2017-02-22



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Dans le cadre du séminaire

« Dire Dieu, dire les dieux » (L2-L3, Littérature, arts et mythologie),

dirigé par Riccardo Raimondo à l’Université Paris-Diderot,

UFR LAC (Lettres, Arts et Cinéma, 2016-2017)

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1. Biographie

Lydie Parisse est écrivain dramatique, metteur en scène ainsi que Maître de Conférences de Littérature française habilitée à diriger les recherches en Arts du spectacle à l’Université de Toulouse 2. Elle mène une recherche sur les relations qu’entretiennent les écritures textuelles et scéniques avec les écrits de la tradition de la voie négative. Plusieurs de ses ouvrages critiques étudient les croisements entre discours mystique, littérature, théâtre et arts plastiques tels que Mystique et littérature. L’autre de Léon Bloy, Caen, Lettres Modernes Minard, « Archives », 2006 ; La Parole trouée : Beckett, Tardieu, Novarina, Caen, Lettres Modernes Minard, « Archives », 2008 ; Lagarce. Un théâtre entre présence et absence, Paris, Classiques Garnier, 2014. Elle a aussi coordonné un ouvrage collectif, Le Discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Classiques Garnier, 2012. Son travail porte sur les auteurs et artistes suivants : Bloy, Barbey d’Aurevilly, Lautréamont, Villiers de l’Isle-Adam, Maeterlinck, Albert Camus, René Daumal, Sylvie Germain, Fernando Pessoa, Hugo von Hofmannsthal, Frantz Kafka, Sarah Kane, Wajdi Mouawad, Samuel Beckett, Jean Tardieu, Jean-Luc Lagarce, Valère Novarina, Romeo Castellucci, Claude Régy. Elle a par ailleurs réalisé des installations plastiques telles que « le musée de l’intranquillité » en 2006, en écho au livre de Fernando Pessoa, puis la « Parole trouée » en 2008 au théâtre P. Tabard-Lakanal à Montpellier qui rendait hommage à l’œuvre de Valère Novarina ou encore « L’œil du cyclone » la même année au même théâtre qui rendait cette fois-ci hommage à Samuel Beckett. Ainsi son objet d’étude associe ce travail d’auteur, de metteur en scène à l’étude de la mystique en littérature et au théâtre à partir de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours.



Romeo Castellucci, L’Orestie (Odéon, Théâtre de l’Europe, 2015)

2. Théâtres de la voie négative

Les théâtres de la voie négative constituent l’objet d’étude de Lydie Parisse, qui consiste dans l’association de la mystique au théâtre. La mystique désigne un corpus d’œuvres bien définies, marquées par la volonté d’exprimer ce qui ne peut se dire, ce qui ne peut se voir ni même se penser. Ce défi d’avoir à dire l’invisible ne peut témoigner qu’une négativité fondamentale. L’individu qui a éprouvé l’expérience mystique se perd dans une quête d’un dieu innommable. La voie négative désigne la théologie mystique qu’avait formulé Pseudo-Denys Aréopagite. Ce dernier distingue une théologie positive et une théologie négative. La première évoque une manière de dire le divin positivement alors que la seconde admet paradoxalement le divin comme un objet de connaissance intrinsèquement inconnaissable. Ainsi la théologie négative consiste à nier toutes les affirmations qui peuvent être attribuées au divin ainsi que d’affirmer les limites du langage et de la connaissance humaine sur le divin.

