par Vincent Demoor et Damien Deviller
Le site internet que nous avons choisi d’étudier se nomme EHNE.fr : ces initiales correspondent au projet « Encyclopédie pour une Histoire Nouvelle de l’Europe ». Pour les fondateurs du site, une écriture renouvelée de l’histoire de l’Europe est nécessaire si l’on veut réinsérer l’histoire du projet européen et de sa mise en œuvre dans l’histoire générale. C’est dans cette perspective que le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a fait, dans un communiqué du 14 février 2012, du projet EHNE l’un des lauréats1 de la deuxième vague de l’appel à projets « Laboratoires d’excellence » (LabEx), doté de la mention « Investissements d’avenir ». Concrètement, cela implique que d’importants moyens, techniques et financiers, ont été donnés à ce projet europhile. Le but du gouvernement étant de placer les unités de recherches sur l’histoire de l’Europe en leader dans ce domaine, de leur donner une visibilité internationale pour attirer toujours plus de chercheurs étrangers.
À l’heure où les partis eurosceptiques gagnent en importance partout en Europe, l’objectif principal du LabEX EHNE est d’éclairer la crise du sentiment européen en reconstruisant une historiographie nouvelle de l’Europe. Celle-ci s’adresserait ainsi autant au monde scientifique qu’au monde enseignant, aux citoyens et aux politiques.
Capture de la page d’accueil d’ehne.fr
À l’occasion d’un entretien dans l’émission La fabrique de l’histoire sur France Culture, deux des porteurs du projet, Yannick Ripa et Eric Buissière, expliquaient également que l’encyclopédie n’est pas un objet clos ou fini comme un livre. Ainsi l’actualité peut même contraindre à repenser l’histoire de l’Europe qu’ils écrivent, par exemple avec les attentas terroristes. C’est donc un travail de chaque instant, complexe et très ambitieux.
Son objectif est de placer l’école historique française en histoire de l’Europe et des relations internationales au cœur des débats historiographiques et contemporains les plus essentiels. Le projet, engagé pour huit ans (2012-2020), réunit les compétences les plus notables existant en France sur ces questions et les articule sur de puissants réseaux européens et internationaux. Il est porté par cinq laboratoires partenaires issus de trois établissements (Paris IV, Paris 1, Nantes).
L’équipe et les axes de recherche
Sept axes de recherche ont été définis pour atteindre cet objectif. Chacun d’entre eux est porté par l’un des cinq laboratoires principaux qui composent le LabEx :
Axe 1 : L’Europe comme produit de la civilisation matérielle : flux, crises, transitions (assuré par le Centre Roland Mousnier, UMR CNRS-Paris IV) : L’espace européen étudié à travers les flux des énergies et des matières premières, la mobilité des marchands, des marchandises, des consommateurs et des citoyens, et des réseaux de communication.
Axe 2 : L’Europe dans une épistémologie du politique (assuré par le Centre de recherche en histoire du XIXe siècle, EA de Paris I et Paris IV) : Une typologie des différents projets d’Europe politique, une réflexion sur la circulation des idées et des modèles dans un « espace public » européen.
Axe 3 : L’humanisme européen ou la construction d’une Europe « pour soi », entre affirmation et crise identitaires (assuré par le Centre Roland Mousnier) : Une histoire européenne placée sous le signe de la culture, des représentations et des identités socio-religieuses.
Axe 4 : L’Europe, les européens et le monde (assuré par le Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique – CRHIA, EA des universités de Nantes et La Rochelle) : La construction de l’identité européenne dans son rapport au monde : ses relations, ses échanges, ses « effets retours ».
Axe 5 : L’Europe des guerres et des traces de guerre (assuré par le laboratoire SIRICE, UMR CNRS – Paris I et Paris IV) : Les conflits des xixe-xxie siècles – guérilla, guerre civile, guerre mondiale – et les traces, matérielles et psychologiques, laissées par les guerres.
Axe 6 : Une histoire genrée de l’Europe (assuré par le laboratoire SIRICE) : Une histoire genrée de l’Europe, où les rapports entre les sexes sont constitutifs de la définition de l’espace politique, économique et culturel européen.
