2017-01-09

L’un des monstres sacrés du XXe siècle n’est plus. Par l’une de ces ironies dont l’histoire a le secret, Fidel Castro est parti un 25 novembre, jour de naissance d’un autre dictateur, Augusto Pinochet. Mort du narrateur, de l’« hypnotiseur » — d’après l’essayiste Alma Guillermoprieto — ou du séducteur pour d’aucuns, du dictateur et du révolutionnaire, du dernier grand dirigeant communiste de la planète, de l’icône pour les autres. Tristesse, soulagement, voire liesse, aussi incongrue soit-elle devant la mort. Dernier survivant de la Guerre froide, Fidel Castro incarnait cette pluralité depuis une façade de libérateur forgée dans la lutte contre la dictature de Batista et la victoire de la révolution en 1959.

A travers le mythe de la Révolution cubaine et de la violence révolutionnaire rédemptrice qu’il a contribué à propager sur le continent et au-delà, mettant à profit l’idéalisme révolutionnaire du Che et de nombreux compagnons de route afin de perpétuer le scénario dévastateur de la Guerre froide, Fidel Castro n’a pas seulement été le protagoniste d’une geste révolutionnaire et militaire fondée sur la lutte armée ou guérilla.  Leader charismatique, il a incarné une guerre des idées dont Cuba était devenue la référence incontournable et le fer de lance en Amérique latine mais tout aussi bien d’une guerre des images trop peu souvent prise en considération.

Depuis 1959, un récit héroïque à usage national et continental a été élaboré, dont l’influence au sein des gauches continentales, toutes options confondues, demeure incontestable. La légende et la veine anti-impérialiste ont gommé les premiers doutes, minant les certitudes nouvellement acquises par certains militants ou intellectuels étrangers. Ce n’est qu’à partir du soutien de Castro à l’écrasement du printemps de Prague (1968) et plus encore avec l’emprisonnement en 1971 du poète Heberto Padilla pour « écrits subversifs » que les yeux de certains intellectuels (Jean-Paul Sartre, Julio Cortázar dans ce cas précis) se dessilleront sur le fonctionnement impitoyable de la Révolution. Le voile se lève alors sur la répression et l’élimination des opposants et des critiques, fussent-ils d’anciens révolutionnaires — de Camilo Cienfuegos au général Ochoa — ou, tout simplement, sur l’importance de la lucha (littéralement : la lutte) débrouillardise érigée en système de survie au jour le jour pratiquée avec dérision par les Cubains.

Celui qui se savait promis à une destinée hors du commun si l’on en croit son biographe Tad Szulc (Fidel : A Critical Portrait, 2000) ne ménagea pas sa peine dans l’élaboration subtile de ces stratégies discursives et de la construction minutieuse d’une image appelée à rester dans les mémoires. Pour l’histoire officielle, qui fait remonter la geste fidéliste à celle de l’Indépendance du pays (en 1898, l’île tombant alors dans l’aire d’influence nord-américaine), des entretiens avec le « Commandant en chef », dûment (re)publiés ou traduits à La Havane, font office de bréviaires politiques (Frei Betto, Fidel et la religion, de 1985 ; Gianni Mina, Une rencontre avec Fidel/Habla Fidel, 1988). Plus récemment, c’est une sorte de testament politique que Fidel Castro livra dans la Biographie à deux voix d’Ignacio Ramonet, publiée à Barcelone en 2006 (version francaise 2007).

La guerre des images — celle de Fidel, et celle de la Révolution qu’il incarne —, celle des émotions contrastées qu’elles suscitent, se superposera par conséquent à celle de ces entretiens soigneusement menés, aux discours fleuve et aux slogans passés à la postérité, tout aussi minutieusement relayés par le quotidien Granma. Les premiers photographes du lider máximo et de la Révolution ont pour nom Alberto Korda, Osvaldo et Roberto Salas, Raúl Corrales (présent aux côtés de Castro lors de l’invasion de Playa Girón, 1961), ou Ernesto Fernández, prix national d’arts plastiques en 2011. Alberto Díaz Gutiérrez, plus connu sous le nom de Korda, photographe personnel (1958-1968), et ami de Fidel Castro, fixa sur sa pellicule la chute de la dictature de Batista et l’entrée de Castro à La Havane le 8 janvier 1959.

