2016-12-13





par José PIRES JORGE

Les pratiques professionnelles dans le champ de la santé sont en pleine transformation. Dans le cas particulier de la radiologie médicale, le métier de « manipulateur en électroradiologie » (également appelé « technicien en radiologie médicale », ou TRM, en Suisse, et « technologue en imagerie médicale » en Belgique) connaît des mutations profondes aussi bien dans son activité de relation avec les patients que dans son rapport à des outils technologiques évoluant rapidement. Ces mutations sont engendrées par la généralisation simultanée des technologies numériques et des pratiques de normalisation et de certification relevant de la gestion du risque radiologique, de l’exigence de mise en œuvre de programmes d’assurance de la qualité, de l’institution au plan législatif des droits du patient ainsi que de la complexification des procédures administratives.

L’effort central du travail radiologique, auparavant centré sur l’acquisition des radiographies et le positionnement du corps des patients, se déplace aujourd’hui vers un investissement accru dans les activités ayant trait au traitement numérique et à la transmission électronique des images médicales. De même, la communication entre patient, TRM et médecin constitue désormais une dimension essentielle de la prise en charge des patients en radiologie médicale. En effet, ce processus de communication est constitutif des logiques opératoires qui sous-tendent les procédures cliniques mais aussi de la gestion des connaissances, de la structuration des équipes de travail, de la transmission des consignes, de la réactualisation des règles et des normes professionnelles (Lacoste, 2001). Dès lors, le travail actuel de ces praticiens réside autant dans une activité de communication et de manipulation de significations que dans la manipulation d’objets techniques dont le langage et le geste sont à la fois partie essentielle et élément structurel constitutif. En effet, Il s’agit d’un métier initialement appris sur le tas (Larkin, 1978), qui fait désormais l’objet d’un processus de professionnalisation complexe où se croisent les tensions entre les logiques de la médecine scientifique moderne et des pratiques de soins contemporaines. Il en découle une professionnalité instable (Wittorski, 2007 ; Jorro et al., 2011 ; Demazière et al., 2012 ; Jorro, 2014), peu étudiée par les sciences humaines et sociales, ce dont attestent, en première analyse, les différentes appellations du métier, par exemple dans les pays francophones.

Cet article esquisse quelques-uns des premiers résultats d’une recherche en cours visant à produire une compréhension approfondie de la professionnalité émergeante (Jorro et al., 2011) des TRM. Concrètement, « plutôt que d’éclairer l’activité professionnelle dans sa qualité finale, le concept de professionnalité émergeante permet de rendre visibles des processus intermédiaires qui participent à la construction d’une professionnalité. » (Jorro, 2014, p. 242) Soulignons que la participation des processus intermédiaires à la construction d’une professionnalité est susceptible de permettre ou d’empêcher qu’elle advienne.Pour ce faire, cette étude est orientée par deux ensembles de questions. Le premier interroge l’activité réellement déployée par les professionnels à partir des prescriptions propres à la réalisation de la tâche. Ceci concerne l’objet de l’interaction – la procédure clinique radiologique – et les destinataires de cet objet. Le second ensemble de questions concerne plus précisément la caractérisation des gestes et des postures professionnelles qui y sont assurées par l’activité des TRM en tant que éléments constitutifs d’une professionnalité émergente, notamment dans l’établissement et la gestion des relations avec les personnes impliquées, médecins et patients.

Mise en perspective et dispositif méthodologiques

Nous avons mis en œuvre une méthodologie d’analyse du travail réel des TRM. Pour ce faire, nous nous référons à l’approche théorique et méthodologique mis au point par le courant de la clinique de l’activité (Clot, et al., 2000 ; 2001). Au concept fondateur de l’ergonomie de langue française (Leplat et Hoc, 1983), qui distingue de façon précise les tâches prescrites (ce qu’il faut faire) de l’activité réalisée (ce qu’on fait pratiquement), la clinique de l’activité ajoute la prise en compte d’une dimension non directement visible dans l’observation du travail accompli. On définit cette dimension comme le réel de l’activité, partant du constat que ce qui se fait, que l’on peut considérer comme l’activité réalisée, n’est jamais que l’actualisation de l’une des activités possibles qu’un opérateur choisit dans la situation où il effectue ses tâches. Ce réel de l’activité est également ce qui ne se fait pas mais qui pourrait être fait, ce que l’on cherche à faire sans y parvenir – le drame des échecs –, ce que l’on aurait voulu ou pu faire, ce que l’on pense pouvoir faire ailleurs (Clot, et al., 2001). Il s’agit en effet d’une dimension qui ne peut émerger que dans un retour réflexif sur l’activité déjà réalisée. Les considérations verbales que les praticiens engagés dans l’analyse portent sur les séquences d’activité filmées contribuent ainsi à mettre en lumière ces pans d’activité non réalisés, mais néanmoins présents dans l’espace mental des professionnels. Bien que toujours invisible à l’observation, cette dimension est potentiellement reconnaissable. Il faut juste permettre aux professionnels d’en faire état par des méthodes où il leur est possible de confronter et éventuellement d’opposer leurs points de vue sur l’activité réalisée. Il s’agit en définitive d’une approche méthodologique destinée à rendre les situations analysées des objets de dialogue tant pour les chercheurs que pour les sujets directement impliqués dans les situations de travail investiguées. Elle privilégie ainsi le développement de l’auto-observation et de l’interprétation chez les opérateurs eux-mêmes de la situation de travail qu’ils investissent

