2017-01-20

Dresser un inventaire du réel, en pénétrer les moindres replis, mettre en évidence ses contradictions, tout en sachant pertinemment qu’il s’agit d’un travail douloureux et sans fin. C’est en ces termes qu’on pourrait définir le projet et les contenus de ce que j’appelle « l’archive Fanon », archive différente de toutes les autres : excédentaire et insoumise.

Explorer cette archive exige qu’on se libère des schémas préconstitués qui ont tenté d’établir une distinction entre le Fanon psychiatre et le Fanon militant, le Fanon psychanalyste et postcolonial, le Fanon auteur de textes littéraires et le Fanon lecteur de Georg Hegel, Henri Bergson, Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre, qui l’ont qualifié tour à tour de « psychanalyste de la culture » ou de nationaliste…

On peut penser ici à la formule utilisée par Ernesto de Martino pour demander que sa vie et sa pensée, celles d’un « homme atypique », comme il aimait à se définir, ne soient pas cataloguées en vertu de classements hégémoniques, mais qu’on les considère plutôt comme les différents profils entrelacés d’une même existence 1 .

Revenir à Frantz Fanon, autre homme atypique, et questionner avec lui notre présent veut donc dire en premier lieu penser sa vie et son œuvre dans leur ensemble, en faisant voler en éclats les séparations qui leur ont été imposées et en soustrayant aux archontes 2 , gardiens et interprètes jaloux de sa pensée et de son héritage, la force des intuitions qu’il nous a léguées. Ma propre lecture de Fanon, entreprise il y a déjà longtemps, est née, du reste, de ce besoin de briser les cloisonnements disciplinaires pour mieux questionner le racisme institutionnel, l’aliénation postcoloniale et la violence épistémologique.

La déconstruction des catégories psychiatriques mise en œuvre par Fanon, la sémiotique politique du sujet racialisé, le rôle de la sexualité et de l’intimité dans la production de l’aliénation coloniale 3 , m’ont apporté les clés pour interpréter bien des ressentiments, des symptômes et des conflits du temps présent. Et aussi pour interroger, dans une optique différente, l’expérience de ceux qui se voyaient habituellement attribuer la position d’« objet » dans les savoirs que je pratiquais : l’anthropologie de la violence, la clinique de la migration. Sur la façon dont les subalternes, les damnés, réagissent à un monde d’arbitraire et d’asservissement, Fanon nous a livré des représentations fulgurantes.

Même lorsque ses analyses se révèlent inachevées ou impropres à interpréter les problèmes de notre temps, elles ouvrent de précieuses pistes de réflexion pour qui sait y reconnaître les clés d’une épistémologie subversive et d’une critique implacable des stéréotypes. Depuis sa mort, les idées de Frantz Fanon ne cessent d’être interpellées devant l’histoire (les luttes contre la ségrégation raciale aux États-Unis, les guerres du Congo, l’apartheid en Afrique du Sud 4 , la colonie et les attentats suicides en Palestine 5 , les contradictions de l’Algérie postcoloniale, ou, plus récemment, Boko Haram 6), même lorsqu’on avait l’impression qu’elles étaient oubliées 7 .

Ce n’est pas un hasard si Fanon continue d’occuper une place de choix dans les débats internationaux, bien au-delà du cadre des études postcoloniales ; si en Amérique latine on l’appelle à dialoguer avec Paulo Freire pour élaborer des formes de connaissance libérées des modèles académiques « du Nord 8 » ; si Michael Hardt et Antonio Negri s’appuient sur lui dans leur tentative de construire un nouveau modèle de politique en mesure de nous faire passer « de la modernité et l’antimodernité à l’altermodernité 9 », et si, rien qu’en 2015, quatre nouveaux volumes sur son œuvre et son héritage ont été publiés en anglais 10 .

Est-ce encore pure coïncidence si ses écrits psychiatriques – longtemps considérés comme mineurs, parfois jamais publiés – ont fait l’objet de traductions ou de recueils en Italie 11 , ou – plus récemment – en France 12 ? Par ailleurs, Fanon est un merveilleux compagnon de voyage lorsqu’il s’agit de questionner les ombres de notre temps et la condition des « humiliés de tous les pays du monde 13 », lorsqu’on s’oblige à penser la décolonisation de nos savoirs et de nos pratiques. Comme le fait remarquer Peter Hudis, peu importe si Fanon a été parfois cité hors de propos ou de façon inappropriée. Ce qui compte, c’est que « nombreux sont ceux qui voient ses idées parler à l’urgence du moment 14 ».

Dans une époque de divisions déchirantes, d’inimitié diffuse, Fanon reste incontournable, en particulier lorsqu’il laisse son propre corps interpeller, mesurer et connaître 15 . C’est sans conteste dans cette fusion entre « l’analytique et l’affectif 16 » que se trouve la marque de son écriture unique. Il n’est pas surprenant que la diffusion de sa pensée au Maroc doive beaucoup à un groupe d’écrivains et d’artistes, comme l’indique Kenza Sefrioui dans ce numéro.

Si ce vaste projet politique et épistémologique connaît le succès, c’est aussi parce que, de bout en bout, que ce soit dans ses analyses politiques, son rapport avec la souffrance ou dans son interprétation de la situation coloniale, Frantz Fanon demeure un médecin et un psychiatre (rares sont ceux qui ont su ausculter le monde, les échos lugubres qui le traversent ou les murmures de la révolte aussi bien que lui). Il ne s’agit pas d’un paradoxe : c’est plutôt une perspective qui lui permet d’affiner ses outils et d’accroître la sensibilité de son regard. Et d’ailleurs, il connaît l’importance de la sémiotique, des détails, et il sait bien à quel point ceux-ci comptent, lorsque l’enjeu est le diagnostic du pouvoir, de l’aliénation, de l’avenir. Malgré les jugements régulièrement émis sur les limites de ses interprétations ou sur son prétendu anachronisme, Paul Gilroy a raison de soutenir que « l’histoire encore en marche de la décolonisation et la consolidation de relations néocoloniales peuvent être interprétées de différentes manières. Loin de tout jugement accablant ou simpliste […], l’impact des écrits politiques et philosophiques [de Fanon] n’a à ce jour pas encore été apprécié dans toute son ampleur 17 ».

« L’archive a toujours été un gage, et comme tout gage, un gage d’avenir », écrit Jacques Derrida 18 . De quel gage et de quel avenir nous parle l’archive Fanon ?

