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Mis à jour le 10.07.2015 à 12h26 | Publié le 10.07.2015 à 12h26
Dynastie
Jean-Marie Le Pen et ses filles, une tragédie familiale
La rupture entre Marine Le Pen et son père n’est qu’un épisode de plus dans l’histoire d’une famille en lambeaux. Pour remonter aux origines du mal, Claude Askolovitch a confessé en exclusivité dans le numéro de juillet 2015 de « Vanity Fair » les acteurs de cette tragédie intime et politique.
Ce qu’elles étaient prêtes à faire pour lui, avant, en a-t-on idée ? J’ai en mémoire une scène de l’amour d’une fille Le Pen pour son père. C’était en 2007, à la fin de la campagne présidentielle, aux salons de l’Équinoxe, près de l’Aquaboulevard de Paris, où le déjà vieux diable – 78 ans alors – avait rassemblé les siens pour le premier tour. Une foule déconfite avait reçu l’échec : Sarkozy avait siphonné les voix du Front national jusqu’à l’élimination. Au milieu des militants, des amis de classe d’une lycéenne encore inconnue, Marion Maréchal, dansaient au son d’un générique de dessin animé, Capitaine Flam, morceau fétiche des jeunes lepénistes. Dans une salle privée, Yann Maréchal, fille cadette de Jean-Marie et mère de Marion, organisatrice des événements du parti, une femme mince aux airs d’oiseau fatigué, s’avance vers un homme massif, noir et barbu, qui plastronne parmi les VIP et qui lui répugne. « Monsieur ? » L’homme la dévisage. « Je déteste ce que vous dites. J’ai énormément d’amis juifs. Je déteste ce que vous dites sur les Juifs. Mais vous êtes avec mon père un soir où ça ne va pas bien pour lui et je suis venue vous serrer la main. » C’était Dieudonné qu’elle saluait ainsi et ceux qui la connaissent savent que ce n’était pas rien. Yann des fêtes et des boîtes de nuit, Yann la véliplanchiste du Club Med, Yann la blonde de l’Apocalypse, la boîte à la mode des jeunesses dorées-basanées feujs et beurs, Yann qui aurait voulu être tellement autre chose que l’animatrice des fest-noz de l’extrême droite mais qui était cela aussi, faisait par amour filial des choses qui ne lui ressemblaient pas.
Recommencerait-elle à présent ? S’imposerait-elle encore des dégoûts pour lui ? Elle a passé 50 ans et a failli mourir d’un cancer. Elle est en rémission, a divorcé, est devenue grand-mère – par Marion qui est députée, sa fierté, sa revanche et qui incarne les lendemains prometteurs des ultras. Yann est tout ce qui tient encore d’une famille en lambeaux dont elle est témoin et prisonnière. Elle seule (ou presque) habite encore la propriété de Saint-Cloud où se sont jouées la vie et la dislocation des siens, au deuxième étage d’une grande bâtisse Second Empire au cœur du parc de Montretout, juste au-dessus du vieux bureau de son père qui offre une vue imprenable sur Paris et où le temps fige les souvenirs et les rancœurs.
J’ai revu Yann Le Pen au printemps. Elle parlait à mots drôles et blessés, et ne voudrait pas que tout soit raconté. Quand elle était petite, elle s’est juré de ne jamais rien faire ni dire qui nuise à sa famille – mais est-ce une famille enfin ? Yann est une des trois filles Le Pen et la dernière qui lui reste. Cela fait dix-sept ans que sa sœur aînée, Marie-Caroline, s’est sauvée. C’est au tour de Marine maintenant, dont la rupture avec le père fait les « unes » de la presse. Yann comprend tout et n’en veut à personne. Elle était seule à visiter Jean-Marie quand il a été hospitalisé d’urgence, en plein psychodrame politico-familial, à cause d’artères bouchées et d’une complication pulmonaire. Elle est en froid avec Marine mais pour d’autres raisons. Elle travaille encore et se demande parfois pourquoi ses parents ont eu des enfants.
Chez les Le Pen, au commencement est l’abandon et lorsqu’on a compris cela, l’histoire n’a plus qu’à se dérouler.
