurseurs uniquement parce que les présentistes le disent.

Ce dont les présentistes ne s’occupent pas et ce dont on ne doit pas s’occuper
Deux remarques avant de passer aux historiens. La première est que ni le théoricien pur ni le revisiteur ne s’intéressent concrètement à la sociologie en tant qu’institution. Ce n’est pas leur sujet. Ils ne s’intéressent pas non plus aux croyances et aux prises de position des sociologues, même si le revisiteur y fait quelques allusions lorsqu’il touche à la « vie » de ses auteurs. D’ailleurs, on voit mal ce que serait un regard présentiste sur la création de la Sociological Society de Londres sous l’impulsion de Victor Branford ou sur le voyage de Charles Wright Mills à Cuba en août 1960. L’institutionnalisation de la sociologie, les croyances des sociologues et leurs prises de position sont par contre du domaine des historiens, plus, bien sûr, la théorie sociologique. Donc, en dépit de la confusion où le conflit des deux groupes se déroule, la logique demande que l’on s’efforce de ramener ce conflit sur le seul terrain où il est possible d’en démêler toutes les implications : celui des théories, dont les développements se prêtent à une approche tant présentiste qu’historiciste.

La seconde remarque est la suivante : il y a de toute façon une porte par laquelle les croyances et les prises de position des sociologues classiques entrent dans les travaux des présentistes, même si ceux-ci ne s’en occupent pas, et entreraient dans les travaux des historiens même si ces derniers ne s’en occupaient pas. C’est la porte dont la serrure est constituée par les syntonies morales, les sympathies qui poussent à se tourner vers un auteur ou une école déterminés plutôt que vers d’autres, quand les circonstances le permettent. C’est ainsi que les libéraux affectionnent John Stuart Mill ou Alexis de Tocqueville, que les liberals et les communautaristes ne renoncent pas à incorporer la pensée égalitaire dans la tradition sociologique, que, dans certains pays, le philanthropisme social d’origine religieuse est censé avoir produit de bonnes théories (étant acquis qu’il a produit de bonnes enquêtes) et que Vilfredo Pareto et les élitistes demeurent un peu plus appréciés à « droite » qu’à « gauche ». Mais, une fois cette seconde remarque faite, il faut la mettre de côté (à la différence de la première). Présentistes et historiens sont inévitablement affectés par leurs valeurs : on n’arrive nulle part en jugeant leurs ouvrages d’après les valeurs qui les inspirent.

Les historiens : qui sont-ils ?
Il y a trois sortes d’historiens : l’encyclopédique, le chercheur et l’analytique.

L’encyclopédique se targue de l’ascendance la plus longue et c’est le seul qui se dévoue uniquement aux théories, dont il dresse périodiquement l’inventaire. Ses procédés sont classificateurs. Il vise à la simplification de la variété du savoir sociologique. Il groupe les théories en familles et sous-familles selon leur degré de similitude, et, comme c’est lui qui décide de ces affinités et qui donne un nom aux groupementsainsi obtenus, ses livres ont l’aspect typique des énumérations raisonnées. Les deux dénombrements des théories réalisés par Pitirim A. Sorokin en 1928 et en 1966 sont probablement les aboutissements majeurs de ce genre historiographique, à cause de la verve polémique qui les anime. La vogue des dictionnaires et des grands répertoires (des entreprises collectives) rend quelque peu archaïque le travail de l’historien encyclopédique et son destin semble accompli. L’historien chercheur lui-même estime que ce collègue a fait son temps. Il ne le considère même pas comme un concurrent.

L’historien chercheur
L’historien chercheur est la figure émergente, l’indéniable nouveauté ; une nouveauté, pourtant, relative au milieu – celui des sociologues – dans lequel il s’est installé en dernier, et avec un pied seulement, pour le moment, car il est à l’œuvre depuis des décennies dans les sciences, naturelles et humaines, qui tiennent leur histoire à l’honneur et la lui ont confiée, et ne sauraient la confier qu’à lui. De quoi est-il le chercheur ? De faits enregistrés dans des documents naturellement. Quels documents ? Et quels faits ?

En ce qui concerne les documents, leur liste est vite dressée : des papiers d’archives (que ce soient des archives publiques ou des fonds privés), du papier imprimé ordinaire accessible dans les bibliothèques et dans les librairies (y compris les témoignages autobiographiques[6]), des clés USB (pour l’avenir).