Pathologies de l’interpellation

Pour comprendre psychanalytiquement la « situation raciale », écrit Fanon, « il faut attacher une grande importance aux phénomènes sexuels 19  ». La sexualité est au cœur de la question raciale, de l’imaginaire qui la gouverne, des formes de subjectivation qui la distinguent. Dans son dernier livre, Frantz Fanon lance une autre observation, tout aussi péremptoire : « Une étude du monde colonial doit obligatoirement s’attacher à la compréhension du phénomène de la danse et de la possession 20  ». L’essentiel de la grammaire de l’aliénation s’exprime dans ces quelques phrases : sexualité et racisme, possession et colonialisme 21 . Entre ces pôles de l’expérience, entre ces « phénomènes », Fanon tisse la trame de sa phénoménologie politique : le regard, la voix, le corps. Ce sont là des thèmes qui parcourent tous ses écrits, mais en particulier Peau noire, masques blancs, et dont je voudrais rappeler ici deux exemples. Le premier concerne l’anecdote du jeune étudiant en médecine :

« Il y a quelques années, nous avons connu un Noir, étudiant en médecine. Il avait l’impression infernale de n’être pas estimé selon sa valeur, non pas sur le plan universitaire mais, disait-il, humainement […] Et puis, un jour, il s’engagea dans l’armée comme médecin auxiliaire […]. Il voulait avoir sous ses ordres des Blancs. C’était un chef ; comme tel, il devait être craint ou respecté. […] Ainsi se vengeait-il de l’imago qui l’avait de tout temps obsédé : le Nègre effrayé, tremblant, humilié devant le seigneur blanc 22 ».

L’image est puissante, ainsi que les mots, tous soigneusement choisis. La formule « impression infernale », en italique, apparaît deux fois en quelques lignes, comme pour marquer l’expérience d’une reconnaissance deux fois niée (en tant qu’homme et en tant que médecin). Le désir obsessionnel du jeune étudiant est d’avoir un jour sous ses ordres des Blancs et de les voir adopter à son égard « une attitude de Noirs », effaçant ainsi l’image qui le hante : celle du « Nègre tremblant, humilié devant le seigneur blanc ». Quelques phrases suffisent pour cristalliser en son entier l’expérience du sujet racial, son désir de vengeance (vengeance qui ne concerne pas seulement sa propre existence, mais la condition de tous les Noirs qui ont été humiliés et qui ont tremblé de peur, de toutes les générations de Noirs qui l’ont précédé) et la certitude d’un drame : qu’il est déterminé par sa seule apparence 23 . C’est le cycle tragique de peur, haine et peur étudié par Horace Cayton aux États Unis 24 , et que Fanon analysera à son tour pour montrer comment la simple confrontation avec le regard du Blanc fait voler en éclats toute « résistance ontologique 25  ». C’est L’expérience vécue du Noir, reprise dans l’article d’Alice Cherki dans ce même numéro, où la scène de la rencontre avec l’enfant blanc introduit le thème de l’interpellation.

L’enfance occupe un rôle décisif dans l’œuvre de Frantz Fanon 26, surtout dans les pages qui explorent la construction psychique du sujet racial, et encore une fois, ce drame sera mis en scène indifféremment par une enfance blanche ou une enfance noire. Voilà l’autre passage que j’entends évoquer : ce n’est pas un hasard si c’est un enfant blanc, effrayé à la vue d’un Noir 27 , qui prête sa voix au problème racial. Ni si une enfant blanche, traumatisée par les récits de son père, « ancien de la Coloniale », et par les tam-tams qui résonnaient chaque soir autour de sa maison, conçoit, à l’âge adulte, une terreur profonde des « nègres-sauvages-cannibales »…

Fanon élabore un dispositif dans lequel prend corps l’analyse du fantasme racial, avec pour toile de fond la critique inspirée par la leçon de Lacan au modèle de la « constitution » dans le développement de la névrose. Et le fait que la frayeur d’un enfant blanc déclenche la réflexion sur L’expérience vécue du Noir, ou que la « peur du Nègre » d’une enfant blanche clôture le chapitre sur Le nègre et la psychopathologie ne constitue pas seulement un autre de ces écarts imprévus qui ont rendu sa prose célèbre. Il s’agit de quelque chose de plus important : l’aliénation du Noir renvoie nécessairement à celle du Blanc, et celle-ci nourrit à son tour la constellation délirante du premier.

C’est une anatomie minutieuse de l’aliénation raciale, dont les bases lui sont suggérées par la théorie de son adversaire 28  : Octave Mannoni. N’importe quelle analyse de la situation coloniale, avait soutenu Mannoni dans Psychologie de la colonisation, doit toujours et obligatoirement prendre en compte les deux pôles de la relation : les colons et les colonisés. Dans ce chiasme, même les symptômes semblent obéir à une symétrie spéculaire. Ce jeu de miroirs instaure cependant, selon Ghassan Hage, un « perspectivisme confus » (muddled perspectivism), où il devient difficile de dire si l’objet de l’analyse est la victime du racisme ou bien le raciste. Selon moi, il s’agit au contraire d’un perspectivisme éclairant, où racisme et névrose, peur et violence, mépris et ressentiment s’enchevêtrent, en détruisant toute illusion diagnostique qui voudrait ne tenir compte séparément que de l’un ou de l’autre des deux moments et déboucher sur un déterminisme banal en mesure d’expliquer mécaniquement l’apparition de l’aliénation ou du conflit racial 29 .

Ghassan Hage rappelle qu’on peut faire l’expérience du racisme « aussi bien comme déni (denial) d’une spécificité que comme déni d’universalité, et l’émargination de l’autre peut se produire aussi bien en accentuant sa différence qu’en l’ignorant 30  ». Dans ce balancement infernal, Hage voit pourtant se dessiner un autre thème : l’oscillation entre aspiration à l’universel et besoin de spécificité (ou mieux, le besoin de voir reconnaître sa propre différence). En effet, le sujet racial ne craint pas tant – nous dit Hage – qu’on ne le considère pas comme un homme comme tous les autres, ni qu’on nie ses spécificités, mais plutôt qu’il soit obligé à un choix, une sorte d’ultimatum qui aurait pour effet de le figer définitivement dans l’une ou l’autre des positions. Ce « besoin de vacillement » fondamental n’aurait pas été pleinement reconnu par Fanon. Mais Hage semble oublier l’analyse de Fanon sur l’opposition entre « culture » et « coutume », sur les tourments de l’intellectuel colonisé et ses hésitations entre élan et repli 31 .

Cette indécision, scrutée par Fanon à plusieurs reprises, doit être questionnée : elle naît dans le cadre d’une polarité qui, étant constitutive du monde colonial et de ses lois, se place déjà sous le signe d’un choix aliéné ou, pis encore, représente un symptôme de la domination coloniale elle-même.