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Yann Le Pen et sa fille Marion Maréchal-Le Pen lors du défilé du 1er mai 2010, à Paris. (AFP)
UN VIEIL HOMME TOXIQUE
À l’aube du 2 novembre 1976, villa Poirier, dans le XVe arrondissement de Paris, trois sœurs grelottent de peur et de stupeur, enveloppées dans des couvertures chez des voisins qu’elles ne connaissent pas. Leurs parents sont partis fouiller les ruines de leur immeuble, soufflé par 20 kg de dynamite. Voici les filles de Jean-Marie Le Pen à l’heure où l’histoire le saisit pour la première fois : Marie-Caroline a 16 ans, Yann 12 et Marine 8. De cette explosion qui devait éradiquer leur famille (l’attentat n’a jamais été élucidé), les deux plus jeunes retiennent cela aujourd’hui : le père et la mère sont ressortis sans elles, ce matin-là ; ils les ont encore laissées le soir suivant pour dîner avec des amis, se remonter le moral au lieu de rester avec elles – Marine se souvient que c’était le jour de l’élection de Jimmy Carter aux États-Unis et ils ne voulaient pas manquer ça. Pendant ce temps, les trois filles étaient seules dans la peur comme elles l’étaient dans la vie : des enfants que l’on n’emmenait pas en vacances, qui logeaient avec leur nounou dans un appartement séparé et qu’on abandonnait à leur sort juste après l’explosion qui aurait pu les tuer. « Il fallait bien que je fasse les papiers », s’est justifié un jour Jean-Marie Le Pen devant l’une d’elles. Et la maman ? « Je n’allais pas laisser votre père tout seul ! »
La mémoire est parfois commode pour soutenir nos choix d’adultes. En 2005, quand elle publiait À contre-flots (Grancher éditions), son livre de (jeunes) souvenirs et son premier manifeste politique, Marine Le Pen avait situé villa Poirier la source de sa fidélité. Ce père différent des autres, menacé et réprouvé, elle lui rendrait justice. « Je suppose que je n’arriverai jamais à me libérer de cette peur pour lui », écrivait-elle alors. À la relire maintenant, elle évoquait aussi beaucoup de solitude – Jean-Marie en avait été frappé, m’a-t-on dit. Aujourd’hui, l’attentat de 1976 reste le premier souvenir de Marine Le Pen : ce qui a précédé l’explosion a été effacé de sa conscience. Mais il est désormais le témoignage d’autre chose : l’étrange égoïsme de ses parents, la marque d’une enfance délaissée et la première blessure que le père lui aura infligée. Tout finit par se payer. Dans ce qui arrive aux Le Pen, la politique est le prétexte ou le théâtre ; elle n’est pas la raison première.
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L'immeuble des Le Pen, villa Poirier dans le XVe arrondissement de Paris, soufflé par une explosion en 1976. (AFP)
Marine et Jean-Marie Le Pen ont donc rompu au printemps 2015. La fille a écarté le père du parti qu’il avait fondé (le 4 mai, le bureau exécutif du FN l’a suspendu de sa qualité d’adhérent, en attendant qu’une assemblée générale statue définitivement sur son sort) pour sanctionner ses vaticinations sur la Seconde Guerre mondiale et ses « détails » réitérés sur la Shoah. Depuis ce moment, la gent journalistique frétille, on tend le micro au père et on évalue la fille. Sursaut tardif ou parricide calculé ? S’est-elle renforcée en s’affranchissant du pire ou condamnée en levant la main sur son géniteur ? Dans sa vraie vie, Marine Le Pen exhale le chant de sa libération. « Il ne se comportait plus comme un père », confie-t-elle au Parisien et l’on comprend en filigrane qu’il n’en a jamais été un. Lorsque je la rencontre peu après, dans une brasserie proche du pont de Saint-Cloud, elle respire. Le Pen l’embarrassait. Il ne l’avait soutenue dans sa conquête du FN que pour s’approprier une victoire inéluctable. Il ne supportait pas qu’elle gagne sa légitimité. Cela ne pouvait que finir brutalement. Elle a mis du temps pour cela. Arriver à se dire de son père : « Il est toxique », prétendre en avoir fini avec lui – en finit-on jamais ? Je me demande comment elle aurait réagi si Le Pen était mort pendant leur querelle – il semble qu’il soit passé très près. Quelle aurait été la scène : le cimetière de La Trinité-sur-Mer, les caméras, les filles en deuil et la malédiction des familles dispersées ?
Je n’arrive pas à me défaire de cette pensée quand le vieil homme toxique me reçoit, un matin du mois de mai, dans son bureau de Montretout. La poussière imprègne les murs, l’immobilité enserre le mobilier, la longue-vue de marin, le portrait de lui en borgne fier à l’uniforme blanc, les livres d’histoire. Je l’observe comme s’il était en sursis. « On doit mourir un jour de quelque chose », disait-il à Yann quand son cancer s’est déclaré. Cela ne l’empêchait pas de s’inquiéter pour elle devant les tiers – il paraît qu’il aime sans savoir le dire. Les maux des autres le conservent aussi. Ce jour de mai, Le Pen a les dagues en bouche. Ce qui lui est arrivé ? « Un accident nosocomial, une erreur de l’hôpital », balaie-t-il. Il aura bientôt 87 ans. « C’est curieux d’ailleurs : si on me demande mon âge, spontanément je dis “77”. Je sais bien que j’en ai dix de plus, mais c’est le chiffre qui me vient. » L’affrontement avec sa fille, le retour des journalistes, les SMS de soutien qui affluent sur son portable, tout cela le plonge dans un bain de jouvence. Il jubile d’abîmer Marine. Leur dernier tête-à-tête remonte à quelques mois, dans le bureau de la présidente, siège du FN à Nanterre, après un précédent dérapage (évoquant des artistes qui l’attaquent, il entendait « faire une fournée » qui inclurait Patrick Bruel). « Sa manière de me parler n’était pas celle d’une fille à son père, tranche-t-il. C’était la rupture d’un couple, entre un homme et une femme. »
LE PLUS TOLÉRANT DES PÈRES
Jean-Marie Le Pen a l’art du mot blessant. Il dessine une Marine malsaine, à la fois coupable de le trahir et abusive de l’avoir trop aimé. À 47 ans, elle n’est pour lui qu’une femelle sous influence. Il a rodé son histoire : Marine est sous la coupe de Florian Philippot, ce gaulliste infiltré au Front national, cet étatiste qui a séparé le mouvement de sa vérité politique, le gauchise et le dénature – et qui a arraché Marine aux siens, donc à lui.
