2017-02-15



Maria de Jesus Cabral

Groupe “Narrative & Medicine”- CEAUL/FCT

Universidade de Lisboa

mjcabral@campus.ul.pt

«Ecoutez votre patient, il vous fera le diagnostic »

William Osler (1849-1919)

Le tournant narratif de la médecine

L’essor de la Biologie comme science positive, la médecine expérimentale, et les progrès techniques fulgurants du dernier siècle ont conduit à une « nouvelle médecine» progressivement détournée du malade pour aller vers la compréhension et la maîtrise de la maladie[1]. Renforcées dans cette conception par des systèmes informatisés complexes, les pratiques se sont articulées aux critères « durs » et quantifiables de l’Evidence-based Medicine, pouvant donner l’idée que le ­­­­­­­­­regard objectif sur les symptômes de la maladie et les données, nécessaire pour un savoir/agir, est suffisant[2].

Il n’en est rien. L’allongement de la vie et le recul des frontières de la mort dans les dernières décennies, la chronicisation des maladies antan létales (diabète, maladies de la mémoire, cancer, SIDA…) ont ouvert de nouveaux regards sur la vulnérabilité clinique, la souffrance, le lien social et la qualité de la relation, et en appellent aujourd’hui à une nouvelle conception éthique du soin comme un acte reliant science, conscience et présence[3]. Dans ce cadre, raviver la séculaire dimension intersubjective de la relation thérapeutique est devenu un enjeu majeur.

Au regard de cette évolution, la formation des professionnels de la santé qui s’était coupée de toute participation des sciences humaines et sociales, a progressivement renoué avec les « Medical Humanities ». Parmi les disciplines regroupées à cette enseigne – la philosophie, l’histoire, l’anthropologie, la linguistique, la sociologie, le droit – la littérature contribue depuis quelques décennies aux nouvelles postures de la médecine. Le mouvement en plein essor de la médecine narrative (Narrative Medicine), constitué par Rita Charon à la fin des années 1990 à la Columbia University (NY), s’affirme comme une pratique médicale enrichie par des compétences narratives acquises selon des méthodes littéraires (close reading, creative writing…). Sa visée est d’abord d’application en contexte professionnel : il s’agit en effet de « reconnaître, absorber, interpréter et être ému par les histoires de maladie »[4]. Inspirée par les travaux de Paul Ricœur reliant narrativité, temporalité et identité[5], la médecine narrative ne désavoue pas le rationalisme de l’Evidence-Based Medicine, mais propose de porter l’attention autant sur le corps malade (objet de la science médicale) que sur le sujet qui porte la maladie, ce qui implique la prise en compte de son récit. Le narrative knowlegde doit se révéler à la fois une aide au diagnostic, permettant, face au patient, la prise en compte d’éléments significatifs liés à sa maladie, et un moyen de réflexion par l’écriture, pour le praticien qui construit ainsi une représentation de sa pratique. Cette double démarche entend ainsi renouer avec les dimensions interhumaines de la médecine, ouvrant un troisième concept, celui d’affiliation[6].

Les Humanités médicales entre pluralité et redéfinition

Ce véritable tournant narratif de la médecine a donné jour à d’importants travaux et démarches de théoriciens et praticiens. Brian Hurwitz, responsable du « Centre for the Humanities and Health » du King’s College de Londres, où des programmes de recherche et d’enseignement sont à l’œuvre depuis 2002, voit dans la « Narrative medicine (…) the most developed platform for practising with the sensitivities skills needed to combine clinical and scientific knowledge with personal understanding »[7].

Dans ce florilège des Humanités médicales, l’année 2011 a marqué un tournant en France. Un diplôme interuniversitaire « Médecine et Humanités » a été pour la première fois créé au sein du PRES Sorbonne Paris Cité, issu d’une collaboration entre la faculté de médecine de l’université Paris Descartes et des chercheurs en lettres et sciences du langage de l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Il s’agit de mettre en commun des compétences pluridisciplinaires dans le but de renforcer la « formation par une initiation aux problématiques, aux objets et aux méthodes des sciences humaines»[8]. À l’université de Lisbonne, le projet interdisciplinaire et interuniversitaire « Narrative & Medicine» est en place depuis 2012, et développe en simultané des recherches et des programmes de formation œuvrant à l’interface de la littérature et de la médecine[9].

Associer la littérature à la praxis médicale est également l’approche de Gérard Danou depuis Le Corps souffrant (1994). Langue, récit, littérature dans l’éducation médicale (2007), récemment réédité, montre que la littérature en tant que « grande chaîne sémantique » des phénomènes vécus ne peut qu’enrichir le regard médical de connaissances non biotechniques indispensables « pour penser la médecine dans la pratique quotidienne, et ainsi rendre au médecin la fine dimension psychothérapeutique de son art »[10]. La notion de « médecin-Sujet contre le médecin-objet ou fonction » est la note dominante de ces travaux dans la voie ouverte par Georges Canguilhem, Michel Foucault et Jean Starobinski, considéré à juste titre comme le pionnier des travaux articulant médecine et littérature depuis ses travaux sur la mélancolie. En 2001 plus particulièrement, Starobinski lançait un « Plaidoyer pour des “Humanités médicales” » qui expliquait que « “l’approche humaniste” n’est ni la concurrente ni le substitut de la médecine scientifique » mais qu’elle promeut une « réflexion élargie qui pense les finalités : le droit et le devoir, le lien social, la condition humaine et ce qui n’en peut être éludé » tout en prônant une formation littéraire pour les médecins[11].

