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Les dynamiques actuelles aux frontières de la Syrie et de l’Irak, pays dont les pouvoirs centraux sont en crise depuis plusieurs années, représentent d’excellents exemples des mutations en cours au Moyen-Orient. Les conséquences de l’affaiblissement des régimes irakien et syrien se font sentir sur leurs voisins : Turquie, Iran, Jordanie, Liban, Israël. Quels rôles jouent dorénavant les frontières de ces États construits par un pouvoir central autoritaire et sécuritaire, mais dont l’influence ne parvient plus à s’étendre sur l’ensemble du territoire national ? Quels acteurs cherchent alors à s’approprier les marges d’un territoire en déliquescence, dont les morceaux sont susceptibles de devenir les lieux d’autant de processus de reconstruction territoriale[1] ? Les frontières, marges difficiles à contrôler, deviennent parfois, en période de conflit, des zones aux dynamiques propres, lieux de focalisation d’enjeux où échelles locale et régionale entrent en interaction. Les groupes qui cherchent alors à s’en assurer le contrôle – militaire et/ou économique –, constituent peut-être l’une des clés des transformations en cours, que nous nommerons « reconfigurations », dans cette région. Par « reconfiguration », nous n’entendons pas ici une modification des tracés, mais bien un changement radical du mode de contrôle des frontières et des dynamiques circulatoires qui y sont attachées. Dans les lignes qui suivent, nous proposons de présenter les transformations en cours dans les espaces frontaliers de la Syrie et de l’Irak, que ce soit entre ces deux pays ou avec leurs voisins respectifs.
Contrôle unilatéral et circulation sélective (frontières de la Syrie avec la Turquie, la Jordanie et l’Irak)
La sécurité des États limitrophes de la Syrie, et, de manière générale, les différents intérêts nationaux qui les conduisent à vouloir peser sur le conflit syrien (politique d’alliance régionale, lutte contre le terrorisme), ont provoqué une évolution radicale de la gestion de leurs espaces frontaliers. La quasi-totalité des voisins de la Syrie ont renforcé leur contrôle aux frontières, qu’ils soient neutres ou partie prenante au conflit. Ce renforcement est lié aux retraits des autorités syriennes de leurs marges frontalières, dans les secteurs contigus à la Turquie, à la Jordanie en partie et à l’Irak. Le cas du Liban est singulier car l’État libanais ne contrôle pas ses frontières avec la Syrie. L’armée libanaise ne parvient ni à s’imposer dans les secteurs dirigés par les miliciens pro-régime syrien du Hezbollah (région de Baalbek), ni dans ceux tenus par les groupes armés sunnites qui soutiennent la rébellion syrienne (régions de Hermel ou de Erzal par exemple). Ainsi, après une période de laisser-faire, conséquence de l’attentisme et de l’incapacité des autorités des États voisins à appliquer une stratégie claire[2], on observe, depuis 2013, un phénomène de contrôle unilatéral des frontières qui contraint la circulation en sélectionnant les migrants autorisés à franchir la frontière ; les autres sont tenus à distance.
Le soutien à la rébellion syrienne (depuis la Turquie, le Liban et la Jordanie) implique la circulation d’hommes, d’argent et de matériel militaire à destination du front. Ces pays accueillent des camps d’entrainement militaire pour les rebelles syriens, mais aussi les centres de soutien logistique de la rébellion (centres de commandement militaire, de collecte de fonds). Les services de sécurités jordaniens, par exemple, laissent les activistes syriens et les membres de l’Armée syrienne libre (ASL) se rendre en Syrie par la frontière de la province de Deraa alors qu’elle demeure fermée aux réfugiés. Ils sont les seuls autorisés à effectuer des allers-retours entre les deux pays. Sans une telle base arrière pour les insurgés de Deraa et sans aide logistique via la Jordanie, la rébellion syrienne dans le sud du pays serait certainement rapidement asphyxiée.