Si le théâtre de la voie négative s’intéresse à la théologie négative et à la mystique, ce n’est pas pour autant un « théâtre mystique ». Il s’agit d’un théâtre contemporain issu d’une tradition où les écrivains et les artistes sont influencés par le discours mystique et l’emploient dans leurs créations littéraires. L’association du théâtre et de la mystique se retrouve dès l’antiquité. Le théâtre grec introduisait la mystique à travers des rites dédiés à Dionysos, dieu de l’excès, de la violence et du vin. Cette association se retrouve dans des pièces de théâtre telles que les Bacchantes d’Euripide ou encore les Grenouilles d’Aristophane. La négativité qui ressort de cette expérience mystique est présente dans le statut du sujet. Le sujet se dissout dans l’œuvre comme s’il s’agissait d’un don de soi. Si à la fin du XIXe siècle apparaît le théâtre moderne, ce sont les conceptions du XXe siècle qui décrivent plus directement le théâtre de la voie négative. Tout d’abord, la conception d’un théâtre de l’âme selon Maeterlink est celle d’une « mise en question du langage et de la faculté de représentation »[1]. Cette mise en question trouve son point de départ dans la représentation de l’irreprésentable auquel l’auteur tente de parvenir grâce au déficit de la langue. Selon lui, le théâtre doit faire éprouver au spectateur une expérience singulière authentique. Si Maeterlink voyait la nécessité « d’écarter l’être vivant de la scène », Artaud préfère considérer la scène comme lieu « de la transfiguration du quotidien en une cruauté sublime ». La remise en cause des perceptions exige la représentation d’éléments banals. Ensuite Beckett réalisera dans ses pièces de théâtre l’attente du vide notamment dans En attendant Godot. Les situations dans lesquelles les personnages se retrouvent convoquent sur scène l’irreprésentable. L’objet est chargé de représenter une absence, de dire le sentiment d’une perte d’ancrage des personnages, afin de renouer avec une conscience du réel. Ainsi ce sont des artistes à la fois auteurs et / ou metteurs en scène qui représentent le théâtre de la voie négative comme Beckett, Novarina, Claude Regy ou encore Romeo Castellucci.

Toutes ces conceptions du XXe siècle se retrouvent dans le théâtre de la voie négative. Son but est de proposer une vision alternative de la réalité en revendiquant le non savoir, le doute, la dépossession, la défiguration, l’invisibilité. D’une part, la négation qu’évoque le théâtre de la voie négative est perçu dans le langage. Novarina disait « Si l’artiste est doué, c’est d’un manque » ; ce manque provient du mystère, de la perte. L’expérience mystique, définie plus haut, est de l’ordre d’un déficit du langage. L’auteur a un rapport d’étrangeté par rapport aux mots et aux choses comme s’il s’agissait de l’apprentissage d’une langue étrangère. Il est dépossédé de sa langue car il ne peut dire l’innommable. Alors il cherche d’autres moyens pour y parvenir. D’autre part, la négation est représentée à travers une critique de ce que l’on représente au théâtre. Selon Novarina, le théâtre serait le lieu où l’on ne vient rien voir et où ce que l’on voit n’est pas identifiable.

Cette revendication du non-savoir s’oppose aux discours préfabriqués laïcs ou religieux en pointant leur insuffisance face au divin. Aby Warburg évoque le « nihilisme religieux » qui procède de l’écriture mystique. Il s’agit non seulement de rechercher le sacré dans des formes profanes mais aussi de permettre l’émergence de « processus négatifs de défiguration de l’image »[2]. Marco Baschera nomme cette écriture une « active négation de tout ce qui semble être donné, perçu, compris ». La révélation mystique est négative puisque ce théâtre est une critique de la visibilité.

Une autre caractéristique de ce théâtre demeure dans sa dimension collective. Le théâtre de la voie négative permet de partager une expérience de l’instant présent. Cette dimension collective s’oppose aux discours totalitaires puisque le théâtre de la voie négative s’adresse à chaque spectateur comme une personne au sein d’une communauté et pose des questions, ou encore provoque des chocs salutaires. Novarina disait « Le théâtre est le lieu de la perdition. Le lieu de la défaite, où nous venons ensemble nous déconstruire. C’est « un lieu commun où nous nous rassemblons pour qu’éclatent tous les lieux communs »[3].

Le théâtre de la voie négative est donc un théâtre qui mêle la mystique et la théologie négative au théâtre. Ce théâtre contemporain, issu de la tradition du théâtre grec ainsi que d’auteurs du XIXe siècle, construit sa vision du théâtre à travers l’expérience mystique qui en découle. Ces artistes essaient de trouver des moyens pour parvenir à dire l’innommable, l’invisible. Ce déficit du langage revendique un non-savoir qui s’oppose aux discours religieux et laïcs en affirmant l’insuffisance du langage face au divin. Ce non-savoir se retrouve dans la conception du théâtre qui serait le lieu où rien n’est identifiable et où l’on vient remettre en cause sa vision du monde. Cependant si le spectateur ne vient rien voir, ce théâtre éveille chez lui une conscience d’une expérience partagée de l’instant présent.