Alors que les Humanités médicales se multiplient dans les facultés de médecine européennes, qu’elles prennent des formes variées, tant dans leurs orientations que dans leurs méthodologies[12] et qu’elles affirment leur utilité dans la formation des (futurs) professionnels de santé[13], il y a lieu d’en affiner le filon littéraire. En effet, parmi le florilège des disciplines que cette désignation recouvre actuellement – philosophie, histoire, anthropologie, droit, communication…– c’est le langage, objet par excellence de la littérature, qui est transversal à toutes les démarches impliquées. Il suffit, pour s’en rendre compte, de considérer cette définition récente :

An inter –and multidisciplinary field that explores contexts, experiences, and critical and conceptual issues in medicine and healthcare, while supporting professional identity formation.[14]

Tous ces éléments convoquent la notion de récit qui est à la base de la médecine narrative dans la triple démarche mentionnée plus haut – attention, représentation, affiliation.

Mais la valeur du littéraire tient particulièrement à une aptitude, qui ne trouve pas dans les autres sciences humaines à exprimer la complexité des questions complexes de la vie, de la mort, dans ses dimensions personnelle, collective ou symbolique[15], et que le passage par la subjectivité – expérience dans, par et avec le langage, comme nous l’ont bien montré les travaux au plus près de la discursivité des textes – rend autrement perceptibles. Cette approche peut alors se révéler opératoire dans le cadre qui vient d’être tracé. Ancrée dans l’histoire et la culture, faite avec du langage qui reste le « témoignage objectif de l’identité du sujet » selon le mot juste d’Emile Benveniste[16], la littérature ne saurait s’isoler de l’humain dont elle est l’expression dynamique. Pour la dyade scientifique/existentiel, la littérature permet d’envisager ensemble le biologique et le symbolique, le collectif et le singulier, l’intime et le social, dans une dialectique où le concept d’altérité et celui de sujet jouent un rôle décisif.

D’un point de vue pratique, la lecture, qui constitue le principe et la méthode par excellence du littéraire, mobilise des savoirs divers et conjugués, et implique l’adoption d’un point de vue autre, qui dépasse celui de l’identification pour se déployer en relation critique, au sens évoqué par Jean Starobinski, pour désigner « l’irrégularité turbulente, la contradiction (…) le refus de l’apaisement »[17] dont le littéraire tire sa force aporétique. En ce sens, la lecture interpelle une approche systémique, dans le sens de la «pensée complexe» dont parle Edgar Morin[18]. Plutôt qu’une focalisation ciblée sur « la chose » seule, la littéraire invite à saisir «les rapports» entre les choses, comme le prônait Mallarmé sur l’exemple de la musique.

Un tel vœu de réciprocité « entre l’Art et la Science » déjà formulé par Mallarmé pour le théâtre et le livre à la fin du XIXe siècle[19] permet en outre, à la littérature et à son étude, de recouvrer les grands présupposés humanistes dévalués par les méthodes éminemment historiques et formalistes.

« Ce langage qui fait histoire» (Benveniste)

A la fin d’« Introduction à l’analyse structurale des récits » (1966), Barthes infléchissait déjà la notion de récit par-delà tout appareil formel. Se demandant « ce qui se passe » dans le récit, le sémiologue arrive à la constatation suivante : « Ce qui arrive, c’est le langage tout seul, l’aventure du langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée »[20], rapprochant le récit comme forme et comme structure de sa réalisation vivante, discursive et d’une expérience humaine du langage, comme l’avait bien posé Émile Benveniste. Si ses Problèmes de linguistique générale intéressent tout particulièrement notre démarche c’est avant tout par la place qu’y tient la subjectivité dans l’activité de parole, aspect crucial pour une relation médecin-patient soucieuse d’écoute au sens plein du terme. Contrairement aux processus de standardisation qui prennent place sous la forme de grilles et autres modalités contraignantes de communication tels que les « dispositifs d’annonce » concernant les mauvaises nouvelles[21], la médecine narrative entend favoriser l’expérience et le ressenti du patient par l’appréhension de son récit, les idiosyncrasies de la maladie plutôt que la typification. Il nous semble qu’on peut aller plus loin et que l’approche discursive peut s’avérer, sous plus d’un angle, complémentaire de la médecine narrative et enrichir à son tour la réflexion.

Benveniste énonce deux formules significatives qui permettent de relancer la réflexion : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet » ; « comparer [le langage] à un instrument c’est mettre en opposition l’homme et la nature »[22]. Davantage qu’un simple récit ou une reconstitution des faits, le récit est effectivement la réalisation de la parole, contextuelle ou situationnelle, d’un sujet qu’il situe et identifie face à un interlocuteur. Il est toujours activité pour reprendre cette prémisse fondamentale d’Émile Benveniste : « la langue en tant qu’assumée par l’homme qui parle ». A ce titre, il invite à être attentif à ce qui se joue dans la réalisation vivante du langage par un sujet parlant, dans un processus d’échange entre un je et un tu, qui fonde le principe d’intersubjectivité, selon Benveniste toujours.- « La conscience de soi, écrit-il, n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. (…) C’est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation mutuelle qu’on découvre le fondement linguistique de la subjectivité.[23]

Poser le discours comme activité d’un sujet en interaction sociale est avant tout une démarche éthique de non séparation du langage et de la vie et, par affinité, d’une médecine plus proche de sa vocation de première science de l’homme, dans la voie du « nouvel esprit anthropologique », tracé par Gilbert Durand. Mais si le langage transcende toute détermination – référentielle, formelle, historique, normative, en un mot – l’enjeu est également de repenser la logique textuelle qui oriente la Médecine narrative. Cela revient, de fait, à passer d’une démarche fondée sur des « compétences textuelles (identifier la structure d’une histoire, adopter ses multiples perspectives, reconnaître métaphores et allusions)» [« …textual skills (identifying a story’s structure, adopting its multiple perspectives, recognizing metaphors and allusions.) »][24] à une démarche énonciative, autrement proche du sujet parlant, de la parole en acte qui se joue en contexte thérapeutique aussi. Cela suppose d’articuler ensemble fait et sujet, sans séparation du biologique et du culturel.

Le discours, qui assure sur un mode relationnel et intersubjectif la transmission du récit, favorise l’expression de la vie personnelle et se fait l’opérateur du corps-langage. L’écouter n’implique pas l’identification à l’autre mais une dialectique éthique de la juste distance.

