2017-02-14

Intervention aux Prospectives Nationales de la Recherche Urbaine (PNRU), 30 mars 2016, Paris (texte repris septembre 2016)

Jean-Yves Toussaint, Sophie Vareilles, Université de Lyon, UMR 5600 EVS, INSA de Lyon

Le titre « La ville en ses usages techniques » que nous avons choisi trop rapidement avec Sophie Vareilles est trop ambigu ; ce devrait plutôt être : « la ville en ses objets et dispositifs techniques » ou encore « les objets et les dispositifs techniques des activités urbaines quotidiennes, individuelles et collectives ». Les « usages » comme les « techniques » apparaissent généralement à travers la manipulation d’objets et les dispositifs que nous mobilisons dans nos activités quotidiennes. Aussi, posons-nous la question un peu différemment que lors de la contribution précédente : au fond, peut-on habiter une ville sans objets ? Peut-on habiter sans habitat (architecture, construction, aménagement, etc.).

Notre approche de l’urbanisation privilégie les objets ou encore ce que nous appelons les dispositifs techniques et spatiaux de l’urbain. Ces objets et dispositifs participent des aménagements et rendent la ville praticable. Il s’agit de toute sorte d’objets qui forment notre environnement urbain et plus généralement les mondes urbains : les réseaux, les espaces publics urbains, les architectures, les constructions, les ouvrages, les œuvres, mais aussi tous les objets qui emplissent nos poches et nos sacs et qui nous permettent de nous affairer à nos mille occupations. Tous ces objets, leurs agencements, leurs extensions et leurs connexions forment autant de dispositifs techniques et spatiaux : dispositifs en ce qu’ils sont des agencements d’objets hétérogènes formés en vue d’une efficacité dans les activités (ainsi par exemple de la rue) ; techniques dans la mesure où tout autant leur usage que leur fabrication requiert des apprentissages, des gestes (ou des dispositions somatiques et cognitives) et par conséquent des techniques ; leur dimension spatiale tient à ce qu’ils prennent de la place et que, ce faisant ils créent des espaces disponibles à l’action (ils permettent de « viabiliser », de rendre praticables des espaces qui ne l’étaient pas ou l’étaient autrement, typiquement les réseaux). Ces objets ou dispositifs techniques et spatiaux, nous les manipulons autant que nécessaire dans l’étendue de nos activités individuelles et collectives, sociales et urbaines. Ces objets forment, pour reprendre une expression d’Henri Raymond (1988 : 6), les « instruments urbains » ; en tant qu’instruments, ces objets rendent intelligibles le monde et, ce faisant ils nous permettent d’agir.

Dans cette perspective, l’urbanisation apparaît comme un processus d’agglomération et de densification des gens et des objets. Les villes, l’urbain s’établissent à partir d’une double massification, celle des gens et celle des objets.

De manière générale, le monde n’est praticable que par la grâce des objets ; objets qui en assurent l’étendue et la permanence ; moyens d’action, ils constituent notre environnement et l’établissent à notre convenance pour nos usages. Tous ces objets, tous ces dispositifs techniques et spatiaux sont les instruments de la vie urbaine et, ce faisant, ils orientent nos pratiques individuelles et collectives. En tant qu’instrument en nous rendant intelligible le monde, ils y manifestant ce qu’il nous est possible de faire ou de ne pas faire, tant individuellement que collectivement. C’est ce que nous allons essayer d’esquisser à travers 4 conjectures :

il n’y a pas d’activité urbaine, individuelle et collective, qui ne requiert des dispositifs techniques et spatiaux ;

plutôt les techniques que la technique, les « techniques de fabrication » et les « techniques d’usage » ;

l’activité comme activité instrumentée

les objets cultivent nos dispositions

Ces conjectures sont nées de nos contributions à plusieurs recherches relatives à la fabrication et à l’usage des espaces publics urbains (rue, place, square, parc, etc.). Ces travaux se sont étendus aux dispositifs « techniques alternatives » de gestion des eaux de pluies urbaines – notamment les eaux qui tombent et ruissellent sur les espaces publics urbains. Ces dispositifs alternatifs se présentent sous la forme de noues, de bassins infiltrant, de bassins de rétention, contribuent à l’aménagement et participent à la « renaturation » des espaces publics urbains (parc, square, mails et autres aménagements impliquant végétalisation et eau). Ces recherches pour la plupart ont été conduites dans le cadre de la métropole lyonnaise et visaient à mieux sérier les rapports entre fabrication et usage des aménagements.