Il accompagna ses déplacements sur l’île, en particulier en Oriente, province chère au líder máximo puisque c’est de Santiago de Cuba que partit l’attaque infructueuse contre la caserne de la Moncada (26 juillet 1953), signant le début de la geste révolutionnaire. La Sierra Maestra se trouve fréquemment en arrière-plan des photos des rebelles. La « Fidelmania » est  celle des légendaires barbudos (les barbus) et de leur icône. Elle inclut également des figures emblématiques de la Révolution cubaine, telle Celia Sánchez, conseillère et confidente de 1959 à sa disparition en 1980. Ou Hemingway, Khrouchtchev, lors de la visite que Castro fit en URSS en 1963 après la crise des missiles (1962), et la Pasionaria Dolores Ibarruri, héroïne de la Guerre civile espagnole et chef de file du Parti communiste espagnol à partir de 1960 (D. Ibarruri réalisa une interview du líder máximo), ou encore les intellectuels, écrivains, journalistes ou militants occidentaux et du « Tiers Monde » conquis par cet avenir tropical radieux ou par la « révolution cha-cha-cha » : Sartre, Simone de Beauvoir, Henri Alleg, Gérard Philippe, Chris Marker, qui produira un documentaire, Cuba sí, ou le Néerlandais Joris Ivens, auteur des courts-métrages Carnet de voyage et Peuple en armes, également produits à l’occasion du premier anniversaire de la Révolution cubaine en 1961) et beaucoup d’autres.

De même Agnès Varda, invitée par l’ICAIC (Institut cubain de l’art et de l’industrie photographique) rapportera-t-elle de son séjour enchanté une centaine de tirages argentiques (des brigades d’alphabétisation à la zafra des coupeurs de canne à sucre, en passant par l’écrivain Alejo Carpentier ou le peintre Wilfredo Lam), ainsi qu’un documentaire en banc-titre réalisé à partir de ces clichés, Salut les Cubains, présentés au centre Georges Pompidou à l’occasion de l’exposition « Varda/Cuba » (2015-2016).

Les photographes officiels se situent exclusivement dans le registre de l’austérité de la lutte révolutionnaire, du combat militaire et politique et du modèle, incontournable car toujours au premier plan et le plus souvent en action. Vie publique, omniprésence et dynamisme du personnage, messages politiques dominent. Pas une image de la vie privée ne filtre de ces réalisations soigneusement compartimentées dont la presse écrite se fait l’écho. Des expositions photographiques lui sont consacrées, mettant en scène la Révolution et le charisme de son leader, comme ce fut le cas lors de son 88e anniversaire. Roberto Chile, également photographe de Fidel Castro pendant plus de vingt-cinq ans et exposé récemment à New York, l’accompagna dans ses voyages à l’étranger. Ce fut le cas lors de sa visite à Cartagena (Colombie) en 1994, visite au cours de laquelle le líder máximo brava les menaces d’attentat en compagnie de Gabriel García Márquez. Si les photographes officiels ont fréquemment privilégié les travaux en noir et blanc, afin de rendre hommage aux premiers temps de la Révolution, R. Chile ne renonça pas à jouer à l’occasion sur les couleurs, celle du vert olive de l’uniforme militaire et le rouge omniprésent des casquettes des militants, ses photographies théâtralisant et immortalisant les messages et se faisant symboles. Telle fut le cas avec celle qui représentait Fidel vu de dos, en uniforme, l’index tendu vers un horizon situé sur sa gauche.

