2017-01-25



Il y a quelques jours nous nous sommes réunis entre doctorants, sous la coordination de notre directeur de recherche, Serge Martin, pour échanger autour de deux ouvrages de Marielle Macé :

– Façons de lire, manières d’être. Gallimard, 2011.

– Styles. Critiques de nos formes de vie. Gallimard, 2016

Ces rendez-vous relativement réguliers correspondent à ce qu’on appelle des « ateliers de lecture », c’est l’occasion de faire une lecture critique d’un ouvrage théorique mais aussi de nous informer de l’avancée de nos travaux, en témoignant de quelle manière telle lecture influence notre travail ou comment notre travail nous permet d’adopter un certain prisme pour lire tel ouvrage.

Dans mon cas, étant donné mon sujet de thèse, je me suis occupée à démêler ce qui m’a semblé être une belle anthologie d’expériences de lecture d’écrivains reconnus.

Je vous propose ici une reprise des extraits qui m’ont paru le plus saillants dans Façons de lire, manières d’être ainsi que les quelques idées qui me sont venues à leur lecture.

Je commencerai peut-être par dire que ce qui m’a le plus frappée, dans ce livre, c’est une volonté d’une prise de responsabilité de la lecture comme moyen d’existence qui m’a semblé proche des problématiques qu’on pose dans notre équipe de recherche : l’expérience, l’activité toujours à l’œuvre dès qu’on lit, la continuation de sa lecture propre par la création d’une écriture, même si celle-ci ne passe pas forcément par le papier… En effet, la stylisation de l’existence qu’engendre les livres selon Marielle Macé n’est pas loin de l’existentialisme sartrien, qui est d’ailleurs un des auteurs qui est le plus cité dans cet ouvrage.

En lisant la définition de la « stylistique de l’existence », nous retrouvons comme une référence directe à l’ouvrage phare de Sartre et de son existentialisme, L’être et le néant (1943)

Chacun a en effet la charge, mais aussi la chance, de donner un aspect à sa présence, d’occuper à sa manière, singulièrement, des positions partagées par tous, de façonner ses mouvements, ses actes extérieurs ou ses pensées secrètes, d’acquiescer à des modèles ou d’en instituer. Balzac, dans sa Théorie de la démarche (1833), avait été le premier à se montrer sensible à la façon dont l’homme moderne, privé d’une définition substantielle de soi et de l’assurance de sa propre place, doit répondre à l’injonction d’une créativité diffuse et risquer en tout geste une idée particulière de soi. (p. 17)

Suivant Proust dans sa phrase, nous nous engageons dans des formes grammaticales inédites, parfois éprouvantes ; et dans ces formes, nous suivons des pistes sensibles, cognitives et rythmiques pour nous y mouvoir, et nous les pratiquons déjà comme des propositions d’existentialité : ébauche de rapports au monde, ralentissements, attitudes, démarches dans l’être. (p. 89-90)

La stylisation est justement cette opération générale par laquelle un individu ressaisit d’une façon partiellement intentionnelle son individualité, répète toutes sortes de modèles mais aussi les module, redirige, infléchit les traits, dans le maintien et la transformation desquels cet individu s’atteste et se reconnaît activement, en s’exposant, en engageant son identité dans sa façon même de la dégager. (p. 166)

La lecture est donc présentée dans cet ouvrage comme un essai de soi, un essai d’être au monde, expression sartrienne que l’auteure utilise. Alors ce livre parlerait davantage de la vie elle-même que de la lecture, de l’existence ; ou bien la lecture serait l’existence ? Dans tous les cas, il y a quelque chose d’exister par les livres dans le monde, ou à partir d’eux. Il y a donc une responsabilisation des choix d’existence qui apparaît dès qu’on lit :

L’individu, dès lors, se définit moins comme un « soi », que comme un rapport à soi et au monde, que toute expérience est susceptible de relancer. (p 37)

Partout, dans l’expérience que le lecteur en fait, les mots sont susceptibles de relier et de recouper, articulant un peu autrement les rapports entre l’individu et les espaces auxquels il s’intègre, les dehors qu’il investit et qui, à leur tour, l’occupent. (p 38)

La relation entre soi, les autres et le monde, le lien, une sociabilité profonde semblent donc à l’œuvre dans cette réflexion, au moins au début :

Dans la lecture en effet, c’est affronté à d’autres styles qu’on exerce le sien, et dans un corps à corps avec d’autres formes que l’on éprouve la sienne. La lecture relaie et expose ainsi nos imaginaires individuels de la forme, nos partis pris insubstituables sur ce que c’est qu’être un sujet : nos phrases y sont suspendues aux phrases littéraires, qui se présentent aussi bien comme des secours que comme des menaces. Par la lecture, en elle, les individus se donnent ainsi les formes de leur pratique, et l’expérience littéraire devient une ressource de stylisation de soi. (p. 22-23)