Dans le sens de circulation inverse, Turquie, Jordanie, Irak et Kurdistan d’Irak limitent l’afflux de réfugiés en fermant pour une période donnée leurs frontières à travers un dispositif militaire aux mailles serrées. Cette pratique, rarement revendiquée officiellement, permet de contenir la forte pression qu’exerce la Syrie sur ses voisins en utilisant les réfugiés comme une arme politique– la présence de centaines de milliers de Syriens, dans les États limitrophes, constitue en effet une charge financière extrêmement lourde et un élément de déstabilisation réel[3].
Le contrôle de la frontière a ainsi permis à la Jordanie de sélectionner les candidats à l’asile : les Syriens d’origine palestinienne n’ont par exemple pas été autorisés à entrer dans le royaume[4]. Depuis le printemps 2013, la frontière jordanienne entre le Golan, occupé par Israël, et la limite de la province druze de Soueïda est fermée à tous les réfugiés[5], alors que les rebelles syriens contrôlent pourtant la quasi-totalité des territoires frontaliers qui jouxtent la Jordanie. La province de Soueïda, en restant pro-régime, a permis aux troupes syriennes loyalistes de se maintenir sur cette portion de la frontière syro-jordanienne et de conserver des bases militaires importantes dans la province rebelle voisine de Deraa, ainsi que la gestion du poste frontière de Nassib/Jaber.
L’Irak, de son côté, préoccupé par l’arrivée de réfugiés syriens, a fermé au mois d’août 2013 sa frontière avec la Syrie. Le Kurdistan d’Irak, quant à lui, a autorisé l’entrée des réfugiés pour de très courtes périodes. Toutefois, depuis septembre 2013, la frontière est hermétiquement fermée.
La Turquie en revanche, tout en facilitant le passage des combattants rebelles et des djihadistes vers la Syrie, limite et contrôle dans un même temps le flux des réfugiés syriens qui tentent d’entrer sur son territoire[6]. Mais le mode de contrôle de la frontière turque n’est pas pour autant le même qu’en Jordanie. D’abord, cette dyade est beaucoup plus longue que celle qui s’étire entre Syrie et Jordanie, ce qui la rend plus difficile à surveiller. Ensuite, le contrôle territorial n’est pas aussi homogène côté syrien : les forces du régime de Bashar el-Assad sont toujours présentes en certains points (Qassab à l’extrême ouest, Qamishli à l’extrême est) mais les groupes rebelles – Front islamique, ASL, EIIL[7], Jahbat en-Nosra – s’entredéchirent pour la domination territoriale dans le nord de la province d’Alep et de Raqqa, ainsi que pour le contrôle de différents points de passage vitaux pour leur approvisionnement (à Bab el Hawa, à Azaz, à Tell Abyad). Les Kurdes quant à eux, dont une partie a rejoint les forces YPG[8], tiennent fermement les secteurs de peuplement kurde. Enfin, les autorités turques s’impliquent plus ouvertement que leurs homologues jordaniennes dans le conflit syrien en soutenant certains groupes au détriment de ceux qu’elles considèrent comme dangereux pour leurs intérêts. Il en résulte actuellement une frontière turco-syrienne extrêmement volatile selon l’acteur qui contrôle le côté syrien. Les postes de douane restent ouverts et les frontières perméables aux activistes et aux combattants rebelles et djihadistes afin d’affaiblir le régime syrien (région du Hatay, de Kilis, de Akçacale). Elles se ferment plus volontiers en pleine zone kurde, comme entre Nusaybin(Turquie) et Qamishli (Syrie) où Ankara érige aujourd’hui un mur de séparation pour interdire la contrebande et les infiltrations de clandestins. Car ici, ce sont les forces kurdes proches du PKK qui dominent l’autre côté de sa frontière.