Fanon refuse toute attitude (tout regard) qui fige et condamne l’Autre (le Noir, le Nord-Africain, l’immigré), à occuper la position que le stéréotype colonial lui assigne. Sa critique de la négritude consiste, tout compte fait, en ceci : le refus d’une philosophie n’admettant qu’une et une seule identification et aplatissant en une identité noire présumée une multiplicité de trajectoires, d’existences, d’historicités. Son affirmation − « C’est le blanc qui crée le Nègre. Mais c’est le Nègre qui crée la négritude. À l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile 32 » −, révèle sa pleine conscience de ce que l’oscillation entre universel et particulier n’exprime pas tant un besoin ontologique du sujet racial ou colonial qu’un mouvement défini par des rapports de domination (politique, économique, symbolique) bien précis. Pour Fanon, être pris dans la malédiction d’un simple réagir est le symptôme d’une condition d’assujettissement. Sortir de l’aliénation coïncide avec la capacité du sujet d’« agir dans l’Histoire » (de Martino) et faire que l’autre soit à son tour contraint à réagir…

Mais il y a un thème décisif que l’analyse de Ghassan Hage met en évidence lorsqu’il distingue trois différentes pathologies de l’interpellation. La première est l’absence d’interpellation (non-interpellation), caractéristique de la forme de racisme qui fait de l’Autre un sujet invisible, qui n’existe pas dans l’ordre symbolique mais uniquement dans le règne du réel. Du moment qu’il n’existe pas, on peut tout faire en sa présence : devant son esclave, le maître pouvait tranquillement épancher ses besoins sexuels.

La deuxième modalité consiste en une interpellation négative. L’admission dans l’espace social et symbolique a lieu, mais au prix d’une représentation radicalement négative (le Noir est infantile, paresseux, sale ; l’Arabe est criminel, impulsif, peu soucieux de l’avenir ou encore menteur ; l’Asiatique est indifférent…). Frantz Fanon déconstruira ces stéréotypes à l’œuvre dans la psychiatrie coloniale, en dévoilant le sens politique de la tension à peine retenue sous le pli d’un sourire (le grin du Noir) 33, le sabotage camouflé sous l’inertie, la résistance perceptible dans ce qui a l’air d’un simple mensonge 34.

C’est toutefois la troisième forme qui m’intéresse tout particulièrement ici : la mauvaise interpellation. Nous assistons dans ce cas à un véritable drame, en deux actes. Au cours du premier, le sujet racial est appelé à faire partie d’une collectivité (on lui donne l’illusion qu’il est « comme tous les autres », selon l’adage de la modernité) pour, un instant plus tard, se voir révoquer cette concession et rappeler qu’il est différent, qu’il ne fait pas encore partie du groupe qui pourtant lui avait fait signe, qu’il est encore trop tôt pour l’intégrer entièrement ou pour lui accorder la nationalité 35 . C’est de cette dernière forme d’interpellation que naissent la souffrance, la rage, et surtout l’ambivalence à l’égard d’une modernité qui le fascine, en laquelle il voit une source de reconnaissance et de valorisation, mais envers laquelle il retourne sa rage destructrice lorsqu’il se sent repoussé loin d’elle. On aurait ici, suggère Hage, une clé pour interpréter un certain nombre de cas de terroristes, qui semblent partager l’expérience commune d’une interpellation frustrante tombée dans l’oubli par la suite 36 . Nés et élevés en Europe ou aux États-Unis, ils ont fini par couver une hargne sans fin envers cet Occident qui, après les avoir interpellés, n’a pas maintenu ses promesses. C’est avec des tonalités assez proches que Slavoj Žižek analyse l’explosion des banlieues en 2005, lorsqu’il souligne le trait marquant de ces protestations : l’absence – à la différence de mai 1968 – d’un quelconque moment visionnaire, d’un quelconque projet politique. C’est cette absence, affirme Žižek, qu’il nous faut questionner 37 .

Les années de braise 38

J’aimerais reprendre ici brièvement deux autres critiques parmi celles adressés à Fanon, et m’efforcer ensuite de les réfuter. La première soutient que si Fanon a su scruter dans ses moindres replis la violence de la colonie (« sa part maudite »), il n’a pas manifesté le même intérêt pour « la violence de l’ignorance » (d’après Fanon, la colonie est violence à l’état pur). Par ailleurs, il n’aurait pas suffisamment tenu compte de « son petit secret », à savoir « l’assujettissement du colonisé par son propre désir 39  ». Bien qu’il ait pu déjà disposer, à la fin des années 1950, de certaines traductions partielles des texte d’Antonio Gramsci 40 , Fanon aurait fini par ignorer ce qui, pour Gramsci, constituait un moment fondamental dans l’exercice du pouvoir, à savoir l’hégémonie. C’est ainsi qu’Achille Mbembe peut émettre son verdict : « De ce “petit secret”, Fanon fait peu de cas. C’est peut-être ce qui explique son incapacité à anticiper la postcolonie 41  ».

Évoquant les discours sur la double dette contractée par l’Occident à l’égard de la colonie, la « dette de procréation (développement) » et la « dette d’hospitalité (immigration) », Mbembe offre aussi des rapprochements féconds avec la réflexion d’Hage, notamment lorsque l’un et l’autre envisagent la question de la perte et de la dépossession 42 .

La deuxième critique émane de Nancy Rose Hunt. Dans son dernier ouvrage sur le Congo colonial 43 , Hunt reproche à Fanon d’avoir négligé les stratégies de mobilité qui, malgré l’oppression coloniale, auraient permis aux colonisés d’inventer des espaces de liberté, de résistance et d’invisibilité (par exemple, le cas des guérisseurs et des prophètes qui donnèrent naissance à d’authentiques formes d’« insurrection thérapeutique »). Les exemples fournis par l’historienne montrent de façon très efficace que la colonisation belge n’a pas été ponctuée uniquement par le sifflement sinistre de la chicotte ou par la terreur hébétée des fugitifs aux membres amputés, mais aussi par le son joyeux des fanfares, par des appropriations, des alliances et des transactions qui, bien qu’ayant pour effet de transformer le territoire psychique des colonisés 44 , n’en épuisèrent jamais tout à fait les ressources et le dynamisme. Cependant, Fanon n’aurait pas été en mesure d’appréhender ces tiraillements, écrasé par une vision pathologique et apocalyptique, s’abandonnant parfois à des « raccourcis primitivistes » (primitivist reductions) et proposant un portrait quasi « caricatural » de la décolonisation lorsqu’il la décrit comme un basculement inattendu (sudden reversal) 45 .

Demandons-nous à présent : Fanon a-t-il vraiment ignoré les zones grises de la colonie et perdu de vue son « petit secret » (Mbembe) ? A-t-il vraiment oublié l’irréductible besoin de vacillement du sujet racialisé (Hage) ou les tactiques de mobilité adoptées dans le contexte de la domination coloniale (Hunt) ?

J’aimerais proposer ici une lecture un peu différente en commençant par un territoire particulier : celui de la maladie et du corps, du recours hésitant du colonisé à l’hôpital « des Blancs, ou des étrangers, du conquérant en tout cas », celui – enfin – de l’attitude du médecin colonisé, dans des pages où nous rencontrons de nouveau l’ethnographie minutieuse du rapport entre médecine occidentale et colonisés que nous avions déjà relevée dans Le syndrome nord-africain 46 .

