2016-12-12

Les relations commerciales entre l’Empire ottoman et les royaumes italiens (Venise, Gênes) sont étroites depuis le début de l’époque moderne et l’intégration de cet espace à l’économie méditerranéenne s’accroît au cours du XVIIIe siècle. Istanbul, Smyrne, sont les échelles du Levant les plus fameuses, où toute une communauté d’Européens s’établit pour faire du commerce, tandis que certains s’installent dans les villes de l’intérieur, comme à Alep, plaque tournante du commerce mésopotamien et anatolien. La ville d’Alexandrette reste une échelle très modeste dans la géographie portuaire méditerranéenne ottomane, bien qu’elle soit le débouché du grand marché alépin vers l’Europe.

Au XIXe siècle, les relations entre les échelles du Levant et l’Europe s’intensifient avec l’essor des lignes de communications à grande vitesse, et notamment des vapeurs. Les compagnies de navigations européennes complètent leur réseau au Levant, et les compagnies italiennes et austro-hongroises, Servizi Maritimi, Lloyd Triestino en tête, sont parmi les plus concurrentielles. Elles établissent leurs bureaux avec leurs représentants dans les ports de l’Empire ottoman ; c’est en travaillant comme transitaires pour ces compagnies et leurs concurrentes européennes et américaines que prospèrent nombre d’Italiens, originaires de la Péninsule, ou passés par Chypre ou Chios qui s’établissent dans ces ports. C’est le cas des familles Belfante, Catoni et Levante, établies à Alexandrette depuis la fin des années 1860.

Cette recherche a pour objet de s’attacher aux trajectoires d’un réseau de familles d’origine italienne, qui s’établissent à Alexandrette, développent des activités de transitaires qui les placent dans l’élite commerciale de la ville, se caractérisent par une identité propre, et se mettent au service des réseaux consulaires des grandes puissances européennes dans la région.

Cette histoire familiale retracée sur le temps long s’appuie sur des sources diverses : les archives des consulats européens concernés d’Alexandrette et d’Alep (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Autriche, mais celles d’Italie ne sont pas ouvertes), celles des ambassades, celles de la Sublime Porte (lorsqu’elles sont en français), qu’il faut croiser avec des archives privées (celles de la famille Marcopoli d’Alep, aujourd’hui conservées par l’université de Tübingen et les papiers privés que certaines familles d’Alexandrette ont bien voulu nous communiquer lors d’entretiens réalisés sur place), pour essayer de reconstituer les trajectoires familiales, à la fois dans leur dimension commerciale et consulaire. C’est donc moins l’étude de l’institution consulaire en elle-même que celle des acteurs et de leur pratique, à travers un exemple local, que nous essaierons de développer.

Les familles Belfante, Catoni et Levante, toutes trois originaires d’Italie, arrivent dans l’Empire ottoman à partir du milieu du XIXe siècle.

Les origines de la famille Levante se trouvent à Gênes où des archives du XVe siècle identifient un certain Antonio Levante qui était médecin militaire. Au début du XVIIe siècle, la famille s’installe dans la ville de Larino, à l’Est de Rome. Luigi Levante (né en 1787) est le premier membre de la famille à partir au Levant. En 1813, il est engagé comme médecin dans l’armée de Napoléon et mène des recherches sur la peste, d’Egypte en Syrie, et finit par s’établir à Chypre, où il meurt en 1849. C’est son fils Giuseppe (né en 1839), qui devient le premier agent maritime de la famille. Il est aussi négociant, s’occupe d’acheter des produits locaux et du coton d’Alep et de les exporter en Italie. Comme Alexandrette est le port d’Alep, il s’y installe en 1839: il y crée une agence maritime, « Levante et fils » et développe ses affaires en ouvrant des bureaux à Beyrouth, Tripoli de Syrie et Mersine. D’un premier mariage, il a un fils, Emilio (1865-1939), qui devient lui aussi transitaire et remplit des fonctions consulaires à Alexandrette ; d’un second mariage, il a deux fils, Luigi (1867-1946) et Edoardo (1871-1930) qui exercent la même profession de transitaires et des fonctions consulaires.1

La famille Belfante est dite italienne, originaire de Corse et donc probablement devenue française lors du rachat de l’île par la France à Gênes, en 1868. L’un des membres rejoint l’armée de Mehmet Ali Pasha en Egypte, quitte l’armée avec le grade de colonel, et s’installe à Alexandrette, où il crée avec le vice-consul britannique de la ville, Augustin Catoni, l’entreprise Belfante et Catoni en 1880.