Incapacité de contrôle, laisser-faire et circulations clandestines (frontières de l’Irak avec la Syrie, la Turquie et l’Iran ; frontière de la Syrie avec la Turquie et la Jordanie)
La plupart des frontières tracées dans des zones difficiles d’accès – déserts, montagnes – sont des lieux de contrebande et de passage clandestin majeurs. Cette inaccessibilité physique rend malaisée toute forme de contrôle. De plus, certains secteurs frontaliers – Iran/Irak, Irak/Syrie, Irak/Turquie notamment – sont des zones de guerre, de guérillas ou des territoires tribaux que les populations franchissent sans difficulté depuis des décennies. Certains de ces segments n’ont ainsi jamais été parfaitement contrôlés par les pouvoirs centraux des États qui devaient passer par le truchement des clans ou des tribus pour exercer leur influence. La présence de passeurs au sein des tribus locales qui connaissent les chemins secondaires et peuvent négocier avec les gardes-frontières a largement contribué à fluidifier la circulation transfrontalière dans des zones généralement dépourvues de systèmes de contrôle ou de surveillance moderne (parfois la frontière est matérialisée, au mieux, par une simple levée de terre[9]).
Venus d’Iran en direction du Kurdistan d’Irak, les réfugiés politiques, étudiants et combattants de partis politiques kurdes opposants de la République islamiste d’Iran (Komala[10], PDKI[11], PJAK[12]) fuient tous un État qu’ils considèrent comme « oppresseur » pour se rendre illégalement, à l’aide de passeurs, dans la région autonome kurde. Le passage coûte parfois cher, car le prix varie en fonction du lieu de passage et donc de la difficulté de la route empruntée : généralement plusieurs centaines de dollars par personne, le risque étant grand de se faire emprisonner ou même abattre par les gardes-frontières. Il faut cependant noter qu’en général, plus le passage est physiquement difficile, plus les chances de succès sont assurées[13]. Par ailleurs, de l’Irak vers l’Iran, la contrebande de marchandises est très importante et fait vivre des centaines de villages (Roussel, 2013).
Les circulations de réfugiés entre la Syrie et ses voisins relèvent également des flux clandestins : rares ont été les réfugiés syriens à passer par un poste officiel, sinon au début du conflit. La plupart des réfugiés franchissent la frontière par des passages illégaux afin d’échapper aux gardes-frontières qui risqueraient de les refouler ou de les racketter. Trois ans après le début de la guerre, des segments entiers de la frontière échappent au contrôle du régime de Damas : les réfugiés s’y engouffrent pour rejoindre la Turquie, le Liban, la Jordanie ou l’Irak. Certains de ces passages se pérennisent et deviennent parfois de véritables « postes » frontaliers illégaux[14] ; d’autres sont utilisés un temps, puis abandonnés. Le meilleur exemple de passage frontalier clandestin, pourtant très bien contrôlé par les forces de sécurité kurdes, est le pont de Simalka. Il s’agit du seul point de passage pour traverser le Tigre entre le Kurdistan d’Irak et la Syrie (illustration n° 1). Ce pont ne constitue pas une frontière officielle entre Syrie et Irak mais une entrée officieuse bien organisée, comme il en existe d’ailleurs plusieurs entre le Kurdistan d’Irak, la Turquie et l’Iran. Le pont de Simalka a été construit à la fin de l’année 2012 pour permettre le passage entre les Kurdistan-s d’Irak et de Syrie ; il est rapidement devenu un enjeu politique entre les partis kurdes, comme nous le verrons. Des dizaines de milliers de réfugiés kurdes de Syrie l’ont emprunté, durant l’été 2013, pour fuir leur région. Les rivalités[15] entre le PYD[16] et le PDK[17] ont abouti au bouclage du pont et des quelques dizaines de kilomètres de frontière qui séparent la région autonome kurde et la Syrie. Depuis, les passages illégaux s’effectuent au sud du Tigre (dans le sous-district de Zummar), à travers les zones disputées entre Erbil et Bagdad.
