En mémoire de Jean-Népomucène NKURIKIYIMFURA, historien rwandais, mon ancien étudiant et collègue, et à sa femme et à ses enfants, assassinés chez eux, à Butare, en 1994 pour le seul fait d’être nés tutsi.
Le « négationnisme » désigne depuis la fin des années 1980 les dénégations de la réalité de la Shoah qui se présentaient sous le jour apparemment scientifique d’un « révisionnisme ». Ce type de manipulation est consubstantiel à tous les génocides, un travail simultané de négation et de justification. Relisons Les Assassins de la mémoire du regretté Pierre Vidal-Naquet : le négationnisme ne consiste pas à nier qu’il y ait eu des morts dans une crise majeure, mais d’abord à relativiser ou minimiser leur nombre et à diluer la perpétration de ce crime de masse dans un jeu de circonstances successives et aléatoires, et même à en attribuer la responsabilité aux victimes elles-mêmes ainsi qu’aux rescapés, coupables, selon une vision téléologique de l’histoire, d’avoir échappé à la mort pour mieux profiter des tueries qu’ils auraient eux-mêmes déclenchées (sur le thème, par exemple, de la responsabilité conjointe des Juifs et des Britanniques dans l’éclatement de la Seconde guerre mondiale et dans la disqualification calculée du nazisme engendré par le sionisme !).
Dans le cas rwandais, la première négation fut celle de l’opinion internationale refusant de voir la réalité de ce qui se passait au Rwanda à partir du 7 avril 1994, après avoir déjà fermé les yeux sur les pogromes des années précédentes et sur la propagande raciste qui les accompagnait notoirement. Il fallut attendre la mi-mai 1994 pour que le mot génocide soit employé sur le plan international.
Très vite en fait, les massacres de Tutsi ont été présentés comme un des éléments d’une guerre civile et une balance a été établie entre les victimes de deux « camps » ethniques. Le fait que le Rwanda se situe en Afrique n’est pas un hasard dans le succès de ce relativisme. Nombre d’observateurs partagent plus ou moins confusément la conviction que les tueries sont dans l’ordre des choses sur ce continent et que la barbarie est à fleur de peau chez ses populations. Alfred Grosser pouvait écrire dès 1989 dans Le crime et la mémoire : « Non il n’est pas vrai qu’un massacre d’Africains soit ressenti de la même manière qu’un massacre d’Européens ».
Dès le 5 juillet 1994, dans un éditorial de Libération, Jacques Amalric pouvait s’inquiéter: « Peut-on rester neutre en face d’un génocide ? Or c’est ce qu’on prétend faire au Rwanda entre FPR et l’administration et les milices du régime rwandais, c’est-à-dire les instigateurs et les auteurs du génocide… Va-t-on demain tenter d’accréditer les élucubrations du capitaine Barril, rendant les Tutsis responsables de leur extermination… On peut le craindre en entendant déjà certains discours tenus en privé, sous la forme de fausses confidences sur le thème: “les choses sont moins simples que vous ne croyez. Il n’y a pas que des innocents d’un côté et des coupables de l’autre.” » Et le 16 novembre suivant, commentant les exactions du nouveau pouvoir, il notait: « Est-ce une raison pour banaliser le génocide rwandais et renvoyer dos à dos bourreaux et victimes? C’est pourtant le langage qu’on entend à Paris où on feint de s’étonner que la démocratie ne règne pas encore au Rwanda et où on met pratiquement sur le même plan le génocide du printemps et les représailles dont ont sans doute été victimes des Hutus ». En 1996 Colette Braeckman observait avec lucidité dans Terreurs africaines : « Tôt ou tard de nouvelles violences, nées des frustrations du présent, ou suscitées par des agressions extérieures, viendront à nouveau brouiller les pistes et les esprits. A ce moment, les tenants de la théorie du “double génocide” l’auront emporté, les violences du présent oblitérant celles d’hier, les coupables et les complices s’évanouissant dans la nature à la faveur d’un épais brouillard et l’ethnisme étant à nouveau considéré comme une fatalité ».
C’est ce que les courants négationnistes actuels s’emploient à cautionner.
Un « conflit interethnique » et une « colère » légitime
Le Rwanda faisait depuis des décennies l’objet d’une vulgate raciale spécifique, devenue officielle sur place et médiatisée sans fin à l’étranger, qui « expliquait » d’avance les issues les plus extrêmes. Il s’agissait de l’idéologie hamitique définissant les Hutu comme les véritables autochtones, de culture « bantoue », et les Tutsi comme des envahisseurs étrangers, d’origine « nilotique » ou « hamitique », les premiers étant décrits globalement comme de simples « paysans » et les seconds comme de fourbes « féodaux ».