Axe 7 : Traditions nationales, circulations et identités dans l’art européen (assuré par le Centre André Chastel, UMR CNRS-Paris IV) : Une analyse des ferments d’unité comme des facteurs de division à l’œuvre dans l’élaboration complexe de l’identité culturelle européenne.
L’équipe du LabEx est composé de 9 responsables scientifiques, de 8 secrétaires scientifiques, d’une ingénieure documentaire, d’une éditrice et d’un secrétaire général allemand, Christian Wenkel. Il est docteur en histoire et depuis 2016 chargé de recherches à l’université Paris Sorbonne après avoir travaillé à l’université Humboldt de Berlin. On voit ainsi qu’il y a un soucis d’ouvrir la recherche aux spécialistes européens de la question, cela permet de ne pas s’enfermer dans une approche franco-centrée qui serait problématique sur un tel sujet. En outre il est à noter que le site du LabEX est à la fois en français et en anglais, témoignage d’une volonté de diffuser le plus largement possible ses articles.
L’équipe est dirigée par Eric Bussière, historien spécialisé dans les questions de construction européenne. Il est professeur à l’université de Paris 4 Sorbonne membre du laboratoire SIRICE. Ses travaux portent essentiellement sur l’histoire des relations économiques internationales, de la construction européenne au XXe siècle ou des relations franco-belges au XXe siècle2 .
L’activité riche du LabEX
Ce LabEX EHNE étant un projet sur 8 ans, l’objectif, à la fin de cette période, est de réaliser la production d’une histoire européenne spécifique avec la rédaction de 28 ouvrages, soit 4 pour chaque axe, dont 2 seront en version anglaise et française. Ces ouvrages seront ensuite résumés en une grande synthèse finale sous forme d’ouvrage collectif qui sera lui-même dans les 2 langues, toujours dans un souci de propager l’idée européenne partout et pour tous3. Donc régulièrement de nouveaux ouvrages paraissent : le dernier en date Vaincus ! Histoire de défaites, Europe XIXe-XXIe siècles4 ,étant sorti le 27 octobre denier.
Néanmoins, il ne faut pas imaginer que ce LabEX est un organisme fermé qui ne fait « que » publier des ouvrages ou écrire des articles : de nombreux colloques, ateliers ou journées d’étude sont organisés pour préparer ces publications. Ainsi leur agenda est très chargé puisqu’on peut constater sur le site qu’en octobre 2016 par exemple, le LabEX a organisé ou participé à 17 journées de conférences et/ou de colloques.
D’ailleurs, le site se veut moderne et possède ainsi des relais sur les réseaux sociaux avec un compte facebook et un compte twitter qui permettent au LabEX de diffuser largement son actualité. Néanmoins, ces médias sont peu utilisés puisqu’ils ne servent qu’à présenter les nouveautés du site EHNE (publications d’articles ou d’ouvrages) et à promouvoir les colloques auxquels ils participent. Ils sont également peu fréquentés avec (au 30 janvier 2017) seulement 475 personnes abonnées à la page facebook et 616 abonnés au compte twitter de l’EHNE.
Le fonctionnement de l’EHNE
Fonctionnement et intérêt de l’Encyclopédie
L’Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l’Europe est thématique, bilingue (français et anglais) et propose des approches transversales et globales de l’histoire européenne. Le but est de s’adresser à un public large : enseignants du secondaire et du supérieur, communauté scientifique universitaire, étudiants, milieu politique, journalistes ou mêmes toutes personnes souhaitant la consulter. Sans négliger aucune période de l’histoire et dans la perspective que le LabEx s’est fixé d’expliquer la crise européenne d’aujourd’hui, elle essaie de donner à ses lecteurs des clés historiques de compréhension du présent.
Par exemple, l’article traitant de la « Collaboration en Europe (1939-1945) » est assez concis par rapport à la richesse d’un tel sujet, mais son approche est intéressante puisque c’est une approche européenne qui traite, par exemple, des pays scandinaves et non pas uniquement de la France. De plus, même si l’article est court, ce qui est intéressant c’est que, comme toutes les entrées de l’encyclopédie, il contient une brève orientation bibliographique pour permettre aux lecteurs d’aller plus loin s’ils le souhaitent.
