2016-10-02



Combattants de Jabhat Fath al-Sham avant une offensive visant à briser le siège d’Alep

Depuis le début de l’année 2016, la communauté internationale s’efforce de faire respecter des trêves locales ou nationales en Syrie.

Mêlant pragmatisme et intransigeance révolutionnaire, Jabhat al-Nusra (aujourd’hui Jabhat Fath al-Sham) a su tirer profit de l’échec de la stratégie de désescalade militaire imposée par le haut.

Alors que les trêves devaient avoir pour effet de briser le lien de dépendance militaire entre l’opposition armée et les groupes jihadistes, Jabhat al-Nusra est parvenu à poursuivre son ancrage au sein du mouvement révolutionnaire syrien.

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À défaut de s’accorder sur une issue à la crise syrienne, l’essentiel des initiatives diplomatiques de la communauté internationale a consisté tout au long de l’année 2016 à tenter de faire respecter des trêves locales ou nationales entre les forces progouvernementales et l’opposition armée. Le « groupe international de soutien à la Syrie », composé de 20 États et organisations internationales réunis à Vienne en novembre 2015, appelle à l’instauration d’une trêve et à la reprise des négociations entre les belligérants. Dès le 3 février 2016, les négociations dites de Genève III entre le régime et l’opposition sous l’égide de l’ONU échouent, et les tentatives ultérieures de reprise de contact sont vaines. La seule marge de manœuvre à court terme est donc celle d’une désescalade militaire. Le 26 février 2016, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopte à l’unanimité la résolution 2268 qui entérine l’accord entre la Russie et les États-Unis sur la « cessation des hostilités » entre le régime et les rebelles non jihadistes.1 Pour la première fois depuis le début du conflit, les combats et les bombardements diminuent drastiquement jusque fin avril, quand une offensive du régime contre la ville d’Alep met de facto fin à l’accord.2 En septembre 2016, un nouvel accord entre les États-Unis et la Russie relance une tentative de trêve au niveau national. Une fois de plus, la trêve est un échec et en seulement huit jours, le régime avait repris son offensive sur Alep.

Ces trêves ont plusieurs objectifs. Outre celui de faire baisser l’intensité du conflit et donc le nombre de victimes et de réfugiés, elles contribuent dans un premier temps à montrer que les efforts diplomatiques ne sont pas vains malgré un désaccord profond sur la question essentielle de la transition politique. Ensuite et surtout, ces trêves ont pour objectif de concentrer tout l’effort de guerre contre les groupes considérés comme terroristes par le Conseil de sécurité des Nations Unies, c’est-à-dire, pour l’essentiel, l’État Islamique et Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham.

Jabhat al-Nusra, la branche syrienne d’al-Qaïda dirigée par Abou Mohamed al-Jolani, s’est imposée au sein de la rébellion syrienne comme un acteur incontournable. En capitalisant sur ses performances militaires contre le régime, l’organisation jihadiste est devenue un allié indispensable aux rebelles, et ce malgré les profonds désaccords idéologiques qui les opposent. Contrairement à l’État Islamique, contre qui la rébellion est en guerre, al-Qaïda en Syrie n’a pas pour objectif la prise de pouvoir, mais la radicalisation de la révolution syrienne qui, victorieuse, amènerait au pouvoir une autorité semblable aux Talibans en Afghanistan. Un tel scénario lui permettrait de construire un sanctuaire au cœur du Proche-Orient depuis lequel il pourrait poursuivre le jihad international. Ainsi, Jabhat al-Nusra a pris garde, depuis le début de la guerre à ménager ses alliances avec les factions rebelles en travaillant à les rendre militairement dépendantes et en évitant les conflits avec la population dans le but de s’implanter sur le long terme au sein de la société syrienne et de trouver sa place dans le mouvement révolutionnaire. En juillet 2016, dans la continuité de cette stratégie d’intégration à la rébellion, Jabhat al-Nusra change de nom pour Jabhat Fath al-Sham (« Front de la Conquête du Sham ») et annonce la rupture des ses liens hiérarchiques avec al-Qaïda.3 Cette annonce ne change en réalité ni la composition, ni la stratégie de l’organisation, qui reste dirigée par des figures historiques du jihad international désormais basées en Syrie.