En d’autres termes, dans le récit que le patient déploie devant le médecin, il y a simultanément les faits, les événements racontés, et un sujet parlant qui dit ce qu’il perçoit, ce qu’il sent, ce dont il se souvient… Il y a ainsi une parole en acte qui trans/porte le récit, demandant à l’oreille de voir et demandant aux yeux d’entendre. Il y a une sorte de pluridimensionalité du sens. Où il y a récit, il y a du corps et de la voix, pluriels dans leur singularité, singuliers dans leur manifestation et dans leur résonance.

L’attention à ce détail peut se lire dans l’essai récent du neurochirurgien portugais João Lobo Antunes, partisan d’un néo-humanisme en médecine capable d’Ecouter avec d’autres yeux[25]. Cette interversion se justifie d’autant plus, il convient de le signaler, par des critères de qualité du diagnostic. En effet, s’il demande de rééquilibrer le geste technico-scientifique par l’«élévation du dialogue» c’est pour écouter « l’écho le plus parfait de la voix par laquelle la maladie exprime son sentir » (Antunes, 2015 : 39). Remarquons que c’est bien la maladie qui est susceptible de se révéler par le dialogue et l’échange, ce qui corrobore le caractère opératoire de celui-ci, d’un côté, et toute l’importance de la voix, du corps et du langage dans la relation narrative qui est discursive et intersubjective.

Penser l’interface théâtrale

La conception du récit s’enrichit alors de la théâtralité qui fait se rejoindre le corps et le langage, le geste et la parole, le son et le silence – ou le son et le sens du silence. Un tel positionnement sollicite autrement la notion d’écoute, au cœur des défis posés à la médecine aujourd’hui. L’interface théâtrale que je propose pour l’approche narrative est donc toute induite des notions de discours, mais aussi de rythme et de voix, celles qui à mon sens fondent aussi la lecture comme pratique – c’est le terme dont se sert Mallarmé – «Lire, cette pratique»–, c’est-à-dire à la fois savoir et expérience. Si nous acceptons l’idée que lire est aussi un dire, une parole active, une expérience transportant l’expression de l’humain dans l’organisation du langage, ce dernier cesse, là encore, d’être conçu comme un système abstrait de signes et de règles. De ce point de vue, le langage est une activité narrante, liante – Barthes, cité plus haut, parlait d’aventure – et qui dépasse le textuel et le référentiel.

Car, que voyons-nous concrètement quand nous ouvrons un livre ? Des lettres, des mots, des signes de ponctuation (pas toujours). Mais quelque chose passe, se passe, une activité, une interaction dès lors que j’entre en contact non tant avec la lettre, mais avec le langage. Présence humaine donc, liée aux sens – à la vue, au toucher, à l’ouïe, selon une combinaison variable, mais qui devient opérante et communicante par la voix. J’y ai un peu réfléchi dans un autre article[26] en donnant un exemple extrême de pratique de lecture, pour montrer que même quand la lecture se passe des yeux, elle ne peut se passer d’une voix. C’est le cas d’un aveugle, lisant avec ses doigts braille sur blanc. Il lie, il lit avec les mains, mais il réalise avec la voix. La tabula rasa de la cécité instaure la spécificité d’une lecture synesthésique où ce qui se « voit », ce qui est lu, s’accomplit avec ce qui est touché, et ce qui est touché recrée immanquablement une voix. Lire n’est plus l’action de voir mais celle de dire et de réaliser avec la voix. La lecture est toujours de l’oralité, même quand on lit « pour soi », elle est toujours théâtralité invitant à un agencement mental, à « tout recréer dans la scène de l’esprit ». On pense ici à Mallarmé qui a souvent proposé des analogies entre théâtre et lecture, entre théâtre et pensée[27]. La lecture invite donc au regard intérieur, au spectacle par la voie de l’inspection – in spectare – soit à partir du dedans. Un théâtre organiquement solidaire de l’esprit et où la révélation du sens se manifeste inséparable d’une mise en scène de la parole – dans « Solennité », le livre « énonce quelque idée auguste » –, à la fois spectaculaire (créative) et relationnelle (éthique), un élan de soi vers l’autre, puisqu’il s’agit bien de « montrer »[28].

L’interne et l’externe

À partir de là, on peut dire que l’entretien médical a ceci d’identique avec le théâtre (et la lecture) qu’il se réalise dans la défaillance ou défaut fondamental des signes, demandant un regard en profondeur, qui n’est possible que par altérité. Nous rejoignons sur ce point Georges Canguilhem quand il demandait pour le médecin un « pouvoir de dédoublement » consistant à «se projeter lui-même en situation de malade »[29].

En tant qu’exercice de parole, l’acte de récit en contexte thérapeutique reste une activité vue, perçue et entendue en situation de co-présence, engageant des modalités de sens variées, du dire au silence, du langage corporel parlant à son repli interstitiel. En cela, il convoque le théâtre, phénomène social et communicatif autant qu’artistique, prédisposé à relier les corps et les discours. De la lettre au corps, le récit invite au passage de voix, à la diction – opération qui conduit les événements à une dimension active, incarnée, et intersubjective, partagée, dès lors. C’est ainsi qu’il peut nous placer au plus près de la parole impromptue, proche de ce rythme singulier qui « habite le commun», comme l’ont bien perçu, en termes dramatiques, Mallarmé et Maeterlinck.

En articulant ce double versant, celui du théâtre et celui du discours, mais une seule et même activité, la parole en acte, c’est le récit replacé dans sa tradition orale qui est revivifié. On ne saurait oublier cet aspect, quand bien même la mutation créée par la lecture silencieuse, l’évolution des supports et de la culture médiatique ont déchu et en quelque sorte délégitimé l’oralité et la narration fondée sur la coprésence. C’est un aspect bien décrit par Walter Benjamin[30] et que l’on retrouve au cœur de sa notion de racontage reprise par Serge Martin d’un point de vue poétique et didactique, soit ce « passage de voix qui demande de considérer l’activité continue de la voix des histoires comme porteuse de sens »[31] .