C’est ce « béton mental » (selon une formule de Claudine Vidal) mortifère que les négationnistes s’acharnent à éluder pour masquer la nature de la tragédie au moment même où elle se déroule et pour tenter de la justifier par la suite. Ils s’emploient simultanément à relativiser, normaliser et légitimer les tueries. Trois types d’arguments sont tour à tour employés:
Le contexte de la guerre civile opposant les Forces armées rwandaises du régime Habyarimana et la rébellion du Front patriotique rwandais (entre octobre 1990 et août 1993, puis de nouveau à partir du 7 avril 1994), justifierait ces meurtres de masse au titre d’une pure tactique « d’autodéfense », d’un simple « ordre de conduite » pour reprendre un jargon militaire français. L’entreprise d’extermination des Tutsi devient le dégât collatéral d’un conflit politico-militaire, dont les deux belligérants partageraient la responsabilité.
L’existence d’un antagonisme ancestral entre les Hutu et les Tutsi fournirait une explication quasi scientifique. La rhétorique des atavismes « ethniques », récurrente dans la littérature coloniale et omniprésente dans les médias étrangers, préparait les observateurs étrangers à cette logique. Elle est reprise benoîtement sous la forme d’appels au « dialogue entre les ethnies » comme si tous les Hutu avaient tué les Tutsi. On serait en présence d’un affrontement à somme nulle.
Une « colère populaire » meurtrière aurait éclaté spontanément au lendemain de l’attentat du 6 avril contre l’avion présidentiel. Cette thèse ne fait que reprendre le discours officiel tenu par les représentants du gouvernement génocidaire rwandais jusque devant le Conseil de Sécurité d’avril à juin 1994. Elle reflète un mépris inouï pour le peuple rwandais, traité comme un agrégat de fauves naturellement prêts aux pires horreurs.
En fait cet argumentaire de « la colère normale en temps de guerre » permettait de masquer le rôle de la propagande extrémiste, d’entretenir la bonne conscience des tueurs potentiels et de marginaliser les Hutu opposants à ce projet totalitaire. Ce corpus de justifications était présent de façon lancinante sur les ondes de la radio RTLM en 1994, il sera repris par les encadreurs des camps de réfugiés du Kivu entre 1994 et 1996. Il reste vivace aujourd’hui dans divers milieux, jusqu’en Europe et en Amérique du nord, avec le souci non dissimulé de nier toute intention et toute organisation dans les massacres systématiques des familles tutsi du Rwanda d’avril à juillet 1994. Cette théorie globalisante permet de transformer insidieusement toute la population hutu en véritable bouclier humain moral. Tout le monde serait coupable, c’est-à-dire en fin de compte innocent. On comprend que ce discours disqualifie a priori tout effort de justice et ait souvent été repris devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda ou devant d’autres juridictions pour la défense des cadres civils ou militaires accusés d’implication dans le génocide.
Un « double génocide »
Cette thèse, chère depuis 1994 aux dirigeants politiques ou militaires français qui avaient à l’époque pensé et présenté leur intervention en termes « d’interposition » entre « belligérants », a été reprise par des nostalgiques de l’ancien régime rwandais.
Ce renvoi dos à dos de deux camps « ethniques » représente une amnésie étonnante par rapport aux enquêtes journalistiques, scientifiques ou judiciaires, qui ont mis en lumière l’encadrement méthodique des tueries, le ciblage des victimes, la mise en condition de l’opinion par une propagande raciste répétitive. Il masque à la fois la complexité de la société rwandaise et l’option politique que constituait le génocide. Celui-ci visait globalement les Tutsi (tous âges, sexes et conditions confondus), traités en boucs émissaires, mais aussi les Hutu mal pensants, présentés comme des « complices » (ibyitso) de « l’ennemi ». Le ressort en était une idéologie raciste bien connue. De fait, tous les Hutu n’adhéraient pas à ce programme : en fonction de relations familiales (les mariages mixtes étaient innombrables) ou amicales ou tout simplement par humanité, nombreux ont été ceux qui ont sauvé des Tutsi ou, ensuite, qui ont témoigné de la réalité du génocide. La logique de celui-ci était aussi de briser cette dissidence au sein du « peuple majoritaire » en forgeant une complicité apparemment unanime, profitable au « Hutu power ».