Cette citation de Lydie Parisse synthétise ce que sont ces théâtres de la voie négative : « Pour moi, ce qui fait l’essence du théâtre, c’est de montrer ce qui ne peut être vu, c’est de parler un langage que les mots sont impuissants à exprimer, c’est de ne rien savoir, ne rien enseigner, ne pas dogmatiser. Le théâtre nous tend un miroir dans lequel nous nous regardons, et ce que nous voyons, c’est que l’humain n’est pas au centre de la création, mais comme un point de l’univers, et une espèce parmi les autres espèces, qu’il n’a rien à enseigner aux animaux, aux pierres, aux arbres. Au théâtre, quand l’humain traverse le plateau, il apparaît et disparaît, il s’incarne et se désincarne, il revit dans le présent de la scène son passé immémorial »[4].

CAMILLE BERTHERAT
(Étudiante, Univ. Paris-Diderot, 2017)

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3. Interview de Camille Bertherat à Lydie Parisse

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C.B. : Pourquoi avoir choisi le théâtre de la voie négative comme objet d’étude ?

L.P. : C’est une hypothèse de travail, un chantier, et je ne dirais pas qu’il y a UN théâtre mais DES théâtres de la voie négative. Il s’agit d’établir une corrélation entre deux domaines, la mystique et le théâtre, en m’intéressant à une branche peu étudiée du théâtre occidental. Il y a en effet deux origines du théâtre occidental : la tragédie grecque, mais aussi le théâtre sacré, qui est l’une des grandes catégories du théâtre selon Peter Brook, qui y rattache d’ailleurs Beckett.

Je travaille sur la mystique depuis quinze ans environ. C’est un objet d’études clairement répertorié dans le champ scientifique,  un domaine qu’à la suite de Michel de Certeau et Carlo Ossola, je m’efforce de circonscrire scientifiquement en l’appliquant à la littérature et au théâtre moderne et contemporain, ce qui n’avait jamais été fait auparavant : en effet, il ne s’agit pas d’écrire une histoire religieuse de la littérature, mais bien plutôt de fonder un nouvel objet, de décrire comment le monde moderne et contemporain continue à s’approprier le discours mystique. Circonscrire scientifiquement veut dire : délimiter des corpus, des concepts opératoires, des figures de rhétorique mais aussi des personnages, des processus récurrents.

Il faut circonscrire formellement ce qu’on entend par « mystique », tant il y a de malentendus. Il y a un problème avec le mot de MYSTIQUE : il s’est affaibli comme adjectif, et je ne l’utilise pas, je ne parle jamais de « théâtre mystique » par exemple. En revanche, comme substantif, « la mystique » définit un domaine d’études, un corpus, un champ critique bien répertorié, c’est aussi une langue qui parcourt des traditions, des pays, des époques très variés, un discours (voir mon texte « La langue de la mystique », consultable sur Fabula, compte rendu du séminaire du Professeur Carlo Ossola au Collège de France en 2001 : Pour un vocabulaire mystique au XVIIe siècle)