Quant aux faits, une précision est nécessaire. Tout le monde convient que la disponibilité manifestée en mai 1934 par Nicholas M. Butler, doyen de Columbia, à accueillir l’Institut für Sozialforschung de Francfort à New York, que les financements que ce même Institut obtint de l’American Jewish Committee à partir d’octobre 1943, que le tirage ou même les exemplaires invendus de la première édition de The Authoritarian Personality (1950) sont des faits. Il y a encore une certaine résistance à admettre que les idées contenues dans cet ouvrage, et dans tout autre texte, sont également des faits, susceptibles d’êtres soumis à la même observation (le contraire de l’imagination, disait Auguste Comte) à laquelle la science soumet les faits de toute sorte, et la sociologie les faits sociaux. Cependant, même les idées sont des faits. Une idée a une genèse, qu’une lettre, la piste ouverte par une note de bas de page, la lecture de ce qu’un auteur a lu, peuvent contribuer à éclaircir. Une idée a, dans l’œuvre d’un auteur, sa durée et y occupe un espace. On peut quantifier l’une et l’autre. Une idée est le vocabulaire par lequel un auteur l’exprime. On peut recenser les entrées de ce lexique. Une idée a ses doubles, ses homologues et ses variantes qui peuvent être dénombrés à leur tour. Une idée – pourvu qu’elle soit théorique – organise des données d’expérience et établit entre elles des relations stables. On considérera alors sa capacité explicative. Une idée se propage. On peut déterminer le réseau d’influences et de contacts, d’intermédiaires et de destinataires qui a contribué à sa diffusion. Une idée est un symbole pour le groupe qui l’adopte et la désagrégation d’un groupe coïncide souvent avec l’éclipse de l’idée qui en avait été l’emblème. Il sera alors permis de déduire la solidité des groupes de la rigidité des idées qu’ils professent. Si l’on élève les idées des sociologues au rang de faits observables qui leur revient et qu’on y ajoute les faits institutionnels de la sociologie, on aura recomposé dans toutes ses unités le territoire, bien vaste, de l’historien chercheur.

Il n’en maîtrise, à l’état actuel des documents qu’il a collectés, que de petites parcelles, car, semble-t-il, il doit (ou veut) tout vérifier personnellement. Sa méthode fait de lui un connaisseur de détails, et, quand du particulier il passe au général (ce qui arrive encore trop rarement), c’est par addition de détails soigneusement établis que s’accomplit ce passage. Une étude sur les cours tenus par Robert E. Park de 1914 à 1936 ou un recueil des articles qu’il publia dans la presse, une analyse des notions-clés de sa sociologie ramenées à leurs sources, une enquête sur son séjour en Allemagne – notamment sur sa rencontre avec Wilhelm Windelband sous la direction duquel il prépara sa thèse de doctorat (Masse und Publikum) – et une autre sur son alliance avec Ernest W. Burgess, et l’historien chercheur sera en mesure de rédiger une monographie sur ce représentant de l’École de Chicago. Il n’y parviendra pas ? Il aura de toute façon apporté des pierres solides à ce bâtiment. Une recherche sur la famille Worms, Émile (le père économiste) et René, et sur les événements qui menèrent ce dernier à fonder un Institut international de sociologie en 1893 ; une deuxième recherche sur les personnalités que cette association sut mobiliser et une troisième sur les congrès qu’elle organisa, et les matériaux seront prêts pour un ouvrage exhaustif sur la première internationale des sociologues. De nouveau, il est souhaitable que l’historien chercheur parvienne à ce résultat, mais il n’aura pas failli à sa tâche s’il se borne à approfondir un seul de ces points, dont chacun suffit à justifier un article ou même un livre.

Les présentistes gratifient l’historien chercheur d’une épithète apparemment flatteuse mais aux sous-entendus venimeux : « érudit ». Par ce terme, ils entendent deux choses. En premier lieu, que ses travaux sont surtout descriptifs. Deuxièmement, qu’après tout il n’est pas un sociologue. Mi-étranger simmelien, il n’appartient pas à leur cercle. Les deux choses sont vraies. L’historien chercheur se consacre à des travaux surtout descriptifs : en effet c’est au descriptivisme le plus plat même qu’il aboutit quand il établit l’édition critique d’un texte, compte les citations dont ce texte a fait l’objet dans un contexte universitaire ou linguistique donné (même cette arithmétique est indispensable lorsqu’on étudie la réception d’ouvrages), annote une correspondance, publie des documents. À tout cela, il n’y a pas de remède. Il faut que quelqu’un fasse de tels travaux, lesquels, de surcroît, sont aujourd’hui les plus urgents. L’historien chercheur n’est pas (somme toute) un sociologue : en effet sa formation est d’ordinaire, en Europe surtout, philosophique et littéraire, et on le voit. On le voit aux thèmes qu’il finit souvent par préférer et à la façon dont il les aborde (je veux dire cette obstination, si enracinée, qui l’amène à diluer l’histoire de la pensée sociologique dans l’histoire de la culture et donc à la réduire à la seule alternance des croyances et des prises de position[7]) ; on le voit au fait que l’histoire de la quantification et de ses techniques est la plus négligée des histoires de la pensée sociologique possibles. Bien entendu, les historiens chercheurs qui ont fait des études de sociologie, du moins à l’université, sont de plus en plus nombreux, leur distribution dans les différents domaines de la recherche dépendant de facteurs aisément prévisibles : peu de spécialistes de l’œuvre de Saint-Simon ou d’Albert Schäffle ont une formation sociologique, alors que pour la plupart des spécialistes de l’œuvre de Thorstein Veblen ou de Karl Mannheim c’est le contraire. Cependant l’hétérogénéité des historiens chercheurs et des présentistes est une réalité qu’il est vain de feindre d’ignorer et il vaut mieux tâcher d’éliminer les incompréhensions qui rendent cette dissemblance plus conflictuelle que de nécessaire. À commencer par l’incompréhension principale : le cliché qui veut que l’historien chercheur soit une sorte d’antiquaire, un amoureux de vieux papiers.