Conjecture 1 – il n’y a pas d’activités urbaines, individuelles ou collectives, qui ne requièrent des objets

En enquêtant sur les usages des espaces publics urbains requalifiés à Lyon nous nous sommes vite rendu compte que personne ou presque n’usait d’« espaces publics urbains ». Les « espaces publics urbains » sont une abstraction, un concept à disposition des professionnels et des chercheurs, mais en aucun cas une catégorie pratique. Les personnes enquêtées ou observées empruntaient des rues, traversaient sur des passages cloutés, se promenaient dans des parcs, s’arrêtaient à des feux rouges, marchaient sur des trottoirs, observaient là que les trottoirs étaient trop étroits (et impraticables avec des poussettes), s’asseyaient sur des bancs ou critiquaient l’absence de banc, leur forme peu amène ou leur état de délabrement… ; selon qu’elles étaient à pied, en trottinette, en roller, en vélo, en moto, en auto, seuls ou avec d’autres, en famille ou avec des amis, handicapés ou en apparat de sportif, aux heures de travail ou de congé, elles privilégiaient certains éléments de leur environnement immédiat aux dépens d’autres ; non pas l’espace public urbain, ni même les aménagements, mais la rue, la place ou plutôt, même, le trottoir de gauche (ensoleillé, à l’ombre, bordé de vitrines alléchantes), la façade à l’angle (comme repère), le bouton-poussoir du feu rouge (pratique, pas pratique, efficace, inefficace), les bordures de trottoirs (pour les équilibristes petits et grands, pour la canne du malvoyant), le muret ou la borne pour refaire un lacet défait ou ses extensions avant d’entrer dans la ronde du footing, les potelets ou garde-corps (pour le cycliste abandonnant son vélo fermement attaché, au grand dam du malvoyant dont la canne n’avait pas permis d’en suspecter la présence), les bateaux (qui arrête net le fauteuil roulant ou qui retient l’eau de pluie et offre ses flaques aux marcheurs distraits lorsque son seuil est trop épais), le revêtement rugueux ou lisse des trottoirs (qui limite ou augmente l’habileté et la vitesse des rollers ou des planches), ces bancs de pierre ou de bois si pratiques pour s’asseoir mais que les assauts répétés des rollers et planches ont rendu vilains, sales et donc impraticables, etc.

L’espace public urbain n’existe dans les usages qu’à travers les objets et dispositifs techniques et spatiaux qu’il agglomère et dont la disposition aménage, c’est-à-dire, rend praticable le monde, ouvre des licences d’action, en limite d’autres. Selon les activités individuelles et collectives, des objets différents sont mobilisés et des objets sont différemment utilisés ; du point de vue pratique, selon chaque activité, ils ne signifient pas les mêmes choses, ils changent de valeurs et ne jouent pas les mêmes rôles, ne sont donc pas vus sous le même angle, ils n’offrent pas les mêmes prises sur le monde.

Le monde et les mondes urbains sans doute plus que les autres, apparaissent concrètement en leurs objets. Les objets et surtout leurs assemblages en immenses dispositifs rendent praticables et habitables une partie de la biosphère et forment ce que les géographes appellent l’écoumène. Ces objets, œuvres, ouvrages, fabriqués sur des périodes de temps très longues et sans interruption façonnent les paysages et les paysages en portent l’empreinte ; ils forment un monde habitable. Ces objets sont hétérogènes, fait de matériaux nombreux, ils fonctionnent en série ou en parallèle, de manière autonome ou coordonnée, à la demande, ils sont assemblés en dispositifs compliqués, comme les réseaux et les grands ouvrages. Ils sont assemblés dans des relations techniques qui en instaurent le fonctionnement, l’efficacité et l’efficience relativement aux activités servies et qu’ils stimulent et même souvent inventent. Les rues, le réseau viaire, les places, les parcs, les squares, mais aussi les machines, les mobiles qui les empruntent, les réseaux d’assainissement, de communication, d’énergie, de transport, etc., toutes leurs émergences, les constructions, les ouvrages, les œuvres, les monuments, etc. sont autant de dispositifs techniques et spatiaux plus ou moins étendus ou visibles, mais toujours disponibles aux activités humaines. Ces objets forment un monde commun en partage entre les gens qui en usent, entre les citadins, les citoyens, les habitants. Ils forment un monde, ils forment les mondes urbains. Observer l’urbanisation dans sa dimension « objective » renvoie empiriquement à cet énoncé d’Hannah ARENDT « Vivre ensemble dans le monde : c’est dire essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour d’elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes. » (1963 : 92).