Le paradigme de « voie négative » s’est imposé progressivement. Je suis dix-neuviémiste à l’origine et j’ai soutenu une thèse sur Léon Bloy publiée en 2006 (Mystique et littérature. L’autre de Léon Bloy, ed. Minard, rééd. en cours aux Classiques Garnier). Mon objectif était de scruter chez Bloy ses lectures des mystiques et leurs répercussions sur son dispositif d’écriture, afin de construire mon objet d’études et de dégager, après ma thèse, une filiation d’écrivains et d’artistes de la fin du XIXe siècle à l’époque contemporaine qui s’approprient le vocabulaire mystique pour alimenter leur propre création. Ma recherche n’a plus été consacrée qu’au théâtre lorsque je suis devenue écrivain dramatique et metteure en scène d’une compagnie professionnelle, et nous avons mis en scène, avec Yves Gourmelon, les textes des auteurs qui opéraient les croisements avec mon objet de recherche : Pessoa, Maeterlinck, Villiers de l’Isle-Adam, Beckett, Novarina. J’ai rencontré Novarina en 2008 au moment où je publiais La Parole trouée. Beckett, Tardieu, Novarina (Minard 2008, rééd. en cours aux Classiques Garnier) et où je co-mettais en scène Le Théâtre des paroles à Montpellier. Ma démarche artistique est inséparable de ma recherche, d’ailleurs notre compagnie a maintenant pour nom Via negativa, et mes pièces, que nous créons à la scène, ont toutes un lien avec le discours et la pensée des mystiques. Cette notion de voie négative m’a parue fondamentale après le colloque international sur Le Discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du XIXe siècle à nos jours (Classiques Garnier 2012) que j’ai organisé à Toulouse 2 en 2011(et publié en 2012 aux Classiques Garnier). J’y ai rencontré notamment Amador Vega qui applique ce paradigme à tout un courant des arts modernes et contemporains. Enfin, pour l’Habilitation à Diriger les Recherches que j’ai obtenue en 2014, j’ai choisi de repenser mes productions et publications en fonction de ce paradigme.

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C.B. : Selon vous, quels sont les auteurs les plus représentatifs de ce théâtre ?

L.P. : Des auteurs mais aussi des metteurs en scène. Je m’intéresse à ceux qui ont la double qualité d’auteurs-metteurs en scène : Beckett, Novarina, Lagarce, Sarah Kane sont de ceux-là. Mais aussi des metteurs en scène : Claude Regy, Roméo Castellucci. Un metteur en scène et pédagogue : Jerzy Grotowski… Cette liste n’a rien d’exhaustif. Elle ne demande qu’à s’enrichir. Ce qui m’intéresse chez les écrivains et metteurs en scène, c’est le processus de création.

Quant à Beckett, il fut un grand pionnier, un grand expérimentateur qui continue à avoir de l’influence. Peter Brook, dans L’Espace vide, écrit que Beckett « forge son NON sans merci, à partir de son aspiration au OUI ».  Nous sommes loin du théâtre pessimiste tel que l’a souvent dépeint la critique, à la suite de Theodor W. Adorno.

Ne pas oublier non plus que le théâtre contemporain puise ses racines dans le passé. Par exemple nous avons en France une filiation directe qui va de Maeterlinck à Novarina en passant par Artaud. Et le point de départ de cette filiation est un mystique flamand du XIVe siècle, Ruysbroeck, dont Maeterlinck fut traducteur.

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C.B. : Est-ce que l’un des enjeux des théâtres de la voie négative est de remettre en question notre représentation de la réalité ?

L.P. : Ce qui est important c’est que beaucoup d’écrivains et d’artistes se nourrissent de la lecture des mystiques de la voie négative. On ne mesure pas à quel point de telles lectures continuent à influencer les arts et les lettres : avec un déplacement du discours critique, le domaine de la vie spirituelle n’étant plus seulement réservé aux théologiens, et cela depuis les années 1830 !

Les théoriciens et praticiens de la voie négative proposent une « méthode » d’approche de la réalité. « La réalité est une surface hermétique, insaisissable », écrivait Beckett. Revendiquer le non savoir est une manière de s’opposer aux discours préfabriqués, au prêt à penser, qu’il soit laïc ou religieux. Douter est essentiel, tout comme échapper à la logique binaire, enfin, valoriser les notions d’abandon, de passivité (essentielles pour qualifier la production artistique) et qui sont reléguées au second plan dans une société qui privilégie l’activisme.

La voie négative offre peut-être une alternative à deux fléaux de notre temps :

Premier fléau : les idéologies de la voie positive : communautarismes religieux, fanatisme, pensée unique, pensée binaire, dogmatisme religieux ou athée. La voie négative se présente (s’est toujours présentée, historiquement) comme une voie de dissidence qui pointe les insuffisances des religions, d’où les persécutions dont les mystiques ont régulièrement été l’objet.