C’est cette création ou invention de soi dans la sociabilisation, donc dans un certain contexte, dans une certaine histoire, et dans une certaine société (lectrice, discursive…) qui amène cette idée très intéressante de la « possibilisation de soi », développée notamment par l’expérience de lecture de Sartre du Petit-Prince durant la seconde guerre mondiale. De la page 119 à la page 123 se trouve ce qui, pour moi, la partie la plus intéressante du livre. Dans laquelle Marielle Macé décrit ce phénomène résumé dans la proposition « ce que j’aurais pu être » (p. 119), possibilisation et non pas uniquement possibilité qui fait de la lecture une capacité, un moteur de projection et de pratique d’une invention de soi et du monde qui la rend mouvement, ouverture non seulement vers le nouveau mais aussi vers le possible, ce qui fait que tout un champ de création se présente à nous, nous rendant le pouvoir de notre imagination et de notre volonté de configuration de quelque chose d’autre que ce qui existe à nos yeux :

J’ai passé une soirée toute sentimentale et toute pure, parce que j’ai lu Saint-Exupéry.   Ce n’est pas que cela soit si bon […] mais ça m’avait dépaysé. Pour une fois je ne regrettais pas ma vie réelle et passée, vous autre, Paris, mon époque, les lieux que j’ai connus. C’était autre chose ; beaucoup plus tendre et plus résigné : je regrettais l’Argentine, le Brésil, le Sahara, le monde que je ne connais pas, toute une vie où ni vous ni personne n’aviez de place, une vie que je n’ai pas eue. [Sartre à Simonne de Beauvoir] (p. 120)

Cette expérience intime, qui nous invite à sourire par l’attaque rapide que fait Sartre à Saint-Exupéry, nous pose aussi face à la principale force de la lecture, résumée si bien par par Marielle Macé par une « mise en travail réciproque » :

Posons donc, comme milieu concret de la lecture, la mise en travail réciproque des manières d’être, qui est le moteur d’une stylistique existentielle. Il ne s’agit pas d’être en quête d’un je ne sais quoi impartageable, mais de regarder la lecture comme le moment où rayonne telle modalité d’être, où circule ou se perd telle forme de vie, en décrivant les façons dispersées dont l’expérience littéraire diffuse en possibilités d’existence, en s’attachant à des styles de lecture qui sont autant de styles d’individuation : façons de lire, manières d’être. (p. 24)

Ne serait-ce pas là la vraie définition de la « subjectivation » qui apparaît dès les premières pages de son livre et qui le parcoure presque en entier ? Derrière cette « possibilisation », cette « subjectivation », que des bonnes intentions, que des interprétations de la lecture qui en font un moteur de responsabilisation politique, je dirais presque citoyenne, de participation active à la société dans laquelle on lit.

Et pourtant ! Ce fameux passage que je relève avec envie, me semble déjà condenser une contradiction et non pas un lien, malheureusement, entre l’intime et le social qui fait que la lecture dans cet ouvrage, malgré toutes les tentatives pour la sortir des dichotomies classiques qui l’enferment (auteur/lecteur ; sujet/objet ; intime/social) en reste se cantonner d’un côté ou de l’autre, l’enfermant souvent dans un résultat solipsiste :

L’effet-retour de la lecture narrative sur le « soi » survient une fois que le livre lu et refermé, lorsque l’on se trouve devant l’histoire comme devant un objet achevé, qui invite analogiquement à porter un regard synthétique et rétrospectif sur soi : interpréter le texte c’est se comprendre devant le texte. (p. 127)

Difficile de ne pas s’étonner d’un vocabulaire comme « objet » ou encore de la prééminance du « soi » qui revient à plusieurs reprises et qui créé ce que j’appellerais un « effet-miroir » de la lecture, à regretter qu’il ne s’agisse pas plutôt d’un « effet-fenêtre » pour continuer avec les métaphores… Cet effet-miroir semble donc un peu en contradiction avec les idées énoncées au début. D’un côté on a une posture envers le monde, une sortie de soi vers l’autre :

S’enfermer pour lire n’est donc pas seulement tourner le dos au dehors, mais déjà essayer avec lui des liens et des postures, densifier une situation cognitive et se redisposer dans une image. (p. 54)