Replacé dans sa tradition orale, le récit devient activité effectivement activité et passage de voix comme le suggère ce très beau fragment d’Images de pensées de Benjamin, choisi ici pour sa résonance avec notre sujet :

Récit et guérison

L’enfant est malade. La mère le met au lit et s’assoit à ses côtés. Et puis elle commence à lui raconter des histoires. Comment faut-il l’entendre? Je le pressentis lorsque N. me parla de l’étrange pouvoir de guérir qui se trouvait dans les mains de sa femme. De ces mains il me dit : «Ses mouvements étaient extrêmement expressifs. Mais on n’aurait pas pu décrire leur expression… C’était comme si elles racontaient une Histoire. » Nous connaissons déjà la guérison par le récit grâce aux « Formules magiques de Merseburg ». Ce n’est pas seulement qu’elles répètent les formules d’Odin ; elles racontent plutôt les faits qui ont amené celui-ci à les utiliser pour la première fois. On sait d’ailleurs comment le récit que fait le malade au médecin au commencement du traitement peut devenir le début d’un processus de guérison. Et alors se pose la question de savoir si le récit ne crée pas le bon climat et les conditions favorables pour bien des guérisons. Et même si toute maladie ne serait pas guérissable pourvu qu’elle se laisse flotter suffisamment loin – jusqu’à son embouchure – sur le fleuve du récit? Songe-t-on combien la douleur est un barrage qui contrarie le courant du récit, on voit alors clairement qu’il est emporté quand la pente devient suffisamment forte pour entraîner tout ce qu’il rencontre sur son passage dans la mer de l’heureux oubli. La main qui caresse dessine un lit à ce fleuve[32].

On peut dire que Benjamin est ici dans l’esprit de la médecine narrative, posant l’importance du contexte de soins et établissant un lien étroit entre le physique, le mental et le social, entre raison et imagination, entre l’écoute et le soin. Ce qu’il nous montre est facilement perceptible dans les situations concrètes de la vie familiale, plus difficilement en cadre hospitalier et institutionnel, mécanisé et souvent aseptisé de la parole et du lien[33]. Mais ce texte invite à penser le récit (du patient) comme activité discursive, en phase avec l’expression corporelle. C’est la main qui dit, qui anime et incarne le discours, elle gagne une valeur déictique, par rapport au sujet, et ses mouvements dictés par le récit, infléchissent celui-ci en geste de langage[34], propulsant donc le corps vers l’oralité et créant de nouveaux seuils de présence, par-delà les mots. Le corps devient langage, comme dans les anciennes chironomies, et invite à découvrir ces interstices du discours auxquels se réfère João Lobo Antunes.

Ce récit qui se dit en corps-langage

Nous sommes évidemment au cœur d’un problème bien perçu par Émile Benveniste lorsqu’il opère une distinction entre récit et discours par le biais de l’énonciation qui, spécifiquement, « suppos[e] un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière»[35]. Pour le paradigme de la médecine narrative et de la relation de soins, cela suppose de rester dans l’univers de la parole et du récit moins comme agencement de faits que comme dynamique de corps-langage. Ce qui équivaut pour la médecine narrative en un principe de non séparation entre le contenu (les éléments diégétiques) et l’expression (la réalisation discursive).

Les rapports entre l’entretien médical et le théâtre ont ceci de commun qu’ils s’exercent in praesentia, mettant face à face deux êtres humains (ou plus) dans un environnement précis, valorisant l’immédiat, le hic et nunc, l’oralité, le geste et le corps. L’approche théâtrale peut dans ce cadre ouvrir une voie originale à une compréhension renouvelée du « colloque singulier » médecin/patient qui relève de la parole, manifestation vivante d’un discours.

Ce prisme articulant discours et théâtre permet de focaliser la question du langage dans sa dimension à la fois verbale et corporelle, aspect qui n’a pas suffisamment retenu l’attention de la médecine narrative et qui n’a pas été étudié dans le cadre précis de la relation médecin-patient. Pourtant, dans le domaine de la psychologie, par exemple, les travaux d’Albert Merhabian sur la relation verbal/non verbal, ont bien montré que nous ne maîtrisons que faiblement les mots et que tout ce qui concerne la communication non-verbale (geste, mimique, ton vocal, rythme) exerce un impact remarquable (dans l’ordre de 55%) sur notre interlocuteur[36].

Le théâtre engage un continuum corps et le langage, geste et dire en jeu d’implication réciproque. Dès lors, c’est ce corps-langage qu’il faut regarder comme on écoute, « jusque dans ses échos », pour rappeler João Lobo Antunes. En un mot, on est alors aussi attentif à l’histoire du patient qu’à sa manière de l’exprimer, qui participe du sens et qui vient du langage lui-même. On rejoint d’une certaine manière la notion de théâtralité, au sens forgé par Roland Barthes à partir du mot théâtre – corrélativement à littéraire/littérarité – qu’il a définie comme « polyphonie informationnelle » et une « épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène »[37]. Cette notion d’épaisseur intéresse particulièrement la consultation médicale où le sens ne saurait se réduire à ce qui est verbalisé mais se construit aussi de toute une dynamique visible et non visible de signes qui sont autant d’expressions du sens et forment un continuum qui demande à être écouté et perçu, c’est-à-dire à être entendu dans son ensemble.