Devient-on vraiment historien, de la pensée sociologique et/ou de la sociologie en tant qu’institution, à la suite de cette attirance pour ce qui « est là » dont parlait Stocking ? On connaît sans nul doute des historiens chercheurs qui manifestent toutes les pathologies morbides des passéistes (la bibliophilie, l’émotion, incommunicable au profane, qu’une signature d’appartenance ou une dédicace autographe, toute trace du world we have lost, savent transmettre) et on en connaît également qui, s’étant spécialisés sur des sujets du XIXe ou du XVIIIe siècle, se piquent de ne rien lire de la sociologie contemporaine et de n’y rien comprendre (ce qui doit inciter à une certaine méfiance à l’égard de leurs écrits). Il y a tout à gagner à délaisser ce cliché et à le remplacer par un portrait plus réaliste : celui qui fait de l’historien chercheur quelqu’un qui, tout comme le sociologue – le sociologue selon Merton, hier, et selon Boudon, aujourd’hui, – s’attache à la résolution de problèmes.

Prenez un jeune qui vient de sortir de l’université (études de sociologie) et faites-le travailler sur Le Suicide en lui fournissant la preuve que Durkheim a emprunté aux statisticiens moraux de son temps, sans le dire, une bonne partie de ses tableaux, même les plus fameux. Ou bien mettez entre les mains de ce jeune ce texte, encore inédit sauf erreur de ma part – Similarities and Dissimilarities Between Two Sociological Systems c’était le titre –, dans lequel Sorokin accusait Parsons et Edwards A. Shils, et notamment le premier (son ancien assistant à Harvard), de s’être inspirés un peu trop à la lettre de son œuvre, sans jamais la citer. Voilà deux beaux problèmes, qui passent à quatre, qui se multiplient, à mesure qu’on les aborde. Durkheim s’est-il borné à un simple emprunt de données ou cet emprunt cache-t-il un emprunt d’idées ? Et quelles idées alors ? Et les accusations de Sorokin étaient-elles fondées ? Sorokin se disait conforté par l’avis de Leopold von Wiese et de nombreux autres sociologues des deux mondes (il aurait envoyé son texte à environ 200 d’entre eux et « presque tous » lui auraient donné raison). Quel fut donc l’accueil réservé aux innovations de l’auteur de The Social System par l’establishment de la sociologie au début des années 1950 ? Si ce jeune veut venir à bout de l’un ou l’autre de ces problèmes, il devra travailler en historien. Supposez qu’il se passionne pour ce genre de questions (si ce n’est que pour justifier à lui-même le temps et la peine qu’il aura dépensés) : vous aurez fait de lui un historien. Pourquoi Park et Windelband s’accordèrent-ils sur un sujet de thèse portant sur la psychologie des foules ? Comment se fait-il que le nom de Max Weber figure (et pas qu’une fois) parmi les associés de l’Institut wormsien ? La liste des problèmes qui attendent une solution de la part de l’historien chercheur est en effet interminable, et que sont les détails dont l’historien chercheur est un connaisseur sinon autant de problèmes résolus ? On peut les trouver plus ou moins intéressants. On ne peut douter de leur nature.