Crossing of the Iraqi-Syrian border next to the Simalka bridge
Entre régions kurdes de Turquie et Kurdistan d’Irak, mais aussi entre Kurdistan-s d’Irak et de Syrie, les clans kurdes participent à la circulation clandestine. Par exemple, dans la partie méridionale du panhandle syrien[18], les membres de la tribu kurde des Kotcher occupent plus d’une trentaine de villages côté syrien et habitent, côté irakien, dans une dizaine de villages. Cette situation remonte au partage de l’Empire ottoman entre les puissances coloniales de l’époque (France et Grande-Bretagne), lorsque la frontière politique est venue couper cette zone tribale kurde et placer ses membres, du jour au lendemain, dans deux États distincts. La frontière internationale n’y est pas matérialisée et certains villages syriens ne sont espacés que de quelques centaines de mètres de leurs voisins irakiens (illustration n° 2). La contiguïté des villages et surtout la proximité sociale font de cette zone un lieu de passage clandestin alternatif lorsque le pont est fermé : les réseaux d’entraide sont ainsi mobilisés pour faire passer les réfugiés qui souhaitent se rendre au Kurdistan d’Irak. Des systèmes de passage clandestin équivalents existent entre le Kurdistan d’Irak et la Turquie, dans les zones sous contrôle du PKK (régions de Qani-Massi, de Mergasor). De même, au sud de la frontière de Rabia entre Syrie et Irak, les tribus arabes Shammar et Taï – qui vivent à cheval sur la frontière – circulent sans contrainte entre les pays, favorisant les circulations et les trafics de marchandises de toute sorte.
A village in Syrian Kurdistan seen from Iraqi Kurdistan (North Rabia)
A village in Syrian Kurdistan seen from Iraqi Kurdistan (North Rabia)
Utilisant à leur avantage la perméabilité des frontières internationales dans cette région, mais surtout leur connaissance des réseaux de passeurs, certains réfugiés kurdes syriens ont pu franchir clandestinement plusieurs frontières étatiques avant de trouver refuge en Irak : cette nouvelle pratique est liée à la territorialisation des groupes rebelles en Syrie qui limitent les circulations à l’intérieur du pays depuis 2013. Ne pouvant plus circuler à l’intérieur de la Syrie, de nombreux Kurdes syriens de la région d’Afrin (à l’ouest d’Alep) doivent dorénavant adopter de nouvelles stratégies. Encerclés par les combattants de Jabhat al-Nosra et de l’EIIL (État islamique en Irak et au Levant), des groupes de réfugiés de cette région se sont rendus dans le Kurdistan d’Irak en sortant clandestinement par la Turquie avant d’entrer à nouveau clandestinement en Syrie (secteur sous contrôle kurde) pour en sortir, toujours de la même manière, en direction du Kurdistan d’Irak. L’explosion des pratiques transfrontalières illégales, facilitées par la réactivation de réseaux de passeurs, et ce en de nombreux lieux des zones frontalières, a produit une multitude de routes et de points de passage possibles entre les pays de la région. Ces pratiques clandestines participent au renforcement de circulations transfrontalières qui s’effectuent par capillarité[19] (Cuisinier-Raynal, 2001), révélant l’extrême perméabilité des frontières en période de crise.
De nouveaux territoires transfrontaliers ? (Kurdistan syrien, Sud syrien, steppe syro-irakienne)
Les évolutions du conflit syrien ont donné naissance à de nouveaux acteurs qui s’affirment sur les marges frontalières du pays. Comme dans l’Irak voisin deux décennies plus tôt, les Kurdes de Syrie se sont rendus maîtres d’une partie de leur zone de peuplement à partir de l’été 2012. Le PYD et les YPG, l’aile militaire du mouvement, détiennent le contrôle administratif et militaire du territoire kurde, c’est-à-dire une bonne partie du territoire syrien à la frontière de la Turquie (voir carte). La fermeture de cette dernière par la Turquie et de la frontière irakienne – sur le secteur du Kurdistan d’Irak – par Erbil, comme expliqué plus haut, a poussé les YPG à attaquer le poste frontalier de Tell Kutcher (Syrie)[20] début novembre 2013. Jusqu’alors tenu par les combattants islamistes de l’EIIL, ce point de passage international est devenu, depuis sa conquête par les Kurdes de Syrie, leur unique porte de sortie vers l’Irak, leur permettant d’éviter le blocus mis en place par la Turquie et Erbil suite à sa brouille avec le PYD. Le blocage quasi total de la région kurde de Djezireh depuis septembre 2013 et l’arrêt de tout approvisionnement ont donc incité les Kurdes syriens à se rendre maîtres d’un poste frontalier et de territoires toujours plus méridionaux afin de rétablir un lien vital avec le reste de l’Irak, le poste de Rabia étant contrôlé par Bagdad. En cas de rapprochement kurdo-kurde (PYD-PDK), la frontière entre les deux Kurdistan-s pourrait se rouvrir et la circulation commerciale et humaine se réactiver. Un nouveau poste-frontière officieux dans un premier temps, officiel dans un second, pourrait alors voir le jour avec la pérennisation des échanges via le nouveau pont de Simalka.