Un autre Cubain, Liborio Noval, fondateur de l’Union des journalistes de Cuba et de l’Union des écrivains et artistes de Cuba (UNEAC), prix national de journalisme en 2001, assura également le suivi de la Révolution dès 1959 pour divers quotidiens dont Granma et Revolución. Correspondant de guerre au Vietnam et au Nicaragua, il accompagna Fidel Castro pendant près de 50 ans, y compris à l’étranger. Dans son ouvrage Instantáneas (1999) sont repris 77 de ces portraits de l’ « icône » photographié « sous tous les angles », de face, de profil, à contre-jour, de dos haranguant la foule…, en écho au sens du détail dont le modèle faisait preuve en toute occasion.

Parmi les photographes étrangers, l’Espagnol Enrique Meneses — disparu en 1983 — fut l’un des premiers à couvrir les débuts de la Révolution et à en restituer la ferveur et l’imaginaire aux côtés de Fidel Castro, Camilo Cienfuegos et du Che. Le contact avait été établi par l’entremise de Vilma Espín, intermédiaire de fait pour tous les journalistes. Il passa quatre mois dans la Sierra Maestra avant d’être capturé et expulsé par Batista. Paris Match publia trois de ses reportages en 1958 et 1959, incluant des portraits de Fidel et du Che à cheval, fumant des cigares ou en embuscade.

Un autre photographe, moins connu en Europe, immortalise également la Révolution cubaine et son leader. Lee Lockwood, reporter américain spécialisé dans la couverture de la Guerre froide et le suivi des dirigeants communistes (disparu en 2010), arriva à Cuba à la fin de l’année 1958. Il gagna la confiance de Castro et l’accompagna de 1959 à 1969. Son recueil d’une centaine de photographies du leader, dans la Sierra Maestra, jouant au ping-pong ou se reposant à l’Ile des Pins, de la vie quotidienne à La Havane et des meetings politiques, ainsi que d’une interview marathon de sept jours au cours de laquelle furent abordés des sujets aussi divers que la question raciale aux Etats-Unis et la crise des missiles, fut publié en 1967 sous le titre Castro’s Cuba, Cuba’s Fidel : An American Journalist’s Inside Look at Today’s Cuba in Text and Picture. L’ouvrage vient d’être réédité sous le titre Castro’s Cuba: An American Journalist’s Inside Look at Cuba, 1959–1969 (2016, édition française Le Cuba de Fidel Castro).  Quelques décennies plus tard, le texte a cédé la (première) place à l’image. Plusieurs photographes de l’agence Magnum (Henri Cartier-Bresson, Marc Riboud, René Burri, Burt Glinn ou Elliott Erwitt), suivront également les premiers temps de la Révolution.

La liste est longue toutefois des exclus et des éloignés manu militari du sérail révolutionnaire, voire des indésirables se voyant refuser un visa pour l’île. L’un d’eux, cubain cependant, est Cristóbal Herrera Ulashkevich, fils d’un Cubain et d’une Russe, photoreporter de l’Associated Press à La Havane et auteur de photos polémiques qui firent le tour du monde. Après avoir couvert le cas Elián González, l’enfant balsero au cœur d’une bataille juridique et politique entre Washington, La Havane y la communauté cubaine de Miami, il capta et diffusa en effet les premiers moments de faiblesse de Castro, en 2001, et surtout en 2004 à Santa Clara. Ces clichés qui lui valurent d’être expulsé de son propre pays par les services de sécurité cubains  —plus précisément envoyé en « vacances » au Costa Rica— et à la presse étrangère d’être placée sous une surveillance plus étroite. Le photographe réunit ultérieurement ses photos dans son « essai photographique » et blog « Cuba dura », témoignage visuel en noir et blanc de la vie quotidienne dans l’île et en dehors, des contradictions du socialisme in situ, et tentative de comprendre sa propre histoire.