Ainsi, le dispositif d’autoconfrontation simple et croisée mis en œuvre dans le cadre de cette étude a consisté à transformer les objets de l’activité filmée des TRM volontaires en objets de discours, donc de réflexion, à travers l’activité dialogique instaurée lors des entretiens. Le caractère dynamique et la plasticité de l’activité impliquent aussi de considérer que les interactions, et en particulier leur composante langagière – les interlocutions, en situation réelle de travail – et gestuelle, revêtent une épaisseur et une complexité importantes : elles sont à la fois activité, instrument et produit des activités professionnelles. En ce sens, l’activité communicative en situation réelle de travail est constitutive et indissociable d’un système d’activités autres (techniques, physiques, etc.) qui s’articulent et sont réalisées dans l’effectuation des tâches prescrites.

Les 22 heures d’enregistrements effectués correspondent à 11 séquences d’activité professionnelle, 8 entretiens en autoconfrontation simple et 3 entretiens en autoconfrontation croisée. Les séquences d’activité correspondent à la réalisation de 2 scintigraphies rénales en médecine nucléaire avec 3 TRM, à la confection de 2 masques de contention en radiothérapie et à la réalisation de 3 radiographies du thorax en radiodiagnostic par respectivement 2 et 3 TRM. Finalement, les premiers résultats de l’analyse de l’activité ont aussi fait l’objet de 3 entretiens de groupe avec les 3 collectifs de TRM. Cette démarche a permis de vérifier la pertinence des premières interprétations qui ont pu être faites des interactions et gestes observées. La transcription intégrale des enregistrements et des entretiens de groupe a fait l’objet d’une analyse de contenu thématique de type inductif.

Revenons à présent sur les premières analyses effectuées, qui procèdent de la mise en visibilité des objets centraux des controverses de métier issus du déploiement de l’activité dialogique et réflexive entre TRM volontaires et entre ces professionnels et le chercheur à partir de la confrontation aux films de leur activité réalisée.

Se confronter aux limites du rôle professionnel prescrit

Des séquences filmées en médecine nucléaire (examen de scintigraphie rénale) et discutées par les professionnels lors des auto-confrontations croisées ont montré l’une des difficultés auxquelles se heurtent ces derniers. Leur activité technique et relationnelle (dans le cas analysé, la relation discursive avec une très jeune patiente et son père) comporte une posture complexe. Elle doit allier une gestion compréhensive des appréhensions des patients et de leurs proches (dans le cas analysé, le père se préoccupe de la signification des tracés qu’il a pu observer sur l’écran, pendant l’examen de sa fille) et les limites de leur fonction et rôle, qui ne les autorise pas à se prononcer sur ce qu’il apparaît comme résultat provisoire sur l’écran. Les discussions qui ont eu lieu sur cette question, à partir d’une différence de posture entre deux TRM ayant vécu différemment les pressions exercées par le père de la patiente, ont bien montré que si la prescription de ne rien dire de la perception qu’ils peuvent avoir des résultats des examens en cours est profondément intégrée, les manières d’assumer cette prescription sont moins tranchées. La posture relationnelle est, en effet, considérée par les TRM comme une part très importante de leur activité. C’est grâce à la compétence relationnelle qu’ils arrivent (ou non) à faire baisser la tension, les craintes et angoisses du patient et/ou des parents, ce que les séquences d’activités des examens filmés ont bien montré. Cette compétence est parfois poussée dans ses retranchements par l’insistance – toujours teintée d’anxiété – du patient ou de son proche qui peut supposer que le TRM connaît la signification des signes apparaissant sur l’écran de l’ordinateur qu’il manipule. La gestion de cette pression est plus délicate que ce que l’on pense, et les discussions entre professionnels à propos de cette question en ont montré des aspects importants. Ces discussions ont permis de rendre plus conscient, en cours d’action, l’embarras que vivent les TRM face à un savoir « diagnostic » qu’ils peuvent avoir intégré, au cours de l’expérience, et les limites mêmes de ce savoir, qu’ils reconnaissent facilement. Pouvoir discuter de cet « embarras » et échanger a constitué un moment important pour les TRM qui ont participé aux séquences filmés et à leur analyse. Il montre l’un des aspects de leur activité, dont la répétition est telle qu’il se trouve à être alors extrêmement banalisé, et par là peu explicité : les limites de leur compétence diagnostique, que l’expérience dans le domaine rend toutefois plus « poroses » qu’en début de carrière.