Devant son besoin de se soigner en ayant la possibilité de bénéficier d’une ressource dont il perçoit la supériorité technique, le colonisé – écrit Fanon – est indécis : cependant, il n’hésite pas entre, d’une part, une adhésion opiniâtre aux croyances locales ou une idée de guérison miraculeuse, comme se bornait à le répéter une certaine ethnologie, et, de l’autre, les valeurs d’une rationalité médicale, dont il admet d’ailleurs la supériorité technique, mais entre le besoin de sauver la vie d’un proche et le sentiment que dans cette même médecine, dans ces mêmes hôpitaux, couvent le mépris pour sa propre culture, la violence d’expérimentations menées sur des malades à leur insu 47 , la volonté d’humilier. L’analyse de cette ambivalence, qui déchire les choix et la conscience des Algériens, est suivie chez Fanon de l’image d’une autre ambivalence, celle du médecin colonisé : « Le médecin algérien est intéressé, économiquement, au maintien de l’oppression coloniale. […] C’est ce qui explique que très souvent il se transforme en chef de milices ou en organisateur de raids “contre-terroristes” ».

L’intérêt matériel des médecins colonisés, de même que celui des élites, les poussera à des prises de position paradoxales, et les verra souvent s’identifier avec l’occupant, au point de trahir leurs frères. C’est un paradoxe douloureux. Toutefois, ces identifications contingentes et ces désirs sont eux-mêmes le résultat d’une situation bien précise, qui verra justement ces catégories de population, émergeant des décombres des alliances tribales, constituer en même temps le noyau central du mouvement nationaliste et anticolonial 48 .

Étayés par la domination coloniale, les désirs, les ambivalences et les vacillements du colonisé, le fatalisme 49  commun aux « déshérités de toutes les régions du monde », naissent dans une société divisée, empoisonnée par le doute et par le sentiment d’infériorité, par une atmosphère de « mort à bout touchant ». Telle est la vie psychique du pouvoir (colonial).

Il existe une autre image, non moins efficace que celles qui nous sont offertes par les pages de L’an v de la révolution algérienne, c’est celle du retour à la « tradition » (autre exemple de « repli », autre genre de vacillement) dans le chapitre « Racisme et culture », lorsque – en pleine lutte anticoloniale − il décrit le médecin arabe dormant par terre, crachant de-ci de-là et l’intellectuel noir qui retourne consulter un sorcier avant de prendre une quelconque décision. Chaque ambivalence entre imaginaires et épistémologies, chaque hésitation entre des valeurs renvoie à des positions définies par un univers de conflit et de mensonge. Si l’on considère cet espace comme la matrice de significations et de comportements, même les stéréotypes servant à représenter les colonisés seront repris par Fanon pour être analysés dans le cadre des rapports de pouvoir de la scène coloniale et voir ainsi renversé leur signifié : le mensonge du Nord-Africain ? Une révolte contre une autorité non reconnue. Les orgies musculaires des transes ? Une violence accumulée et défoulée au cours des cérémonies mais, comme ceux qui, devant le juge, nient contre toute évidence les délits commis, il s’agit d’opprimés qui, bien qu’ils soient dominés, ne sont pas domestiqués.

L’ethnographie de Frantz Fanon est une représentation pénétrante de l’aliénation coloniale, et ses portraits sont comme des instantanés mettant toujours en évidence le même punctum (dans le sens que Roland Barthes attribue à ce terme) 50 : celui de la violence introduite « dans les maisons et dans le cerveau du colonisé 51  », celui d’une situation où la vie a désormais pris une « allure de mort incomplète 52  », celui d’un flottement structurel des signes et des désirs.

Fanon est donc conscient du besoin irréductible de vacillement, de même que des ambivalences des sujets colonisés, en premier lieu des intellectuels, sujets qui vivent désormais « en porte-à-faux 53  ». Sa phénoménologie est historique, politique et situationnelle ; elle questionne non pas le besoin ontologique de vacillement existant chez tout sujet racialisé, mais plutôt le besoin qui se fait jour parmi les colonisés : dans le cadre de liens sociaux désormais délités, hantés par le soupçon, où même le deuil ne peut plus être formulé à la manière habituelle, et où chaque décès est interprété comme la « conséquence directe ou indirecte de la répression colonialiste ». Son insistance sur l’exigence d’un diagnostic situationnel est le corollaire de cette attention à l’historicité de l’expérience, une historicité qui façonne les sentiments, les rêves, les comportements, les symptômes, les perceptions et qui, par exemple, avant 1939, fait que l’Antillais se sente Européen et perçoive l’Africain comme un Noir pour découvrir tout à coup par la suite, comme en un choc cognitif, que lui aussi est noir 54 .

Dans le « labyrinthe infernal » qu’est la colonie, Fanon ne perd pas de vue les ambivalences ou les désirs des colonisés, loin de là, et pourtant – il faut l’admettre – ils sont parfois comme laissés à l’arrière-plan. Mais quand cela se produit, c’est pour une raison particulière.

Frantz Fanon arrive en Algérie en 1953, un an avant la « Toussaint rouge55  », et il vivra une époque marquée par les atrocités et le désarroi, où le médecin colonial est aussi tortionnaire, où les luttes fratricides se font féroces et le meurtre pour un kilo de sucre est monnaie courante. Ce que Fanon a devant lui est un « point de non-retour 56  ». Ponctuées par les interrogatoires et les « noyades », par les « regroupements », les exécutions sommaires et les viols commis dans l’impunité la plus complète, ce sont des années qui concèdent peu de temps pour analyser les transactions et les appropriations. Lorsque les électrodes sont appliquées aux oreilles ou aux testicules, que le gendarme ou le soldat conseille, « à coups de crosse ou de napalm, de ne pas bouger 57  », il est difficile de s’occuper de tactiques de mobilité et d’autres questionnements s’imposent à l’observateur.

L’extase des damnés

L’œuvre de Fanon s’élabore à l’intersection des deux lames d’un ciseau : épistémologie critique du savoir colonial, de ses dispositifs disciplinaires et moraux, de sa pénétration lente mais inexorable dans les consciences des colonisés, d’une part ; phénoménologie de la résistance, de ses manifestations (politiques, symboliques, religieuses, psychiques), de l’autre. Le long de cette entaille, il faut cerner deux questions : la place de la culture dans son rapport avec la maladie mentale et les soins qui lui sont apportés ; les effets de la violence. C’est dans cette fourchette théorique que naît le projet d’une ethnopsychiatrie dynamique et critique (dans le sens donné à ces formules par Georges Balandier) encore largement inexplorée. Tandis qu’elle attribue aux thérapies locales, aux rythmes quotidiens, aux « croyances » un rôle décisif dans la compréhension du monde culturel des dominés ou dans la mise en place de modèles d’intervention adaptés au contexte social, elle revient enquêter, comme auparavant dans Peau noire, masques blancs, sur les limites des catégories diagnostiques et interprétatives de la psychiatrie et des sciences sociales. Le rapport entre religieux et politique en Algérie et, plus largement, dans les sociétés musulmanes, est sans conteste un chapitre fondamental qui demande encore à être approfondi. Le dialogue entre Ali Shariati, représentant d’un islam politique moderne, et Fanon est, de ce point de vue, décisif, comme le montre Sara Shariati dans sa contribution à ce numéro.