Le fils cadet de Fidel Castro, Alejandro, plus connu comme « Alex », sera son dernier photographe. Il l’accompagna dans ses dernières années, après son retrait du pouvoir en 2006, mais sans que la sphère privée n’en soit pour autant dévoilée. Au cours de cette période, il est l’auteur des photos d’un Fidel non plus en uniforme mais en survêtement bleu Adidas, recevant ses visiteurs de marque, ainsi lors de la visite du pape François en septembre 2015. Ce même survêtement que les officiels et les exégètes du régime s’empresseront de justifier non pas par la soumission aux lois du capitalisme dominant mais par le soutien apporté à l’équipe olympique cubaine, dont la marque fut le sponsor de 1996 à 2012. Le vêtement est en lui-même tout un symbole, comme un désaveu de la maladie de l’ancien président. En d’autres occasions, y compris lors de son 90eanniversaire, c’est le survêtement de la sélection algérienne de football que Castro revêtit. Clin d’œil à une vieille amitié qui renverrait à la Tricontinentale. Conférence de Solidarité avec les Peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine, tenue en janvier 1966 à La Havane et devenue l’un des principaux acteurs de la lutte contre l’impérialisme américain et le (néo)colonialisme ? Une réminiscence de la solidarité affichée avec des politiques africains et surtout algériens, tel Ahmed Ben Bella, héros d’une autre indépendance et qui lui rendit visite à La Havane dès octobre 1962  —juste après l’admission de l’Algérie à l’ONU— et avec les présidents de ce pays dont Fidel Castro visita la capitale en 1972 aux côtés de Houari Boumediene ?

Neuf jours de deuil national à Cuba et au Nicaragua suite au décès du líder, trois au Venezuela, huit jours en Algérie : sur place une image demeure incontestablement, celle d’une révolution solidaire et de « l’ami des peuples ». Dès le mois de décembre 2016, le festival de cinéma d’Alger rendit hommage à cet allié des moments difficiles (ainsi pendant la « guerre des sables » avec le voisin marocain, 1963-1964), de même les archives nationales, à travers une exposition de photographies.

Ce qui « restera » de la Révolution cubaine n’est pas seulement la mémoire de la répression comme le répètent à tout va ses adversaires ou plus encore les repentis de la Révolution, prompts à vilipender ce qu’ils ont en d’autres temps adoré. Fidel Castro a marqué tout un pan de l’histoire politique du XXe siècle y compris dans sa dimension mythique, et tout particulièrement en Amérique latine et au-delà. Peu importe en définitive que l’histoire l’absolve ou le condamne, ce qui n’est d’ailleurs pas le propos de celle-ci ni celui des historiens mais bien plutôt celui des idéologues. Si, à Cuba, demain est un autre jour, la lune y est peut-être encore présente mais cette fois sans le caudillo (pour reprendre le titre de l’ouvrage prémonitoire de Janine Verdés-Leroux, sorti en 1989). Le caudillo a cependant et depuis longtemps remporté une autre guerre, celle des images et, in fine, celle des mémoires. A l’inverse de l’immense majorité des dictateurs, Fidel Castro n’avait jamais fait ériger de statues en son honneur : alors que celles-ci peuvent être déboulonnées, il est beaucoup plus difficile d’effacer les mémoires lorsqu’elles ont pour support des images, de surcroît mondialisées avant la lettre.

Avec mes remerciements aux lecteurs de l’équipe numérique de l’IHTP, en particulier Malika Rahal, pour ses suggestions d’un détour par les rives de la Méditerranée.

Photo à la une (http://media.cubadebate.cu/wp-content/uploads/2014/08/fidel-cuba-roberto-chile09.jpg Photo ©Ismael Francisco/CubaDebate). “Fidel es Fidel”, exposition photographique 2014 de Roberto Chile, inaugurée au Mémorial José Martí de La Havane, à l’occasion du 88e anniversaire du leader de la Revolution cubaine.

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