2017-01-13

Le master Métiers des archives & des bibliothèques. Médiation de l’histoire & humanités numériques, en plus d’une formation technique, porte une réflexion sur les politiques publiques culturelles, la médiation de l’histoire et les humanités numériques. La notion de patrimoine culturel immatériel (PCI) est à la croisée de ces différentes approches.

Intégration du PCI au Code du Patrimoine

Par son article 55, la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, dite Loi CAP, intègre dans la législation française la notion de patrimoine culturel immatériel. L’article L1 du Code du Patrimoine s’en trouve ainsi modifié (en italique) :

« Le patrimoine s’entend, au sens du présent code, de l’ensemble des biens, immobiliers ou mobiliers, relevant de la propriété publique ou privée, qui présentent un intérêt historique, artistique, archéologique, esthétique, scientifique ou technique.

Il s’entend également des éléments du patrimoine culturel immatériel, au sens de l’article 2 de la convention internationale pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée à Paris le 17 octobre 2003. »

Définition du PCI par l’Unesco

Après avoir souligné dans son préambule « la profonde interdépendance entre le patrimoine culturel immatériel et le patrimoine matériel culturel et naturel », la Convention de l’UNESCO de 2003 donne dans son article 2 une définition du premier (le patrimoine matériel étant déjà défini dans la Convention de 1972 pour sa protection) :

« On entend par « patrimoine culturel immatériel » [PCI] les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine ».

Adaptations par les Etats partenaires

On remarquera que la protection d’éléments matériels peut être décidée sur la base de cette convention, ce qui étend d’autant les critères de protection jusqu’alors reconnus (Convention de 1972). Par ailleurs, si la situation des « communautés autochtones » est mise en exergue dans le préambule, celles-ci ne seront pas les seules concernées. La définition des producteurs et acteurs du PCI est très inclusive, sans limite de forme ni de nombre, puisque « le cas échéant » même des individus peuvent être concernés pour eux-mêmes.

Cette nuance est d’autant plus importante que c’est à ces « communautés », « groupes » et individus qu’incombe la désignation d’éléments devant relever du régime de protection au titre du PCI. Elles devront pour cela respecter un protocole de candidature qui consiste à décrire l’élément à inscrire, son environnement, et faisant précisément référence à des producteurs vivants. Cette procédure est relativement simple. Les limites à l’inscription sur les listes du PCI ne sont pas techniques, mais plutôt d’ordre politique. Les éléments inscrits doivent être conformes aux instruments internationaux en vigueur pour le respect des Droits de l’homme et répondre aux objectifs du développement durable. Les candidatures ne doivent pas présenter de signe de concurrence ni risque de conflit. Enfin, s’ils peuvent être élaborés par la société civile, les dossiers de candidature doivent être acceptés par le ou les Etat-s compétent-s sur le-s territoire-s concerné-s – à condition encore qu’ils aient adopté la Convention. Ce n’est qu’un des 171 Etats partenaires ayant ratifié la Convention qui peut in fine soumettre une candidature d’inscription au Comité intergouvernemental, par la voix de son ambassadeur.

De ce fait, si l’introduction du patrimoine culturel immatériel dans la gouvernance patrimoniale mondiale avait pour ambition un rééquilibrage au bénéfice des communautés les moins biens représentées (pays du Sud, minorités), les communautés ne sont pas toutes également représentées. Par ailleurs, trois nations du G8 n’ont pas ratifié la Convention : il s’agit de la Fédération de Russie, des Etats-Unis d’Amérique et du Royaume Uni.



L’expérience française

La France a été le 54ème Etat à rejoindre la Convention, le 11 juillet 2006.

Il aura fallu encore dix ans pour que la France entérine juridiquement cette « nouvelle catégorie d’action publique patrimoniale »1 . Puis, entre 2008 et 2016, 15 « éléments » ont été soumis avec succès par la France pour qu’ils soient inscrits sur les listes de l’UNESCO (qui en comptent à ce jour 430 au niveau international, dont 47 sur la liste de sauvegarde urgente). Pour la France, qui met en œuvre sur son sol une politique de protection du patrimoine instituée depuis longtemps, l’intégration du PCI ne va pas forcément de soi. En effet, l’expertise et le discours scientifiques ont toujours prévalu dans la définition du patrimoine au sein du Ministère de la Culture, y compris lorsque les traditions populaires sont devenues l’objet d’un intérêt institutionnel pour être patrimonialisées. Il était question d’ethnologie, avec comme présupposé l’objectivité scientifique, et non de folklore, suspecté d’être une mise en scène campaniliste et narcissique. La définition du PCI donnée par l’Unesco, de même que le rôle d’initiative et de cogestion donné aux communautés bousculait certains acquis de l’action publique culturelle française. Les questionnements et les débats ont été nombreux parmi les professionnels et les chercheurs actifs dans le champ patrimonial, à un niveau international. Un ouvrage collectif paru en 2011 sous la direction de Chiara Bortolotto dans la collection Ethnologie de la France, qui se présente d’emblée comme « un livre politique », rend compte de la diversité de ces questions grandes ouvertes. Dans sa contribution, Jean-Louis Tornatore revient sur la réception du PCI au sein des services du ministère de la Culture. Il réitère sa « première impression » concernant le PCI : « le patrimoine culturel immatériel est une catégorie politique – au sens d’action publique – et certes pas une catégorie scientifique en sorte que l’ethno-anthropologie aurait à s’empresser de la mettre dans sa boîte à outils. En cela, elle se prête à des interprétations diverses voire contradictoires et autorise une appréhension rapide, « pour l’action » »2.