Paul Zumthor peut également étayer démarche, ayant à son tour attiré l’attention, par-delà le texte et les formes, sur les voix qui les engendrent et sous-tendent ces formes. Ses travaux sur la littérature médiévale rappellent l’inséparabilité du corps et de la voix : « Un lien fonctionnel lie en effet à la voix le geste : comme la voix, il projette le corps dans l’espace de la performance et vise à conquérir celui-ci, à le saturer de son mouvement»[38]

Fonctionnelle : la voix agit, et ce n’est pas le moindre de ses mérites narratifs. C’est ce qu’affirme aussi Henri Meschonnic dans « Le théâtre dans la voix » :

La voix, elle, fait. Elle fait le climat, l’humeur. Elle fait une prosodie, qui n’est pas celle du discours, mais celle du corps, et de la relation entre les corps. C’est parce qu’elle agit que la voix a une affinité avec le poème. Le poème non plus ne dit pas, en tant qu’il est poème, mais il fait. Ce que seul un poème fait[39].

Ainsi, la relation par la voix devenue relation entre les corps entraîne un bouleversement (dynamique) dans la façon de concevoir le récit du patient. Il n’est plus perçu dans sa fixité textuelle ou formelle, mais surtout comme dynamique visible/invisible de signes, unissant le sujet et les événements dialogiques.

La voix comme négatif du corps (comme on dirait pour une photo) est encore une hypothèse à creuser pour une pratique médicale véritablement inquiète de l’écoute. Il ne s’agit pas de dimension cathartique, mais d’exercice d’écoute et d’observation qui pose le médecin à la fois en acteur et en spectateur pour saisir une expérience concrète de la maladie et pouvoir agir de manière plus efficace, ou du moins mieux informée.

La consultation cesse d’être un sanctuaire – mot considéré ici pour son renvoi à un modèle paternaliste de la relation médecin-patient[40], elle retrouve sa dimension interhumaine et sociale, de relation, où décision et empathie, récit et discours se donnent la main, réintroduisant la convergence entre phronèsis et aesthèsis, suggérée par Aristote au livre II de l’Éthique à Nicomaque.

Un point de conclusion s’impose alors: l’orientation narrative de la médecine, qui constitue, indéniablement, une res/source potentielle pour le travail d’attention, de représentation et d’affiliation thérapeutiques, reste trop arrimée au récit comme structure, et comme énoncé. En raison même de la médiation corporelle et langagière impliquée par le récit en contexte de soin, celui-ci est aussi énonciation, expression explicite ou implicite d’une subjectivité active, expérientielle et présente. Ce que le théâtre et la lecture mettent en jeu de manière exemplaire peut porter des hypothèses fructueuses pour une médecine soucieuse de donner à la notion de relation une dimension effective, et efficiente.

[1] Voir la définition du Dictionnaire de l’Académie Française.

[2] Voir Marie-France Mamzer, Paul Avillach, Anita Burgun, « Entrepôt de données comme plateforme de ressource de recherche. Quelle protection pour les personnes ? » In Christian Hervé et al., Les Systèmes informatisés complexes en santé. Banque de données, télémédecine : normes et enjeux éthiques, Paris, Dalloz, « Thèmes et commentaires », 2013, p. 139-152 et Maria de Jesus Cabral, Marie-France Mamzer, Pauline Leroy, Florian Scotté, Christian Hervé «Person/alised Medicine: Fortifying CARPEM Program with Narrative Medicine», in Christian Hervé et Michèle S. Jan (dir.), Les Nouveaux Paradigmes de la médecine personnalisée ou médecine de précision. Enjeux juridiques, médicaux et éthiques, Paris, Dalloz, « Thèmes & commentaires », 2014, p. 249-263.

[3] Voir Jean-Guilhem Xerri, Le Soin dans tous ses états, Desclée de Brouwer, 2011.

[4] Rita Charon, Médecine Narrative. Rendre hommage aux histoires de maladies. Paris, Sipayat, 2015, p. 30 (traduction de son ouvrage premier Narrative Medicine: Honoring the Stories of Illness, Oxford Univ. Press, 2006).

[5] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

[6] Rita Charon, et al. «Close reading and creative writing in clinical education: Teaching attention, representation, and affiliation». Academic Medicine, Journal of the Association of American Medical Colleges, 2015.

[7] Brian Hurwitz, « Narrative [in] Medicine », in Paola Spinozzi, Brian Hurwitz (eds.), Discourses and Narrations in the Biosciences, Acume, V&R Unipress, 2011, p. 85.

[8]Voir http://www.scfc.parisdescartes.fr/index.php/descartes/formations/medecine/droit-sciences-humaines-et-medecine/diu-medecine-et-humanites/(language)/fre-FR

[9] Voir http://narrativaemedicina.letras.ulisboa.pt

[10]Gérard Danou, Langue, récit, littérature dans l’éducation médicale, deuxième édition revue et augmentée, Limoges, Lambert-Lucas, 2016, p. 30.

[11] Jean Starobinski, « Plaidoyer pour des “Humanités médicales” », in Gérard Danou (éd.), Littérature et médecine, ou les pouvoirs du récit, Paris, Bibliothèque publique d’information, 2001, p. 7-8.

[12] Voir Micheline Louis-Courvoisier, « La plupart des esprits ont besoin de matières étrangères pour se dégourdir et exercer », Bioethica Forum, 2011, vol. 4, n° 4. Pour l’histoire de l’évolution du champ des Medical Humanities, voir Brian Hurwitz, « Medical Humanities: Origins, Orientations and Contributions », In Brian Hurwitz (ed.), Anglo-saxónica, Serie III, n° 10, Special issue on Medical Humanities, Lisboa, 2015, p. 11-32.

[13] C. Blease «In defence of utility: the medical humanities and medical education», Medical Humanities, 42, 2016, p. 103‑8.

[14] Cole, Thomas R., Nathan S. Carlin, Ronald A. Carson, (eds.), Medical Humanities: An Introduction, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. IX. Je souligne.

[15] Voir Maria de Jesus, Cabral, Gérard Danou (dir.) Maux écrits, mots vécus. Traitements littéraires de la maladie, Paris, Eds. Le Manuscrit, 2015.

[16] Emile Benveniste, Problèmes de Linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, I, p. 262.