Je le coupe, pour le tester. « Vous la prenez vraiment pour une gourde ? » Il grommelle. « La ligne Philippot, c’est ce que veut votre fille. Vous avez raison, ce ne sont pas vos positions. Mais c’est son choix. Philippot ne lui impose rien : c’est ce qu’elle veut ! » Il grommelle encore. Marine, vouloir ? Vouloir contre lui ? Exister ? En 2011, durant l’université d’été du FN, alors qu’il venait de lui céder la présidence du parti, Le Pen glissait à sa fille – « ma chérie » – qu’elle devrait consulter un orthophoniste, puisqu’elle dérapait sur ses fins de phrases. La caméra de Serge Moati traînait là, immortalisant l’humiliation (la scène figure dans son documentaire, Adieu Le Pen, diffusé en 2014 sur France 2). « Pourquoi dit-il une vacherie dès qu’une caméra est dans les parages ? » s’était-elle agacée. Je rappelle l’histoire à Le Pen. Il s’offusque, jure n’avoir voulu qu’être bienveillant. « Quand on atteint le niveau de Marine, on doit être professionnel. Il y a une exigence : la manière dont on parle, dont on respire... » Puis il s’emporte : « De toute façon, elle ne m’écoute plus. Elle préfère écouter Philippot et sa cour, qui lui disent qu’elle est la meilleure ! Philippot, il ne lui dira jamais d’aller voir un orthophoniste ! »
(À partir de 14 minutes)
Je tourne autour de lui. Je suis trivial, volontairement.
« Jean-Marie ?
–...
– Si vous ne la revoyez pas, c’est ballot...
– Oui. C’est la vie.
– Dites-moi simplement : pourquoi l’emmerdez-vous ?
– Je l’emmerde ?
– Évidemment. Sa différence avec vous, la seule, fondamentale, ce sont vos conneries sur la guerre, l’Occupation... Vous y revenez sans cesse.
– Mes conneries ?
– Vous me comprenez.
– Vous n’avez pas connu cette guerre. Vous en avez entendu parler. Votre génération ignore tout de cela.
– Si vous voulez. Et alors ? Sur l’immigration, sur tout le reste, elle parle comme vous. Mais sa différence est là. C’est parce qu’elle ne touche pas à la guerre que le système médiatique l’a acceptée, vous le savez.?Elle est arrivée devant les caméras en 2002, c’était une Le Pen possible, une Le Pen sans le détail... (Il est d’accord.) Vous saviez cela. À la minute où elle a existé, elle vous rendait inutile. Elle devenait la solution, une extrême droite possible... » (Il ne nie toujours pas.) Donc vous l’emmerdez. Avec le “détail”, vous faites exactement ce qui est impossible pour elle.
– Je l’emmerde volontairement ? »
Jean-Marie Le Pen est le seul à savoir la réponse. « Je lui ferai un détail par jour », aurait-il dit dans son dos. Certains l’ont répété. Marine l’a entendu. Avant de se faire la guerre, le père et la fille ont cohabité cinq semaines durant, chez elle. La maison de Rueil-Malmaison, où vit Jean-Marie avec son épouse Jany, avait brûlé. Marine a fait ce qu’il fallait. Elle l’a logé, conduit en voiture, lui a acheté des chemises. « Elle n’a pas été très affectueuse », s’est pourtant plaint Le Pen à une amie. En fait, elle travaillait beaucoup et Louis Aliot, son compagnon, jadis directeur de cabinet de Le Pen, n’avait pas très envie de supporter beau-papa. Cinq semaines sous le même toit, au petit-déjeuner, sans un échange. Elle a été très bien, mais n’a pas fait plus d’effort que cela. À l’arrivée, il a donné une interview à Rivarol, journal collaborationniste et négationniste qui a toujours exécré Marine et son entourage. Elle a saisi l’occasion pour frapper à son tour et plus fort que lui. Elle était prête. Il a été surpris. « J’avais accepté de ne pas me présenter aux régionales, j’ai tendu la main et elle m’a quand même suspendu », maugrée-t-il. Il est soufflé d’avoir été bafoué.
« En fait, il vous emmerde ; vous l’avez assez vu », ai-je suggéré à Marine Le Pen alors qu’elle me racontait leur brève cohabitation. Elle a souri.
J’ai revu les Le Pen ce printemps après quelques années d’éclipse. Je les ai connus il y a quinze ans quand ils étaient l’un de mes sujets de journaliste et l’objet d’un livre auquel je tenais, sur une France qui m’était étrangère (Voyage au bout de la France, Grasset 1999). Je me souviens de la jeune Marine enceinte jusqu’aux yeux et fumant comme un sapeur au moment de la scission du Front national (1998-1999) entre les loyalistes restés fidèles au patriarche et les partisans du « félon » Bruno Mégret. L’héritière se battait au côté de son père quand Marie-Caroline, l’aînée (la famille dit « Caro »), était passée à l’ennemi avec son futur mari, Philippe Olivier, le stratège de Mégret. À l’époque, Le Pen ironisait sur ces femmes qui suivent leur amant contre leur père ; à présent, il a les mêmes railleries aux dépens de Marine. Il m’avait confié autre chose, en 1999, qui rétrospectivement me glace – à propos de « Caro » : « J’ai de la chance : quand on ne m’aime plus, j’arrête d’aimer. » Il voulait être plus fort que la perte de sa fille et mieux encore, la perte le renforçait. Plus tard, en 2005, comme je l’interrogeais pour Le Nouvel Observateur, il m’a parlé de Marine, qui venait de se brouiller une première fois avec lui pour une énième provocation.