Il y a un avantage supplémentaire à considérer l’historien chercheur comme quelqu’un qui s’attache à résoudre des problèmes, c’est de se persuader que ses procédés ne diffèrent pas non plus des procédés – « rationnels »[8] – du sociologue. Sur leurs bureaux s’amassent des informations (des données). Il y en a qui confirment des convictions courantes et d’autres qui les démentent. Il y en a qui sont solidaires et d’autres qui se contredisent. Il faut peser le bien-fondé de chacune d’elles, par conséquent les sélectionner, et c’est ainsi qu’on peut tomber, si on a bien creusé, sur l’information (la donnée) qui marque une découverte. Dès qu’une découverte est faite, un progrès dans la connaissance s’est réalisé. Un progrès dans la connaissance d’un phénomène social est une chose tangible. Un progrès dans la connaissance du passé de la pensée sociologique et/ou de la sociologie en tant qu’institution ne l’est pas moins.

L’historien analytique
Quand l’historien chercheur passe des détails à l’ensemble et groupe dans un tableau unitaire les faits qu’il a étudiés, deux voies s’ouvrent devant lui (pas forcément, mais c’est ce qui arrive) : ou il voit dans les théories un reflet du contexte dans lequel elles se sont produites (donc un prolongement des croyances et des prises de position des sociologues, une projection des faits institutionnels de la sociologie eux-mêmes), ou bien il leur reconnaît une autonomie, même relative mais suffisante pour qu’il se fasse un devoir de les soumettre à un examen à part. La première voie est celle que Boudon a appelée, selon l’usage que les épistémologues font du mot, « externaliste » ou même relevant d’une conception « extrodéterministe » de la pensée théorique des sociologues[9]. C’est la voie empruntée par une Wissenssoziologie répandue aux outputs (les mauvais) désormais légendaires : la sociologie de Durkheim expression du laïcisme républicain français, la sociologie de Weber expression de la crise de la politique allemande après la chute d’Otto von Bismarck et la sociologie de Simmel expression de la « crise » tout court, le fonctionnalisme (notamment parsonien) expression de ses propres bases morales et conservatrices. La seconde voie est celle que Boudon a appelée (selon le même usage) « internaliste » ou même relevant d’une conception « introdéterministe » de la pensée théorique des sociologues[10]. C’est la voie qui porte à réaliser que chaque théorie a une dimension cognitive irréductible à ses déterminations existentielles. Il s’ensuit que, soit cette dimension est saisie, soit une proposition théorique vaut le vers d’un poète. L’historien chercheur qui réserve la juste place à cette seconde perspective (tout en ne négligeant pas ce qu’il peut tirer de la première) doit être défini comme un historien analytique.

Chaque fois qu’il rencontre une proposition théorique, il s’arrête et : comme toute proposition théorique est dans les notions qu’elle relie, il se demande quels sont (étaient) les référents empiriques de ces notions ; comme toute proposition théorique est dans ses prémisses, il se demande si ces prémisses sont (étaient à l’époque) reconnues ; comme toute proposition théorique est dans ses preuves (les faits et les arguments sur lesquels un auteur l’a appuyée), il se demande s’il s’agit de preuves pertinentes ; comme toute proposition théorique est dans ses conséquences (ce qu’un auteur a voulu démontrer), il rapporte les conséquences aux prémisses et aux preuves et évalue la consistance de la proposition en question ; comme toute proposition théorique est la réfutation d’une autre proposition (dans ce sens qu’elle se présente sous la forme d’une critique qu’un auteur a adressée à une explication différente de la sienne ou comporte cette critique), l’historien analytique compare suivant les mêmes critères les deux propositions, étant donné qu’il n’y a pas d’autre manière d’établir si la proposition concernée est vraiment progressive et qu’il est bien possible que la réfutation soit fautive ou que la proposition réfutée soit plus valide que celle qui prétend la dépasser ; et ainsi de suite, d’après les règles ordinaires de la logique de la vérification des énoncés constatifs de faits et explicatifs de relations entre des faits. En marge de cela, comme une proposition théorique n’est presque jamais à l’état axiomatisé dans lequel on aimerait la trouver, l’historien analytique s’efforce d’en expliciter l’extension et d’en combler les lacunes à l’aide de propositions similaires ou complémentaires du même auteur et de toute autre référence textuelle utile, et rend de cette façon aux sociologues (aux présentistes revisiteurs notamment) le meilleur des services, qui consiste à mettre à leur disposition des segments restaurés de leur discipline.