Les articles sont classés entre les 7 axes de recherches du laboratoire et la diversités des sujets abordés est assez impressionnante : des liens entre idéologie fasciste et Europe à l’authenticité du yaourt bulgare. L’encyclopédie a été mise en ligne en janvier 2016, avec environ une centaine de notices. Le LabEX promet que l’intégralité sera accessible en 2019.
Le site assure que la cohérence de l’Encyclopédie est assurée par un Comité de rédaction général, composé de membres des sept axes thématiques du LabEx, de sa secrétaire générale et de son chargé de communication. Chaque axe possède un comité de lecture pour évaluer et valider scientifiquement les notices.
Apports iconographiques et vidéographiques
En outre, l’encyclopédie numérique est complétée par une iconographie assez riche grâce au fonds Colbert.
Exemple d’une photographie du fonds Colbert représentant des montagnards armés de fusils en Haute-Albanie
C’est en fait un ensemble important de photographies sur plaques de verre pour projection datant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle qui a été découvert dans les réserves du lycée Colbert, dans le 10e arrondissement de Paris. Ce fonds, contenant 1.816 plaques de verre, couvre l’espace national, l’Europe et certains de ses prolongements dans le reste du monde. Il donne à voir une représentation française du monde de la Belle Époque et constitue un fonds inédit d’une rare richesse.
En plus de cette richesse iconographique, il faut également noter le contenu vidéographique, d’une vingtaine de vidéos, accessible sur le site EHNE en partenariat avec l’INA, qui les héberge. Ce contenu est assez hétérogène puisqu’il comporte des vidéos dont la durée peut varier de quelques secondes à une dizaine de minutes et dont la date peut aller de 1930 à 2011. Toutes ces vidéos sont en lien avec l’idée européenne, que ce soit par la culture ou par la construction européenne à proprement parler. On trouve par exemple une courte vidéo d’1 min 24 dans laquelle Jean Monnet, considéré comme un des « pères de l’Europe », donne son avis sur la Société des Nations.
Les vidéos du site EHNE renvoient toutes vers le site de l’INA où sont présentes les principales informations. Ici, une vidéo de Jean Monnet évoquant la SDN.
Critiques et comparaison avec l’Encyclopedia of the Ist World War
Néanmoins, si l’on compare avec d’autres encyclopédies numériques telles que 1914-1918-online. International Encyclopedia of the First World War, qui se présente elle-même comme la référence dans son domaine5 , on constate des différences. En effet, si l’EHNE est déjà un projet conséquent, porté par 7 centres de recherche français, l’encyclopédie de la Première Guerre Mondiale possède plus forte dimension internationale, avec plus de 90 experts de la question venant de 22 pays différents. Cette collaboration internationale permet une approche beaucoup plus complète et globale du sujet. On note d’ailleurs que plus de 1.000 articles ont déjà été postés depuis octobre 2014 contre une centaine pour l’EHNE. On peut ainsi regretter le fait qu’il n’y ait pas une plus grande collaboration européenne dans le projet EHNE qui a pourtant pour but de présenter une histoire transnationale de l’Europe comme un seul bloc et non pas d’une addition de pays.
Sur la forme, les 2 sites diffèrent également. L’encyclopédie sur la Première Guerre mondiale est bien plus complète. Outre le classement des articles par thème et par ordre alphabétique comme sur l’EHNE, le site propose d’autres manières de se servir de son contenu, en classant également par région du monde concerné. De plus, une chronologie détaillée des événements importants de la guerre a été mise en ligne, chaque événement renvoyant à un ou plusieurs articles sur ce thème. Il aurait été intéressant de mobiliser de tels outils sur le site de l’EHNE puisque cela permet de valoriser au mieux les connaissances mises à disposition et de décupler ainsi le potentiel pédagogique du site.