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Marie-Caroline Le Pen en pleine campagne pour les élections législatives de 1998 à Mantes-la-Jolie. (AFP)
Jean-Marie Le Pen avait jugé l’Occupation allemande « pas particulièrement inhumaine », déjà dans Rivarol. « Marine est bien gentille, mais sa dédiabolisation ne nous a rien apporté. Un FN gentil, ça n’intéresse personne », m’avait-il lancé. Je l’avais écrit. « C’est à cause de cette phrase que je suis revenue et que j’ai voulu présider le Front, me dit Marine. Je suis revenue par votre faute. Puisqu’il était en désaccord sur ma ligne, j’allais me battre. »
Admettons. En récusant son père sur la question du « détail », Marine Le Pen est revenue sur le péché originel : pour bâtir le FN, Le Pen avait théorisé une horreur historique – faire coexister des nostalgiques du pétainisme et de la Collaboration avec des héritiers de la Résistance. Il voulait toutes les familles du nationalisme et faisait mine d’ignorer l’abîme qui sépare un Estienne d’Orves, maurrassien, résistant et martyr, et un Pucheu, fournisseur de fusillés aux nazis. Il finit par sombrer d’avoir créé cette anomie. Je tente de le lui faire remarquer :
« En quelque sorte, vous avez essayé de démontrer, en le transposant à la guerre, que les héritiers de Cauchon [l’évêque français rallié aux Anglais qui fit condamner Jeanne d’Arc] – ceux qui s’accommodent de l’occupant – et ceux de Jeanne d’Arc – ceux qui résistent – étaient tous des patriotes. Ça ne peut pas fonctionner.
– Cauchon n’avait pas été investi par la majorité absolue des députés, contrairement à Pétain. »
Il ne lâchera rien de cette obsession. Tant pis pour lui. Mais la guerre des Le Pen révèle d’autres abysses qui nous concernent plus.
La perversion narcissique est un syndrome récent, décrit par le psychanalyste Paul-Claude Récamier entre 1986 et 1992 et qui est devenu une grille de lecture des relations humaines, une tarte à la crème des familles et des magazines. Parfois, ce cliché a la force d’une évidence. Le pervers narcissique, pour résumer, manipule et emprisonne son entourage, exerce sur lui une violence constante, pour échapper aux contradictions et à la mort. Il est le centre du monde, la loi même, on ne le transgresse pas. Ceux qui l’aiment ne sont que le prolongement de sa gloire ; s’ils s’éloignent, ils méritent d’être détruits. Il attire et crée le besoin, sape et affaiblit, humilie faute d’aimer, enserre et fascine, se pose en victime si on le quitte, et finalement il détruit.
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Jean-Marie Le Pen au défilé du 1er mai 1988. Au second plan, sa deuxième femme Jany (en jaune) et sa fille Yann. (AFP)
Jean-Marie Le Pen correspond-il à cette définition ? Les amis qui lui restent jurent que non – forcément. Il est au moins narcissique. Narcissique d’être l’unique. Le 20 juin 1928, il naît à 6 kg et après cet accouchement, sa mère n’aura plus d’enfant. Par le tremblement de son arrivée, il a éteint la lignée. Le voilà tout puissant et bientôt blessé. Il a 14 ans quand son père meurt, son bateau soufflé par une mine allemande. Il reconnaît le corps au visage rongé par la mer grâce à un tatouage sur le bras : une femme enroulée d’un serpent – son père avait pensé le faire effacer par amour pour son épouse. « Je suis rentré en voiture à gazogène assis sur le cercueil de mon père », se souvient Le Pen. C’est cet orphelin destructeur et détruit, enfant gâté et abîmé, terreur de sa mère et à jamais privé de modèle, qui engendrera trois filles et les affermera à son destin.
Sa propre enfance, Jean-Marie Le Pen l’a peu racontée à ses filles. En réalité, il ne leur a pas dit grand-chose sur quoi que ce soit, sinon que la vie est méchante et qu’elles n’ont à se plaindre de rien, puisqu’elles ne sont pas « nues dans la neige pendant la guerre » (son expression fétiche). « Caro », Yann et Marine ont habité de leurs rires la maison familiale de La Trinité-sur-Mer, mais elles ne riaient que pour elles. Pour les ados du port, la maison des Le Pen était un paradis de vacances : les parents n’étaient jamais là et les trois sœurs avaient la fraîcheur des sauvageonnes.
Le Pen n’a jamais rien exigé de ses filles. Il n’a contrôlé ni les devoirs ni les petits copains ni les premiers fiancés. Il n’aura même pas fait obstacle à des mariages hasardeux. Le chef de l’extrême droite a laissé ses héritières écumer les boîtes de nuit et choisir ceux qui leur tenaient compagnie. Elles vampaient un Patrick Bruel médusé au Don Camillo pour l’enterrement de vie de jeune fille de Marine, Yann s’est amusée un soir à danser collée avec Édouard Baer pour le sentir se glacer quand elle lui dirait son nom. Le Pen l’a-t-il su ? Le facho du bestiaire politique français aura été le plus tolérant des pères, jusqu’aux confins de l’indifférence. Elles ont grandi seules, complices et solidaires par force. Elles ont été à elles trois leur seule famille et la vie les a punies d’être les filles de cet homme. Adultes, elles se demandent toujours ce qu’elles auraient été s’il avait été différent et s’il les a jamais regardées pour elles-mêmes. Elles ont voulu exister à ses yeux. Elles ont voulu rattraper cet ogre brutal et cultivé que bien des gens admiraient et que tant d’autres exécraient. Elles l’ont suivi, servi, imité, affronté, renié enfin mais comment le lui dire, si tout glisse sur lui.