Précision technique et relation avec le patient

Les TRM peuvent-ils et doivent-ils conjuguer la précision et la rigueur requise par les tâches techniques avec l’activité relationnelle inhérente à la prise en charge des patients en radiothérapie ? Cette question centrale a donné lieu à controverse lors des échanges entre professionnels qui ont suivi la projection du film consacré à l’activité de confection de masques de contention.

Les traitements en radiothérapie se déroulent en règle générale en deux phases : une première phase dite de planification se déroulant sur 1 à 2 semaines et consistant à définir pour un patient donné un ensemble de paramètres techniques (positionnement du patient, détermination de la dose d’irradiation et de son fractionnement, mise en place d’une balistique optimale des faisceaux d’irradiation) ; une deuxième étape, le traitement proprement dit, qui se déroule sur 6 à 8 semaines, au cours desquelles le patient effectue une et parfois deux séances d’irradiation quotidiennes.

L’objet de l’activité de confection d’un masque de contention consiste à mouler un matériau plastique thermo formable autour de la tête du patient. Une fois refroidi, le plastique prend la forme des contours anatomiques propres à l’individu. Cette activité suppose la coopération simultanée de 2 TRM, sur la base essentiellement de gestes coordonnés. Elle exige une certaine rapidité de réalisation, étant donné que le matériau préalablement chauffé devient rigide à la température ambiante de la salle. Le masque est donc un moyen de contention, utilisé entre autres en radiothérapie, dont le but est d’assurer une immobilité stricte et de permettre ainsi une reproductibilité rigoureuse du positionnement de la région anatomique à irradier lors de chaque séance de traitement.

Les échanges entre les TRM confrontés aux séquences filmées consacrées à ces confections de masques ont porté dans un premier temps sur les différentes modalités techniques de dispositifs de contention ainsi que sur les variations dans les manières de faire et de s’y prendre dans cette activité de coopération à deux. Ce faisant, l’objet du discours s’est développé et a permis de mettre au jour deux points de vue contradictoires. Le premier soutient que la précision requise par l’objet technique (le masque de contention) ne peut être obtenue qu’au détriment du confort du patient. À l’inverse, une autre position défend l’idée que ces deux aspects ne s’opposent pas mais coexistent dans la réalisation de la tâche. Cette controverse entre professionnels sera reprise ultérieurement lors d’un entretien entre les TRM volontaires et le chercheur.

Ici, l’objet du discours sur la précision technique et le confort du patient connaît des développements qui le transforment en objet de débat du métier. Il s’avère qu’un masque de contention n’est pas un objet technique figé et achevé. Au contraire, il est dynamique et soumis à un devenir tout au long du traitement. Il sera ainsi coupé et ajusté pendant les séances d’irradiation, modifications déterminées à la fois par l’exigence de précision et de confort du patient. Du coup, c’est la séance d’irradiation qui pose plus largement question. Contrairement à la confection du masque de contention, tâche constitutive de la planification du traitement, la séance d’irradiation est une tâche soumise à des fortes prescriptions de performance. Concrètement, il s’agit d’irradier un certain nombre de patients par jour, chaque irradiation devant se faire dans une durée prescrite sur la base de mesures préalables au chronomètre. De plus, sur le plan des équipes TRM des services de radiothérapie la majorité des équipes exercent dans les unités d’irradiation. Plus fondamentalement, l’activité est ici davantage répétitive et soumise à la routine. Dans le cadre de cette analyse du travail des TRM, un débat de métier prend forme autour de deux postures. La posture que nous qualifions de « technique » priorise et hiérarchise les activités. Elle considère que ce qui est attendu du TRM est la précision, la rigueur et la fiabilité dans la mise en œuvre des paramètres techniques. Ce qui relève de la relation au patient est secondaire et peut être, selon son contenu – soit médical, soit organisationnel –, respectivement « délégué » aux médecins et aux secrétaires. La posture que nous qualifions de « soignante » postule comme indissociables dans l’activité du TRM les qualités techniques et relationnelles, celles-ci s’avérant cruciales pour gérer les « impondérables » en situation réelle de travail.