La famille Catoni est originaire d’Italie, mais établie à Chypre, où Augustin Catoni naît en 1823. Il devient agent maritime, déplace à la fin des années 1860 ses affaires d’import-export à Alexandrette, où il devient représentant de la Lloyd’s et exerce des fonctions consulaire. Son fils, Joseph (Auguste), puis son petit-fils (Auguste) lui succèdent.

Ces trajectoires sont représentatives de celles d’autres « levantins » : venus d’Europe, nés, à partir de la seconde génération, dans l’Empire ottoman, ils se caractérisent pour la plupart par la pratique du catholicisme romain, mais surtout par des affinités spirituelles, professionnelles et sociales. Ce sont en tout état de cause des représentants typiques de ces intermédiaires, de ces hommes de « l’entre-deux »2, à cheval entre l’Europe et l’Orient.

Nés dans l’Empire ottoman, ils n’en gardent pas moins des liens culturels avec l’Europe et tout le bassin méditerranéen par l’éducation qu’ils reçoivent et les relations commerciales qu’ils cultivent. Ainsi, les premières générations retournent faire leurs études en Europe : c’est le cas par exemple de l’un des fils du Colonel Belfante, qui, après avoir fait des études à l’école d’Alep, part au début des années 1870 compléter sa formation à l’Académie militaire de Naples, d’où il donne des nouvelles à son tuteur et protecteur, André Marcopoli, gros négociant italien et consul d’Italie à Alep.3 C’est aussi le cas Joseph (Augustin) Catoni, qui a suivi sa scolarité en Angleterre et parle anglais parfaitement. Cependant, il s’agit d’une formation classique non professionnalisante : ces individus ne disposent pas d’une formation spécialisée qui les préparerait à exercer une fonction consulaire, alors qu’à la même époque se développe précisément la professionalisation des consuls. Ils restent d’abord des négociants, et se forment par l’apprentissage dans des agences maritimes après leurs études en Europe ou au Liban.

Outre leur ancrage européen, ils sont souvent intégrés par mariage à la fois au monde des Levantins en Méditerranée et à la notabilité locale. La fratrie Levante en est un exemple. Emilio Levante épouse Maria Giustiniani, descendante d’une famille noble d’origine génoise qui règne sur l’île de Chios, en mer Egée, pendant plus de deux siècles (XIVe-XVe) et est installée à Smyrne depuis le XVIe siècle, où elle prospère en faisant du commerce. Alfredo Levante (fils d’Edoardo Levante) quant à lui se marie avec Paulette Makzoumé, qui vient d’une famille d’origine syrienne ou libanaise, établie à Iskenderun de très longue date. Ce sont aussi de gros transitaires maritimes et Emile Makzoumé, son père, est agent consulaire d’Allemagne à Alexandrette jusque dans les années 1930. La dimension endogame des réseaux consulaire n’est pas une rareté à l’époque, en particulier au Levant, où la faiblesse des colonies ont pu encourager le phénomène.4