Le monde entier croit les trois filles héritières du monstre ; les ennemis des Le Pen ont glosé des années sur le « syndrome monégasque » et la « préférence familiale » – Le Pen imposait sa progéniture au FN. Dans la réalité, c’était plus ambigu. « Caro », l’aînée, s’est engagée comme militante, une parmi les autres, décidée à ne pas devoir sa légitimité à son père – jusqu’à épouser in fine le camp de ses opposants. Yann ne s’est retrouvée au FN que pour survivre socialement, standardiste pour boucler ses fins de mois de mère célibataire, puis permanente au siège du parti, longtemps mal payée, licenciée deux fois : en 1999, parce que les finances du FN étaient exsangues, quelques années plus tard pour s’être battue avec un adversaire de Marine. Chaque sœur a son caractère. Marie-Caroline est née mécontente – « Envie de chier, pas de papier », moquait-on à la maison. Yann est née mésestimée, les yeux pas assez bleus et le corps trop malingre pour cette famille herculéenne. Elle s’est installée dans l’idée qu’elle serait à la fois maltraitée et fidèle. Marine, la joie de vivre et la petite dernière, a accumulé plus de force et d’entêtement pour survivre.
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Jean-Marie Le Pen entouré, de gauche à droite, de Marie-Caroline, Marine, Pierrette Le Pen et Yann, le 1er mai 1974. (AFP)
MOULINSART ET AMYTIVILLE
Il faut être deux pour oublier ses enfants. Pierrette Le Pen vit aujourd’hui à Montretout, dans une petite maison au bout du jardin, et cultive l’art d’être grand-mère. Quand Marine est en déplacement, c’est elle qui garde ses chats. Octogénaire, elle est logée petitement par son ancien mari, assez bénévolent pour l’héberger au bout de leur histoire, maintenant qu’il n’y a plus d’enjeu. De 1957 à 1985, Pierrette et Jean-Marie ont été un couple harmonieux et jouisseur, fêtes, sexe et bruit, dolce vita des années 1960, un couple fusionnel de croisières sans les gosses et de plaisirs d’adultes. « Quand on fait le Pacifique, on n’emmène pas la harka », théorise Le Pen. Elle et lui habitaient, villa Poirier, un appartement loué par Jean-Marie depuis les années 1950, que Pierrette avait rendu à peu près salubre. Quand les filles ont pris de la place, ils n’ont pas déménagé pour plus grand mais loué un autre logement un étage plus haut où les fillettes et leur nounou, embauchée à 14 ans, remontaient après le dîner. « C’était comme un duplex », explique Pierrette. Pour les petites, c’était surtout un exil quotidien. L’explosion de 1976 a mis fin à cette première vie.
À la rue, la famille se réfugie quelques semaines chez un notable giscardien, Jean-Marie Le Chevallier, qui admire Le Pen (il dirigera son cabinet puis sera élu maire de Toulon sous les couleurs du FN avant de tout perdre et de glisser dans l’oubli). Chez les Le Chevallier, Marine échappe de peu à la mort. Un fils de la maison, sombrant dans la schizophrénie, l’étouffe avec un rouleau de scotch ; elle est sauvée par ses sœurs. « Caro » aussi frôle le pire. Un autre fils de leurs hôtes fait le mur de sa caserne et entre chez lui par la porte de service. Affolé, Le Pen croit qu’on vient l’achever après l’attentat manqué ; il tire au pistolet sur l’intrus quand sa fille déboule d’un couloir. « Ce sont les choses qui arrivent dans une vie », en rit-il avec le recul. Il s’amuse du cri providentiel du jeune homme : « C’est moi, Jean-Marie ! » Il ne dit pas qu’il a failli tuer sa fille.
La famille s’installe ensuite à Montretout dans une maison qui sent la mort, aux couleurs étranges, rouge et vert, qu’un sympathisant riche et malade a léguée à Jean-Marie. De son vivant, le pauvre Hubert Lambert mettait les filles mal à l’aise par sa noirceur et son corps négligé. Des cousins à lui, qui guettaient l’héritage, résident au rez-de-chaussée, leurs enfants à la cave – les Le Pen ne sont pas les seuls à reléguer leur progéniture. « Honte à vous, détrousseurs de cadavres ! » clame Le Pen lorsqu’il rentre le soir. Marine joue avec la fillette des rivaux, l’ambiance n’en est pas moins atroce. Enfin un compromis est signé, Le Pen est désigné propriétaire et les cousins, évacués. Commence alors la légende de Montretout, où les trois filles vont jouer leur existence. Elles y vivent d’abord avec leurs parents, puis avec leur père quand leur mère s’enfuit, puis seules quand Le Pen va s’installer chez sa seconde épouse – même s’il revient tous les jours pour travailler au premier étage. Présent, absent, majestueux, généreux sans effort d’un espace qui ne lui a rien coûté. Il y récupère les siens au hasard de leurs échecs. Yann fille-mère, Marine divorcée à 31 ans avec trois enfants. Comment refuser ?