Le fait que l’historien analytique soit cette rareté dont tout le monde se plaint n’est pas dû à la génétique, mais au faible niveau d’accumulation qui caractérise l’histoire de la pensée sociologique à l’heure actuelle et qui fait que les historiens sont encore aussi absorbés dans une activité fondamentalement de documentalistes et – hélas ! – dans la justification de leur existence. Cette situation est visiblement transitoire. Le nombre des historiens analytiques ne peut qu’augmenter. Mais il doit rester entendu que l’historien analytique n’est pas autre chose qu’un historien chercheur complet, car il partage avec les historiens de toute sorte le principe inspirateur de la recherche historiographique depuis que, en 1440, l’humaniste Lorenzo Valla a démontré que la Donation de Constantin[11] était un faux, à savoir l’ambition d’arriver à représenter les faits d’hier – les faits théoriques en l’espèce – tels qu’ils se sont réellement passés, d’après la maxime de Leopold von Ranke si contestée (même par Boudon, comme on le sait et comme je le rappellerai ci-après). Otez à l’historien analytique cette ambition et vous en aurez fait – puisque le mot existe – un présentiste. On comprend alors la différence qu’il y a entre un texte rédigé par un historien analytique et un texte rédigé par un revisiteur, et par un théoricien pur à plus forte raison. Regardons-la de plus près.

Toute la distance qui sépare les historiens des présentistes
Un texte rédigé par un historien analytique doit être soumis – l’historien même exige qu’on le soumette – à un jugement de vérité : ce que ce texte assure est vrai ou faux ? Donc : est-il vrai ou faux que tel auteur, dans tel ouvrage, en se donnant tel but, en se démarquant de tel autre auteur, en faisant preuve ou non d’originalité, etc., aurait énoncé telle proposition ayant telle consistance ? Au contraire, le texte rédigé par le revisiteur ou par le théoricien pur ne doit pas être soumis à ce jugement. On peut le faire, mais cela n’a pas de sens, car leur ambition est autre, ni plus modeste ni plus élevée, mais tout simplement autre. Leur ambition est de tirer de l’œuvre de cet auteur des propositions utilisables : utilisables dans la recherche empirique ; et utilisables dans ces stratégies complexes et largement inévitables par lesquelles les écoles visent à se renforcer et à se positionner l’une par rapport à l’autre (on se dispute sur l’héritage des classiques précisément pour les enrôler sous sa propre bannière). Ce n’est pas que le texte rédigé par l’historien analytique ne contienne pas de propositions utilisables, si on veut les utiliser. Mais elles devraient être utilisées, d’après cet historien, dans les termes où leur auteur les a formulées. Ce n’est pas dire non plus que rien de ce que le texte rédigé par le revisiteur ou par le théoricien pur contient ne résiste à l’épreuve d’un jugement de vérité. Même l’historien le plus partisan n’oserait s’aventurer dans une telle thèse. Cette question, en admettant qu’il vaille la peine de s’y engager, ne peut être résolue qu’au cas par cas. Toutefois, puisque l’historien analytique ne poursuit pas les mêmes buts que le revisiteur et que le théoricien pur, cet écart doit se voir, et en effet on le voit.

Quiconque, pourvu qu’il possède une instruction universitaire, est en mesure d’ouvrir l’un des livres ou articles qui paraissent tous les mois sur Marcel Mauss et de dire si, par exemple, son auteur s’est proposé d’épuiser la théorie de l’obligation telle que Mauss l’a effectivement comprise et – moyennant une comparaison des textes (même les comptes rendus) où elle figure, un dépouillement de la correspondance maussienne, etc. – de la reconstituer dans ses propres termes, ou bien si l’on a affaire à la énième des re-lectures de l’Essai sur le don, toutes légitimes et dont quelques-unes ont fait indéniablement progresser la théorie de l’obligation. On peut tout au plus ajouter que, tandis que l’historien est conscient des buts qu’il poursuit, le revisiteur (je ne dirais pas le théoricien pur) ne l’est pas toujours, car il y en a qui s’étonnent encore si on leur fait remarquer qu’ils se sont attachés à mettre à jour, à rendre actuel, contemporain (utilisable) Marcel Mauss. C’est qu’ils ne savent travailler que de cette façon, et il en va de même pour les historiens. Mais tout cela ne revient-il pas à conclure à l’évidence que le métier de l’historien n’est pas le métier du présentiste, i.e. du sociologue, en général et pour autant qu’il se rapporte à l’histoire de sa discipline ?

Un examen des critiques que les historiens et les présentistes s’adressent réciproquement (critiques qu’il faut dégager des humeurs hostiles auxquelles elles se mêlent et dont la simplicité frise la vertu) confirme que la querelle n’oppose que deux groupes exerçant deux professions différentes, qu’il n’y a franchement rien d’autre que deux savoirs acquis à l’œuvre (sans aucun doute deux vocations[12]) derrière ce conflit, un conflit bien étrange donc.