La reconnaissance d’un « double génocide » présentée parfois comme un gage de « réconciliation » est donc un cliché trompeur, lié à une volonté de diluer le génocide des Tutsi dans des massacres indifférenciés et d’éluder la question de la responsabilité du courant politique qui en a été le promoteur. On sait, mutatis mutandis, que la réconciliation entre les Juifs et les Allemands s’est effectuée avec un pays qui ne trichait pas sur la réalité de la Shoah et qui avait rejeté clairement la logique nazi, et que la réconciliation attendue entre Arméniens et Turcs progresse sur la base de la reconnaissance du génocide de 1915.
La quête spécieuse d’un « équilibre » repose notamment sur une dispute de chiffres. D’une part on cherche à mettre en doute et à minorer le nombre des victimes du génocide : les recensements effectués sont contestés, l’appartenance des corps est discutée au nom d’une anthropométrie raciale d’un autre temps, les innombrables témoignages recueillis depuis le lendemain des tueries auprès de rescapés, d’observateurs et de repentis sont présentés comme le produit d’une fourberie congénitale des Tutsi, conduisant des veuves et des orphelins à monter de toutes pièces des « délations ». D’autre part le nombre des victimes du FPR (Front patriotique rwandais) est maximisé en additionnant les crimes de guerre commis au Rwanda lors des représailles de l’année 1994 et lors de la répression de la rébellion au nord-ouest du pays en 1998, avec les victimes de la guerre du Congo de 1996-1997 (incluant toutes les formes de mortalité induite par le conflit dans le chaos sanitaire de ce pays). L’objectif de cette opération est de contrebalancer le million de victimes du génocide par les « millions de victimes » de la guerre en Afrique centrale.
Mise en scène pénible d’une « concurrence » des victimes » ! Toutes méritent attention et requièrent les enquêtes nécessaires pour identifier les crimes contre l’humanité perpétrés dans le cadre de ces conflits. Mais faut-il rappeler qu’un génocide se caractérise par un processus d’extermination systématique à l’encontre d’un groupe défini par sa naissance ? L’horreur intrinsèque d’un tel projet tétanise les esprits il est vrai, mais ce n’est pas en le niant qu’on contribue à un travail de vérité sur les autres victimes. Les centaines de milliers de civils innocents morts dans les bombardements alliés au phosphore sur les villes allemandes en 1943-1945 ont attendu 2002 pour qu’un débat s’ouvre à leur propos avec l’ouvrage Der Brand (« L’incendie ») publié par l’historien Jörg Friedrich, mais sans que cela remette en cause la spécificité d’Auschwitz.
Le montage du « double génocide » ne tient nullement compte du noeud spatio-temporel qui distingue le génocide de 1994 de celui des Arméniens ou de la Shoah : réalisé en trois mois avec une efficacité terrifiante, presque à huis clos (contrairement à ce que suggère le slogan mensonger sur un génocide devant les caméras), dans l’espace réduit d’un pays pas plus grand que la Belgique, il déchire cruellement et intimement une société qui est invitée dès le lendemain à se « réconcilier », à « pardonner », à « juger sereinement », et enfin à bâtir un « équilibre » entre des composantes dites « ethniques », invoquées pour continuer à « expliquer » la logique d’extermination de la veille. Les représailles commises par les forces du FPR, lors de leurs opérations contre le pouvoir génocidaire mis en place le 8 avril 1994, sont intervenues presque immédiatement, comme si dans ce cas, avons-nous déjà écrit ailleurs, Auschwitz et Sabra-et-Chatila s’étaient succédés en continu sur le même territoire. Nous signifions par là que si le génocide des Juifs perpétré en Europe dans les années 1940 et un crime de guerre commis au Liban quatre décennies plus tard avec l’implication de l’Etat d’Israël – deux réalités profondément différentes – s’étaient inscrits dans un espace-temps rétréci semblable à celui vécu au Rwanda, on peut imaginer combien cela se serait prêté aux confusions et aux manipulations entretenues par les négationnistes. On sait déjà, de ce point de vue, que « l’épuration » qui a suivi l’occupation nazi en France en 1944 a été vite exploitée par des milieux d’extrême droite pour proposer un prétendu « équilibre », celui d’une nuit où tous les chats sont gris. Or tous les Rwandais sont amenés bon gré mal gré à cohabiter dans ce qui est leur pays commun, avec les confrontations et les brouillages de mémoire qu’on peut imaginer. Il est trop facile chez nous, loin des charniers, des traumatismes des rescapés et des peurs ou des haines incontournables, de développer un confortable équilibrisme, banalisant le génocide et allant jusqu’à transformer les bourreaux en victimes et réciproquement.