Il apparaît difficile d’observer la moindre activité qui ne requiert quelques objets. Il suffit juste d’observer cet instant de l’écriture ou de la lecture de ce texte pour se rendre compte de la difficulté à dénombrer les objets mobilisés pour ce faire qui plus est tombent tellement bien sous la main, sous les yeux et conviennent tellement à nos intelligences qu’ils deviennent aussi transparents que l’air que nous respirons : l’ordinateur, son écran ou / et la tablette, les feuilles de papiers manuscrites, le stylet, le stylo, la lampe, la table du bureau, les livres, les étagères, l’imprimante, les bibelots ou « souvenirs », la pièce toute entière, etc. En s’amusant à suivre le fonctionnement de chacun de ses objets nous pourrions voyager sur toute la terre habitée, sur tous les continents, tellement les objets s’y ramifient, unifiant la diaspora humaine en d’invisibles mais bien concrets, liens qu’ils cristallisent, actualisent, concrétisent : ainsi l’ordinateur sous les doigts au contact du clavier, assemblé en Chine, mis en boîte en Irlande, conçu quelque part aux États-Unis, vendu en France, connecté au monde ; des centaines de milliers de personnes avec d’autres objets dans des organisations dont l’activité participe à l’existence de cet objet-là en ses qualités, caractéristiques et efficacité : de la fourniture d’électricité qui permet à tous les électrons de circuler à toute vitesse tous azimuts, aux logiciels et algorithmes qui ordonnent ces cheminements, etc., en passant par les matériaux (recherche, fabrication, assemblage, etc.) tous objets et gens, non-humains et humains sont reliés en un immense collectif que cet objet réalise dans le temps où le texte s’inscrit sur son écran dans une activité de recherche. L’étagère, le bureau, la lampe qui éclaire, les livres sur les étagères, l’appartement tout entier, l’immeuble pourraient, chacun, nous conter la même histoire, faire valoir des expériences similaires. Et du reste, c’est ainsi, avec les objets laissés, oubliés, abandonnés, brisés, en fragments, que les archéologues, quelques anthropologues et ethnographes suivent à la trace les civilisations disparues, leurs ramifications, l’étendue de leur commerce et de leur influence et qu’ils peuvent, à partir de leurs objets et leurs fragments, inventer le monde qu’elles ont un temps établi.

Autrement dit, il n’y aurait pas d’activités urbaines quotidiennes, individuelles et collectives qui ne requièrent des objets, des dispositifs techniques et spatiaux pour se dérouler. C’est sans doute un fait qui ne se limite pas aux mondes urbains. Il n’y aurait pas d’activités sociales de quelque nature qui ne requièrent des objets, des activités les plus triviales aux plus sacrées, des plus manuelles ou plus éthérées qui ne se déroulent sans mobiliser des objets, des dispositifs techniques et spatiaux.

Conjecture 2 – Plutôt des techniques que la technique, les « techniques de fabrication » et les « techniques d’usage »