Mais ce qui rend cette perspective unique, ce n’est pas, comme on peut évidemment s’y attendre 58 , le simple recours à la notion de culture pour comprendre les représentations de la folie ou l’efficacité des rites thérapeutiques. Frantz Fanon ne se contente pas d’isoler le dispositif symbolique de la subordination de genre ou de l’honneur pour en analyser ensuite la reproduction au sein de la famille ou de la société paysanne. Il questionne ces différents aspects dans le cadre d’une situation historique bien précise, où les acteurs, les intérêts et les langages sont multiples et s’affrontent depuis longtemps (campagnes et villes, Kabyles et Arabes, colons et colonisés), sans cesser d’interpeller, dans un même mouvement, le développement historique d’une science, l’ethnologie, qui a souvent fini par devenir complice d’une idée de culture dépourvue d’imbrications avec l’histoire et sa violence 59 . Il observe notamment les soubresauts et les paradoxes de la tradition ou de la culture dans les trajectoires suivies par les immigrés ou dans les frictions avec le pouvoir colonial 60 , ou encore – et c’est ce qui mérite notre attention – à partir de l’échec des modèles de psychothérapie institutionnelle introduits à Blida.

La culture et la religiosité des patients ou du personnel soignant semblent, dans ce cas, s’opposer aux pratiques thérapeutiques plus modernes et éclairées parce qu’elles sont intrusives, proviennent d’un univers moral différent et sont associées à un dispositif politico-administratif despotique (celui de la colonie) qui d’un côté opprime, torture et aliène tandis que de l’autre, il prétend civiliser, rationaliser, guérir 61 .

À une médecine complice qui ignore la violence perpétrée par le système colonial, Fanon oppose l’analyse d’autres univers sociaux, d’autres codes de la souffrance, pour conclure, quelques années plus tard, que soigner est littéralement impossible dans le contexte de la colonie.

Nous sommes confrontés à un double mouvement. Dans Peau noire, masques blancs, il avait démoli les limites d’une psychanalyse qui se révélait incapable de saisir la spécificité de la condition noire, les conséquences psychiques de la construction d’un sujet racialisé et aliéné par l’Autre/Blanc. En Algérie, il démontrera qu’on ne peut pas s’attendre à grand-chose de la forme d’intervention la plus avancée dans les institutions psychiatriques de l’époque, la psychothérapie institutionnelle pratiquée à Saint-Alban sous la direction de François Tosquelles. Dans la colonie, même lorsque la structure de l’hôpital semble rendre homogènes les symptômes, les rythmes quotidiens, l’évolution de la maladie, une différence obstinée demeure, et résiste. Le désintérêt des patients, l’absence d’impact des modèles de réhabilitation, l’inertie des infirmiers, révèlent l’hybris thérapeutique de la psychiatrie occidentale, qui pense pouvoir reproduire ses stratégies en négligeant les intérêts et les traditions des patients, les différents idiomes de la souffrance, les hiérarchies symboliques particulières au sein desquelles leur maladie s’est élaborée et, en premier lieu, les rapports de force qui en orientent le sens et la destinée.

Frantz Fanon et Jacques Azoulay ébauchent ainsi une ethnographie minutieuse et avant-gardiste de l’institution psychiatrique dans l’espace de la colonie. Mais en interprétant les raisons de l’échec des principes théoriques de Saint-Alban, les auteurs amorcent en parallèle une analyse des transformations qui ont affecté la société algérienne au cours de la colonisation : la crise de l’agriculture, les transformations du nomadisme provoquées par la présence française, la désintégration des hiérarchies traditionnelles. La sociologie de la misère paysanne et du désagrégement social dans la colonie s’accompagne ainsi d’une analyse des jalons méthodologiques incontournables (le « fait social nord-africain ») dans tout projet de soin :

« À la faveur de quel trouble avions-nous cru possible une sociothérapie d’inspiration occidentale dans un service d’aliénés musulmans ? […] Il fallait exiger cette “totalité” dans laquelle Marcel Mauss voit la garantie d’une étude sociologique authentique. Il y avait un saut à effectuer, une transmutation de valeurs à réaliser. Disons-le, il fallait passer du biologique à l’institutionnel, de l’existence naturelle à l’existence culturelle 62  ».

Il s’agit là d’une réflexion critique écrite un an à peine après son arrivée à Blida. On y décèle, parallèlement au projet d’assistance psychiatrique fondée sur le modèle de l’hôpital de jour, de façon à ne pas séparer le patient de son environnement familial et social 63 , son intérêt pour une analyse du monde religieux et culturel des patients, mais aussi une prise de distance par rapport à d’autrel [s regards ethnologiques ou sociologiques restés ancrés à la perspective coloniale 64. Le travail effectué avec Azoulay et Sanchez sur les Troubles de la sexualité chez le Nord-Africain reste à ce titre exemplaire. La lecture des textes classiques (d’El Soyouti, par exemple), ou des travaux de Suzanne Taïeb, la psychiatre algérienne élève d’Antoine Porot, qui avait préparé sa thèse sur le rapport entre croyances et thèmes délirants, indiquent sans équivoque l’importance accordée à la connaissance de ce matériel. Le rôle social des experts rituels dans le traitement de ces troubles (« Le médecin est ici en général le dernier consulté »), la valeur des idées religieuses, la symbolique à l’œuvre dans les rites (comme l’inscription de versets sur une lame qui, une fois chauffée à blanc, sera plongée dans l’eau placée sous le corps du malade atteint d’impuissance : la lame sera utilisée, commentent les auteurs, pour couper le sortilège qui le lie et le rend malade…). Mais, répétons-le, ce qui est décrit n’est jamais une « coutume » ou une « religiosité » figée, momifiée dans le calque d’une tradition qui se répète sans soubresauts 65.

Par exemple, le célèbre travail sur le Test de perception thématique (TAT, Thematic Apperception Test 66 ) indique clairement que si le test de projection échoue dans ses prétentions diagnostiques, ce n’est pas à cause de motifs religieux qui prescriraient aux patientes de respecter la vérité, rendant de la sorte impossible toute libre association, ou d’un « monde culturel exigeant et, en un certain sens, spasmé », ou, encore moins – comme le prétendait l’École d’Alger – à cause de prétendues limites constitutionnelles de l’« intellect nord-africain ». Si cette méthode se révèle inadéquate ou mieux, « fausse », c’est parce qu’elle n’est pas en mesure de comprendre les contraintes que le réel (le réel de la colonie, le réel d’un monde aussi impénétrable qu’inaccessible) impose à l’imaginaire des patientes et à leurs productions psychiques. Les considérations sur l’échec du test se transforment ainsi en une sociologie politique de la perception et de l’imaginaire 67 . J’ai toujours trouvé dans ces réflexions le meilleur exemple de ce qu’Andràs Zempléni qualifie de projet le plus authentique de l’ethnopsychiatrie : une recherche et une pratique ayant pour objectif d’explorer et de modifier des « conjonctures de vie et de mort », en imbriquant trois procédures distinctes, toutes « pareillement intersubjectives : ethnographique, institutionnelle et clinique 68  ».