Un « génocide rwandais » planifié par une « internationale tutsi »
Depuis 2005, une thèse plus radicale, déjà soutenue par les pires extrémistes dix ans plus tôt (encore reprise par le colonel Bagosora devant le TPIR), a été réactivée, y compris en France. Tous les Rwandais auraient été victimes d’un génocide, le « génocide rwandais », dont la cible primordiale aurait été les Hutu et dont les planificateurs auraient été les exilés tutsi organisés dans le FPR, alliés du président ougandais Museveni et appuyés par les « puissances anglo-saxonnes » et par Israël. Les responsabilités sont dés lors inversées selon le principe bien connu de la « propagande en miroir ». Dans ce schéma, le FPR aurait programmé une extermination des Hutu, mais aussi le sacrifice des Tutsi de l’intérieur dans le but cynique de disqualifier les autorités hutu de 1994 : les génocidaires ne seraient que les pions d’une stratégie tutsi de conquête du pouvoir à Kigali et de constitution d’un « empire nilotique » en Afrique centrale. Le génocide n’aurait été qu’une « autodéfense » provoquée. C’est ainsi, expliquait déjà la RTLM en mai 1994, que les Tutsi « se sont suicidés ».
Cette thèse, qui fonctionne en boucle sur des sites du net imprégnés de conspirationnisme et qui relaie un prétendu « Plan de colonisation tutsi » diffusé par des extrémistes hutu rwandais depuis les années 1960, est digne des “Protocoles des Sages de Sion” dans son contenu et dans son fonctionnement. Elle suscite hélas, à droite comme à gauche, des délires où tantôt un « souverainisme » français, tantôt un « altermondialisme » anti-Wall Street, se trouvent dévoyés.
Deux éléments ont été exploités en ce sens : la controverse sur l’attentat du 6 avril contre l’avion de Habyarimana et le fonctionnement du régime actuel de Kigali.
L’attentat qui marque le signal du début du génocide a été attribué au FPR, notamment par l’ordonnance du juge Bruguière de fin 2006. Les « révélations » de repentis présentés comme tels constituent, malgré plusieurs rétractations, l’essentiel d’un dossier qui s’appuie très peu sur des preuves factuelles, sans parler du fantasme longtemps entretenu sur les secrets d’une « boite noire », trouvée de façon rocambolesque dans un placard de l’Onu, pour finalement être identifiée, semble-t-il, comme provenant d’un Concorde ! Les victimes de cet attentat méritaient sans doute mieux. Mais surtout l’attribution mécanique du génocide à cet attentat (et dans cette logique à un complot du FPR) représente une étrange amnésie à l’égard de l’histoire politique rwandaise des années 1990-1994 qui montrait clairement la montée d’un courant raciste à l’encontre des Tutsi. Tout se passe comme si cette propagande extrémiste et les mobilisations et préparatifs qui l’avaient accompagnée étaient autant de détails sans importance. Même des commentateurs sévères à l’encontre du FPR ont déploré cette relecture caricaturale de l’histoire. En outre d’autres sources aussi fiables continuent à pointer du doigt des extrémistes du Hutu power dans l’affaire de l’attentat..