Un des résultats attendus des accords de cessation des hostilités depuis le début de l’année 2016, et de la stratégie de désescalade militaire en général, était de faire émerger une ligne de fracture entre l’opposition armée prête à s’engager dans la recherche d’une solution politique et Jabhat al-Nusra. L’alliance entre les rebelles et Jabhat al-Nusra repose pour l’essentiel sur une dépendance mutuelle sur le plan militaire et non sur une proximité idéologique. Le principe sous-jacent aux trêves consiste donc à parier sur le fait qu’en levant la pression militaire du régime, les premiers pourront s’autonomiser vis-à-vis du second, voire tenter de l’éliminer comme ce fut le cas pour l’État Islamique dans le Nord-Ouest syrien en janvier 2014.4 Cet objectif est particulièrement clair dans l’accord de trêve du 12 septembre 2016, dont la spécificité tient en ce qu’il est supposé permettre une implication directe et une coordination entre les États-Unis et la Russie dans la lutte contre Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham.

Or, si l’on s’intéresse aux effets des précédentes tentatives de désescalade militaire sur Jabhat al-Nusra, une dynamique inverse peut être constatée. Alors que la mise en place de trêves devait contribuer à affaiblir les factions les plus radicales de l’insurrection, Jabhat al-Nusra sort incontestablement renforcé de l’échec des accords entre le régime et l’opposition non jihadiste. Cet article propose de rendre compte de la capacité de résilience dont a fait preuve Jabhat al-Nusra face à la multiplication des initiatives de désescalade militaire entre les forces du régime et l’opposition armée au cours de l’année 2016. En jonglant entre une intransigeance vis-à-vis du régime lui permettant de monopoliser la radicalité révolutionnaire et un pragmatisme au niveau local lui évitant de se mettre ses alliés à dos, Jabhat al-Nusra est sorti renforcé de cette phase du conflit qui aurait dû contribuer à l’affaiblir.

1. L’INTRANSIGEANCE RÉVOLUTIONNAIRE DE JABHAT AL-NOSRA / FATH AL-SHAM

Face au ralliement de la quasi-totalité des forces de l’opposition au principe d’une résolution politique du conflit, Jabhat al-Nusra a développé un discours d’intransigeance révolutionnaire qui le positionne comme l’unique force œuvrant à la chute définitive du régime de Bachar al-Assad.5

Depuis la fin de l’année 2015, la propagande de Jabhat al-Nusra prend un accent de plus en plus révolutionnaire, mettant les références au jihad au second plan. Les références aux soulèvements de 2011 et à la « volonté du peuple » de faire tomber les dictatures, remplacent celles des combats passés d’al-Qaïda. Dans cette nouvelle stratégie, c’est le jihad qui est le moyen de faire la révolution, et non les révolutions qui seraient une opportunité pour al-Qaïda de poursuivre son jihad international. Le changement de nom et la fin des liens assumés avec al-Qaïda en juillet 2016 relèvent de cette stratégie.

Selon al-Qaïda, les tentatives révolutionnaires de 2011 auraient été avortées par les pièges tendus par l’Occident et les forces « contre-révolutionnaires ».  Dans un enregistrement audio diffusé en mai 2016, Ayman al-Zawahiri, dirigeant d’al-Qaïda Centrale et dont Jabhat al-Nusra est formellement sous l’autorité jusqu’en juillet 2016, met en garde les rebelles syriens contre l’acceptation du compromis et du jeu démocratique, à l’origine, selon lui, de l’échec de la séquence des « printemps arabes ».6 Ce message ressort de façon très claire du film de propagande Les héritiers de la gloire II7, où des images de manifestants dans le monde arabe réclamant la chute du régime dans leur pays sont immédiatement suivies d’illustrations de la « contre-révolution » à l’œuvre en Tunisie et en Égypte après une révolution inachevée. Ces images sont mises en perspective avec celles d’opérations militaires de Jabhat al-Nusra en Syrie. Elles sont également entrecoupées d’interventions de dirigeants du mouvement qui expliquent le choix de l’organisation, en 2011-2012, de soutenir et d’accélérer la militarisation du soulèvement et, en 2016, de continuer la lutte armée jusqu’à la chute totale du régime alors que la rébellion adopte l’idée d’une solution politique. Ainsi, l’objectif de la propagande de l’organisation jihadiste est d’apparaître comme le seul groupe révolutionnaire à la hauteur de l’enjeu.