Second fléau : l’obsession de la visibilité et la culture de l’image et de la communication de masse. Nous sommes soumis au régime de la visibilité, l’enjeu aujourd’hui est de devenir visible, cela tient lieu d’existence. Valoriser l’invisible est donc salutaire. Si Merleau-Ponty écrivait : « Je ne considère pas le visible comme un autre visible possible », la critique de la visibilité, la méfiance vis à vis de l’image fait de tout temps partie de la logique de la voie négative, et il est intéressant de voir comment elle peut être transposée, vécue, comprise aujourd’hui.

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C.B. : Quel serait le lien entre le théâtre de la voie négative et la théologie apophatique ?

L.P. : La convergence de la pensée grecque et de l’ancien christianisme aboutit à ce que l’on nomme « la voie négative ».  Celle-ci fait référence à la « théologie négative » ou encore à la logique dite « apophatique », méthode issue de la théologie mystique de Pseudo-Denys Aréopagite. Ce dernier distingue en effet une theologia kataphatikê (théologie positive ou cataphatique), qui peut dire quelque chose pour le divin positivement, et une theologia apophatikê (théologie négative ou apophatique), qui pose le problème du divin comme objet de connaissance qui ne peut être un objet, et donc devient quelque chose d’intrinsèquement inconnaissable et transcendant, qui ne se laisse enfermer dans aucun appareil conceptuel. C’est pourquoi il s’agit de nier toutes les affirmations qui peuvent être attribuées au divin. La voie négative fait passer le refus de Dieu avant sa conceptualisation, si bien qu’elle pourrait être comprise dans un sens athée. Or, elle ne fait qu’affirmer les limites du langage et de la connaissance humains. Cette méthode, qui remporté un énorme succès dans l’histoire de la pensée médiévale européenne, continue à marquer les siècles suivants : elle est exposée dans les écrits de Maître Eckhart, de Jean de la Croix, d’Angélus Silésius, de Jacob Böhme, mais nous pouvons affirmer, au sens large, que tous les mystiques, en décrivant leur expérience, développent des pratiques liées à cette approche apophatique dans leur volonté d’accéder sans intermédiaire à l’ineffable, dans leur revendication des pratiques de la perte, dans leur attitude suspicieuse à l’égard de la voie positive.

La négativité apophatique, qu’il ne faut pas confondre avec l’esthétique négative, est présente dans la littérature, le théâtre, et les arts. Elle constitue une manière radicale de penser le monde dans le cadre d’une a-théologie qui prend ses racines dans le sacré comme dans la philosophie, permettant d’envisager l’humain, selon Amador Vega, à l’intérieur d’une critériologie qui inclut les paradigmes de dé-figuration, de dé-possession, d’in-visibilité, à l’origine de l’art contemporain (je cite Amador Vega lors d’un débat que j’ai organisé avec Valère Novarina en octobre 2015) :

« L’Entbildung, en Mittelhochdeutsch, veut dire défiguration, ou « désimagination » parce que la Bildung c’est l’imagination, on peut dire que pour Maître Eckhart, (comme pour Mechtilde de Magdebourg), on part de ce besoin de défiguration qui est, en théologie, le besoin de se dépouiller des images, des idoles. On peut dire avec Augustin que si tu as compris ce que c’est Dieu, c’est que ce n’est pas Dieu, si tu as une image de Dieu, c’est une idole, alors il faut mettre au-dehors cette image. En Europe, au moment de la naissance de l’art abstrait, il y a ce besoin de détruire l’image, il n’y a pas de confiance en l’image parce que l’image, c’est toujours une représentation, ce n’est pas la présence : il y a l’idée et le besoin d’avoir non les phénomènes, non l’apparition, mais le moment, l’instant de l’apparition, la parole phénomène, la lumière, au sens grec : on trouve cette idée formulée dans la mystique du Moyen Age.