Plus au sud, sur la frontière syro-irakienne, l’armée syrienne s’est également retirée de la province de Deir ez-Zor, frontalière de l’Irak. Une partie des tribus sunnites ont glissé dans l’opposition au régime de Damas. Mais depuis 2012, ces marges servent, de façon croissante, de zones de passage pour les combattants djihadistes irakiens qui viennent renforcer la rébellion syrienne à grande majorité sunnite. Les islamistes radicaux, comme ceux de l’EIIL, nombreux dans la province d’Anbar (région irakienne frontalière de la Syrie), disposent de nombreux points de passage aisés entre les deux pays[21], la frontière n’étant plus gardée. D’ailleurs même avant 2011 et le début de la crise syrienne, ce secteur ne disposait d’aucun système de surveillance perfectionné : la frontière se franchissait clandestinement sans trop de difficultés. C’est précisément sur ces territoires qui courent de la frontière syro-turque jusqu’à la frontière syro-irakienne que les djihadistes cherchent à mettre en place un « émirat islamique »[22]. D’espace de marge dans un État autoritaire mais où les frontières ont toujours été intériorisées par les populations locales[23], ces zones frontalières sont ainsi devenues centrales, car très perméables, pour la rébellion islamiste syrienne. Face à cette nouvelle dynamique, la frontière n’est plus amenée à jouer son rôle de filtre (qu’elle n’a en réalité jamais joué) ; elle tend à s’effacer devant la libre circulation des combattants dont une partie – les plus extrémistes – dit œuvrer pour un projet politique qui nie l’existence même de ces limites créées par les puissances coloniales de l’après-Première Guerre mondiale.
Enfin, les affrontements liés à la guerre que se livrent milices rebelles et troupes loyalistes dans le Hauran[24], et qui ont débouché sur le retrait partiel des troupes syriennes de la frontière méridionale, ont réactivé les liens claniques et familiaux entre Syriens et Jordaniens. Si le commerce transfrontalier entre les deux pays s’est effondré, condamnant les villes jordaniennes du Nord du royaume au marasme économique, dès 2011, certains réfugiés syriens ont pu s’appuyer sur des réseaux familiaux parfois anciens pour venir s’installer dans les villes jordaniennes. La concentration de Syriens originaires de Homs dans la ville jordanienne de Mafrak s’explique par les relations claniques qui unissent certaines familles comme les Khawaldey. De nombreux clans et tribus sont ainsi installés entre la province syrienne de Deraa et les provinces jordaniennes d’Irbid et de Mafrak (les Zobi, les Khatib, les Khabaï). La distribution des réfugiés syriens sur le territoire jordanien répond en partie à cette logique, au moins dans les premiers temps du conflit. De plus, le retour de dizaines de milliers de réfugiés syriens dans le Sud de la Syrie, à partir du mois de mai 2013, crée une interdépendance entre le Nord de la Jordanie, où une partie des familles est restée et le Sud de la Syrie libérée des troupes du régime, et ce malgré l’impossibilité d’effectuer librement des déplacements entre les deux pays. La Jordanie a étendu la portée des réseaux cellulaires, ce qui permet aux proches de rester en contact de part et d’autre de la frontière restée fermée aux civils. Ainsi le Hauran s’est-il détaché de Damas qui était pourtant, jusqu’au soulèvement de mars 2011, sa zone d’attraction traditionnelle. Pour l’instant, seule l’activité militaire permet de créer un lien physique entre les deux pays, car seuls les activistes proches du commandement du front sud – direction régionale de l’ASL en charge de la gestion des opérations militaires dans le Sud de la Syrie – peuvent effectuer des allers-retours entre Jordanie et Syrie. A terme, l’intégration socio-économique d’une partie du Hauran syrien à la Jordanie pourrait constituer une évolution importante du conflit syrien, à moins que l’armée syrienne ne reprenne l’initiative dans ce secteur-clé pour le régime de Damas.