D’autre part la dérive sécuritaire et policière inquiétante du régime qui a pris en charge le pays après le génocide est décrite, selon une vision téléologique, comme le produit d’un mystérieux complot international. Au lieu d’argumenter sur l’enchaînement complexe des faits dans leur succession chronologique, les négationnistes récusent les travaux existants en les rangeant au rayon d’une « thèse officielle » et traitent a priori leurs auteurs d’affidés du FPR. Cette rhétorique fallacieuse est celle de tous les « révisionnismes » : amnésique ou hypercritique sur tout ce qui a été attesté, fascinée au contraire par des « révélations » sur les « secrets » d’un complot international. Cette ambiance nous ramène 15 ans en arrière et même bien plus loin, si on pense aux réactions délirantes suscitées par les autres génocides du XXe siècle
Cette vision réduit la multiplicité des débats à une opposition simpliste entre deux « camps », « pro-FPR » ou « anti-FPR » et suggère que le monde entier devrait être pro-tutsi ou pro-hutu ! Sans doute comme le monde entier devrait être « pro-juif » ou « pro-palestinien », et ainsi de suite ! Cette vision binaire permet ensuite de développer un discours trompeur sur la nécessité d’un « dialogue » entre les « ethnies », en niant la réalité spécifique du génocide. Or, par exemple, ni la FIDH, ni Human Righgts Watch ne sont suspectés de négationnisme pour avoir dénoncé les crimes et les atteintes aux Droits de l’homme dont a été responsable le FPR depuis plus de quinze ans, ni l’association Survie sous prétexte qu’elle dénonce les compromissions politiques et économiques recelées par l’actuel rapprochement entre Paris et Kigali. Tout simplement parce que leur travail critique n’est pas utilisé de façon perverse pour nier, banaliser ou « relire » rétrospectivement la nature du génocide des Tutsi rwandais. Ces associations ne sont pas non plus pro-FPR sous prétexte qu’elles se sont mobilisées contre le génocide perpétré par le pouvoir extrémiste hutu en 1994.
Cette fois encore, le négationnisme crée un climat de mensonge et de haine qui vise à intimider les esprits et qui conduit au final à meurtrir et désespérer une nouvelle fois les rescapés du génocide.
Le négationnisme contre l’avenir du Rwanda
Ce courant fonctionne en réseau en Europe et en Amérique du nord. En France, il s’est manifesté surtout après les travaux de la Mission parlementaire de 1998, qui avaient ouvert la voie à une critique lucide de la politique française des années 1990 et 1994 et notamment à partir du 10e anniversaire du génocide, comme pour en brouiller l’image, en réaction aussi à la progression des travaux du Tribunal pénal international pour le Rwanda qui condamne le colonel Bagosora en décembre 2008. Il s’agit donc manifestement d’une mobilisation contre les différentes formes d’un travail de vérité.
Les années passant, des nostalgiques du Rwanda de Habyarimana ou des anciens partenaires de ce régime, estiment possible, en France même, de raviver l’état d’esprit qui avait, en son temps, contribué à l’aveuglement international sur le génocide. Cela s’exprime notamment sur des sites spécialisés du net qui se donnent la main et dans des réunions tenues ici et là sur le territoire par quelques conférenciers travaillant en alternance. Néanmoins l’opinion publique a pris conscience de la gravité des responsabilités prises à l’époque sur le terrain rwandais. Aussi les tenants d’une « relecture » du « génocide rwandais » essaient de couvrir leur thèse d’un habillage respectable, en intervenant dans des lieux publics à l’apparence la plus officielle possible ou en exploitant l’indifférence, la négligence ou la naïveté de certains responsables pour s’infiltrer dans des manifestations scientifiques, culturelles ou associatives, voire religieuses, qui leur permettent de couvrir leur message d’un masque de paix, de vérité, de justice et de piété ! Si on prenait vraiment au sérieux les réalités africaines, on verrait aussitôt que ces dérives représentent une atteinte intolérable à l’héritage culturel de notre pays, celui de Molière (l’auteur de Tartuffe) et de Georges Bernanos (l’auteur des Grands cimetières sous la lune).
Le fonctionnement de la justice internationale a aussi sa part de responsabilité. Les lenteurs du TPIR dans les enquêtes et le déroulement des procès ont affaibli l’effet moral d’exemplarité qui avait inspiré la création de cette instance. Son rôle premier était d’identifier publiquement le génocide et d’en condamner les promoteurs les plus éminents. Il aura fallu attendre dix ans pour que les responsables politiques et militaires les plus importants soient jugés. A Nuremberg il n’avait fallu qu’un an. Il est évident que si le travail du TPIR avait été animé par la détermination nécessaire, il aurait été en mesure de traiter l’ensemble de la crise et de juger aussi, comme on lui en fait grief, de ne pas l’avoir fait, des crimes de guerre du FPR. Paradoxalement il est reproché au tribunal d’Arusha d’avoir exercé une « justice des vainqueurs », comme cela avait été dit aussi pour Nuremberg. Certes, si les forces qui ont organisé le génocide, non contentes d’avoir réussi à le perpétrer, avaient en plus gagné le pouvoir qu’ils recherchaient à cette occasion, on peut être sûr qu’il n’y aurait eu aucune justice, quand on voit la bonne conscience toujours affichée par ses tenants. En tout cas la « justice des vainqueurs » attribuée au TPIR ne brille pas par le côté expéditif associé à cette notion. Mais il est symptomatique que, depuis que cette instance est entrée dans le vif du sujet, le négationnisme s’est déchaîné. Il faut rappeler ici que le 16 juin 2006, la Chambre d’Appel du TPIR a dressé le constat judiciaire du fait notoire que « entre le 6 avril 1994 et le 17 juillet 1994, un génocide a été perpétré au Rwanda contre le groupe ethnique tutsi ».