Le discours de Jabhat al-Nusra depuis la fin de l’année 2015 est particulièrement bien construit et suit une logique loin de la propagande millénariste de l’État Islamique. L’audience ciblée est le rebelle syrien se sentant trahi à la fois par la communauté internationale et par les groupes armés consentant à faire des compromis. En pariant sur le fait que les dirigeants des groupes révolutionnaires qui acceptent de participer aux négociations sous la pression de leurs sponsors étrangers ne seront pas suivis par leur base, Jabhat al-Nusra espère ainsi gagner l’adhésion des révolutionnaires jusqu’au-boutistes, mais pas nécessairement acquis à la cause jihadiste, qui seraient séduits par les positions maximalistes de Jabhat al-Nusra contre le régime. Abou Mohammed al-Jolani, dans un entretien accordé à des journalistes syriens en décembre 2015, affirmait que les dirigeants des groupes armés qui venaient de se réunir à Riyad pour s’accorder sur les modalités de négociation d’une transition politique, n’avaient aucun contrôle sur leurs troupes, qui elles souhaitaient continuer la révolution.8

2. LE PRAGMATISME DE JABHAT AL-NOSRA / FATH AL-SHAM

Si l’intransigeance affichée de Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham le conduit à refuser en principe toute forme de négociation, de dialogue ou de trêve avec le régime, il peut sur le terrain adopter une stratégie bien plus pragmatique, définissant ses positions au cas par cas. Plusieurs exemples illustrent la souplesse des principes de Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham.

Comme toutes les factions, Jabhat al-Nusra a établi des canaux de communication avec le régime et ses alliés, qui lui permettent notamment de négocier des échanges de prisonniers et de corps de combattants tués. Ces canaux semblent, dans le cas de Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham, particulièrement solides. Les opérations qui y sont négociées ne pourraient se faire sans la certitude de l’intention des parties du respect de l’accord. À plusieurs reprises, Jabhat al-Nusra a ainsi négocié avec le régime le déplacement de chefs d’al-Qaïda du sud du pays vers le nord, qui nécessitait la traversée de plusieurs centaines de kilomètres de territoire contrôlé par le régime. Ainsi, en échange de la libération de prisonniers, des trêves d’une durée d’une nuit ont permis à des dirigeants de premier rang de Jabhat al-Nusra de traverser le pays, en toute sécurité et sous escorte de combattants du Hezbollah. Ce fut notamment le cas d’Abou Maria al-Qahtani et de sa garde rapprochée, ainsi que de Sami al-Oreidi, le qadi ‘am (juge suprême), considéré comme le numéro deux de l’organisation.9

Cette ambivalence est assumée et légitimée par le mouvement au nom de la primauté de l’impératif stratégique. En décembre 2015, Abou Mohamed al-Jolani est interrogé par le journaliste syrien Hadi al-Abdallah sur l’inconstance de ses positions sur les trêves10 : pourquoi avait-il considéré que la trêve dans la Ghouta (banlieue Est de Damas, sous contrôle rebelle et assiégée par le régime) était illicite (haram) alors que Jabhat al-Nusra avait accepté d’être partie à un accord de trêve incluant Zabadani, (ville sous contrôle rebelle dans la province de Damas) et une large partie de la province d’Idlib (province sous contrôle de la rébellion, située au Nord-Ouest de la Syrie) conclu deux mois plus tôt sous l’égide de l’Iran ? Al-Jolani répond alors qu’il ne souhaite pas entrer dans un débat de légalité religieuse, mais que d’un point de vue strictement stratégique, la poursuite des combats dans la Ghouta, aux portes de la capitale, était une nécessité, alors que le retrait de Zabadani n’avait aucune conséquence sur la poursuite de la guerre.

En réalité, ces positions divergentes au sujet de ces deux tentatives de trêves correspondaient à un calcul pragmatique des conséquences d’une désescalade militaire sur la relation qu’entretenait Jahbat al-Nusra avec les autres factions rebelles. Les questions de stratégie militaire et de positionnement idéologique sont secondaires, et servent surtout à justifier a posteriori des décisions prises au cas par cas.