C’est dans cette fusion que se développe aussi l’analyse des cultes de possession, de l’extase des damnés, décisifs pour comprendre l’expérience psychique de la colonie. La dissociation psychique, les tremblements de la transe, l’habitus hystérique des possédés et des dépossédés, seront encore une fois analysés à partir d’une phénoménologie détaillée du quotidien (l’écriture de Fanon n’élabore jamais au hasard la séquence des thèmes évoqués, des images suggérées ou des citations) 69 .

Dans le chapitre des Damnés de la terre sur la violence, voici surgir les corps des colonisés comme des corps animalisés, des corps-choses (« chose colonisée »), secoués de spasmes, gardiens d’une « agressivité sédimentée dans les muscles » (les rêves aussi sont « musculaires »). C’est une véritable liturgie de la tension musculaire, qui agit comme en contrepoint du flottement psychique que le colonisé expérimente chaque jour devant les signes indéchiffrables du monde colonial. Si l’agressivité envers ses frères lui permet de « défendre sa personnalité face à son congénère », le convainquant que « le colonialisme n’existe pas », sur un autre plan (celui des danses de possession), le recours à la dimension religieuse (les esprits, les ancêtres, les zombies) lui « permet de ne pas tenir compte du colon » : dans ce cas aussi, le fatalisme, lieu commun de toutes les sociologies négatives des opprimés, devient une stratégie paradoxale par le biais de laquelle « toute initiative est enlevée à l’oppresseur, la cause des maux, de la misère, du destin revenant à Dieu. L’individu accepte ainsi la dissolution décidée par Dieu […] Les forces du colon sont infiniment rapetissées, frappées d’extranéité. On n’a plus vraiment à lutter contre elles […] Tout se résout, on le voit, en affrontement permanent sur le plan phantasmatique 70  ». La croyance est conçue comme un acte, et la possession, de même que le religieux en général 71 , est un champ où agir devient possible.

De la violence et de la « répétition sans histoire »

« Ici, plus de dix millions d’hommes à soigner.

Toute la psychiatrie colonialiste à désaliéner 72  »

Voilà comment j’interprète personnellement l’ethnopsychiatrie post-coloniale de Fanon, mais cette analyse sommaire serait incomplète si n’était pas au moins évoquée sa réflexion sur les conséquences psychiques et sociales de la violence et de la torture, réflexion qui distingue la « pathologie mentale produite directement par l’oppression » pendant le temps de la « colonisation non contestée » de celle qui dérive de l’abomination de la torture. Dans ce cas aussi, Frantz Fanon échappe à tous les pièges du manichéisme, en adoptant une approche clinique et politique on ne peut plus moderne de la souffrance, aussi bien des victimes que des tortionnaires, autant des symptômes de ceux qui ont agi pour une juste cause (la guerre pour l’obtention de l’indépendance) que de ceux des bourreaux. C’est un thème qui parcourt presque tous ses écrits, depuis Peau noire, masques blancs, où il ne manque pas de rappeler dans une note les tortures infligées à Madagascar en recourant souvent, pour le sale travail, aux tirailleurs sénégalais. La question de la violence (et de la contre-violence) s’est par ailleurs imposée à Fanon comme une dimension fondamentale de l’expérience, une dimension dont il faut questionner les tenants et les aboutissants 73 .

À la fin de la première Guerre mondiale, Sándor Ferenczi avait mentionné, au cours d’une conférence tenue à l’hôpital militaire Maria Valéria, les troubles des soldats exposés à des traumatismes : le trait saillant de cette « étrange symptomatologie » (c’est ainsi qu’il l’avait définie) consistait en contractures musculaires et en tremblements. Le psychanalyste hongrois mettait en évidence à plusieurs reprises l’« impression d’étrangeté et d’inconnu » chez des soldats qui, bien que n’ayant pas subi de lésions organiques, étaient devenus incapables de marcher et étaient atteints de violentes secousses, de branlements de la tête, de raideur des bras (« les différentes combinaisons de tremblement, de raideur et de faiblesse produisent des types de démarche tout à fait particuliers que seul, le cinématographe pourrait éventuellement reproduire 74  »).

Plus de trente ans après, Fanon reprendra en quelques lignes les éléments essentiels d’un débat d’envergure (sur les névroses traumatiques liées à la guerre), en prenant cependant ses distances dans trois passages décisifs : d’abord, la formule habituellement utilisée, « psychose réactionnelle », privilégie « l’événement qui a déclenché la maladie […]. Il nous semble que, dans les cas présentés ici, l’événement déclenchant est principalement l’atmosphère sanglante, impitoyable, la généralisation de pratiques inhumaines, l’impression qu’ont les gens d’assister à une véritable apocalypse » (c’est moi qui souligne). Dans ce contexte, l’événement traumatique consiste en une guerre « qui très souvent prend l’allure d’un véritable génocide ». Ensuite, quand bien même on voudrait se résigner à utiliser la formule déjà employée dans la littérature psychiatrique (« psychose réactionnelle »), il faut admettre cependant qu’on est confronté à une « physionomie inédite de certains tableaux psychiatriques » qui « confirme, s’il en est encore besoin, que cette guerre coloniale est originale même dans la pathologie qu’elle sécrète » (nous ne sommes pas loin ici de l’« impression d’étrangeté et d’inconnu » dont parle Ferenczi). Et le caractère inédit réside en ceci que, contrairement à ce qu’on a généralement soutenu sur la bénignité des symptômes, dans le cas de la guerre coloniale, la règle est la malignité des troubles, une fragilité psychopathologique facilement reconnaissable, qui l’amènent à conclure : « l’avenir de ces malades est hypothéqué ». Enfin, la troisième réflexion concerne au contraire le rôle de la « responsabilité » individuelle dans le développement de ces troubles, notamment chez les Algériens, c’est-à-dire même quand les actes de violence avaient été commis dans le cadre d’un projet politique légitime (« nos actes ne cessent jamais de nous poursuivre 75 »).

En trois brefs passages, Fanon liquide toutes, ou presque toutes, les prétentions de ce qui fera dans les années 1980 les choux gras du savoir psychiatrique : le trouble post-traumatique lié au stress (Post Traumatic Stress Disorder 76), en soulignant la spécificité psychopathogène de la guerre coloniale, les caractéristiques traumatogènes d’un climat de violence quotidienne, les retombées du problème moral (ces aspects étant systématiquement ignorés par les gourous du trouble post-traumatique lié au stress et de son traitement). Mais Fanon ne manque pas de rappeler que le pronostic des conditions cliniques est souvent négatif et à quel point l’avenir de ces générations est hypothéqué (le legs tragique de la violence et de la colonie).