“ Je n’ai jamais su être inquiet pour mes filles. ”
Montretout est comme Amityville : La Maison du diable ; on y revient toujours, peut ironiser Yann qui y aura passé l’essentiel de son existence. Elles voudront la fuir mais seront happées, tenteront d’en faire leur domaine et leur vérité. Il y a la bâtisse principale, le Moulinsart lepéniste avec ses maquettes de bateau, ses meubles usés, ses ombres odorantes. Une petite maison, celle qu’occupe désormais Pierrette. Les anciens communs, transformés en loft, où Marine a logé avant de s’en aller. Des chiens mastoc et bâtards sur les bords se promènent dans le parc. C’est ici que les filles ont célébré leurs mariages respectifs. Ici qu’elles ont, ensemble, un bloc de blondeur enjouée, entrepris un jour Samuel Maréchal, militant ambitieux et responsable des jeunes du FN, qui était simplement le copain de Yann : « On pourrait faire une fête, une fête déguisée. Et vous pourriez vous déguiser en mariés, Yann et toi ? Et alors, autant vous marier vraiment. » Elles ont eu leur vie. Elles ont essayé.
« Savez-vous que vos filles se battaient pour vous, physiquement, quand elles étaient jeunes ? » ai-je demandé à Jean-Marie Le Pen. J’ai en tête une scène que m’a racontée un ami, petit copain ado de Marine durant des vacances à La Trinité : une bagarre dans un pub de Carnac où la jeune femme avait châtié un garçon qui insultait son père. Adolescente rayonnante et désirée, Marine était peu à peu devenue une Le Pen, poussée hors des évidences de sa génération à mesure que Jean-Marie gagnait en célébrité, dans les années 1980. Des jeunes gens s’amusaient à la faire chavirer quand elle s’entraînait à la planche à voile. À l’école, ses filles subissaient l’agressivité de certains profs.
« Vous le saviez ?
– Oui, sans doute, souffle-t-il. On ne laisse pas dire aux autres des choses que l’on dit soi-même sur ses parents. »
Je ne sais pas s’il comprend que d’autres aient souffert pour lui, s’il ressent cela ou s’il n’imagine pas d’autre victime que lui-même. Je le questionne sur le sentiment d’abandon des filles. « Je n’ai jamais su être inquiet pour elles », répond-il. Il ne se reproche qu’une chose : « Par égoïsme parental, nous n’avons pas envoyé Yann en pension. Elle se sentait mal ; elle voulait partir ; elle séchait les cours. Nous ne l’avons pas su. Nous avons voulu la garder avec nous. Comme quoi, nous ne les abandonnions pas tout le temps. » Le Pen n’est pas dépourvu d’habileté. Est-ce sa faute si, de ses trois filles, la cadette a perdu pied après l’attentat, traînait dans les rues au lieu d’aller au lycée, si elle s’est enfuie avant de passer le bac, si elle est entrée au Club Med comme monitrice de planche, comme un garçon se cachait dans la Légion étrangère de son temps ? Il n’a rien vu, évidemment, de ce qui se jouait si près de lui.
PIERRETTE ET L’ASTRE NOIR
En 1984, Jean-Marie Le Pen introduit dans sa famille l’homme qui la détruira. En quête d’une meilleure image, il invite un journaliste mondain, Jean Moulard, dit « Marcilly », à lui trousser une biographie ad hoc. Quand le bonhomme débarque à Montretout, la famille est déjà entamée. Pierrette est lasse de la politique, des fâcheux et des pique-assiette. Et Jean-Marie a cessé de l’amuser. Elle l’a dit à ses filles. Marine, 16 ans, n’y a pas vu malice. Elle n’imagine pas que sa mère va disparaître. « Marcilly » a fureté. Il a d’abord tourné autour de « Caro », qui ne l’a pas regardé – elle vit alors une histoire avec un journaliste du Figaro, plus âgé qu’elle. Puis il s’intéresse à Pierrette, qui saisit l’occasion et fuit au bras du biographe, laissant derrière elle ses enfants. « Marcilly » fait d’elle une marionnette et un investissement : au fil des ans, les médias la sollicitent pour salir le FN et son maître. Les filles sont un dégât collatéral. En 1987, Yann est en voyage de noces quand elle découvre sa mère posant nue en soubrette dans Playboy. En avril 1988, les sœurs lisent la glose maternelle sur leur dépucelage supposé dans le mensuel Globe, organe de la gauche mitterrandienne – « Deux d’entre elles ont été initiées par des juifs », raconte Pierrette qui prétend sans doute humilier ainsi son antisémite d’ex-mari. La presse s’esclaffe. C’est Le Pen, tout est permis. Les filles renient leur mère en public et la pleurent en privé ; Marine la défend devant son père lors d’une dispute familiale. Lui est meurtri et puis les laisse à son tour, après sa rencontre avec Jany. Il a le bénéfice politique de l’outrage : que demander de plus ?
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Marie-Caroline, Marine et Yann Le Pen sur le plateau de l'émission « L'heure de vérité », en janvier 1989. (AFP)
Pour s’être montrée ignoble durant ces années, Pierrette n’a eu de cesse de se rattraper, plus tard, par un dévouement sans limite. Elle est revenue ruinée et déconfite, ayant raté quinze années de la vie de ses filles et de la sienne. À présent que d’autres déchirures familiales s’étalent dans les journaux, elle se dit que « Jean-Marie est jaloux de ses filles ». « Vous savez, me confie-t-elle, je déteste la politique. La politique n’est pas faite pour les humains. J’étais partie pour fuir la politique et ce qu’elle faisait à Jean-Marie. Quand je suis revenue, Marine était dedans. » Quinze ans d’absence, quinze ans de rapprochement ensuite et rien n’a changé autour de l’astre noir.