On peut suivre le vocabulaire mystique dans toute l’Europe. On peut voir comment la mystique médiévale – puis baroque – a influencé Schopenhauer qui avait lu Jean de la Croix (déjà traduit en français à l’époque, avant d’être traduit en espagnol) et Jeanne Guyon : les mystiques sont des passeurs, il y a cet abandon d’une langue, il y a l’idée d’une percée »[5].

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C.B. : Bourdieu et Passon écrivaient dans Les Héritiers en 1964, que le langage constituait un des mécanismes de reproduction des inégalités sociales. Pensez-vous que le théâtre de la voie négative s’inscrirait dans une perception de reconstruction du langage pour éviter les inégalités ?

L.P. : Votre question semble faire du théâtre un outil de salut : vous lui en demandez beaucoup ! Sommes-nous toujours dans l’idéologie du salut ? En effet, le métier d’acteur, considéré comme infâme dans la Rome antique comme pour l’église catholique, a attendu le XIXe siècle pour être réhabilité, et l’utopie du salut par le théâtre a connu son plein essor avec la décentralisation théâtrale d’après-guerre. Jean Vilar prônait « un théâtre élitaire pour tous », et a ouvert les théâtres aux spectateurs-ouvriers, mais les clivages de classes n’ont pu être surmontés de manière pérenne.  Contrairement au cinéma qui présente une image au passé, il y a une dimension collective du théâtre par l’expérience de partage de l’ici-maintenant de la représentation : c’est cette question-là qui est essentielle au théâtre et qui en fait la dimension politique.

Réduire les inégalités relève du politique au sens large (qui inclut le démos, le peuple) et tous ceux qui manient le discours sont impliqués, y compris les intellectuels, les éducateurs, les artistes. Je ne sais ce que peut le théâtre, ni s’il peut sauver. Il sauve peut-être déjà ceux qui le pratiquent. Ce que peut le théâtre, c’est proposer une alternative aux discours totalitaires ; ce que peut le théâtre, c’est s’adresser à chaque spectateur comme à une personne au sein d’une communauté ; ce que peut le théâtre, c’est proposer une alternative aux discours totalitaires en posant des questions, en provoquant des chocs salutaires (justement). La voie négative possède des outils pour résister aux discours de haine. Vous parlez de construction mais dans la voie négative c’est plutôt de déconstruire qu’il s’agir : créer c’est décréer, faire c’est défaire, être artiste c’est peut-être « avoir quelque chose en moins », comme l’écrit Novarina. Antoine Vitez insistait sur la dimension fondamentalement polémique et politique du théâtre en soulignant qu’un théâtre politique n’est pas nécessairement un théâtre qui parle de politique. Si Erwin Piscator pensait le théâtre comme un « laboratoire du comportement humain », les défis des arts de la représentation ne sont-ils pas aujourd’hui de travailler sur la « déprésentation humaine » ? C. Régy affirmait que « Sarah Kane a remplacé le mot « politique » par le mot « subversif » : « faire du théâtre doit être nécessaire, doit déranger, doit transgresser »[6], écrit-il. C’est bien de cela qu’il s’agit peut-être dans les théâtres que j’appellerais « de la voie négative »

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Bibliographie

Lydie Parisse, « Défaut des langues et parole trouée au théâtre : Tardieu, Beckett, Novarina », Études de linguistique appliquée 2007/3 (n° 147), p. 297-305.

Lydie Parisse (Etudes Réunies), Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2012, 220 p.

Extraits du Théâtre des paroles et de Devant la parole de Valère Novarina ; http://theatreaupresent.free.fr/theatredesparoles.htm

Parisse, L’Encercleur, Entretemps, 2009.

[1] Voir Lydie Parisse (Etudes Réunies), Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2012.

[2] Voir. Lydie Parisse, Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du XIX à nos jours. Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2012.

[3] Cf. Extraits du Théâtre des paroles et de Devant la parole de Valère Novarina.

[4] Voir. Lydie Parisse, L’Encercleur, Entretemps, 2009.

[5] Cf. A. Vega, lors du séminaire Passeurs de patrimoine, Toulouse, 20 octobre 2015.

[6] Cf. Claude Régy, notes prises lors d’une interview au Théâtre Garonne à Toulouse, menée par Arnaud Rykner, 14 janvier 2008.

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