[17] Jean Starobinski, La Relation critique, Paris, Gallimard, « Tel », 1970, p. 49.

[18] Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Le Seuil, 1990.

[19]Stéphane Mallarmé, « Sur le Théâtre et le Livre » (1886), Œuvres complètes, édition de Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. 2, 2003, p. 657.

[20] Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits » (1966), in L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 206.

[21] Notamment en ce qui concerne le cancer. Voir à ce propos Marie-Frédérique Bacqué (dir.), Annoncer un cancer. Diagnostic, traitements, rémission, rechute, guérison, abstention, Paris, Springer, 2011.

[22] Émile Benveniste, op.cit., p. 259.

[23] Ibid., 266 ; 259-260.

[24] Rita Charon, « Narrative & Medicine», New England Journal of Medicine, 350; 9, 2004, 862-863. [http://www.bumc.bu.edu/mec/files/2010/06/Rita-Charon-Narratives-NEJM-Feb-04.pdf].

[25] Titre original en portugais: Ouvir com outros olhos, Lisboa Gradiva, 2015.

[26] Maria de Jesus Cabral, « Dire de près pour lire le loin », in Maria de Jesus Cabral, Franc Schuerewegen, Maria Hermínia A. Laurel, Lire, de près, de loin. Close vs Distant Reading, Paris, Classiques Garnier, Théorie Littéraire”, p. 135-153.

[27] Par exemple, au seuil d’Igitur : « Ce conte s’adresse à l’Intelligence du lecteur qui met les choses en scène, elle-même », in Mallarmé, Œuvres complètes, édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. 1, 1998, p. 475 ; dans la Préface au Coup de dés il est également question de « mise en scène spirituelle».

[28] Cf. « Sur le Théâtre et le Livre», op. cit., p. 657.

[29] Guillaume le Blanc (org.) Lectures de Canguilhem. Le Normal et le pathologique, Fontenay-aux-Roses, Feuillets de l’ENS Fontenay Saint/Cloud, 2000, p. 85.

[30] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2011 (1935).

[31] Martin, Serge, Poétiques de la voix en littérature de jeunesse. Le racontage de la maternelle à l’université, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 16.

[32] Benjamin, Walter, Images de pensée, Trad. de l’allemand par Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 2011, p. 237-238. Texte probablement rédigé au cours du Printemps ou de l’Été 1932, d’après la note de l’éditeur.

[33] Je me permets de renvoyer à ma lecture de l’œuvre Hôpital silence, de Nicole Malinconi, In Maria de Jesus, Cabral, Gérard Danou (dir.) Maux écrits, mots vécus. Traitements littéraires de la maladie, Paris, Eds. Le Manuscrit, 2015, pp. 135-155.

[34] Expression de Baudelaire, utilisée par Gérard Dessons dans La Voix juste. Essai sur le bref, Paris, Editions le Manucius, 2015, p. 87.

[35] Emile Benveniste, op.cit., p. 242.

[36] Voir par exemple Albert Merhabian, Silent Messages: Implicit Communication of Emotions and Attitudes, Belmont, 1981.

[37] Roland Barthes, «L’activité structuraliste », Les Lettres nouvelles, nº 32, février 1963.

[38] Paul Zumthor, La Lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Éd. du Seuil, 1987, 273.

[39] Henri Meschonnic, « Le théâtre dans la voix » In Gérard Dessons, Penser la voix : chant, communication, linguistique clinique, littérature, musique, peinture, psychanalyse, théâtre, La Licorne, nº 41, Poitiers, UFR Langues et Littératures, 1997, 27.

[40] Voir par exemple S. Rameix, Du Paternalisme des soignants à l’autonomie des patients ? Paris, Revue Laennec, 1997.

«Ecoutez votre patient, il vous fera le diagnostic »

William Osler

Le tournant narratif de la médecine

L’essor de la Biologie comme science positive, la médecine expérimentale, et les progrès techniques fulgurants du dernier siècle ont conduit à une « nouvelle médecine» progressivement détournée du malade pour aller vers la compréhension et la maîtrise de la maladie[1]. Renforcées dans cette conception par des systèmes informatisés complexes, les pratiques se sont articulées aux critères « durs » et quantifiables de l’Evidence-based Medicine, pouvant donner l’idée que le ­­­­­­­­­regard objectif sur les symptômes de la maladie et les données, nécessaire pour un savoir/agir, est suffisant[2].

Il n’en est rien. L’allongement de la vie et le recul des frontières de la mort dans les dernières décennies, la chronicisation des maladies antan létales (diabète, maladies de la mémoire, cancer, SIDA…) ont ouvert de nouveaux regards sur la vulnérabilité clinique, la souffrance, le lien social et la qualité de la relation, et en appellent aujourd’hui à une nouvelle conception éthique du soin comme un acte reliant science, conscience et présence[3]. Dans ce cadre, raviver la séculaire dimension intersubjective de la relation thérapeutique est devenu un enjeu majeur.

Au regard de cette évolution, la formation des professionnels de la santé qui s’était coupée de toute participation des sciences humaines et sociales, a progressivement renoué avec les « Medical Humanities ». Parmi les disciplines regroupées à cette enseigne – la philosophie, l’histoire, l’anthropologie, la linguistique, la sociologie, le droit – la littérature contribue depuis quelques décennies aux nouvelles postures de la médecine. Le mouvement en plein essor de la médecine narrative (Narrative Medicine), constitué par Rita Charon à la fin des années 1990 à la Columbia University (NY), s’affirme comme une pratique médicale enrichie par des compétences narratives acquises selon des méthodes littéraires (close reading, creative writing…). Sa visée est d’abord d’application en contexte professionnel : il s’agit en effet de « reconnaître, absorber, interpréter et être ému par les histoires de maladie »[4]. Inspirée par les travaux de Paul Ricœur reliant narrativité, temporalité et identité[5], la médecine narrative ne désavoue pas le rationalisme de l’Evidence-Based Medicine, mais propose de porter l’attention autant sur le corps malade (objet de la science médicale) que sur le sujet qui porte la maladie, ce qui implique la prise en compte de son récit. Le narrative knowlegde doit se révéler à la fois une aide au diagnostic, permettant, face au patient, la prise en compte d’éléments significatifs liés à sa maladie, et un moyen de réflexion par l’écriture, pour le praticien qui construit ainsi une représentation de sa pratique. Cette double démarche entend ainsi renouer avec les dimensions interhumaines de la médecine, ouvrant un troisième concept, celui d’affiliation[6].