Le rôle que nous attribuons ici aux objets dans l’activité renvoie à « la technique », au « fait technique ». Mais le vocable technique recouvre une grande étendue de « réalités » : il renvoie à l’opérationnalité de l’activité, à son registre finalisé et au moyen à mettre en œuvre pour parvenir aux fins ; mais il renvoie également à des modalités cognitives, somatiques (les deux, l’une ou l’autre), à des savoir-faire, des gestes, des prises sur le réel, un principe constituant ou instaurateurs d’existants, de mode d’exister, il peut être confondu avec la genèse ou l’usage d’objets et de dispositifs ; bien peu de domaines échappent à la technique et, ainsi, parlons souvent de « la technique » ou « des techniques » sans autres formalités. Généralement il y a technique de tout ce qui implique activité ou action et dont l’efficacité se juge à une modification d’état du monde en produisant des effets attendus de celui qui opère et de ceux qui en bénéficient. Cette traduction de la définition désormais classique donnée par Marcel MAUSS (e1999 : 371) – la technique est « un acte traditionnel, efficace »- renvoie à deux registres spatio-temporels de la technique, à savoir, le temps et l’espace de la production des objets, le temps et l’espace de l’usage des objets et dispositifs, ceci dans une série d’emboîtements qui font que la production est aussi usage d’objets et que l’usage d’objet est aussi production.

En quelque sorte deux réalités opposées qui ne peuvent être déliées autrement que comme rapport aux objets dans un temps donné, dans un espace donné : elle est ce qui fait naître (ou être) des objets et des dispositifs (c’est souvent sous cet aspect que nous l’observons, à travers l’ingénierie, la puissance prométhéenne, la fabrication), mais elle est aussi ce qui nous permet d’utiliser les objets fabriqués. Autrement dit, le geste efficace est celui qui conduit l’ustensile, l’outil, l’instrument, l’ouvrage, l’œuvre, la machine à l’existence, le geste efficace est aussi et surtout le maniement de l’ustensile, de l’outil, de l’instrument, de l’ouvrage, de l’œuvre et de la machine dans une activité en vue d’obtenir quelque chose : des effets recherchés pour l’intérêt qu’ils représentent (SERIS : 1994 : 44), la technique est l’action humaine qui réussit (HAUDRICOURT : 1987 : 314). Qu’il s’agisse de fabrication ou d’usage, la technique est production d’effets attendus (SIGAUT : 2002 : 154) autant de soi que des autres.

Prenons des expériences simples et assez partagées : il faut autant de technique(s) pour fabriquer des briques que pour les assembler et construire un mur droit ; il y a autant de technique(s) pour fabriquer un vélo que pour l’utiliser sur la route et sans doute y a-t-il autant de technique(s) pour fabriquer une rue et pour aménager un carrefour que pour emprunter la première et traverser le second. Il y a autant de technique dans la fabrication que dans l’usage. Conduire un vélo ou une auto requiert un apprentissage et une certaine technique et tout le monde n’est pas habile à ce jeu ; l’habileté n’est pas également répartie, certain sont plus habiles que d’autres plus virtuoses, le malhabile outre qu’il conduit « mal » du point de vue de l’efficience technique ou du point de vue du danger qu’il représente pour lui et pour les autres, peut finir par être exclu du jeu ou dans une position difficile dans son rapport aux autres dans l’activité (ici conduire). Mais nous pourrions tout aussi bien dire la même chose du simple fait de marcher : c’est bien loin d’une activité innée et les réaliser sans y penser ou en pensant à autre chose ou en faisant autre chose (discuter avec quelqu’un en marchant, ou en portant ses courses, etc.) demande un très long apprentissage pour poser adéquatement son corps et l’engager dans une relation à tous les autres dans la rue, de manière à ce que l’activité de chacun s’y ordonne sans mot dire ou si peu, sans ordonnateur et coordinateur.

Marcel MAUSS dans sa formule insiste beaucoup sur le geste et sur les techniques du corps, faisant du corps de celui qui agit, l’instrument principal engager dans l’activité ou l’action et qui implique des gestes et de plier tous le système somatique (système cognitif compris) dans des gestes adéquats à l’activité. Si par ailleurs MAUSS insiste beaucoup sur le rôle des objets (de la « matérialité ») dans les sociétés, le lien entre le geste efficace et les objets est très tenu. Le geste implique systématiquement le corps de celui qui agit, mais le geste est rarement pour ne pas dire jamais, sans secours d’un objet, et l’efficacité du geste dépendre grandement de l’habileté à manier les objets requit dans l’activité en cours.