Munis de ressources particulières, notamment la maîtrise de plusieurs langues, d’une étonnante capacité à s’adapter, de réseaux étendus, ces hommes sont capables de jouer les intermédiaires entre deux mondes et d’en tirer profit. A Alexandrette, ces familles font partie de l’élite sociale, économique et culturelle. Ils sont reconnus par les consulats occidentaux comme les plus importants propriétaires et négociants de la ville. Les archives britanniques affirment ainsi que les ¾ de la population d’Alexandrette travaillent pour Belfante et Catoni et qualifient Augustin Catoni de « millionnaire et propriétaire de la moitié d’Alexandrette ». Même s’il est délicat d’estimer avec précision leur fortune, les inventaires des propriétés de la famille Catoni dans la ville et ses environs viennent confirmer qu’ils sont possèdent dans les années 1930 un important patrimoine immobilier. La « maison Catoni », avec toutes ses dépendances, qui sert à l’agence de navigation et abrite les locaux du consulat britannique, le Grand Jardin, plusieurs magasins, terrains, une maison à Narghizlik, des terrains à Aktchaï, des vignes, des bureaux, des cafés, des fabriques ( de briques), un khan à Karagache etc… Ils appartiennent aussi à l’élite culturelle de la ville, dans laquelle ils forment une communauté polyglotte, à tradition francophone. Tous parlent le français en famille, alors même qu’ils sont d’origine italienne ou ottomane. Mais le français est une marque de distinction sociale et témomigne d’un entre-soi, confirmé par la pratique d’une sociabilité forte, avec des invitations régulières au sein de ces familles. Toutes ont également leur résidence d’été à Saouk-Olouk, dans la montagne de l’arrière-pays d’Alexandrette, où elles migrent dès le mois de juin jusqu’à la fin septembre, pour fuir la chaleur écrasante et l’humidité étouffante de la ville et où se retrouvent également les représentants des consulats de diverses puissances européennes ; enfin, en ville, elles partagent comme lieu de sociabilité féminine la paroisse catholique, où elles se retrouvent pour la messe et pour les retraites prêchées à l’occasion du Carême, notamment avec les membres de la communauté française de la ville pendant la période mandataire. Enfin, ces familles exercent des activités caritatives qui témoignent de leur notabilité : Joseph Catoni est ainsi Président d’honneur de la Société Générale de bienfaisance d’Alexandrette, dont le but est de venir en aide aux personnes nécessiteuses originaires de la ville, sans distinction de race ni de religion.

Ils exercent des fonctions vice-consulaires sur plusieurs générations, se transmettant les fonctions et exerçant dans divers consulats de la région, dans les villes où leurs affaires de transit maritime les appellent. Dans la famille Catoni, la gérance du vice-consulat de Grande-Bretagne d’Alexandrette se transmet sur trois générations, d’Augustin Catoni, à son fils Joseph (Augustin) et à son petit-fils, Augustin (Joseph) Catoni. Le premier de la lignée, Augustin catoni, est vice-consul de Grande-Bretagne à Alexandrette à partir de 1877 et consul à Alep (Alexandrette en dépend) à plusieurs reprises entre 1892 et 1896. Il est naturalisé citoyen GB en 1902. Son fils, Joseph Augustin Catoni, est d’abord chancelier au Consulat de Grande-Bretagne à Alexandrette, nommé vice-consul en 1899 et on sait qu’il se distingue par son action en faveur des Arméniens lors des massacres de 1909. Pendant la Première Guerre monndiale, Joseph Catoni est employé comme Intelligence Officer à Alexandrie puis remplit diverses fonctions avant de retourner à Alexandrette. Comme il a eu l’habitude de remplacer son père comme vice-consul à Alexandrette pendant plusieurs périodes de 3 mois pendant 10 ans, quand ce dernier s’absentait en Europe, il continue de gérer le vice consulat ; son fils lui succède à partir de 1940 jusqu’en novembre 1944, date à laquelle il est remplacé par E. Peck, consul général de carrière.

Ces familles d’origine italienne n’exercent d’ailleurs pas toujours des fonctions dans le consulat du pays dont ils détiennent la nationalité, mais se mettent au service des diverses puissances européennes, cumulant les fonctions. Si la famille Levante a une longue tradition de service du consulat italien, elle travaille aussi pour le consulat d’Allemagne, tenu successivement depuis la fin du XIXe siècle par des membres des familles Belfante et Makzoumé. Il est également fréquent que les divers membres de la famille se partagent la gestion de divers consulats. Ainsi, dans la famille Levante : Emilio Levante (1865-1939) est vice-Consul d’Autriche-Hongrie à Alexandrette jusqu’en 1929, date à laquelle il déplace ses affaires à Mersine et est remplacé dans ses fonctions au consulat par Emile Makzoumé; Edoardo Levante (1871-1930), son fils, est vice-consul d’Espagne à Alexandrette; Luigi Levante (1867-1946), un autre de ses fils, est vice-consul d’Italie à Alexandrette jusqu’en 1927; Alfredo Levante, fils d’Edoardo hérite de la fonction de vice-consul d’Italie à Alexandrette, et agit comme vice-consul honoraire d’Italie à Alexandrette, après le retrait du personnel consulaire dû à la défaite de l’Italie pendant la Seconde Guerre mondiale; Mario Levante (fils d’Edoardo) est gérant du consulat d’Italie à Adana pendant la Seconde guerre mondiale, tandis qu’Edmondo (fils d’Emilio) fait de même pour le consulat d’Italie à Mersine. On peut donc parler à leur propos d’un « héritage de services »5 et d’une conception patrimoniale des fonctions consulaires, sans exclusivité nationale.