Les Humanités médicales entre pluralité et redéfinition

Ce véritable tournant narratif de la médecine a donné jour à d’importants travaux et démarches de théoriciens et praticiens. Brian Hurwitz, responsable du « Centre for the Humanities and Health » du King’s College de Londres, où des programmes de recherche et d’enseignement sont à l’œuvre depuis 2002, voit dans la « Narrative medicine (…) the most developed platform for practising with the sensitivities skills needed to combine clinical and scientific knowledge with personal understanding »[7].

Dans ce florilège des Humanités médicales, l’année 2011 a marqué un tournant en France. Un diplôme interuniversitaire « Médecine et Humanités » a été pour la première fois créé au sein du PRES Sorbonne Paris Cité, issu d’une collaboration entre la faculté de médecine de l’université Paris Descartes et des chercheurs en lettres et sciences du langage de l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Il s’agit de mettre en commun des compétences pluridisciplinaires dans le but de renforcer la « formation par une initiation aux problématiques, aux objets et aux méthodes des sciences humaines»[8]. À l’université de Lisbonne, le projet interdisciplinaire et interuniversitaire « Narrative & Medicine» est en place depuis 2012, et développe en simultané des recherches et des programmes de formation œuvrant à l’interface de la littérature et de la médecine[9].

Associer la littérature à la praxis médicale est également l’approche de Gérard Danou depuis Le Corps souffrant (1994). Langue, récit, littérature dans l’éducation médicale (2007), récemment réédité, montre que la littérature en tant que « grande chaîne sémantique » des phénomènes vécus ne peut qu’enrichir le regard médical de connaissances non biotechniques indispensables « pour penser la médecine dans la pratique quotidienne, et ainsi rendre au médecin la fine dimension psychothérapeutique de son art »[10]. La notion de « médecin-Sujet contre le médecin-objet ou fonction » est la note dominante de ces travaux dans la voie ouverte par Georges Canguilhem, Michel Foucault et Jean Starobinski, considéré à juste titre comme le pionnier des travaux articulant médecine et littérature depuis ses travaux sur la mélancolie. En 2001 plus particulièrement, Starobinski lançait un « Plaidoyer pour des “Humanités médicales” » qui expliquait que « “l’approche humaniste” n’est ni la concurrente ni le substitut de la médecine scientifique » mais qu’elle promeut une « réflexion élargie qui pense les finalités : le droit et le devoir, le lien social, la condition humaine et ce qui n’en peut être éludé » tout en prônant une formation littéraire pour les médecins[11].

Alors que les Humanités médicales se multiplient dans les facultés de médecine européennes, qu’elles prennent des formes variées, tant dans leurs orientations que dans leurs méthodologies[12] et qu’elles affirment leur utilité dans la formation des (futurs) professionnels de santé[13], il y a lieu d’en affiner le filon littéraire. En effet, parmi le florilège des disciplines que cette désignation recouvre actuellement – philosophie, histoire, anthropologie, droit, communication…– c’est le langage, objet par excellence de la littérature, qui est transversal à toutes les démarches impliquées. Il suffit, pour s’en rendre compte, de considérer cette définition récente :

An inter –and multidisciplinary field that explores contexts, experiences, and critical and conceptual issues in medicine and healthcare, while supporting professional identity formation.[14]

Tous ces éléments convoquent la notion de récit qui est à la base de la médecine narrative dans la triple démarche mentionnée plus haut – attention, représentation, affiliation.

Mais la valeur du littéraire tient particulièrement à une aptitude, qui ne trouve pas dans les autres sciences humaines à exprimer la complexité des questions complexes de la vie, de la mort, dans ses dimensions personnelle, collective ou symbolique[15], et que le passage par la subjectivité – expérience dans, par et avec le langage, comme nous l’ont bien montré les travaux au plus près de la discursivité des textes – rend autrement perceptibles. Cette approche peut alors se révéler opératoire dans le cadre qui vient d’être tracé. Ancrée dans l’histoire et la culture, faite avec du langage qui reste le « témoignage objectif de l’identité du sujet » selon le mot juste d’Emile Benveniste[16], la littérature ne saurait s’isoler de l’humain dont elle est l’expression dynamique. Pour la dyade scientifique/existentiel, la littérature permet d’envisager ensemble le biologique et le symbolique, le collectif et le singulier, l’intime et le social, dans une dialectique où le concept d’altérité et celui de sujet jouent un rôle décisif.

D’un point de vue pratique, la lecture, qui constitue le principe et la méthode par excellence du littéraire, mobilise des savoirs divers et conjugués, et implique l’adoption d’un point de vue autre, qui dépasse celui de l’identification pour se déployer en relation critique, au sens évoqué par Jean Starobinski, pour désigner « l’irrégularité turbulente, la contradiction (…) le refus de l’apaisement »[17] dont le littéraire tire sa force aporétique. En ce sens, la lecture interpelle une approche systémique, dans le sens de la «pensée complexe» dont parle Edgar Morin[18]. Plutôt qu’une focalisation ciblée sur « la chose » seule, la littéraire invite à saisir «les rapports» entre les choses, comme le prônait Mallarmé sur l’exemple de la musique.

Un tel vœu de réciprocité « entre l’Art et la Science » déjà formulé par Mallarmé pour le théâtre et le livre à la fin du XIXe siècle[19] permet en outre, à la littérature et à son étude, de recouvrer les grands présupposés humanistes dévalués par les méthodes éminemment historiques et formalistes.