Nous avons là des intuitions d’une importance fondamentale pour interpréter non seulement la symptomatologie des militants algériens, des femmes victimes de viol ou des enfants témoins de violence mais aussi la souffrance sociale qui en découle (dont l’une des expressions est le silence et l’escamotage de ces événements dans la société algérienne elle-même après l’indépendance, à l’exception des occasions cérémonielles) 77 .

Fanon nous livre là un texte magnifique où, en même temps qu’une phénoménologie minutieuse de l’expérience traumatique tracée en brèves esquisses cliniques et reprise dans le même « langage haché » que celui de ses patients, est indiquée la généalogie de cette violence qui se reproduit à travers les générations, une violence qui fut à l’origine d’une haine meurtrière 78 , de « pulsions homicides indifférenciées », et qui semble pouvoir resurgir de façon inattendue des années plus tard, auprès de générations qui n’ont pas participé à ces horreurs et qui semblent pourtant les connaître.

Mais toujours, et quoi qu’il en soit, ce qui passe le fera sous le signe d’un amalgame indiscernable, un nœud inextricable où figurent désormais symptôme et Histoire, folie et politique. C’est pour cela que nous ne devons pas nous étonner si, dans les récents cas d’attentats suicides individuels (en Allemagne ou ailleurs), on a souvent évoqué l’équilibre psychique fragile de leurs auteurs, leurs rapports passés avec des services de psychiatrie, leur instabilité (ou simplement leur solitude, leur étrangeté incompréhensible même pour leurs proches). Et c’est ici, dans ces quelques lignes, que l’héritage de Fanon redevient incontournable pour lire la violence de notre présent (la violence des banlieues, par exemple, où il ne semble exister aucun projet politique, aucune utopie), de même que la violence des jeunes nés en Europe, apparemment « intégrés », comme aime à le répéter la rengaine de la République, et qui toutefois se dressent contre cette même Europe avec toute leur haine, leur attitude « hostile, hautaine, méprisante 79 ». Certes, beaucoup d’entre eux révèlent, dans leur implacable folie, cette pathologie de l’interpellation diagnostiquée par Hage, mais aussi la douleur d’une blessure ancienne qui ne parvient pas à guérir 80.

Les apories de Fanon, le « nœud franco-algérien 81  » et L’Afrique à venir

« Ce que je voudrais : de grandes lignes, de grands canaux de navigations à travers le désert. Abrutir le désert, le nier, rassembler l’Afrique, créer le continent. Que du Mali s’engouffrent sur notre territoire des Maliens, des Sénégalais, des Guinéens, des Ivoiriens, des Ghanéens. Et ceux du Nigeria, du Togo. Que tous grimpent les pentes du désert et déferlent sur le bastion colonialiste. Prendre l’absurde et l’impossible à rebrousse-poil et lancer un continent à l’assaut des derniers remparts de la puissance coloniale 82  ».

L’horizon de violence auquel le discours politique est aujourd’hui obligé de se mesurer semble faire écho aux réflexions de Frantz Fanon, en faisant apparaître la valeur et les limites de ses prophéties, de son discours visionnaire, mais dans le même temps en démontrant son indiscutable actualité. Il suffirait d’évoquer le débat grotesque sur le « burkini » pour constater à quel point la question du hijab, au cœur de l’action psychologique dans l’Algérie coloniale, semble revenir périodiquement comme un spectre : obsession républicaine et humanitaire, imprégnée de peur et de fascination, magnifiquement analysée par Fanon dans L’an v de la révolution algérienne. La présence obstinée de ce fantasme, les prises de position et les articles balbutiants qui ont cherché à en parler, dénotent l’urgence d’analyses sociologiques et politiques en mesure d’entrelacer d’une manière nouvelle des univers théoriques, des imaginaires et des langages hétérogènes 83 .

Sans avoir la prétention d’approfondir l’analyse de ce qui figure chez Fanon comme de véritables apories 84 , je me bornerai ici à en évoquer la plus intéressante pour mes considérations, celle qui révèle sans doute davantage la fécondité intarissable de sa pensée, bien que dans un contexte historique et politique radicalement transformé.

La tension qui m’intéresse ici est celle qui se crée lorsque, d’une part, on rapporte le caractère d’une société, la façon d’être de ses membres, leurs modes et leurs désirs aux événements historiques qui ont accompagné ses transformations (la vie psychique de l’Histoire), et que de l’autre, on se rebelle contre le déterminisme du passé, un déterminisme qui asservit et qui engendre la forme d’aliénation la plus atroce. Ou celle qui affirme l’urgence thérapeutique de se soustraire au cycle de violence et contre-violence juste après en avoir dit la nécessité dans le moment de la lutte anticoloniale 85 .

Nous avons, dans cette antinomie, un parcours inestimable pour mesurer avec quelle lucidité Fanon considère le poids inexorable de l’Histoire, les conséquences du passé (l’esclavage, l’expérience coloniale) et la façon dont la violence et l’humiliation (au même plan que l’intimité des rapports de domination) se sédimentent en habitus, en désirs et en tactiques quotidiennes (les subalternes le savent bien, eux).

Dans le même temps, dans chacun de ses écrits, il ne cesse de lutter contre le caractère inéluctable de cette loi (et de nouveau l’aporie se fait spasme, symptôme : c’est là la condition post-coloniale). Son geste s’apparente alors à celui d’un héros qui chercherait à rompre un sortilège (la sorcellerie de l’Histoire) en luttant contre sa reproduction implacable sous les formes du symptôme, ou du mimétisme inconscient de l’ennemi. Ses critiques adressées aux élites nationalistes et son enthousiasme pour les masses paysannes de l’Algérie peuvent nous apparaître comme des analyses empreintes de naïveté et dépourvues de profondeur politique, toutefois les revers subis par tant de projets théoriques et révolutionnaires sont là pour mettre en évidence cette structure contradictoire du réel, devant laquelle Fanon n’a jamais reculé. Les limites de la négritude et de ses représentants les plus qualifiés, d’Aimé Césaire à Léopold Sédar Senghor, les incohérences des partis communistes de l’époque, qui s’inclinaient lorsque la puissance coloniale se faisait entendre, avec ses exigences, ses projets, tout cela a certainement été pour Fanon une expérience douloureuse 86 . C’est une évidence, et pourtant il a réagi en haussant encore davantage le ton de son acte d’accusation, l’ironie cinglante de son écriture (« décolonisons, décolonisons. On décolonise à une telle allure qu’on impose l’indépendance à Félix Houphouët-Boigny »), la force de sa poésie.

Les damnés, les « derniers 87  », les « masses » si éloignées des cadres du Parti, les « humiliés de tous les pays du monde » auxquels il ne cesse jamais de penser (« Nous Africains disons que depuis plus de 100 ans, la vie de 200 000 000 d’Africains est une vie au rabais, contestée, une vie hantée perpétuellement par la mort 88  »), de même que la métaphore d’une nuit dont il faut se dégager et sortir enfin, semblent tout droit sortis indifféremment de Marx, de l’Évangile ou des vers de Jacques Roumain. Le lecteur qui voudrait définir une fois pour toutes ce qui fait la spécificité du discours de Fanon resterait déçu devant ce « perspectivisme confus » qui constitue pourtant, répétons-le, sa plus grande richesse.