L’accord de Zabadani-Idlib, conclu entre la rébellion (Jabhat al-Nusra inclus) et le régime, prévoyait l’arrêt des bombardements par ce dernier de la quasi-totalité de la province d’Idlib, et l’évacuation des civils de la ville de Zabadani encerclée par les forces pro-régime. En échange, les rebelles s’engageaient à cesser les attaques contre les villages chiites Fua et Kafraya. Le refus ou le sabotage d’un tel accord par Jabhat al-Nusra aurait très certainement créé de fortes tensions entre l’organisation et les autres factions rebelles qui y étaient très favorables. Cette trêve sera rompue par le bombardement massif, par l’aviation russe, des zones inclues dans l’accord.11

À l’inverse, dans la Ghouta orientale, Jabhat al-Nusra a exprimé une opposition farouche à la trêve négociée entre Jaysh al-Islam, principale faction rebelle de la région, et le régime en novembre 2015. Dans cette situation, Jabhat al-Nusra avait tout à perdre. Faiblement implantée, l’organisation jihadiste survivait tant bien que mal dans cette banlieue assiégée tant que les autres factions avaient besoin de son concours pour repousser les attaques du régime. En situation de désescalade militaire, Jabhat al-Nusra craignait, sans doute à juste titre, que Jaysh al-Islam décide d’asseoir son hégémonie et de se débarrasser de ses concurrents.

On trouve un autre exemple du pragmatisme de Jabhat al-Nusra dans sa réaction à l’annonce, en août 2015 par la Turquie, de sa volonté d’instaurer une « zone tampon » dans le Nord de la Syrie, qui devait passer sous contrôle rebelle et sous protection de la coalition internationale anti-État Islamique. Ce plan, qui n’a vu le jour qu’un an plus tard avec l’intervention turque à Jarablous an août 2016, ne pouvait être mis en place qu’à la condition que  Jabhat al-Nusra soit absent de la zone concernée. Dans un communiqué, Jabhat al-Nusra affirme son retrait unilatéral de cette zone, estimant que la loi islamique ne l’autorise pas à combattre avec le soutien de la coalition. On aurait pu imaginer qu’al-Qaïda réagisse plus violemment à une ingérence aussi directe, sinon en résistant, du moins en la condamnant fermement. En faisant comme s’il se retirait de sa propre volonté, Jabhat al-Nusra permet aux rebelles de recevoir un soutien militaire vital de la part de la coalition internationale, sans pour autant perdre la face. Dans cette situation précise, Jabhat al-Nusra semblait considérer que le projet turc ne le mettait pas en danger et qu’il fallait à tout prix éviter de se trouver dans une situation susceptible d’engendrer des conflits avec les autres factions rebelles.12

3. JABHAT AL-NUSRA ET L’ACCORD DE CESSATION DES HOSTILITÉS DE FÉVRIER 2016

Depuis décembre 2015, Jabhat al-Nusra réagit très violemment à la participation de ses alliés aux initiatives diplomatiques ainsi qu’à l’instauration de l’accord de cessation des hostilités à partir de février 2016. Il ne s’agissait plus d’ « erreur stratégique » ou d’une « dérive défaitiste » de la part de ses alliés mais de « trahison », selon les mots d’Abou Mohamed al-Jolani.13 Cette position s’explique tout d’abord par le fait que Jabhat al-Nusra craint pour sa propre sécurité dans la mesure où l’accord de cessation des hostilités l’exclut formellement. Or, l’un de ses objectifs assumés est la concentration de l’effort de guerre sur les organisations désignées comme terroristes par le Conseil de sécurité de l’ONU, comme c’est le cas pour l’ancienne branche syrienne d’al-Qaïda. De plus, les tentatives actuelles de désescalade s’inscrivent dans un contexte direct de préparation à une solution politique au conflit. Le ralliement de la quasi-totalité des factions armées, y compris de groupes habituellement proches de Jabhat al-Nusra comme Ahrar al-Sham, à l’idée d’une transition politique négociée et à l’établissement d’un « État civil », « pluraliste » et « démocratique » est perçu comme une trahison.14 Jabhat al-Nusra craignait ainsi que le succès de la trêve ne consacre l’échec de sa stratégie d’alliance militaire avec les rebelles, de laquelle ne sortirait aucune victoire politique.

Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham s’est imposé dans la rébellion syrienne en créant un lien de dépendance avec les autres factions. Ses capacités militaires sont indispensables à une rébellion constamment sous pression. Malgré l’opposition idéologique et les nombreuses exactions commises par de l’organisation jihadiste, il est inconcevable pour les rebelles de se passer d’un allié si performant sur le plan militaire. Cependant, en période de détente, cette dépendance militaire disparaît et les divergences politiques, idéologiques et les conflits concernant les gestions des zones libérées réapparaissent sur le devant de la scène.

Les trêves sont ainsi propices aux luttes fratricides. Dans le sud du pays, l’Armée syrienne libre (ASL) a profité de la cessation des hostilités pour s’attaquer à des factions rivales, Liwa’ Shuhada’ al-Yarmouk et Harakat al-Mouthana, respectivement accusées d’avoir prêté allégeance et de soutenir l’État Islamique.15 Malgré les mauvaises relations entre l’ASL et Jabhat al-Nusra dans le sud, ce dernier s’est habilement tiré d’affaire en prenant part à la lutte contre les deux factions séditieuses. De la même manière, dans la Ghouta orientale, Jabhat al-Nusra (par l’intermédiaire de Jaysh al-Fustat) s’est joint à Faylaq al-Rahman qui en mars et avril, alors que la trêve avec le régime était relativement respectée, a affronté à Jaysh al-Islam, faction rebelle la plus puissante de la région.16

Les difficultés pour Jabhat al-Nusra sont apparues de façon plus claire dans la province d’Idlib. À partir du début du mois de mars 2016, à la faveur de la fin des bombardements, de nombreuses manifestations éclatent dans les territoires tenus par la rébellion, pour demander la chute du régime et la poursuite de la révolution. Dans la province d’Idlib, les manifestations s’en prennent également à Jabhat al-Nusra, qui y exerce un contrôle presque hégémonique. Les combattants de l’ASL, libérés de leurs missions au front contre le régime, retournent dans leurs villes et villages à l’arrière et participent aux manifestations aux côtés des civils contre Jabhat al-Nusra. À Maarat al-Noman, des combats éclatent entre la 13e Division de l’ASL et la branche syrienne d’al-Qaïda, faisant plusieurs morts de chaque côté. Les deux factions ont officiellement trouvé un accord et mis fin aux affrontements. Pourtant, des manifestations, tournant parfois à l’émeute, continuent pour réclamer le départ de Jabhat al-Nusra de la ville.

Durant les deux premiers mois de l’application de l’accord de cessation des hostilités, en particulier en mars 2016, Jabhat al-Nusra semble affaibli. Un espace politique réapparaît pour l’opposition non jihadiste qui a espoir d’obtenir des avancées sur le terrain diplomatique et qui s’exprime par la reprise des manifestations pro-ASL et anti-Jabhat al-Nusra. Anticipant une pression populaire à son encontre et craignant d’être exposé aux bombardements, Jabhat al-Nusra se retire partiellement de ses fiefs de Salqin et de Sarmada au Nord de la Syrie.17 Il ne s’agit en fait que d’un retrait de façade : une évacuation provisoire des tribunaux, postes de police et autres institutions sous contrôle de l’organisation tandis que l’appareil sécuritaire de Jabhat al-Nusra maintient une présence discrète. La répression des manifestations dans la province d’Idlib ternit fortement son image. L’organisation jihadiste essuie des critiques venant de ses alliés comme Ahrar al-Sham et même de certains de ses membres, comme Abou Maria al-Qahtani.18 Au courant du mois de mars, Jabhat al-Nusra, désormais presque seul sur le front, tente de débaucher des recrues parmi les brigades rebelles pour participer à la bataille du Sud d’Alep, qu’il finira par perdre.19