Il est significatif de remarquer que dans l’énonciation de la posture « technique » le destinataire du travail du TRM est en premier lieu et pour ainsi dire exclusivement le médecin tandis que dans la posture « soignante » le destinataire du travail du TRM est tout autant le médecin que le patient. Les protagonistes de cette controverse s’accordent cependant également sur le fait que ces deux postures en apparence contradictoires sont probablement complémentaires et mériteraient un élargissement de la réflexion à l’équipe des TRM. Ceci semble constituer l’ébauche d’un véritable débat sur la qualité du travail des TRM par ceux-là même qui pratiquent le métier. Nous faisons l’hypothèse que cette dualité entre technique et relationnel est généralisable aux autres domaines d’activité du TRM : radiodiagnostic et médecine nucléaire. De ce fait, elle mériterait des études ultérieures. Elle constitue le moteur du développement d’un métier initialement appris sur le tas et aux prises avec un passé d’exécutant confronté à un processus de professionnalisation en devenir.

Éléments de discussion conclusifs

Le métier de TRM et les pratiques en radiologie médicale sont en mutation du fait, entre autres, de l’innovation technologique permanente. Les technologies numériques déterminent une augmentation et une complexification notoire de l’activité des services de radiologie médicale. Un des apports de cette étude en cours de réalisation est de montrer l’utilité des discussions professionnelles pour mieux s’approprier les mutations du métier, les dilemmes que l’activité quotidienne impose, les difficultés liées au développement des instruments technologiques. Les discussions que nous avons permises se basent sur les détails de l’activité en voie de réalisation, donc sur des éléments très concrets qui, normalement, sont considérés comme accessoires ou relevant de routines et automatismes auxquels on ne prête pas attention. Les détails concrets de l’activité, les actions de travail avec les gestes et les choix qui les déterminent sont, en revanche, les vrais matériaux permettant de penser l’activité subjective et collective, et en conséquence de produire, à travers la mise en visibilité des gestes et postures professionnelles, une intelligibilité de la professionnalité émergeante des techniciens en radiologie médicale et une compréhension des processus qui l’empêche d’advenir.

Concrètement, les pratiques actuelles renvoient à la mémoire professionnelle du métier de TRM, à des activités existantes depuis les débuts de la radiologie : le métier de TRM était alors un métier d’exécutant, appris sur le tas et inscrit dans une organisation du travail qui opérait une séparation étanche entre le savoir (l’interprétation médicale des images) et le faire (la fabrication des radiographies). Or, cette mémoire professionnelle, bien que « non représentative » de l’activité actuelle, s’oppose au travail avec les technologies numériques et son contexte normatif, qui élargissent et complexifient l’éventail des compétences et des responsabilités des TRM. Elles impliquent de la part des professionnels des compétences de réflexivité et de communication où se rejoignent le savoir et le faire, auparavant disjoints. Cette mémoire professionnelle agit au quotidien sur les processus intermédiaires mis en jeu dans les pratiques, et la professionnalité en tant qu’« ensemble de compétences reconnues socialement comme caractérisant une profession » (Wittorski, 1998, p.69), se retrouve empêchée. C’est donc dire la nécessité de rendre intelligible une professionnalité émergeante approchée par une compréhension indicielle des processus intermédiaires mis en œuvre par les professionnels et les usagers au sein des situations réelles de travail pour ce qui a trait, en particulier, à leur caractère dynamique et développemental.

Références bibliographiques

Clot Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris : Presses universitaires de France.

Clot Y., Faïta D. (2000). « Genres et styles en analyse du travail, concepts et méthodes ». Travailler, 4, 7-42.

Clot Y., Faïta D., Fernandez G., Scheller L. (2001). « Entretiens en autoconfrontation croisée : une méthode en clinique de l’activité ». Éducation permanente, 146, 17-25.

Demazière D., Roquet P., Wittorski R. (2012). La professionnalisation mise en objet. Paris : L’Harmattan.

Jorro A. (2014). Dictionnaire des concepts de la Professionnalisation. Louvain-la-Neuve : De Boeck Supérieur.

Jorro A., De Ketele J.-M. (2011). La professionnalité émergente : quelle reconnaissance ? Bruxelles : De Boeck.

Lacoste M. (2001). « Peut-on travailler sans communiquer ? » In A. Borzeix & B. Fraenkel (dir.), Langage et travail. Paris : Éditions du CNRS.

Larkin G. V. (1978). « Medical Dominance and Control: Radiographers in the Division of Labour ». The Sociological Review, 26 (4), 843-858.

Leplat J, Hoc J.-M. (1983). « Tâche et activité dans l’analyse psychologique des situations ». Cahiers de psychologie cognitive, 3 (1), 49-63.

Wittorski R. (1998). « De la fabrication des compétences ». Éducation permanente, 135, 57-69.

Wittorski R. (2007). Professionnalisation et développement professionnel. Paris : L’Harmattan.

Pour citer cet article :

PIRES JORGE José. « Technique et soin en radiologie médicale. Quand la professionnalité est empêchée ». Carnets de recherche sur la formation [en ligne], déc. 2016. <https://crf.hypotheses.org/34>

Show more