L’OBSOLESCENCE DU PÈRE
Ce qui est arrivé, toutes ces années ? Yann a essayé de partir. Elle a vraiment essayé. Au Club Med, on déféquait dans son lit pour la punir de son père. Elle a monté une agence d’hôtesses qui, forcément, s’est plantée, puisqu’il était hors de question de travailler avec la fille du diable. Elle s’est mariée, c’était une erreur. Elle est tombée enceinte d’un homme qui n’était pas son mari et qui ne ferait pas sa vie avec elle (le journaliste Roger Auque). Le Pen a eu un mot à la Raimu : « Tu vas revenir, nous l’élèverons ensemble. » Il l’a accueillie mais n’a élevé personne – quelle idée ! L’enfant s’est appelée Marion. Ensuite est arrivé Samuel Maréchal, qui a reconnu Marion, a épousé Yann, lui a fait d’autres enfants, était apprécié du père, puis le père l’a laissé tomber, évidemment, et Samuel est parti à son tour. Il faisait des affaires. Il a refait sa vie avec une petite-fille de feu le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny. Yann a continué la sienne. En 2002, c’est elle qui a eu l’idée d’utiliser pour la campagne une belle photo noir et blanc de Le Pen en pull marin pour le faire aimer du peuple. Il a atteint le second tour mais la France l’a vomi.
« Caro » a réussi à prendre ses distances. Elle a pensé être journaliste puis est devenue militante. Elle a eu un premier mari qui était du parti, le second également. Quand la scission mégrétiste s’est produite, elle a été la Le Pen des putschistes. Elle avait des raisons d’être fatiguée de son père : il s’était amusé à dévaster sa candidature aux législatives en 1997 (dans les Yvelines) en agressant sa concurrente socialiste et en coursant des manifestants antifascistes aux cris de : « Je vais te faire courir, moi ! Tu vas voir, rouquin là-bas ! Hein, pédé ! » ravi encore (voir ci-dessous). Comme elle avait été sa fille préférée, elle avait quelques armes : des actions de la SERP, la maison de disques familiale, dont elle avait repris la gestion, et des parts d’une maison à La Trinité qui jouxtait la vieille demeure des Le Pen. En 1999, au début des vacances d’été, elle a envoyé des huissiers à Yann, qui s’est retrouvée en larmes au milieu de ses cartons. Ensuite, elle a pris le contrôle de la SERP, mettant son père en minorité. C’était impardonnable – c’est sans doute ce qu’elle voulait. Le Pen a acculé l’entreprise à la faillite en la privant de fonds. Le père et la fille ne se sont jamais revus. « Je trouve que ma progéniture se comporte mal envers moi », râle le vieil homme. Les trois sœurs se sont rabibochées. Marie-Caroline aime beaucoup Marion, Yann fait avec.
Marine, elle, a essayé de partir et y a renoncé. Elle a trois enfants, deux divorces ; la légende familiale célèbre ses ruptures et sa capacité à prendre les hommes. Elle s’est trompée souvent, a eu peur pour ses enfants. Elle s’est sauvée en s’emparant du pouvoir. Elle était avocate mais n’arrivait à défendre que des frontistes, les clients ne se bousculaient pas. Elle était enceinte et a choisi la sécurité. Samuel Maréchal, qui était son pote et son frangin autant que le mari de Yann, l’a faite entrer au FN comme « directeur juridique » et l’a imposée à son père qui était réticent. Le soir du second tour de la présidentielle de 2002, Maréchal refusait d’aller à la télévision pour représenter Le Pen, Marine l’a remplacé. Elle avait 34 ans, sa fraîcheur fut une révélation pour les médias en mal de personnage. La suite est connue. Instantanément, Marine a installé l’obsolescence de son père, devenu inutile dans le storytelling politique national. Les colonels du FN – Bruno Gollnisch, Carl Lang... –, ont eu beau l’alerter, Le Pen ne les écoutait pas, comme hypnotisé par ce prolongement de lui-même qu’était Marine. Elle-même pensait venger son père et lui offrir ses succès. Puis elle a vécu pour elle-même, nourri sa propre gloire et, un jour, Jean-Marie lui a donné les raisons de se venger de tout.
