2013-10-20



Adoncques la presse.fr a décidé de faire un sort au management Lean. A grand renforts d’approximations et de procédés douteux, Le Monde, Rue89 et Les Echos joignent leurs forces dans une propagande qui a pour but de remettre en cause le management lean et sa mise en oeuvre dans l’hexagone.

Des articles qui révèlent un certain nombre de choses sur notre culture (ou plutôt, en l’espèce, inculture) du management et qui ne font qu’effleurer la vraie question pour laquelle on aimerait lire une authentique réflexion : comment mettre en oeuvre chez nous cette méthode de travail vertueuse qui a fait ses preuves dans une multitude de contextes industriels et culturels, pour améliorer notre productivité et conserver nos emplois tout en préservant nos salariés ?

Une bonne occasion pour remettre les pendules à leur place comme dirait Johnny, occasion qu’#hypertextual ne pouvait décemment manquer.

(Note 1: comme le précise la page de présentation, ces propos ne présentent que mon seul point de vue de blogger et coach Lean et en aucun cas celui de mes employeurs présents ou passés

Note 2 : Article très long – 3000 mots – compter 15 mns de lecture) …

Propagande : définition

Avant toute chose, revenons à quelques définitions qui vont nous permettre d’éclairer le reste de l’article car comme disait Camus, “Mal nommer les choses c’est participer aux malheurs du monde.”

Selon le petit Larousse “Propagande : action systématique exercée sur l’opinion pour lui faire accepter certaines idées ou doctrines, notamment dans le domaine politique ou social.”

Propagande en action

Les titres seuls des articles sont à ce titre éloquents. Si la forme interrogative n’est même pas de mise au Monde (Les Habits neufs du Fordisme) ou à Rue89 (La méthode Lean, le retour du pire du travail à la chaîne). Les Echos quant à eux prétendent à l’objectivité avec un point d’interrogation (Le Lean Management : un danger pour les salariés ?) pour ménager le suspense (rires).

Le problème avec ce dernier article est qu’il nous présente le Lean Management comme une méthode apparue dans les années 90 dans les ateliers de Toyota alors que la mise en place a démarré dès les années 50 voir même avant car certain principes datent de l’époque où la famille Toyoda ne fabriquait que des métiers à tisser. Du travail de journaliste qui a décidé d’enfourcher les grands chevaux de la “justice sociale” sans vraiment bien se renseigner sur le sujet.

Chez le Monde c’est un peu (à peine, hein) plus subtil. La sélection des propos de Michael Ballé serait juste étonnante si on ne connaissait si bien le personnage sur ce blog. Intarissable sur le sujet, travaillant sans relâche pour en capter l’essence et la partager, les 10 secondes de propos choisis sur un entretien d’au moins une heure donnent une bonne indication des intentions de l’auteur. Si les pages cinéma ont beau jeu de défendre le travelling de Godard comme un acte moral, cet échantillonnage révèle quant à lui une déontologie douteuse.

A titre d’exemple, pour un contenu sensiblement identique, l’article de l’Express est quant à lui plus neutre et objectif, que ce soit dans le titre ou le traitement de l’information.

Propagande Vs journalisme

Dans chaque article on retrouve la même perspective : le Lean dans la théorie c’est bien, le problème c’est la mise en application qui en est faite. Et pour cela on fait converger tous les experts (Ballé mais aussi Marie-Pia Ignace ou Christian Daniel).

Mais essaye-t-on de traiter ce problème ? Propose-t-on des solutions ? Creuse-t-on les pistes disponibles pour traiter ce noeud du problème puisque c’est ainsi qu’il est présenté ? Propose-t-on une grille de lecture pour savoir de quel côté se place une initiative donnée ?

Si on souhaitait vraiment traiter du problème, il aurait fallu une authentique démarche de recherche qui aurait par exemple amené à cette brochure éclairante de l’INRS que mon excellent collègue Marc Legru m’a indiqué et qui propose des repères et des points de vigilances.

Quelques recommandations sont à prendre en compte lors de la mise en place d’un tel modèle de production :

s’assurer d’une bonne représentativité des différentes personnes concernées par le périmètre d’un chantier d’optimisation de la chaîne de production,

s’assurer que les conditions du dialogue permettent un véritable échange et veiller à la transparence des objectifs,

orienter les réflexions vers l’activité réelle des opérateurs et adopter une démarche ergonomique,

laisser aux opérateurs un certain niveau d’autonomie décisionnelle dans l’organisation et la réalisation de leur travail,

mettre en test les modifications proposées avant leur application définitive, analyser leur conséquences à court et long terme,

s’assurer d’avoir les ressources suffisantes pour traiter les problèmes remontés, et ne pas fonctionner sous la pression d’indicateurs à court terme.“

Ce que cette propagande révèle

Dans Here Comes Everybody, l’universitaire américain Clay Shirky avance que les critiques des réseaux sociaux apportent davantage d’informations sur ceux qui les profèrent que sur le sujet lui-même. C’est un peu la même chose avec le lean.