Cette société de l’entre-soi partage des codes et des normes qui ne sont pas celles de la nationalité, mais sont fondées sur des adhérences crées par les alliances matrimoniales, commerciales, les liens d’amitié et non par des préférences nationales. Les relations familiales et commerciales sont des instances de légitimité concurrentes, et même supérieures, à celles de la nationalité.6 Leur nationalité parfois trouble (comme celle du fils de Joseph Catoni, français naturalisé britannique, qui n’est enregistré jusqu’à ses vingt ans dans aucun consulat, ni auprès des autorités locales) et leur autonomie à l’égard des d’allégeances nationales, l’équivoque de leur identité en fait des sujets d’inquiétude pour les autorités des puissances européennes. Ces levantins attirent sur eux un soupçon facile de duplicité et sont suspects de faiblesse de caractère. Lorsqu’en sus, ils sont Italiens, ils cumulent les clichés de fourberie des deux identités.

C’est notamment le cas des Levante, dont les activités, la conduite lâche, et le caractère sournois, sont considérées tant par les autorités allemandes que par les autorités françaises, comme l’archétype d’une fourberie et d’un opportunisme typiquement levantin et italien.7 En période de guerre, ces levantins sont aisément soupçonnés de faire preuve d’un patriotisme défaillant, voire de traîtrise. Pendant la Première Guerre mondiale, les autorités britanniques en Egypte se montrent soupçonneuses sur la candidature d’Augustin Catoni pour l’occupation d’un poste consulaire à Suez. Le Consul britannique de Port Saïd signale ses réserves, car il « pense vraiment qu’une place de vice-consul en Egypte devrait aller à un homme originaire de Grande-Bretagne (British born), et je suppose que ce n’est pas le cas de M. Catoni. Si capable, digne de confiance et plein de finesse que puisse être un Maltais ou un Syrien ou même un Britannique levantin, il reste toujours un « étranger », ce qui constitue un obstacle insurmontable pour la proximité et les relations cordiales qui doivent exister entre lui et les nombreux sujets britanniques, résidant ou de passage, avec lesquels il est en contact.»8Et Mac Mahon de renchérir : « “Suez est une zone militaire, et pour cette raison, il est important que notre officier consulaire à ce poste soit Anglais, par son éducation, sa conduite, autant que par sa nationalité. »9 Les autorités allemandes, quant à elles, soupçonnent pendant la Seconde Guerre mondiale les Levante d’être secrètement au service des services consulaires britanniques, car ils entretiennent des relations étroites avec les Catoni.

Recherchés parce qu’ils sont originaires d’Europe, qu’ils ont fait preuve de fidélité dans leur service, reçu une éducation européenne, qu’ils sont plurilingues, disposent d’un bagage culturel et d’une aisance financière, leur identité à cheval sur l’Europe et le Levant constitue en même temps parfois un obstacle.