« Ce langage qui fait histoire» (Benveniste)

A la fin d’« Introduction à l’analyse structurale des récits » (1966), Barthes infléchissait déjà la notion de récit par-delà tout appareil formel. Se demandant « ce qui se passe » dans le récit, le sémiologue arrive à la constatation suivante : « Ce qui arrive, c’est le langage tout seul, l’aventure du langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée »[20], rapprochant le récit comme forme et comme structure de sa réalisation vivante, discursive et d’une expérience humaine du langage, comme l’avait bien posé Émile Benveniste. Si ses Problèmes de linguistique générale intéressent tout particulièrement notre démarche c’est avant tout par la place qu’y tient la subjectivité dans l’activité de parole, aspect crucial pour une relation médecin-patient soucieuse d’écoute au sens plein du terme. Contrairement aux processus de standardisation qui prennent place sous la forme de grilles et autres modalités contraignantes de communication tels que les « dispositifs d’annonce » concernant les mauvaises nouvelles[21], la médecine narrative entend favoriser l’expérience et le ressenti du patient par l’appréhension de son récit, les idiosyncrasies de la maladie plutôt que la typification. Il nous semble qu’on peut aller plus loin et que l’approche discursive peut s’avérer, sous plus d’un angle, complémentaire de la médecine narrative et enrichir à son tour la réflexion.

Benveniste énonce deux formules significatives qui permettent de relancer la réflexion : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet » ; « comparer [le langage] à un instrument c’est mettre en opposition l’homme et la nature »[22]. Davantage qu’un simple récit ou une reconstitution des faits, le récit est effectivement la réalisation de la parole, contextuelle ou situationnelle, d’un sujet qu’il situe et identifie face à un interlocuteur. Il est toujours activité pour reprendre cette prémisse fondamentale d’Émile Benveniste : « la langue en tant qu’assumée par l’homme qui parle ». A ce titre, il invite à être attentif à ce qui se joue dans la réalisation vivante du langage par un sujet parlant, dans un processus d’échange entre un je et un tu, qui fonde le principe d’intersubjectivité, selon Benveniste toujours.- « La conscience de soi, écrit-il, n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. (…) C’est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation mutuelle qu’on découvre le fondement linguistique de la subjectivité.[23]

Poser le discours comme activité d’un sujet en interaction sociale est avant tout une démarche éthique de non séparation du langage et de la vie et, par affinité, d’une médecine plus proche de sa vocation de première science de l’homme, dans la voie du « nouvel esprit anthropologique », tracé par Gilbert Durand. Mais si le langage transcende toute détermination – référentielle, formelle, historique, normative, en un mot – l’enjeu est également de repenser la logique textuelle qui oriente la Médecine narrative. Cela revient, de fait, à passer d’une démarche fondée sur des « compétences textuelles (identifier la structure d’une histoire, adopter ses multiples perspectives, reconnaître métaphores et allusions)» [« …textual skills (identifying a story’s structure, adopting its multiple perspectives, recognizing metaphors and allusions.) »][24] à une démarche énonciative, autrement proche du sujet parlant, de la parole en acte qui se joue en contexte thérapeutique aussi. Cela suppose d’articuler ensemble fait et sujet, sans séparation du biologique et du culturel.

Le discours, qui assure sur un mode relationnel et intersubjectif la transmission du récit, favorise l’expression de la vie personnelle et se fait l’opérateur du corps-langage. L’écouter n’implique pas l’identification à l’autre mais une dialectique éthique de la juste distance.

En d’autres termes, dans le récit que le patient déploie devant le médecin, il y a simultanément les faits, les événements racontés, et un sujet parlant qui dit ce qu’il perçoit, ce qu’il sent, ce dont il se souvient… Il y a ainsi une parole en acte qui trans/porte le récit, demandant à l’oreille de voir et demandant aux yeux d’entendre. Il y a une sorte de pluridimensionalité du sens. Où il y a récit, il y a du corps et de la voix, pluriels dans leur singularité, singuliers dans leur manifestation et dans leur résonance.

L’attention à ce détail peut se lire dans l’essai récent du neurochirurgien portugais João Lobo Antunes, partisan d’un néo-humanisme en médecine capable d’Ecouter avec d’autres yeux[25]. Cette interversion se justifie d’autant plus, il convient de le signaler, par des critères de qualité du diagnostic. En effet, s’il demande de rééquilibrer le geste technico-scientifique par l’«élévation du dialogue» c’est pour écouter « l’écho le plus parfait de la voix par laquelle la maladie exprime son sentir » (Antunes, 2015 : 39). Remarquons que c’est bien la maladie qui est susceptible de se révéler par le dialogue et l’échange, ce qui corrobore le caractère opératoire de celui-ci, d’un côté, et toute l’importance de la voix, du corps et du langage dans la relation narrative qui est discursive et intersubjective.

Penser l’interface théâtrale

La conception du récit s’enrichit alors de la théâtralité qui fait se rejoindre le corps et le langage, le geste et la parole, le son et le silence – ou le son et le sens du silence. Un tel positionnement sollicite autrement la notion d’écoute, au cœur des défis posés à la médecine aujourd’hui. L’interface théâtrale que je propose pour l’approche narrative est donc toute induite des notions de discours, mais aussi de rythme et de voix, celles qui à mon sens fondent aussi la lecture comme pratique – c’est le terme dont se sert Mallarmé – «Lire, cette pratique»–, c’est-à-dire à la fois savoir et expérience. Si nous acceptons l’idée que lire est aussi un dire, une parole active, une expérience transportant l’expression de l’humain dans l’organisation du langage, ce dernier cesse, là encore, d’être conçu comme un système abstrait de signes et de règles. De ce point de vue, le langage est une activité narrante, liante – Barthes, cité plus haut, parlait d’aventure – et qui dé

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