Bien rares sont les circonstances où les corps et les têtes œuvrent seules, ils œuvrent avec le secours d’une multitude d’objets et de dispositifs techniques. Gare à celui et à ceux qui ne peuvent accéder aux objets, les horizons de leurs activités se referment, leur « capacité » ou « capacitation » en est diminuée grandement. La pauvreté d’un côté et le handicap de l’autre se mesurent souvent à la privation de l’accès aux objets et dispositifs et se traduisent par une limite non seulement l’autonomie individuelle mais l’accès à la vie sociale ; faute d’accès aux objets de la vie quotidienne, la socialisation diminue, la sphère d’action se rétrécit.

Les objets, les dispositifs apparaissent comme des extensions somatiques (au sens large la cognition incluse). Ainsi Ernest KAPP (e2007 : 71) parle de « projection d’organe » c’est-à-dire d’extériorisation des fonctions somatiques dans des objets et dispositifs. Il pose comme plus tard Marcel MAUSS que la première de ces projections commence par les parties du corps propre, telle que « ma main », « mes pieds », « mes jambes », voire « ma tête » – cette dernière venant à s’extérioriser dans les organisations et même s’y assujettir. Les objets (ustensiles, outils, instruments, ouvrage, œuvre, dispositifs, machines) sont posés comme des projections somatiques, des sécrétions ou des exsudations progressives du cerveau et du corps des êtres humains (LEROI-GOURHAN : e1995 ; 131-132 et 151-152), des exosomatisations (POPPER : e1991 : 360-361). Sauf dans une forme de systématisation, les humains ne sont pas les seuls à devoir mobiliser des objets à devoir « objectiver » leurs environnements pour y vivre, c’est semble-t-il un fait intéressant l’ensemble du monde vivant.

La technique en ce sens est ce processus qui à la fois exosomatisation dans la production d’objets et démultiplication de la capacité d’action par la grâce des objets impliqués dans les gestes efficaces, après de longs apprentissages qui, en général, réincorpore ce qui a été exosomatisé. Aussi la technique, les techniques (autant que de fonctions exosomatisées) apparaissent sous deux formes : la fabrication des objets et leurs usages, les techniques de fabrication, les techniques d’usage.

Conjecture 3 – l’activité comme activité instrumentée

Ces deux faces opposées et indissociables de la technique constituent deux processus organisateurs que les ergonomes (notamment en ergonomie cognitive) définissent à travers l’instrumentation et l’instrumentalisation (RABARDEL : 1995). L’instrumentation correspond à la dotation en objet et donc à l’activité de fabrication. L’instrumentalisation correspond à l’usage que font les destinataires des objets. Ce double processus constituerait la technique et, en ce sens, la technique est ce qui rend praticable le monde ; en l’objectivant la technique le rend vivable, accessible, prévisible, stable et donc habitable. Les objets, leurs disponibilités, les règles qui les rendent accessibles et disponibles à l’action, permettent constamment à tout un chacun de distinguer ici et maintenant ce qu’il est possible de faire (ou impossible de faire) et sans doute, d’être, d’exister.

Cette perspective a été explorée par les ergonomes qui sont dans la situation d’observer non pas le discours, ni le langage, mais l’action et l’activité comme toujours supportées par des objets et postulant que des rapports aux objets pouvaient dépendre la vertu des activités : la capacité des objets à rendre efficace les gestes, confortables les pliages du corps, à libérer les individus dans l’action en augmentant leur autonomie et leur capacité ; l’objet posé non pas comme ce qui entrave, aliène ou réifie, mais au contraire ce qui facilite, habilite et d’une certaine manière libère en limitant l’effort, en gagnant du temps, en diminuant la fatigue et l’abêtissement de la somme. Pour ce faire il convient d’observer les objets comme des instruments et pour nous les aménagements comme des instruments de la vie urbaine quotidienne.

Qu’est-ce alors qu’un instrument (qui le différencie de l’ustensile, de l’outil) ?