Défense du présentisme
Les historiens accusent les présentistes de déformer le passé pour se l’annexer en toute liberté, d’inventer des continuités, notamment théoriques, là où il n’y a que des ruptures ou, ce qui revient au même, d’ignorer les continuités véritables entre une rupture (véritable) et l’autre. C’est à la fois du temps perdu et une naïveté, car il en a toujours été ainsi : ces « déformations » sont l’une des constantes de l’histoire de la pensée sociologique. Elles sont un fait dont l’historien doit partir, pas une coutume contre laquelle il est appelé à lutter. Comte a lu en présentiste (s’est annexé) Condorcet, Durkheim a lu en présentiste (s’est annexé) Saint-Simon et Comte, Albion W. Small a lu en présentiste (s’est annexé) Spencer et Gustav Ratzenhofer, Simmel a lu en présentiste (s’est annexé) Marx, Parsons a lu en présentiste (s’est annexé) Pareto et tous les autres, et l’on peut continuer sur une page entière jusqu’à nos jours. En effet, Herbert Blumer a lu en présentiste (s’est annexé) George H. Mead, Niklas Luhmann a lu en présentiste (s’est annexé) Parsons et, bien sûr, Boudon lit en présentiste (s’annexe) Simmel et Durkheim.

En aurait-il pu être autrement ? Dans « On the History and Systematics » Merton se disait confiant que cette chaîne s’interromprait. Il souscrivait à l’avis d’Alfred N. Whitehead selon lequel une science qui hésite à oublier ses pères fondateurs est vouée à la ruine. Cet oubli a été le fait d’autres sciences sociales, pas de la sociologie. Si l’on prend au hasard 100 publications d’économie politique sur le rayonnage d’une bibliothèque, on n’en trouve probablement qu’une seule contenant une référence à David Ricardo ou à William S. Jevons. Si l’on prend 100 publications de sociologie sur une autre étagère, on n’en trouve probablement qu’une seule dépourvue d’au moins une référence à Weber ou à Durkheim[13]. Or, si ce retour aux origines est aussi éternel, si ce recours, pour appuyer ce qu’on dit, à l’autorité de quelqu’un qui l’aurait dit auparavant est si durable, il faut se rendre à cette autre évidence qu’on est confronté à un caractère distinctif d’un métier, que faire de la sociologie implique cette pratique, que parmi les nombreux côtés d’où la sociologie (en tant qu’institution) s’offre à l’observation, il y a le suivant : les sociologues sont des gens qui remuent sans cesse leur passé disciplinaire, mine inépuisable – étant entendu que la dérive évoquée plus haut, le fait que la théorie sociologique soit en passe de se réduire au seul commentaire des textes classiques (de certains textes classiques de surcroît) ne semble pas un bon signe.

Un passé connaissable
De leur côté, les présentistes taxent d’illusoire l’ambition des historiens d’arriver à représenter les idées des sociologues telles que ces derniers les ont conçues (les faits théoriques d’hier comme ils se sont réellement passés). L’argument qui soutient cette critique est, depuis toujours, que l’historien est situé, affecté par son vécu, c’est-à-dire par le présent, de sorte que sa connaissance du passé est partielle et relative ; elle est partielle car l’historien y transfère ses convictions et ses valeurs ; elle est relative car cette connaissance n’est telle que par rapport au point de vue intellectuel d’où l’historien examine son objet, et il ne peut s’empêcher de l’envisager d’un point de vue. Boudon a complété cet argument de la façon suivante : quelles que soient les orientations normatives qui dirigent la recherche de l’historien et la perspective intellectuelle qu’il adopte, la connaissance historique entraîne par ailleurs et presque invariablement des présupposés épistémologiques implicites, dont les principaux (ou les plus fréquents) sont au nombre de deux, l’a priori que la vérité soit unique et l’a priori que toute affirmation faite au sujet d’un événement quelconque ne soit vraie que si ses termes correspondent à une réalité sensible, justement que s’ils reproduisent cet événement tel qu’il a été, d’après la conception réaliste ou sémantique de la vérité – la vérité comme correspondance – qui va d’Aristote à Alfred Tarski et après[14].

Le fait que cette critique ne soit jamais poussée jusqu’au bout (si le propos des historiens de restituer le passé tel qu’il a été est vain, mieux vaut se résigner aux fastes de l’histoire pragmatique, l’histoire Whiggish) montre qu’il s’agit d’une critique non comparable au reproche que les historiens adressent aux présentistes. Cette critique soulève une question (quelles sont les conditions de validité d’une connaissance spécifique ?) et ne rend pas de sentence. Deux autres faits sont cependant à considérer.