Dès l’instauration de l’accord sur la cessation des hostilités fin février 2016, Jabhat al-Nusra multiplie les contacts avec les chefs locaux des brigades rebelles et intervient dans les mosquées, y déployant une propagande hostile aux initiatives diplomatiques et à la détente avec le régime. Conscient de la popularité dont jouissent les accords de trêve parmi les civils, qui vivent au cours du mois de mars leurs premières semaines sans bombardements, Jabhat al-Nusra se consacre plutôt à convaincre les rebelles. Un membre de Jabhat al-Nusra, à qui l’auteur demandait s’il ne craignait pas que son organisation se retrouve isolée du fait de la popularité de la trêve expliquait : « Certes la majorité de la population soutient la trêve, mais nous nous fichons pas mal de l’opinion de la majorité, on ne peut pas faire des choix politiques et militaires ayant des conséquences sur le long terme en prenant en compte l’avis de la majorité. La majorité est par définition silencieuse. Ce qui nous importe, c’est l’opinion des révolutionnaires, c’est eux que nous craignons de perdre, mais je suis convaincu que la plupart veut continuer la révolution ».

Après le mois d’avril 2016, les difficultés de Jabhat al-Nusra semblaient s’atténuer. L’offensive du régime sur Alep met de facto fin à la trêve et les manœuvres diplomatiques à Genève n’aboutissent pas.20 L’une des villes les plus bombardées par le régime pendant la trêve est Maarat al-Noman, fief de la contestation anti-Jabhat al-Nusra. Ainsi, les tensions entre la 13e Division de l’ASL et l’organisation jihadiste, qui étaient sur le point de reprendre et surtout de s’étendre à Alep,21 s’estompent du fait de la nécessité de faire bloc face à l’offensive du régime. Politiquement, Jabhat al-Nusra marque ainsi des points, étant perçu comme ayant une fois de plus fait le bon pronostic sur la confiance à accorder au régime et à la communauté internationale quant aux espoirs de solution négociée.

Militairement, Jabhat al-Nusra connait également des avancées. Au mois de mai, l’organisation répond à l’offensive du régime sur la ville d’Alep par l’attaque de son unique route d’approvisionnement, reliant l’ancienne capitale économique du pays au reste des territoires sous contrôle du régime. Ainsi, alors que les autres factions rebelles sont tenues par leurs engagement à ne pas prendre part aux hostilités, Jabhat al-Nusra, appuyé par de petites organisations jihadistes et des combattants locaux, s’empare de Khan Touman et al-Khalidiya, au sud d’Alep, remportant une importante victoire contre l’armée et les Gardiens de la Révolution iranienne.22

Début août 2016, une coalition rebelle venue d’Idlib et dominée par le désormais Jabhat Fath al-Sham, brise le siège d’Alep en perçant les lignes du régime. À Alep, Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham était peu présent et les rebelles assiégés n’ont eu de cesse d’appeler la communauté internationale à l’aide depuis que le régime s’était emparé de leur dernière route d’approvisionnement en juillet 2016. C’est finalement l’organisation jihadiste et non la communauté internationale qui répondra présente et permettra d’éviter à 300 000 habitants de se retrouver assiégés.

CONCLUSION

S’il apparaît de plus en plus clairement que les initiatives diplomatiques visant à trouver une issue négociée au conflit syrien ne mèneront à rien, au moins à moyen terme, elles ont sur le terrain de réelles conséquences. Alors que la détente entre le régime et l’opposition armée non jihadiste était censée affaiblir des groupes désignés comme terroristes par l’ONU, ceux-ci s’en trouvent en réalité renforcés. Depuis le début de la révolution en Syrie, les groupes radicaux, et Jabhat al-Nusra en particulier, capitalisent sur l’échec des stratégies des groupes les plus modérés : la mobilisation pacifiste face à un régime irréformable en 2011, les espoirs de soutien militaire de la communauté internationale en 2012-13 et les attentes de résultats des négociations en 2016. La pression exercée par les États soutenant la rébellion, afin qu’elle participe à des négociations vouées à l’échec et à des trêves que le régime ne respecte pas, ne contribue qu’à affaiblir les éléments les plus modérés face aux groupes les plus radicaux. Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham profite habilement de cette situation, en s’appropriant le monopole de ce qu’il considère comme l’authentique position révolutionnaire, celle prônant la chute totale du régime.

The post En Syrie : La stratégie de Jabhat al-Nusra / Jabhat Fath al-Sham face aux trêves appeared first on Noria Research.

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