Dans l’histoire européenne, l’archétype de l’instrument est sans doute la lunette de Galilée. Pour aller vite, cet instrument a permis à Galilée et à la société dans laquelle il vivait, de voir le monde autrement et, le voyant autrement, d’y agir autrement en y percevant de nouvelles possibilités d’agir, de faire et d’être. On a mieux retenu le nom de Galilée qui l’a utilisé que celui des artisans du verre dont les techniques de purification et de polissage ont ouvert d’immense perspective en fabriquant des lentilles toujours plus efficientes. Cette lunette a fait grand bruit parce qu’en permettant de voir autrement elle mettait en péril tout l’édifice technique / économique / social / religieux sur lequel le monde reposait jusque-là. Cette lunette ouvrait sur la contingence du monde et des sociétés. Elle a produit une révolution qui n’était pas que technique et astronomique, mais bien sociale, culturelle, l’avènement d’un autre monde. Mais si on en croit André-Georges HAUDRICOURT, la charrue avait déjà fait bien des dégâts et transformée les sociétés qui l’avaient adoptée. Et il semble bien aujourd’hui que les objets numériques et les algorithmes transforment avec force et sous nos yeux le monde.

Un objet se constitue en instrument quand il rend intelligible le monde : quand il permet d’y prélever de l’information, quand, ce faisant il permet de s’y orienter et d’y agir. Et un objet devient instrument sans doute par la fabrication mais aussi après de long apprentissage.

Autrement dit, chaque objet, chaque dispositif introduit de la nouveauté en modifiant la perception, la signification et donc l’accès au monde. Chaque objet redéfinit l’horizon de l’activité anthropique en modifiant le monde : « rien n’est plus pareil » qu’avant, « comment faisait-on avant, avant l’eau courante, avant le téléphone portable, avant l’ordinateur, avant les automobiles et les avions, avant l’électricité… avant l’aménagement de la place ». C’est tellement « plus pareil » que chacun peine à se remémorer comment c’était avant, et souvent parce que les objets qui supportaient « avant » ont disparu, comme a disparu la rue avec le nouvel aménagement qui l’a fait renaître autrement. Ainsi la technique et les objets fabriqués qu’elle fait être sont-ils assimilés à un mode d’accès au monde, au discernement de « ce par rapport à quoi un faire est possible » (CASTORIADIS : e2003). Les objets fabriqués participent de la perception et plus profondément, des connaissances par lesquelles le monde est saisissable dans un réseau de signification.

Ce sont sans doute par ce biais que les objets cultivent les gens en cultivant notamment les dispositions de ceux qui en usent.

Conjecture 4 – les objets cultivent nos dispositions

Le corps est le premier et le plus naturel objet technique et en même temps moyen technique rappelle Marcel MAUSS (e1999 : 372) – corps au sens le plus large impliquant les fonctions cognitives. Le corps est instrument ou même plusieurs instruments : ma tête, mes pieds, mes mains, mes yeux, mes oreilles, etc. Son usage n’est pas donné, il implique de long apprentissage et même des traditions. L’hexis corporel, la manière de porter son corps, de poser sa voix, la dictions, la gestuelle sont autant de « marqueurs » sociaux, renvoyant à des socialisations et donc des appartenances, des transmissions. Ces apprentissages cultivent des dispositions parmi toutes les aptitudes potentielles du corps de chacun et communes à tous.

L’exosomatisation est ce qui prolonge le corps dans et par les objets, et démultiplie ses capacités : le marteau qui tombe sous la main porte le coup infiniment plus efficacement que le point qu’il prolonge tant en masse, amplifiant le levier du bras par son manche. Ce faisant il implique des apprentissages, des gestes précis, l’acquisition d’une habileté. Ce faisant les objets dans leur mise en œuvre, dans leur fonctionnement spécialisent certaines aptitudes et cultivent de la sorte nos dispositions. En partage les objets cultivent des dispositions communes. C’est ainsi qu’Henri RAYMOND peut s’interroger sur une fabrication des « gens des villes » (1988) et l’émergence d’une « mentalité » (ou « culture ») urbaine, qui distingue les urbains des non-urbains (et dans le cas d’une période de forte urbanisation, des « ruraux »).