Et de l’autre on a un enfermement sur soi, un narcissisme dérangeant, une expérience de lecture qui aboutit à une écriture (puisqu’il faudrait tout de même rappeler que toutes les expériences de lecture sont des expériences d’écrivains, et elles sont décrites dans l’essai comme des étapes préalables à la production livresque), donc on revient à une simple intimisation, même si cette intimité aboutit à la publication, donc forcément, à rendre public. Cette contradiction fait pour moi le livre, et le rend un peu compliqué, je trouve que cela se résume bien dès le départ d’ailleurs :

On ne regarde pas juste en l’air quand on lève la tête : on regarde sa lecture, on s’invente avec elle, on voit le dehors selon sa nouveauté, on est déjà entrain de faire quelque chose de ce qu’on lit et de donner (ou d’échouer à donner) un certain tour à sa propre existence. (p. 40)

Lorsqu’il lit, le lecteur est seul, seul « chez son livre » et sans le monde que ce livre détruit pour sa partie ; il est retiré du jeu, hors des solidarités que suppose sa vie, résigné à « la plus petit »’ solidarité (« une fois le livre ouvert se dissout le support ») ; lorsqu’il lève la tête le livre a disparu, mais le monde n’est pas immédiatement de retour ; ce lecteur est encore « laissé pour seul » et « dépourvu de soi ». (p. 49)

Par moments on se demande même si ce livre parle de lecture ou plutôt d’écriture, mais justement, le fait que M. Macé se penche sur l’écriture rend ce livre un exemple de mise en abîme : elle parle ainsi de sa propre lecture de l’écriture des écrivains, ce qui fait que ce livre devient, peut-être à son insu et de manière donc très intéressante, un propre témoignage de ses expériences de lecture à elle :

Les dernières pages des Mots sont, à cet égard, vertigineuses, entièrement construites autour du motif de la course, d’un être qui s’élance et vise à s’échapper hors de son pli, hors de ses déterminations […]. (p. 177)

Cela pose même une confusion (à mon sens complètement légitime, puisqu’il vaut mieux poser qu’il n’y a pas de frontières étanches entre ce qu’est le livre, ce qu’écrit l’auteur, et la manière dont celui qui lit le perçoit ou le réinvente) sur qui prend la parole, qui témoigne de quoi.

Dans tous les cas, malgré un aller-retour parfois inquiétant entre des théories de subjectivation, d’ouverture, et puis un retour aux dichotomies classiques définissant l’acte de lire, ce texte a la force de se pencher du côté de la nécessité de s’exprimer pour exister. Lire pour sauver sa vie. Ou plutôt faudrait-il dire pour créer sa vie, pour se créer dans la vie.

La question n’est plus tellement celle des états attentionnels, mais de la relance pratique : quelles activations [et pas action], quelles traductions le lecteur invente-t-il, ou échoue-t-il à inventer ? Ce registre de l’usage implique un changement de plan, une activité délibérée sur le réel et sur soi, qui s’appuie sur le livre pour inventer de toutes pièces des modes d’être. (p. 184)

Et il me semble que c’est peut-être là la question la plus intéressante du livre, le : que faire avec/de la lecture ? Et ça ramène encore une fois à la question de la responsabilité, qui devient responsabilité politique à la fin :

La lecture devient « la mise en œuvre d’une écoute, d’une sensibilité à voix multiples », qui engage une activité de « rephrasage ». Une telle pratique doit être une pratique des phrases, du démembrement, de la reprise en charge de l’énonciation. Elle définit le geste d’appropriation lui-même, qui chez Rancière est avant tout une opération de réénonciation et foncièrement de montage de phrases. […] Dans cette conception de la lecture comme « rephrasage », Rancière accentue un enjeu politique : l’évidence d’une subjectivation collective où les lecteurs pourraient refuser leur condition, défaire les attelages ordinaires des mots et des positions sociales, la distribution préétablie des phrases et des corps (la convenance, le « comme il faut »). (p. 237-238)

Peut-être que face à cette tentative très louable d’avoir écrit tout un essai sur la nécessité existentielle (dans tous les sens du terme) de s’exprimer, je finirais tout de même par poser deux problèmes : le problème du solipsisme, enfermant la lecture dans des pronoms possessifs et des « soi » qui se trouvent un peut trop cantonnés à eux-mêmes, et peut-être le choix du « terrain » fait par l’auteure.

Prendre des témoignages d’écrivains reconnus, canonisés et dont l’écriture peut témoigner d’une réelle activité ce n’est nous inviter à nous questionner de ce qu’il en est des lecteurs « ordinaires » ? Encore une dichotomie qui ne devrait pas exister, sans doute, mais dont l’absence dans ce livre nous invite à la rappeler…

Show more