L’EXILÉE, L’ÉCORCHÉE, LA CONQUÉRANTE
Pour rompre avec un pervers – ceux qui ont essayé le savent –, il faut de la violence et un tiers séparateur. « Caro » a été la plus forte, elle a utilisé son mari, la SERP, Mégret, les huissiers, la traîtrise, la dissidence. Marine se sert de la presse, des succès électoraux, de Philippot, de la reconnaissance, même de l’idéologie. Au moment où je l’ai vue, elle s’apprêtait à tenir une conférence de presse contre le traité de libre-échange transatlantique – « une saloperie » – et m’a vanté les écrits de l’association altermondialiste Attac et de son ancien président, Jacques Nikonoff, communiste et jacobin... Le Pen n’a pas tort quand il constate la transgression politique de sa fille. Une pensée m’effleure alors : Marine ne s’est pas gauchie simplement par opportunisme politique ou par conviction mais aussi par nécessité psychologique. Devenir communiste en paroles pour défier le vieil antibolchévique, lui faire aussi mal que possible, briser ses chaînes ? Je divague peut-être. Il n’empêche, dans le clan Le Pen, Marine est la moins simplement frontiste de tous. D’une dureté infinie contre l’immigration, d’une violence sidérante contre l’islam et les musulmans, mais elle habille cela d’un laïcisme intégral qui cherche à brouiller les cartes. Elle renonce aux postures pétainistes et antisémites, emprunte aux programmes des gauches antilibérales. Elle lie de son verbe et de son humeur changeante les peurs majoritaires. Est-elle vraiment libérée ? Interrogée sur Europe 1 et I-Télé à propos de sa rupture avec Jean-Marie, au lendemain du 1er mai (où il s’est hissé sur la scène sans crier gare pour perturber son discours d’un salut provocateur à la foule), elle se surprend elle-même à parler comme lui, sifflant un « n’est-ce pas » pour ponctuer une phrase, le fameux « n’sssspa » des caricatures du vieil homme, qu’un exorcisme ne suffit pas à chasser.
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Jean-Marie Le Pen et son arrivée sur scène le 1er mai 2015. (AFP)
Quand on a été exposé à un pervers narcissique, il faut fuir, mais les dégâts sont durables. Pour lui échapper, ses filles se sont divisées au lieu de faire bloc. Marine traînera des remords pour le reste de son âge – pas tant celui de la rupture que celui du silence : ne pas avoir dit à son père ce qu’elle pensait, pas seulement dans ces hurlements qui sont la marque familiale, ne pas le lui avoir vraiment dit, pour le toucher peut-être. Ce n’est pas arrivé, cela ne viendra plus. « Caro » fait parfois mine de revenir, par les réseaux sociaux, en flattant le père et en applaudissant Marion. Même à l’écart, elle reste fermement d’extrême droite, fidèle à ce qu’ils furent. Yann couve sa fille en prétendant ignorer la politique. Elle n’attend plus rien du père sans le quitter pour autant, mais se méfie désormais de sa sœur – Marine, par jalousie, fera-t-elle à Marion ce que papa a fait à Marine ? Les souffrances restent et les pervers ne renoncent jamais.
« Elle a morflé, Yann », dis-je à Le Pen au moment où nous nous séparons, ce jour de mai à Montretout. « Je sais, lâche-t-il. J’ai voulu qu’elle soit candidate aux régionales, mais Marine n’a pas accepté. » Il s’emmêle dans les mots et les dates mais c’est l’idée qui compte, la flèche qu’il décoche. En fait, c’est aux européennes de 2014 qu’il a tenté de pousser Yann, « pour que tu aies une sécurité professionnelle », lui disait-il, théorisant qu’elle serait, par son nom, une bonne locomotive dans le Grand Ouest. Marine redoutait l’ironie médiatique, les accusations de népotisme. Mais c’est Yann qui n’a pas voulu ; elle a préféré se recroqueviller sur sa normalité rémanente, fille de l’ombre et des coulisses. Le Pen a insisté : « Marine ne veut pas que tu y ailles ! » Elle protestait : « Mais non, papa, c’est moi qui ne veux pas. »
Ils en sont là : Yann l’écorchée, Marine la conquérante, Caroline l’exilée. On me dit que Marie-Caroline est une mère poule. Yann se décrit comme une « mère juive » (sans ironie). Marine m’assure que ses enfants vont bien. Ne pas reproduire. Ne pas abîmer comme on a été abîmé. Yann, qui n’a jamais rompu avec Jean-Marie, tient en Marion une revanche sur le destin : elle, la moins estimée, a enfanté celle qui prolonge déjà l’aventure, belle, blonde et dure, de droite si dure, catholique et identitaire sans complexe ni modération, qui pour l’instant déjoue les pièges familiaux – jusqu’à quand ?
Il y a vingt-cinq ans, Marie-Caroline vivait sa vie d’adulte, Jean-Marie était parti chez Jany. Yann et Marine se partageaient le deuxième étage de la villa de Montretout. Yann était enceinte et seule, Marine terminait ses études de droit. Elles se nourrissaient de snacks à la tomate et de bœuf à l’oignon. Quand Yann est allée à la maternité, le 10 décembre 1989, c’est Marine qui l’a accompagnée. Elle a attendu pendant l’accouchement et ensuite, elle l’a ramenée à la maison avec la petite Marion. Elles étaient deux jeunes femmes et un nourrisson, de père absent. Quand Marine a commencé à travailler, Marion, bébé, lui faisait la tête quand elle rentrait le soir, comme à un père. Par la suite, elles ont vécu et grandi ; elles se souviennent qu’elles se sont aimées, peut-être que cela les retient encore. Et ces vies nous concernent, puisque ces femmes sont la tentation d’une République fatiguée et que nous sommes les spectateurs et les otages d’une famille déchirée.
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CLAUDE ASKOLOVITCH
Claude Askolovitch est passé par Le Nouvel Observateur, Marianne, Europe 1, RTL, I-télé et il contribue régulièrement pour Vanity Fair. Auteur de livres sur Lionel Jospin et le Front national, il a publié chez Grasset un ouvrage sur l'islamophobie, Nos mal-aimés, ces musulmans dont la France ne veut pas.
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