Ils sont aussi recherchés parce qu’ils pratiquent des activités négociantes en lien avec les grands ports européens et disposent de ce fait de réseaux de relations et d’informations qui peuvent servir aussi pour les affaires consulaires. En effet, le rôle historique du consul est de s’occuper des affaires économiques de la nation qu’il représente, et le choix d’un négociant est à ce titre judicieux. A ces raisons d’ordre pratique, s’en ajoutent des raisons financières : ils ne sont souvent qu’agents consulaires ou vice-consuls, et donc ne sont pas des consuls de métier qui ont obtenu le concours des Affaires Etrangères et font l’objet d’une rémunération, d’indemnités. Ils se rémunèrent par les taxes consulaires et les activités qu’ils exercent en parallèle. Cela est donc beaucoup moins onéreux pour le pays qui les emploie. Les familles Levante, Belfante, Catoni sont toutes versées dans les activités de transit maritime : Giuseppe Levante représente ainsi la Compagnie de navigation Adriaca, les Servizi Maritimi Italiani, le Lloyd Triestino. Belfante et Catoni sont agents de la Prince Line à Londres, la James Moss and Co, Liverpool ; la Scandinavian Near East Agency, la Swenska Orient Linien, la Nippon Yusen Kaisha, et de la Shell Company of Syria. Joseph Catoni est agent de la La Lloyd’s de Londres, de la Khedivial mail Line, d’Egypte, de la Royal Mail Line de Londres, etc…Ils contribuent donc à tisser les réseaux commerciaux sur le pourtour méditerranéen et au-delà, notamment lorsque des membres d’une même famille occupent la fonction de représentant d’une compagnie dans divers ports de la région, comme c’est le cas, par exemple, des Belfante-Catoni, qui possèdent aussi des agences à Beyrouth, Mersine, Tripoli, Lattaquié, Caïffa et Jaffa. Par leurs activités annexes de banquiers, ils participent en outre aux circuits financiers entre la ville d’Alexandrette et son arrière-pays et aux projets de développement économique de la ville10. Ils sont également investis dans les instances commerçantes locales comme la Chambre de commerce de la ville, d’où ils peuvent défendre leurs intérêts face aux autorités politiques successives ou à promouvoir les réseaux de transport pour faciliter l’arrivée de nouvelles activités.

Réseaux familiaux, réseaux consulaires et réseaux commerciaux se superposent donc pour leur donner une capacité d’action étendue, qui se retisse sans cesse par les mariages endogames pratiqués sur plusieurs générations, les services rendus, les accords commerciaux, les successions et les remplacements dans les activités vice-consulaires.

Ce sont ces liens multiples qui permettent à ces individus de remplir au mieux les fonctions traditionnelles des consuls. Les tâches qui avaient incombées aux consuls pendant l’époque moderne sont toutes encore présentes au XIXe siècle. Suivant la définition de Desmond Platt11, elles peuvent être divisées en 3 grands groupes : les devoirs notariaux, ceux liés à la navigation, et ceux relatifs au service de l’Etat. La mission centrale des consuls reste donc la protection du commerce et de la navigation, ainsi que celle de la communauté de leurs compatriotes installés sur place. Ce sont les services rendus au commerce britannique dans l’Empire ottomen que Joseph Catoni met en avant pour justifier sa demande de naturalisation auprès du Home Office12: il prétend notamment avoir persuadé l’un des plus puissants armateurs de Newcastle d’ouvrir une ligne régulière de vapeurs entre l’Angleterre et la Syrie et avoir détourné au profit des lignes anglaises le commerce qui était aux mains des Messageries Maritimes et d’autres lignes étrangères.

Informer les autorités de tutelles fait également partie des obligations des consuls : les rapports économiques annuels, puis trimestriels rédigés à l’attention du consulat dont ils dépendent s’appuient, en l’absence de toutes statistiques officielles, sur la connaissance qu’ils ont de la vie économique locale par leurs activités négociantes. A la fin du XIXe siècle, Belfante remplit consciencieusement ses devoirs à l’égard du consulat d’Allemagne à Alep dont il dépend, pour l’informer des productions et de l’état du commerce13; Augustin puis Joseph Catoni, sont reconnus par les autorités britanniques pour la qualité de leurs rapports tant commerciaux que politiques. Ces vice-consuls qui sont aussi négociants peuvent en effet profiter de leurs déplacements personnels pour affaires pour récolter des informations et les transmettre à leurs supérieurs: c’est par exemple le cas de Joseph Catoni qui, en 1922, se déplace à son bureau de Mersine pour son commerce, et qui informe le consulat britannique à Alep qu’une concession aurait été donnée aux français dans le port, par l’intermédiaire de l’officier naval français sur place.