L’objectif de ces articles n’est pas d’essayer de comprendre et résoudre un problème (une pensée créatrice). L’objectif est de ternir l’image d’une pratique de management qui (à juste titre) se présente comme vertueuse. L’intention est bien d’ancrer dans l’esprit des lecteurs qu’il ne peut exister de pratique de management vertueuse et de lutter contre ces initiatives pour revenir au statu quo initial (pensée réparatrices). On retrouve ce pessimisme social qu’évoque Gérard Grunberg (directeur de recherche au CEVIPOF) :

… devenu l’armature de la construction politique et intellectuelle d’une gauche nostalgique et arc boutée dans une diabolisation du libéralisme (…) Cela renvoie à une narration du monde dont l’adéquation avec le monde réel n’est pas prioritaire (…) et duquel se dégage un pessimisme social dépouillé de toute solution sinon celle d’une résistance au changement (…) La pensée réparatrice se construit fortement au détriment de la pensée créatrice et donc anticipatrice. (…) 

Ce que nous voyons ici à l’oeuvre c’est ce qu’évoquait le prix Nobel Edmund Phelps au sujet de la France : une absence de culture économique qui selon lui fait perdre à notre pays un point de croissance par an.

A travers une méfiance atavique vis à vis du sujet “productivité”, on retrouve une diabolisation de l’entreprise que ce blog a déja évoqué. On retrouve surtout une incapacité à penser le monde d’aujourd’hui, un monde où des dirigeants de PMEs utilisent le Lean pour développer la résilience de leurs équipes, gage de survie dans une époque de changements radicaux.

Un client qui indispose 

Le Lean heurte de front notre modèle organisationnel Weberien pour 2 raisons principales : l’une concerne la relation au client et la seconde à la réalité.

Tout d’abord la relation avec le client : dans le lean chaque action dans le processus de travail se place depuis la perspective du client (qui peut-être le client final mais aussi la personne suivante dans le processus de création de valeur). Le lean préconise une chose : protéger le client en intégrant la qualité tout au long du processus (héritage de la pensée de Deming, influence américaine et majeure du Lean). Voilà un principe inconfortable dans un pays où, comme l’a montré d’Iribarne, il existe une crainte d’une position servile que ce soit vis à vis de la hiérarchie mais aussi du client.

D’ailleurs qui parle dans ces articles des usagers des hôpitaux ou de la poste (une efficacité exemplaire que j’ai moi même constatée avec un immense plaisir à la grande poste Meriadeck à Bordeaux), usagers qui bénéficient pleinement de la mise en oeuvre du Lean. Qui parlent des clients des marques d’automobiles qui disposent de véhicules plus fiables (garanties 10 ans, etc …) ou encore de ces initiatives Lean qui aident des organisations non gouvernementales à devenir plus efficaces pour mieux aider les populations cibles ? L’exemple de la Grameen Foundation (prix Nobel de la paix) au dernier Lean IT Summit a été à ce sujet éloquent.

On retrouve cette indisposition vis à vis du client chez François Dupuy qui voit dans Lost In Management une vertu à l’organisation tayloriste en ce qu’elle préserve le travailleur du client et qui plaisante dans un entretien pour un magazine culturel : c’est chiant un client non ? Un problème essentiel magnifiquement mis en lumière par Michel Volle :

L’entreprise est dévorée par son organisation interne à laquelle elle accorde son attention, le client passe après.

L’inconfort face une réalité indocile

Le second point est celui de la relation à la réalité, axe essentiel dans l’étude d’une culture organisationelle  selon l’universitaire américain Edgar Schein, le premier à avoir parlé de Organizational Cuture. Cet axe va d’une première extrémité qui est celle de la croyance et des idées pré-conçues (c’est ainsi parce qu’il en a toujours été ainsi) à une culture pragmatique et scientifique : je ne crois que ce j’ai observé et mesuré.

C’est à cette extrémité là que se situe le Lean avec une approche de résolution de problèmes basée sur la méthode scientifique (PDCA ou roue de Deming), la rigoureuse réflexion sur les causes racines, la méthode des 5 Pourquoi, ou encore l’observation des faits au plus près des équipes qui créent de la valeur. Il ne demeure que peu de place pour la croyance : on sort ainsi du monde de l’opinion, ce que Matthew Crawford appelle l’arène morale pour se placer dans le monde des faits.