Le premier est que l’argument qui soutient cette critique – argument généralisable, et généralisable à la connaissance sociologique tout d’abord, puisque le sociologue aussi est situé – énonce tout seul le contre-argument qui permet d’en compenser les effets. Face aux jugements de valeur, aux points de vue forcément partisans et aux a priori épistémologiques qui minent la démarche de l’historien, la règle à laquelle on doit se tenir semble être la même : il faut que les uns et les autres soient explicités dans la mesure du possible, amenés au grand jour. Le travail de l’historien commence après. Il commence, une fois cette explicitation faite, dès que l’on s’accorde sur un ensemble de méthodes transparentes et donc contrôlables, maîtrisables à la suite d’un apprentissage normal, capables d’assurer la meilleure des approximations à la vérité, pour les cas où il est prouvé qu’il n’y en a qu’une seule, et la réduction du nombre des vérités concurrentes dans les autres cas. Ces méthodes, outils d’un métier, ont derrière elles des années (et certaines des siècles) d’expérience et de résultats criants puisqu’on convient sans difficulté de la véridicité des récits qui reconstituent la disposition des 27 bateaux anglais à Trafalgar et même la vie quotidienne chez les Mayas jusqu’à preuve du contraire, c’est-à-dire jusqu’à ce que de nouveaux documents ne viennent corriger (améliorer) ces récits. L ’historien des idées des sociologues, et notamment l’historien analytique des théories, ne fait qu’appliquer ces méthodes à son domaine, et là aussi bien des résultats doivent être inscrits à son actif. Il est par exemple acquis que Spencer n’a jamais expliqué en darwinien les processus de sélection sociale (en dépit de son inclusion habituelle parmi les darwinistes sociaux), que Durkheim n’a pas fait de l’anomie le thème permanent de sa recherche (en dépit des nombreux textes qui répètent le contraire), que Weber n’aurait jamais donné à Wirtschaft und Gesellschaft le sous-titre de Grundriss der verstehenden Soziologie (en dépit de cette construction largement posthume de la « sociologie weberienne » comme sociologie interprétative), que Cooley n’a pas parlé de « groupe(s) secondaire(s) » (bien que cette expression lui soit couramment prêtée). Bien d’autres vérités grandes et petites sont généralement acquises, toutes jusqu’à preuve du contraire.

Le second fait à considérer est que, quoi qu’il en soit, l’historien analytique des théories, historien d’événements pour ainsi dire livresques, n’a jamais à démêler de situations où la vérité est multiple, ni de situations où cette vérité n’est saisissable qu’en faisant voir qu’elle reproduit (reflète) une réalité sensible, à la différence de l’historien d’événements proprement politiques et sociaux qui est obligé, bon gré mal gré, à les interpréter (pourquoi le vice-amiral Pierre-Charles de Villeneuve décida-t-il de s’engager dans la bataille de Trafalgar, au-delà de la disposition tactique des bateaux anglais, français et espagnols ? ; pourquoi les sacrifices humains chez les Mayas une fois assuré que ces rituels marquaient les rythmes de la vie de ce peuple ?). Ramené à sa plus simple expression, le travail de l’historien analytique consiste à établir ce qu’un auteur a dit dans un texte, dans une page donnés. Or, puisqu’il est sûr que cet auteur a voulu y dire quelque chose, sinon il ne les aurait pas écrits, il ne peut être vrai qu’il y a dit quelque chose de différent de ce qu’il a voulu y dire. Il en découle que le jugement de vérité auquel l’historien analytique exige que l’on soumette sa reconstruction de ce que cet auteur a dit dans ce texte, dans cette page, est un jugement de vérité par correspondance et par correspondance seulement : j’affirme ce que j’affirme sur la base des données textuelles et contextuelles suivantes (ces lignes, ces mots, cette note manuscrite que j’ai retrouvée, ce témoignage du collègue, de l’épouse, du barbier de l’auteur en question) et toi, si tu veux me démentir, tu dois produire d’autres données de la même nature que les miennes ou mieux examiner que moi celles que je viens de produire.

Sans doute n’y a-t-il point de texte qui ne se prête à être « interprété », mais ce problème n’est pas à dramatiser, pour deux raisons : parce que l’exégèse a ses règles codifiées, dont la fonction est précisément de limiter ce qu’il y a d’arbitraire dans chaque interprétation (et ces règles font aussi partie de l’outillage de l’historien) ; et parce que toute difficulté interprétative est proportionnelle à l’obscurité des textes que l’on analyse. En règle générale, la manière dont s’expriment les sociologues ne rend pas ces difficultés insurmontables, car la finalité cognitive des langages sociologiques se traduit d’ordinaire par une certaine qualité de l’écriture. Après tout, le plus équivoque des passages de Social Mobility (mais il n’y en a pas d’équivoques) est infiniment plus clair que le plus clair des passages de Sein und Zeit, pour citer deux ouvrages parus la même année (1927).