Conclusion
Comme le montrent les situations décrites dans cet article, les politiques de fermeture (partielle ou momentanée) des frontières causées par des tensions politiques entre États voisins, n’impliquent pas nécessairement un blocage total des flux de part et d’autre de leur frontière. Bien au contraire, les rivalités favorisent la circulation des combattants ou de réfugiés à travers des frontières qui, de facto, deviennent des « lignes chaudes », des zones de tension. Cette fluidité, facilitée par l’affaiblissement d’un État auparavant fort (en Irak ou en Syrie), crée des formes d’espaces relationnels, des stratégies et des pratiques spatiales nouvelles et complexes : passages clandestins, contournement de la frontière par un autre pays par exemple, va-et-vient de réfugiés, d’activistes ou de combattants à travers des zones de plus en plus difficiles à surveiller. La reconfiguration de ces espaces transfrontaliers donne naissance à des constructions socio-spatiales originales : des espaces de circulation retrouvés/réactivés ; des espaces d’économie transfrontalière légale ou illégale en formation ; des espaces de l’attente ou du refuge comme ceux où passent ou s’établissent les réfugiés syriens ou iraniens. Ainsi les espaces disjoints et volontairement séparés, comme ceux définis par la frontière entre la Syrie et Israël, tendent-ils aujourd’hui à devenir l’exception dans une région dont on peut supposer que l’avenir se construira, pour une bonne part, autour de cette mutation des espaces transfrontaliers dont les conflits syrien et irakien sont devenus la matrice.
[1] Julien Thorez (2011) note que « la multiplication des acteurs modifie les dynamiques sociales et les mécanismes de production d’espace » dans le cas des nouvelles frontières post-soviétiques en Asie centrale.
[2] Pour des raisons présentées comme humanitaires, les frontières des pays voisins de la Syrie sont restées ouvertes en 2011 et en 2012 (sauf localement, dans des cas particuliers, et ce, sur des périodes courtes).
[3] La pression s’exerce sur le marché du travail, sur le marché immobilier (locatif) et plus généralement sur les infrastructures de santé et d’éducation.
[4] La Jordanie estime que si l’occasion leur en était donnée, les Palestiniens s’établiraient durablement sur son territoire et ne retourneraient plus en Syrie, contrairement aux Syriens réfugiés.
[5] Les nombreux points de passage clandestins entre la province de Deraa et la Jordanie ont tous été fermés par les Jordaniens. Seul un point de passage pour les réfugiés avec la Jordanie subsiste à l’est du Djebel Druze, dans le désert à proximité de la frontière irakienne. C’est par là que continuent à passer les réfugiés syriens qui se rendent en Jordanie. Ils affluent certes en plus petit nombre que durant l’hiver 2012-2013, étant donné les difficultés pour s’y rendre et le coût du voyage.
[6] « La Turquie a commencé à limiter les entrées de réfugiés sur son territoire, n’acceptant plus que les Syriens blessés ou dotés de passeport » (L’Express, article du 25 mai 2013).
[7] État islamique d’Irak et du Levant
[8] Yekineyen Parastina Gel – Unité de défense du peuple.
[9] Dans cet article, le terme « frontière » désigne une délimitation entre États. Lorsque nous utiliserons le terme de frontière pour désigner un dispositif de contrôle ou un type d’aménagement clairement matérialisé, nous le préciserons dans le texte.