Et cela peut coincer dans un pays à la culture élitiste dans lequel la validité d’une idée sera évaluée en fonction du grade hiérarchique ou du diplôme de celui qui l’apporte.

Propagande et taylorisme

Le Monde n’y va pas de main morte en parlant des habits neuf du Fordisme. On parle ainsi d’un taylorisme implanté en retard et “brutalement” en France après la seconde guerre mondiale. Ce qui voudrait nous faire croire que nous sommes culturellement opposés au taylorisme, proposition largement discutable. En effet, mon hypothèse est la suivante : la culture organisationnelle Française se retrouve pleinement dans le taylorisme. Un peu comme pour les produits Apple ou le Mac Donalds, nous sommes le bon élève du taylorisme.

C’est en ce pays que, bien avant Adam Smith, on a évoqué pour la première fois la notion de division du travail. Et dans notre culture Cartésienne (comme l’évoquent Yves Caseau, Pierre Pezziardi ou Pascal Picq), et élitiste (voir Gumbel), un pays où la distance hiérarchique telle que définie par le sociologue Geert Hofstede est parmi les plus grandes, le concept même de division du travail, avec ceux qui pensent d’un côté et ceux qui exécutent de l’autre, nous semble tellement réconfortante.

Ceci dit, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Gardons à l’esprit ce que disait Peter Drucker : c’est grâce au Taylorisme que nous avons pu multiplier par 50 la productivité des travailleurs du monde occidental lors du XXème siècle, croissance qui nous a permis d’atteindre le niveau de vie qui est le nôtre et qui a ôté toute légitimité à la révolution prolétarienne annoncée par Marx.

Condamnés à créer de la richesse

La vérité est celle-ci : nous sommes condamnés à créer de la richesse si nous souhaitons conserver notre mode de vie, notre système social, éducatif, de santé ou notre soutien à la presse écrite (sourire). Ce qu’explique Yves Clot dans l’article du monde :

« Le lean soulève pourtant quelques-unes des grandes questions politiques du moment, sur la compétitivité et les moyens de l’atteindre, sur le rapport au travail, sur la gouvernance des entreprises (…) On ne peut pourtant pas continuer à laisser l’entreprise affronter seule, derrière ses murs, son problème de compétitivité avec, comme unique levier, l’abaissement du coût du travail. »

Et plutôt que prendre ce sujet à bras le corps, nous refusons de regarder le présent pour nous retourner vers cet eden fantasmé des trente glorieuses, modèle de prospérité économique pour le retour duquel nous tapons du pied comme des enfants capricieux.

La nostalgie des trente glorieuses

Un peu comme pour les retraites, par quel droit divin serions-nous garantis de conserver un niveau de vie acquis lors de ces années, qui, à y regarder de plus près ne sont pas si glorieuses que cela. En effet, nous n’avons plus eu de budget à l’équilibre depuis le second choc pétrolier, c’est à dire depuis que nous n’exploitons plus les pays du sud en leur achetant des matières premières à bas prix.

Une perspective très éclairante sur la transformation de l’économie depuis cette période (un épisode Lamarckien dans une ère Darwiniste selon le paléoanthropologue Pascal Picq) est celle de François Dupuy, elle aussi exprimée dans Lost In Management :

Jusqu’alors, le sens de la création de richesse est Sud – Nord : les pays du Nord s’enrichissent grâce au faible coût des matières premières exploitées au Sud. C’est le temps de la tendance endogène des organisations. Il y a rareté du produit, peu de compétitivité et les entreprises ont une grande latitude quant aux conditions qu’elles imposent à des clients, dociles, qui sont en demande.

Avec le choc pétrolier la dynamique s’inverse. Le flux de richesse est Nord – Sud : les pays de Sud s’enrichissent grâce aux produits qu’ils vendent aux pays du Nord. Les produits abondent, la concurrence est rude et nous passons d’une économie où le produit est rare et le client docile à une économie où les produits abondent et les clients devenus rares sont très exigeants.

Le contexte de production et les contraintes de productivité sont démultipliées. La spirale des organisations endogènes se retrouvent confronté à la violence d’une réalité exigeante.

Lean = Kaizen + Respect

La proposition du Lean est celle-ci : affronter la violence de cette réalité exigeante en améliorant notre productivité (Kaizen) pour rendre la délocalisation non pertinente et conserver des emplois dans l’hexagone. Dans un contexte particulièrement douloureux (cf cet été meurtrier pour nos PME), on a le droit et peut-être même le devoir de traiter le sujet.

Cela en impliquant (Respect) et développant (Kaizen) les équipes dans le processus de réflexion sur le Comment on travaille et en incitant les dirigeants à sortir de leurs bureaux pour faire enfin preuve de leadership et venir observer leurs équipes (Respect), là où se crée la valeur, pour combattre leurs idées pré-conçues.