Impact médiatique et réalisation technique
Retour dans les médias
En ce qui concerne le retour dans les médias, peu de références sont apparues. Nous avons ainsi identifié :
un article de présentation de l’encyclopédie (son fonctionnement, son contenu) soulignant l’intérêt pédagogique qu’un tel outil pourrait apporter à l’enseignement de l’histoire pour les élèves, sur le site de l’Association des professeurs d’Histoire et de géographie ;
des publications « promotionnelles » expliquant le projet EHNE sur les sites des centres de recherche associés au LabEX (voir ici par exemple) ;
Une interview (déjà citée) de 20 min de Eric Bussière et Yannick Ripa dans La fabrique de l’histoire sur France Culture pour expliquer leur démarche.
Outre ces quelques références trouvées via le moteur de recherche Google nous n’avons pas trouvé de grands relais du LabEX dans les médias. Nous avons alors tenté de savoir si des articles de presse s’étaient intéressés à cette encyclopédie grâce à la base de données Europresse. Néanmoins, que ce soit en utilisant les mots-clés « EHNE » « Encyclopédie pour une Histoire Nouvelle de l’Europe » ou « LabEX EHNE », aucune référence n’est ressortie concernant le site. Ce manque de visibilité dans les médias est problématique pour un projet qui souhaitait s’adresser « tout autant au monde scientifique qu’au monde enseignant, aux citoyens et aux politiques ».
Réalisation technique du site
En s’intéressant davantage à l’aspect plus technique et aux mentions légales du site, on peut noter que le LabEX a fait le choix de réaliser l’encyclopédie numérique grâce à la plateforme Drupal 7. Drupal est un système de gestion de contenu (CMS) libre et open-source publié sous la licence publique générale GNU, et écrit en PHP.
Contrairement à d’autres encyclopedies en ligne telle wikipedia, l’EHNE n’est pas ouverte à toutes les contributions d’internautes, ce n’est pas un wiki. Il faut faire partie de l’équipe scientifique pour pouvoir poster un article. D’ailleurs, dans aucun article une quelconque mise à jour n’a été notifié. On peut donc se demander si la fermeture des articles aux contributions extérieures ne laisserait pas les articles sans renouvellement ni modernisation.
Enfin, l’encyclopédie numérique EHNE est hébergée par Huma-Num, une très grande infrastructure de recherche (TGIR) qui se donne l’objectif de faciliter le tournant numérique de la recherche en sciences humaines et sociales. La TGIR Huma-Num développe un dispositif technologique qui permet d’accompagner les différentes étapes du cycle de vie des données numériques. Elle met à disposition un ensemble de services pour le stockage, le traitement, l’exposition, le signalement, la diffusion et la conservation sur le long terme des données numériques de la recherche en sciences humaines et sociales.
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En définitive, l’encyclopédie EHNE possède un véritable intérêt pédagogique pour l’apprentissage de l’histoire. Plus que d’aider à la recherche historique, ce projet issu d’un LabEX permet de vulgariser le langage scientifique des historiens et de transmettre la connaissance au plus grand nombre à l’aide d’articles divers et concis. L’approche voulue, celle d’une histoire européenne unie, est novatrice. Les moyens qu’apportent le fonds Colbert et les vidéos de l’INA la renforce. Néanmoins, en comparant à d’autres encyclopédies de référence, on s’aperçoit que le projet pourrait être amélioré, notamment par une plus grande connexion avec des centres de recherche européens et non uniquement français.
Crédit image de une : Mosso biella 2012, par Joddy Sticca en cc sur Flickr
Tous les liens du billet étaient disponibles le 30 janvier 2017
Parmi ses publications, citons, par exemple BUSSIERE Éric , MIGANI Guia , Les années Barroso, Paris, Tallandier, « Hors collection », 2014, 304 pages
Sur ces objectifs, voir l’entretien de La Fabrique de l’histoire mentionné plus haut
DEFRANCE Corine, HOREL Catherine, NERARD François-Xavier (dir.), Vaincus ! Histoire de défaites, Europe XIXe-XXIe siècles, Nouveau Monde, 2016, Paris, Collection « LabEx EHNE »
Sur son site, on peut ainsi lire que « 1914-1918-online is the largest network of First World War researchers worldwide with participants in more than 50 countries and the most comprehensive encyclopedia of the First World War »