Outre l’intelligibilité du monde qu’ils autorisent, l’information qu’ils permettent de prélever tout au long du cours d’action pour son déroulement, les objets cultivent nos dispositions. En ce sens les objets du monde constituent sans doute les limites de nos capacités, de penser, faire, être. Les règles d’accès aux objets en différenciant des groupes sociaux, différencient des capacités d’action, les activités possibles, individuelles et collectives. L’épreuve du handicap en est une illustration sans doute des plus tragiques. Par la fatalité d’un accident ou d’une hérédité, le handicapé est celui qui est privé de l’accès aux objets et notamment aux objets en partages dans les mondes urbains – tout particulièrement ces objets qui constituent l’espace public urbain. Cette privation de l’accès aux objets est simultanément privation d’être avec les autres (TOUSSAINT, VAREILLES : 2010) ; elle limite la socialisation, la possibilité d’être avec les autres, de s’activer de conserve avec le monde ; elle contribue à désocialiser même en privant de capacité d’action, de s’activer dans le monde et au monde. La revendication des handicapés consiste à recouvrer cet accès (l’accessibilité) à l’ensemble des dispositifs techniques et spatiaux de l’urbain, à partir de dispositifs adaptés et (re) aménagés pour partager à nouveau le sort commun ; ces dispositifs et (re) aménagement consistent généralement en objets particuliers capables de cultiver des aptitudes potentiellement actives en dispositions nouvelles venant compenser celles perdues.

Autrement dit, les objets en général et les dispositifs techniques et spatiaux de l’urbain en particulier démultiplient les participations aux mondes. Nos comportements individuels et collectifs, leurs orientations, nos manières de faire, de penser, nos manières d’être et d’apparaître pourraient être infiniment redevables aux objets que nous pouvons mobiliser dans nos activités quotidiennes, individuelles et collectives. Ainsi, il semblerait que l’orientation et la qualité des actions, les vertus des activités (et les activités vertueuses) sont moins le fait de nos consciences, de notre sens moral ou d’une éthique de l’action que le fait de la conscience du monde et de l’intelligence de ce qu’il est possible de faire ou de ne pas faire qu’autorisent les objets disponibles et accessibles dans les activités que nous conduisons. De cette manière pouvons-nous revenir sur ce qu’est l’urbanité comme manière d’être urbain et d’être urbain de ce monde urbain là : si par civilité nous entendons la relation que les publics urbains entretiennent avec les objets en commun dans les mondes urbains (typiquement les espaces publics urbains) et par convivialité (au sens donné par Ivan ILLICH : 1973), les relations que les objets entretiennent avec les publics urbains, l’urbanité, sa qualité, sa singularité ou différence d’une ville à une autre, d’un pays à un autre, pourraient se définir comme la somme de ces deux relations.

***

Cette contribution est plutôt une ode aux objets dans l’activité. Nous avons laissé dans l’ombre le fait que les objets en ouvrant des possibilités d’action, d’intelligences du monde en ferment d’autres. De même que nous n’avons pas abordé la dimension spatiale que les objets non seulement comportent en tant qu’ils prennent place mais qu’ils « fabriquent » en tant qu’ils définissent les étendues (écoumènes) praticables, accessibles aux activités individuelles et collectives. Pas plus que nous n’avons effleuré les conditions par lesquelles les objets participent à instaurer le temps, notamment par leur rôle dans les processus d’accélération, de rythme de vie, de synchronisation des individus (consciences, gestes) dans l’action : il n’est d’observer la rue pleine de monde et d’objets un samedi de chalandise dans le centre d’une grande ville européenne, pour comprendre ce qu’un dispositif technique et spatial aussi compliqué peut produire en termes de comportements régulés, synchronisés. Bref, bien des aspects sont ici oblitérés, mais nous avions à cœur de montrer combien aussi, les objets sont souvent absents dans les analyses et la compréhension des comportements individuels et collectifs dans les sciences sociales en général et les études urbaines en particulier. Même la question des usages souvent est rapportée à des problèmes d’intersubjectivité ou de catalogue de représentation qui prendrait place dans des cerveaux limités dans leurs initiatives ou invention du monde. Nous voulions ici montrer que les objets, que les mondes urbains en leurs objets comptaient positivement dans ce qu’ils recèlent de libération, de désaliénation et de progrès dès lors que leur convivialité est grande. Autrement dit, il était là question de faire état des promesses que font les mondes urbains, mais qu’effectivement, ils ne tiennent pas toujours ; mais c’est là, la suite de cette tentative de comprendre l’urbain en ses objets.

Enfin, nous n’avons pas cité tous les auteurs mobilisés dans ce travail, nous les restituant sans pouvoir être exhaustif dans la bibliographie.

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(en gras les auteurs cités dans le texte)

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