Personne n’a prétendu que cela était simple. En revanche, et c’est ce que nous défendons, c’est que cela est bien plus engageant pour tous.

Le monde de l’agile, nouvelle passerelle vers le lean

Le Lean est un outil de management très puissant et comme tous les outils il est a priori neutre, hors du champs moral. C’est son utilisation et la vision qui le porte dans l’organisation dans laquelle il est déployé qui le sont. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’utilisation dévoyée (notamment dans sa vision occidentale et productiviste) ce que nous ne nions pas et c’est un sujet que nous pouvons et devons traiter, ensemble.

Car voilà : la déferlante est en marche. Ainsi dans le monde de l’industrie de développement logiciel, des entreprises telles les géants du Web, ont radicalement transformé leurs méthodes travail, en utilisant des principes très proches du Lean.

De nouvelles déclinaisons de ces approches de travail telles que le Lean Start-Up ou Lean UX s’en revendiquent ouvertement (n’en déplaise à Christian Fauré autre exemple de rhétorique à côté de la plaque) et proposent ainsi une approche à l’opposée du Taylorisme. Plutôt que pousser des capacités technologiques vers un client qui s’en contre fiche, ces approches tirent les besoins du client pour produire le logiciel ou le service informatique qui répond à ce besoin et représente de la valeur.

Alors que de nombreux experts passionnés de l’Agile se dirigent naturellement vers le Lean et maintiennent cette école dans un renouvellement permanent, des directions autres qu’informatiques s’intéressent de très près à ces approches à l’efficacité manifeste.

En finir avec la propagande

Il est temps d’en finir avec cette propagande dans laquelle on n’évoque que les dévoiements du lean sans jamais parler des réussites ou de ses accomplissements.

Il est nécessaire pour notre économie, pour le nombre et la qualité de nos emplois que l’on réflechisse ensemble aux méthodes pour mieux travailler, de façon plus productive et plus épanouissante pour enfin regarder en face les défis que nous posent  l’économie d’aujourd’hui et faire le deuil des trente glorieuses, qui ne reviendront pas. La proposition de l’INRS me semble un bon point de départ.

Le Lean a l’avantage d’avoir fait ses preuves dans une multitude de contextes industriels et culturels. De nombreuses déclinaisons de cette approche sont à l’oeuvre dans les entreprises les plus innovantes du monde d’aujourd’hui.

Nous laisserons en guise de conclusion celle de cette table ronde d’experts en ergonomie sur le sujet, avec une position lucide, critique MAIS constructive :

Plutôt que d’épouser, ou de s’opposer, il n’est donc pas interdit d’imaginer une place à prendre, une autre démonstration de l’effet utile de l’ergonomie. Car il faut tout de même reconnaître que la doctrine lean se présente, aujourd’hui, comme l’unique espace de renouvellement de l’organisation des entreprises de l’industrie et des services.

Ressources

Le Monde : les habits neufs du Fordisme

Rue89 : la méthode lean, le retour du pire du travail à la chaîne

Les Echos : Lean Management  un danger pour les salariés ?

Entretien #hypertextual Michael Ballé

L’Express : ce qu’il faut savoir sur le lean management

INRS : Lean Manufacturing : quelle place pour la santé au travail

Clay Shiry : Here Comes Everybody

Gérard Grunberg et Zaki Laïdi : Sortir du Pessimisme Social

Les échos : Français et économie : je t’aime moi non plus

Réseaux sociaux dans l’entreprise.fr : les 5 obstacles culturels

Entretien #hypertextual : Christophe Riboulet

Management interculturel : décrypter les peurs

European Lean IT Summit wrap-up [EN]

François Dupuy : Lost in Management

Michel Volle : Le système d’information dans la sociologie de l’entreprise

Edgar Schein : Organzaitional Culture and Leadership

Matthew Crawford : Eloge du carburateur

Elite Academy : entretien avec Peter Gumbel

L’origine de la division du travail

Entretien #hypertextual Yves Caseau

Entretien #hypertextual Pierre Pezziardi

Pascal Picq : un paléoanthropologue dans l’entreprise

Peter Drucker : au delà du capitalisme

Geert Hoftede – France [EN]

Retraites : sommes-nous le peuple élu ?

Les échos : Eté meurtrier pour les entreprises françaises

André Comte Sponville : le Capitalisme est-il moral ?

Géants du web : principes et mise en oeuvre hexagonale

Le lean et l’activité humaine : quel positionnement de l’ergonomie, convoquée par cette nouvelle doctrine de l’efficacité

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