Boudon lui-même a demandé, contre l’approche extrodéterministe de la pensée sociologique que j’ai évoquée, que l’on fasse l’histoire des théories en prenant en compte les « objectifs » que les sociologues se sont fixés en les formulant[15]. Il a ainsi rejoint la « new history of sociology » qui, contre la lecture présentiste des classiques et sous l’entrée « intentionalism », avait mis la même revendication au premier point de son programme : aucun texte ne peut se dire compris tant qu’on ne définit pas la visée qui a poussé son auteur à le rédiger[16]. On peut déduire de cette coïncidence ou convergence – qui a échappé, semble-t-il, tant aux historiens qu’aux présentistes – deux conclusions. La première est que le présentisme reconnaît ses limites, au sens neutre du mot[17] : il est permis de tirer d’un texte toutes les propositions utilisables-actuelles-profitables que l’on veut, mais le fait demeure que l’auteur de ce texte y a quand même énoncé des idées précises, si les historiens doivent prendre en compte les objectifs qu’il a poursuivis. La seconde conclusion est que les historiens voient ainsi reconnue, du moins par Boudon, leur compétence professionnelle, car l’on ne voit pas comment ils pourraient prendre en compte les objectifs poursuivis par l’auteur d’un texte sinon après avoir établi les idées précises qu’il y a énoncées, une chose qu’en effet les historiens savent faire (ou, ce qui revient au même, qui ne peut être faite qu’à l’aide de leurs moyens). Ils savent le faire et demandent uniquement qu’on les laisse faire. Pourquoi, dira-t-on, y a-t-il quelqu’un qui les en empêche ? On n’ira pas jusqu’à l’affirmer ; pourtant, si personne ne s’oppose aux historiens, il est certain que rares sont les sociologues qui les encouragent vraiment.

De la guerre à la paix
La querelle des historiens et des présentistes a ceci d’anomal par rapport à d’autres querelles scientifiques et littéraires plus ou moins connues, que non seulement elle se passe entre deux groupes qui exercent un métier différent – ce qui signifie qu’elle n’admet pas de solution (elle ne peut que continuer ou cesser) –, mais que ces deux groupes ne jouissent pas du même statut. Elle a opposé à son origine et oppose encore aujourd’hui des défavorisés (les historiens), qui pressent pour qu’on leur fasse de la place, à des privilégiés déjà en place, de sorte que son aspect scientifique a fini par être secondaire par rapport à son aspect « social ». C’est ce dernier aspect qui autorise l’interchangeabilité des deux termes – querelle et conflit – que j’ai utilisés jusqu’ici. Toute proportion gardée, ce conflit répète ceux qui ont accompagné l’extension des droits de citoyenneté ou même ceux, à caractère largement identitaire, étudiés par les sociologues urbains du début du siècle dans les grandes villes américaines et repris par toutes les analyses des phénomènes d’exclusion/inclusion. Soit un espace délimité, un quartier. Des nouveaux venus, d’une autre ethnie, s’y installent et la bagarre commence. Elle se termine (quand elle se termine, mais il faut du temps) avec la constitution d’une communauté d’intégrés où chacun est accepté pour ce qu’il est. Une différence atténue cette analogie, mais un fait la renforce.

La différence est que l’apparition des historiens (les nouveaux venus) aux côtés des sociologues ne représente pas une menace objective pour ces derniers, au sens qu’elle n’est pas le prélude d’un processus de substitution sociale possible : un groupe qui va en remplacer un autre. L’émergence des historiens relève d’un « universel d’évolution » qui peut être exprimé ainsi : on ne connaît aucune science qui, arrivée à l’âge adulte, ne destine une partie de ses ressources institutionnelles à son histoire et donc, l’histoire d’une science entraînant une spécialisation, on est tout simplement en présence d’un groupe (de spécialistes) qui va s’ajouter à un autre.

Le fait qui toutefois renforce l’analogie entre le conflit des historiens et des présentistes et les conflits dont l’enjeu est le passage d’un groupe d’un état d’exclusion à l’état contraire est qu’il existe déjà, chez les sociologues, une manière institutionnalisée de se rapporter à l’histoire de la discipline, le présentisme justement, qui fait percevoir comme concurrente et, au fond, inutile, l’activité des historiens. Il ne s’agit pas d’une activité concurrente, la concurrence ne pouvant se produire qu’entre groupes homogènes (qui exercent le même métier), mais c’est la perception qui compte, et le fait est là : les historiens n’ont pas encore été intégrés aux sociologues. Ils sont plutôt des marginaux, respectés et (certains) même réput

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