Enfin et surtout, ce piétinement d’une partie des élites rwandaises dans le refus de reconnaître la déchirure radicale qu’a représenté l’option du génocide empêche la société rwandaise de se retrouver, débarrassée des démons du racisme interne qui l’a piégée durant des décennies. Il est trop clair, – et c’est devenu un cliché convenu sous la plume de nombreux commentateurs -, que le régime en place à Kigali fonde sa légitimité sur son action contre les génocidaires en 1994 et contre les tentatives de revanche des années suivantes. En fonction de cela, il campe sur une ligne politique dure, dominée par une option sécuritaire. Toute controverse y est perçue a priori comme négative et tout problème est ramené au génocide, comme si ce devait être l’élément originel du développement futur du pays, alors que tous les Rwandais se placent dans un espace-temps pluriséculaire, à l’image d’autres vieux « peuples-nations », pour reprendre l’expression du regretté Emmanuel Ntezimana, historien et militant des droits de l’homme disparu en 1995. Ce blocage de la liberté d’expression empêche le travail de mémoire, profondément lié à un travail de réflexion historique (comme dans le cas des autres génocides), de se déployer normalement. Bien plus, le laxisme dans les accusations de complicité avec l’idéologie du génocide contribue à y dévaloriser le poids des mots face aux réelles dérives en ce sens.
Mais, face au régime de Kigali, le discours qui s’affiche trop souvent comme représentatif de l’opinion des exilés, et qui a été largement forgé dans les camps du Kivu au lendemain du génocide, tend à développer une surenchère dans le sens des plus extrémistes. Tout se passe alors comme si, pour dénoncer les crimes du FPR ou les abus du régime en place, il fallait disculper les responsabilités antérieures, ressasser une justification à peine voilée des violences génocidaires ou banaliser celles-ci, selon les argumentaires que nous avons vus, et enfin reprendre une version aseptisés des thèses du « peuple majoritaire » en guise de projet démocratique. En fait l’avenir du Rwanda y est pensé dans les termes du passé, c’est-à-dire en mettant au coeur de la réflexion le binôme hutu-tutsi, déjà décrit comme incontournable et comme prioritaire dans les médias racistes des années 1990 et avancé aujourd’hui comme la clef d’une « réconciliation ». La solution serait la « reconnaissance des ethnies » et le « dialogue entre les ethnies », c’est-à-dire la fixation sur le curseur qui débouché sur la catastrophe.
Les Rwandais de la diaspora, dans leur diversité d’intérêts, d’expériences et de convictions, se retrouvent ainsi piégés également par une fixation sur le passé. Si, dans l’ambiance de Kigali tout doit partir du génocide, dans certains cercles d’exilés rien ne peut commencer sans qu’on remette en cause le génocide. En fait les deux logiques se donnent la main inconsciemment et l’autoritarisme du régime en place se nourrit du style adopté par son opposition la plus bruyante. L’impasse apparaît ainsi quasi-totale. Le génocide aurait-il réussi, c’est-à-dire réussi à déchirer durablement le peuple rwandais ? Or l’histoire de ce dernier est extraordinairement complexe, comme le montrent les nombreuses recherches publiées depuis un demi-siècle : les identifications sociales sont multiples et elles s’enchevêtrent d’une manière telle qu’il ne peut y avoir aucune définition claire des fameuses identités tutsi ou hutu, sinon dans des regards de peur ou de haine et en vertu d’une conception raciale dépassée que des observateurs étrangers croient de bon aloi de cautionner.
La fétichisation de ces pseudo-ethnies a fait obstacle à toutes les occasions de changement, elle a sidéré les imaginations et elle a été le terreau d’un génocide tout à fait « moderne ». Le nier, c’est contribuer à en reproduire la logique. Puissent les Banyarwanda se désenchanter de ce piège mortel !
Jean-Pierre Chrétien, historien (CNRS-Paris 1)
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Notes
[1] Cet article a été mis en ligne le 25 juillet 2010 ; il a subi subi de petites corrections les 27 et 29 juillet, puis le 3 août 2010.