Les témoignages de voyageurs14 à Alexandrette peuvent également témoigner que le vice-consul remplit ses obligations d’accueil à l’égard des nationaux britanniques avec sérieux. Joseph Catoni par exemple prodigue son aide et ses conseils aux voyageurs de passage, accueille les marins de la Navy et leur organise parties de chasse et de tennis, si bien que son hospitalité est renommée. La défense des intérêts nationaux peut également prendre un caractère plus politique et polémique, lorsqu’elles marquent l’affrontement des diverses puissances européennes pour développer leur influence au Levant. C’est notamment le cas de la protection des communautés religieuses, qui est, depuis François 1er, chasse gardée des Français. Or, à Alexandrette, les carmes, générallement de nationalité italienne, secondés par la famille Levante, demandent en 1906 à passer sous protection italienne. Le passage de la tutelle française, protectrice traditionnelle des Chrétiens d’Orient, à la tutelle italienne est très mal vécue par les autorités françaises. L’agent consulaire d’Italie a son fauteuil d’honneur et son prie-Dieu à la première place dans l’église. Sur le mur extérieur de l’église contigu au couvent flotte les dimanches et fêtes le drapeau italien. A toutes les messes paroissiales, le dimanche, l’assemblée chante le Domine Salvum Fac Regem pour le roi d’Italie. Le rôle important joué par le vice-consul Luigi Levante en faveur des carmes italiens dans cette affaire engendre son remplacement en 1927, afin de provoquer l’apaisement.15

Si la fonction consulaire n’est pas une fonction diplomatique, et donc si les attributions des vice-consuls sont essentiellement de nature économique, il arrive qu’elles se politisent en temps de crise. En cas de guerre, la question de l’appartenance nationale reprend même une nouvelle acuité, conduisant à évaluer la capacité de ces hommes, qui ne sont pas toujours des nationaux, et qui ne sont pas des consuls de carrière, à répondre aux enjeux du moment. Les crises peuvent être une opportunité pour les vice-consuls : c’est pour eux l’occasion de briller par leur habileté d’informateurs ou leur capacité à prendre des décisions. Les massacres des Arméniens dans la région en 1909 sont l’occasion pour Joseph Catoni de briller à l’égard de sa hiérarchie. Il se distingue en cette occasion par ses qualités d’informateur: il présente les acteurs, les atrocités commises. Il s’appuie sur son propre réseau d’informateurs, par exemple, pour la ville de Dörtyöl, le Révérend Père Kennedy, de la Mission Anglaise (Anglicane) d’Alexandrette, qui lui a remis un rapport détaillé à partir de ses visites dans les villages. Il a la mémoire des massacres de 1895, pendant lesquels les autorités ottomanes avaient déjà rendu les Arméniens responsables des troubles, et leur inaction à l’égard des musulmans auteurs des massacres. Il finit aussi par proposer ses analyses et ses observations personnelles et se distingue par l’énergie déployée pour venir au secours des Arméniens, face aux autorités locales de mauvaise foi ou apathiques. Il réunit le consul français et le consul italien pour chercher des hommes armés capables d’assister les autorités dans Alexandrette et organise l’accueil des populations arméniennes réfugiées dans la ville. Il est récompensé par les autorités britanniques, et doit notamment à ces actions d’éclat sa naturalisation future.16

Mais en même temps, les crises peuvent nécessiter un personnel professionnel mieux formé et compétent, ce qui engendre la relégation du personnel vice-consulaire levantin et le changement de statut du vice-consulat. C’est le cas de Joseph Catoni, qui après des décennies de bons et loyaux services, est relégué à l’arrière-plan à partir de 1942. Le vice-consulat est élevé au rang de consulat et on nomme à la place de Catoni un consul de carrière, Mr.King, auparavant à Ahwaz, en Perse.17 L’établissement d’un consulat est considéré comme temporaire par les autorités britanniques, et s’explique par l’intérêt stratégique de la place pour les Alliés pendant la guerre (matériel de guerre, troupes, chrome.)

Pour les Levantins anciens vice-consuls, on trouve d’autres titulatures et fonctions : Catoni reste au consulat britannique comme vice-consul adjoint du consul de carrière ; Alfredo Levante, quant à lui, est aussi remplacé en 1941 par le baron von Schweinitz à la tête du vice-consulat d’Allemagne à Alexandrette, conformément au règlement allemand qui réserve aux fonctionnaires de carrière les postes consulaires en temps de guerre. Le vice-consulat est élevé au rang de consulat en 1942 et Alfredo Levante y conserve des fonctions d’attaché commercial car son appartenance à l’une des plus vieilles famille de la ville, et sa connaissance de la région, de ses enjeux et de ses acteurs pousse les autorités allemandes à ne pas le mettre de côté, en dépit de sa nationalité italienne.18

Les puissances peuvent donc avoir intérêt à maintenir une présence, même légère ou relativement informelle, sur place. C’est encore le cas de l’Italie, qui envisage dès 1943 la réduction de ses postes consulaires dans la région de Mersine, d’Adana et d’Alexandrette, et qui ferme définitivement les postes en question en 1944. Cependant, dans le même temps, elle prévoit la nomination de l’ancien vice-consul d’Allemagne, Alfredo Levant, au titre de consul honoraire. Cette nomination permettrait de maintenir la fiction d’un vice consulat, dans lequel Levante ne serait donc pas payé, mais serait consul honoraire ou gérant pour le vice-consul de métier. Cela permettrait aux autorités italiennes de garder un œil sur les affaires locales et d’envisager une refondation après le conflit.