La candidature corse

Certaines communautés et groupes, particulièrement bien informés, ont rapidement saisi l’opportunité que représentait la convention internationale pour obtenir une reconnaissance régionale et nationale, en espérant que cette reconnaissance se traduise par des mesures concrètes de soutien.

Ainsi l’Assemblée de Corse, dès 2005, a-t-elle voté à l’unanimité « l’élaboration d’un plan de sauvegarde et de revitalisation de la polyphonie corse et son inscription sur la liste des chefs d’oeuvre patrimoine culturel immatériel de l’humanité » (Assemblée de Corse, délibération 05/226 du 25 novembre 2005). En soutenant sans retard l’idée lancée par des chanteurs issus du riacquistu, inquiets par rapport aux menaces qui pèsent selon eux sur la pratique traditionnelle du chant, l’Assemblée de Corse affirmait ses compétences nouvelles en matière notamment de patrimoine. En effet la loi n° 2002-92 du 22 janvier 2002 relative à la Corse, en instaurant le statut particulier de la Collectivité Territoriale de Corse, puis la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, ont transféré à l’Assemblée de Corse un certain nombre de compétences. De même l’Assemblée de Corse investistissait le Salon du Patrimoine à Paris, y présentant le patrimoine corse et sa politique de valorisation. Cette démarche culturelle unanime allait de pair avec un projet d’aménagement du territoire et de développement économique très axé sur le tourisme, programme qui a rencontré en revanche une vive opposition.

C’est dans ce contexte que le Cantu in paghjella profane et liturgique de Corse de tradition orale a été inscrit la liste de sauvegarde d’urgence du Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Sept ans plus tard, à en juger par le Rapport sur l’état d’un élément inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel nécessitant une sauvegarde urgente transmis à l’Unesco au mois de mai 2016, le bilan est faible. Ce rapport périodique, obligatoire pour tous les éléments inscrits au PCI, contraste avec l’énergie mise à défendre pendant plusieurs années la candidature du cantu in paghjella auprès des instances françaises et internationales : l’état des lieux de la pratique, ses modalités et ses critères d’identification, l’inventaire de ses variantes et de ses praticiens de référence, l’analyse des menaces ou encore la réalisation d’un film de présentation didactique (obligatoire dans l’acte de candidature) demeurent les réalisations les plus importantes liées à l’inscription du cantu in paghjella au PCI. Le volet éducatif à destination du public scolaire programmé lors de la candidature ne s’est pas concrétisé avant la rentrée de 2015.

Mais par ce biais, la notion de patrimoine culturel immatériel s’est trouvée légitimée en Corse comme catégorie de l’action publique culturelle, avec une préférence pour la notion de « patrimoine vivant ». Ainsi le Plan d’Aménagement et de Développement Durable de la Corse approuvé le 2 octobre 2015 présente dans ses annexes une « carte du patrimoine immatériel ».

Quant à la dernière exposition temporaire tenue au Musée de la Corse elle a eu pour objet le PCI, sous le titre « Le patrimoine vivant – être et transmettre« , témoignant à la fois des efforts de recherche sur le sujet, et de la volonté de valoriser le patrimoine corse selon ce nouveau modèle.

Reste à savoir, pour la Corse comme pour l’ensemble du territoire national français, l’effet qu’aura à long terme l’introduction du PCI dans le Code du patrimoine.

Cite this article as / Citer cet article : Sébastien Cabot (Promotion 2016-2017), « Le patrimoine culturel immatériel en France : l’expérience corse, » in Métiers des archives et des bibliothèques : médiation de l’histoire et humanités numériques, 12/01/2017, https://masterabd.hypotheses.org/?p=431.

Crédits photographiques :

Carte particulière de l’isle de Corse… / levée sur les lieux par le Sr Bernard-Antoine Jaillot, … Paris : 1738 (détail) Domaine public – Bibliothèque nationale de France <http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb40683428c>

Comparing the “World heritage” and the “Intangible cultural heritage” distribution, CC-BY-SA Martin Granjean 2015, Data Unesco.org 2014  <http://www.martingrandjean.ch/mapping-unesco-intangible-cultural-heritage/> consulté le 12/01/2017

Mouflon, dessin de Madame Emile BERGERAT, in Auguste Emile BERGERAT La Chasse au mouflon, ou petit voyage philosophique en Corse. Avec quarante-trois gravures, etc. (Paris : [1891]), p. 109. Domaine public – British Library <https://www.flickr.com/photos/britishlibrary/11297354606/in/photostream/> consulté le 12/01/2017

Carte du patrimoine immatériel, PADDUC, Annexe 9 – Schéma d’Organisation Territorial des Outils et Équipements Culturels Structurants. Assemblée de Corse, 2015. p. 20 <http://www.corse.fr/culture/downloads/Padduc-Culture_t19477.html> consulté le 12/01/2017

Cite this article as: Promotion 2016-2017, « Le patrimoine culturel immatériel en France : l’expérience corse, » in Métiers des archives et des bibliothèques : médiation de l’histoire et humanités numériques, 13/01/2017, http://masterabd.hypotheses.org/431.

Sylvie GRENET et Christian HOTTIN, « Un livre politique », in Chiara BORTOLOTTO (dir), Le patrimoine culturel immatériel: enjeux d’une nouvelle catégorie, Paris, France : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, impr. 2011, 2011, p. 11

Jean-Louis TORNATORE, « Du patrimoine ethnologique au patrimoine culturel immatériel: suivre la voie politique de l’immatérialité culturelle », in Chiara BORTOLOTTO (dir.), op. cit. p. 214.

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