Fanon nous dit, simplement et brutalement, que l’horizon de la lutte contre la domination et l’aliénation, pour le droit à la terre et à ses ressources, tout comme l’horizon de la cure, connaît – entre alliés et adversaires dont les profils souvent se confondent – une seule certitude : celle de sa durée infinie. Conclusion décevante pour le politiste, peut-être, moins pour l’historien ou le psychanalyste.

Les catégories qu’il adopte, façonnées dans la chair à vif de contradictions et de conflits atroces, justement parce qu’elles ne prétendent pas être valables dans n’importe quel contexte, sont les plus indiquées pour penser aujourd’hui l’Afrique et ses institutions, le deuil de ses morts sans fin, mais aussi la créativité récalcitrante de ses intellectuels, de ses mouvements politiques : c’est « l’Afrique à venir », pas « celle des poètes », écrit Fanon, pas « celle qui endort, mais celle qui empêche de dormir ». Inévitablement son discours, réfractaire à toute dérive simpliste (qu’il s’agisse d’interprétations psychologiques, sociologiques ou politiques) révèle comme l’ombre d’une solitude obstinée et assumée, où beaucoup ont voulu voir comme un trait de caractère qui aurait fini par l’éloigner inexorablement même de cette Algérie à l’indépendance de laquelle il avait tout sacrifié.

La pensée de Fanon est une pensée qui bouscule, qui ne cesse de surprendre lorsque, quelques lignes avant de fournir sèchement des précisions techniques sur le positionnement de mitrailleuses, de lance-grenades et de commandos, il décrit les changements soudains de la couleur du ciel au-dessus du Sahara 89. C’est ce Fanon inclassable et insoumis qui pour moi continue d’apporter ses suggestions infinies pour une pensée de la révolte, peu importe si elle prend corps dans les rues de Johannesburg, de Ferguson ou de Paris et pour une cure de l’aliénation : celle des si nombreux émigrés qui déambulent, hésitants, entre les cliniques de l’Europe et les guérisseurs de leurs pays d’origine, tout autant que celle qui couve dans le racisme des institutions occidentales 90 . Frantz Fanon nous aide à penser (et à soigner) la violence de notre temps. Et cela parce qu’il a su observer la violence comme peu d’autres l’ont fait, dans toutes ses manifestations, de la névrose mimétique de l’évolué au récit des tortionnaires de l’armée française, de la brutalité des troupes sénégalaises à l’arrogance de la psychiatrie coloniale, des cauchemars des jeunes militants du FLN ayant commis des attentats, à la douleur des survivants.

La présence de Frantz Fanon dans la pensée des intellectuels africains, tout comme son héritage en d’autres lieux du monde, incitent à l’interroger à nouveau, avec, pour toile de fond, les conflits contemporains et les contradictions de ce que nous appellerons, en hommage à Georges Balandier, la « situation postcoloniale ». Ses travaux ont tissé un parcours unique qui a convoqué la phénoménologie et l’existentialisme, la littérature, la clinique et la sociologie pour mieux arriver au cœur du problème qui le faisait se mouvoir : la question de l’assujettissement, la nécessité d’imaginer une société (une humanité) nouvelle. En psychiatre, il n’a pas manqué de déconstruire les catégories d’un savoir dont il a révélé la complicité avec l’ordre colonial, en niant la possibilité de soigner la folie dans un contexte figé par la peur et ravagé par l’oppression. De ses rencontres avec la violence, le racisme et la mort est né ce qu’Achille Mbembe a appelé une clinique du réel 91, en mesure d’analyser toutes les facettes de l’aliénation dans le monde noir ainsi que les conflits et les ombres de notre temps. Les intuitions qu’il nous a laissées sur l’enchaînement du psychique et de l’histoire gardent aujourd’hui toute leur valeur, en constituant à elles seules un héritage incontournable, mille fois repris dans les études contemporaines. Les mots qu’il a lancés et le style unique d’une écriture où la poésie du paysage et les préoccupations tactiques se mêlent dans un amalgame indiscernable continuent à nourrir un débat virulent dans lequel il a été présenté comme tout et son contraire : machiste, incapable de régler ses comptes avec son île natale et les fantasmes œdipiens, visionnaire, prophète de la violence. Célébré en Amérique latine et dans les milieux de la contestation sud-africaine, objet de mésusages, le plus souvent oublié, on doit admettre que son nom gêne toujours, un demi-siècle après sa disparition. Même les études postcoloniales et les subaltern studies, qui lui ont pourtant accordé une place d’honneur, ont du mal à classer sa pensée indocile. « Fanon dérange », nous dit Alice Cherki dans ce numéro.

Cependant, si l’on ne cesse de convoquer ce spectre, si l’on persiste à lui consacrer des dizaines de livres, n’est-ce pas que quelque chose de son temps – de sa violence, comme il l’avait lui-même prévu – hante encore notre présent ? N’est-ce pas là le nœud qu’il a su discerner peut-être plus que n’importe qui d’autre, l’imbrication du politique et de l’aliénation, la même que nous sommes aujourd’hui appelés à reconnaître et à démêler ? Désaliéner, pour Fanon, ne consiste au fond que dans l’acte de désarçonner la loi symptomatique de la répétition (la « répétition sans histoire 92  »), peu importe où et comment elle se reproduit. La décolonisation est une rupture radicale. Son projet : « changer l’ordre du monde » (« remplacement d’une « espèce » d’hommes par une autre « espèce » d’hommes », écrit-il dans les premières lignes des Damnés de la terre). La décolonisation à laquelle il ne cesse de penser est incompatible avec tout repli sur un passé enkysté par la rancune, avec toute « imitation caricaturale et dans l’ensemble obscène 93  » de l’Occident. Incompatible aussi avec tout projet de simple « africanisation » ou de retour sur son propre « savoir », comme le rappelle Achille Mbembe 94.

Les contributions présentées ici veulent être l’occasion de relire Fanon à partir de nos propres questionnements et de notre propre horizon, qu’il s’agisse du débat sur son héritage ou les visages possibles d’un islam libéré par les stéréotypes, sur les ombres d’une violence identitaire aveugle ou d’une cure de l’aliénation à la hauteur des contradictions du présent, en n’occultant pas les limites d’une pensée qui, de toute évidence, reflétait un moment particulier de l’histoire, et notamment la spécificité des rapports politiques et culturels entre l’Europe et l’Afrique dans les années 1950. Son œuvre recèle néanmoins un antidote contre le vieillissement de ses idées. Frantz Fanon ne disait-il pas lui-même, au début de Peau noire, masques blancs, que « l’explosion n’aura pas lieu aujourd’hui. Il est trop tôt… ou trop tard » ? Ne répète-il à la fin de son dernier livre, que s

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