On observe donc une remarquable continuité des services consulaires des puissances occidentales à Alexandrette par les levantins, en particulier italiens, entre 1870 et 1914. Ce sont les mêmes dynasties familiales négociantes qui détiennent les principaux consulats occidentaux de la ville, et ce sans rupture entre l’Empire ottoman et la République turque. Ce sont les autorités françaises qui mettent le plus de temps à employer des levantins plutôt que des nationaux, ne se risquant à ce choix qu’après la Seconde Guerre mondiale. Inséréis au sein de multiples réseaux, à l’échelle locale, méditerranéenne et européenne, avec un bagage culturel, économique, insérés dans les lieux de pouvoirs et de décisions de la ville, ils sont de parfaits candidats pour des postes de vice-consuls. Ils y gagnent du prestige et une reconnaissance, ainsi qu’une protection de leurs activités. Seule une période de crise ou de guerre pousse les puissances à remettre en question leur choix de confier les fonctions vice-consulaires à des individus qui ne sont pas des nationaux, et donc à changer de personnel pour y mettre des consuls de carrière et ressortissants de la nation qu’ils représentent.

1Archives privées Levante.

2Bernard Heyberger et Chantal Verdeil (dir.), Hommes de l’entre-deux. Parcours individuels et portraits de groupes sur la frontière de la Méditerranée (xvie-xxe siècle), Paris, Les Indes savantes – Rivages des Xantons, 2009.

3Archives Poche-Marcopoli, FM / P / P / P/ 9095, Naples, 25 février 1974.

4Anne Mézin, Les consuls de France au siècle des lumières (1715-1792), Paris, MAE, 1998.

5Windler, Christian, La Diplomatie comme expérience de l’autre. Consuls français au Maghreb (1700-1840), Genève, Droz, 2002.

6Ibid.

7Auswärtiges Amt (AA), Adana, 38, Antonio Ricciadri, ex segretario del Fascio italiano in Adana, impiegato del R. Consolato d’Italia in Adana, sans date (probablement 1944); AA, Adana, 38, Italiener in Adana, 19 September 1943.

8FO 141/475/3, Consul Freeman, Port Saïd, 16 février 1916.

9FO 141/475/3, Mac Mahon, Haut-Commissariat britannique au Caire, 24 février 1916.

10Papiers privés Makzoumé, Projet de création d’une maison de commerce sous la raison sociale Emile Makzoumé et Compagnie, avec la commandite de la Maison Belfante et Catoni (sans date) ; National Archives, BT 31/24268/152092.

11Christopher Marin Platt Desmond , « The role of the British consular service in overseas trade, 1825-1914 », The Economic history review, New Series, vol 15, 1963.

12National Archives, HO 144/971/B36291, Alexandretta, 22 avril 1901.

13Auswärtiges Amt (AA), Consulat Adana, 38, rapports de Belfante adressés au Consulat d’Alep pour les années 1906 à 1910.

14Sir E. A. Wallis Budge, By Nile and Tigris. A narrative of journeys in Egypt and Mesopotamia on behalf of the British Museum between the years 1886 and 1913, Londres, Murray, 1920.

15CADN, Beyrouth, Cabinet Politique, 629, Activité italienne, 17 janvier 1928.

16 FO, 424/219, Vice-Consul Catoni au consul Fontana, Alep, 22 mai 1909.

17CADN, Alexandrette, 6, M. E. Gault, secrétaire interprète chargé de la chancellerie d’Iskenderun à L’ambassadeur de France en Turquie, 14 octobre 1941.

18AA, Dossier personnel Schweinitz, Pers A 10, Alfredo Levante, Iskenderun, 19 août 1941.

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