[10] Parti révolutionnaire créé en 1969 à Téhéran proche de l’idéologie maoïste à sa création. Son programme marxiste lui permit d’être à l’origine de la création du Parti Communiste d’Iran en 1983.
[11] Le Parti Démocratique du Kurdistan Iranien est un parti laïc et socio-démocrate mais surtout d’opposition à la République islamique. Créé en 1945 à Mahabad avant le PDK d’Irak, il est membre de l’Internationale Socialiste. La popularité d’Abdoul Rahman Ghassemlou (assassiné en juillet 1989 à Vienne) contribua à sa renommée sur la scène médiatique internationale.
[12] Le Partiya Jiyana Azad a Kurdistanê – Parti pour une vie libre au Kurdistan est le parti frère du PKK au Kurdistan Est (d’Iran).
[13] Les activistes recherchés par les autorités iraniennes ne peuvent risquer de passer trop près des postes de surveillance. Ainsi, des passeurs les conduisent à travers les montagnes par des sentiers souvent longs mais sécurisés.
[14] Il existe par exemple entre la Syrie et la Jordanie, trois importants points de passage illégaux par où la plupart des réfugiés a transité jusqu’au printemps 2013. Côté syrien, la zone était sous l’autorité de l’ASL et les militaires jordaniens assuraient le contrôle de l’autre côté de la rivière Yarmouk en Jordanie. La situation est relativement similaire entre le Kurdistan de Syrie et celui d’Irak. Ces points de passage, au départ clandestins, deviennent avec le temps de véritables hubs, progressivement aménagés pour faciliter le transit et l’enregistrement des personnes.
[15] Le Kurdistan syrien est le théâtre, depuis l’été 2012, des rivalités entre le PKK et le PDK. Le PKK soutient le PYD, alors que le PDK cherche à imposer ses protégés, les partis kurdes regroupés sous le parapluie du CNKS (Conseil national kurde de Syrie). Les tentatives d’accords entre les deux camps (accords d’Erbil, été 2012) n’y changent rien : le PYD, via les YPG, contrôle le terrain ; les membres du CNKS sont marginalisés et vivent en exil au Kurdistan d’Irak. Le pont qui relie le Kurdistan du Sud et celui de l’Ouest est devenu un moyen de pression politique utilisé par Erbil pour tenter de faire plier le PYD et le pousser à négocier un partage du pouvoir, sur le territoire qu’il contrôle, avec les autres partis kurdes.
[16] Partiya Yekîtiya Demokrat – Parti de l’union démocratique. Parti frère du PKK au Kurdistan Ouest (de Syrie).
[17] Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani.
[18] Terme anglais, parfois traduit par « queue de poêle » ou « bec de canard », désignant, en l’espèce la pointe de territoire qui, au nord-est de la Syrie, permet à Damas d’avoir un accès au Tigre. Ce découpage, issu des accords Sykes-Picot, fut entériné par les traités de Sèvres (1920) et de Lausanne (1923).
[19] C’est-à-dire qu’il existe un grand nombre de points de passage possibles sur le même segment frontalier.
[20] Côté syrien le poste de douane se nomme Tell Kutcher ; côté irakien, il porte le nom de Rabia.
[21] Lors d’un entretien en Irak au printemps 2012, un habitant de la ville Baaj avait informé l’auteur que sa ville servait déjà de tête de pont aux combattants islamistes venus du triangle sunnite irakien (Ramadi, Faloudja, Baghdad).
[22] Voir par exemple : http://www.lefigaro.fr/international/2013/07/23/01003-20130723ARTFIG00456-en-syrie-les-djihadistes-rejettent-la-democratie.php?cmtpage=0. « Avec ses alliés irakiens, le groupe djihadiste aurait en effet un projet de “califat” à cheval sur l’Irak et la Syrie ». http://www.france24.com/fr/20130820-kurdistan-irakien-afflux-refugies-syriens-djihadistes-front-al-nosra
[23] Cette apparente contradiction entre mouvement/mobilité à travers les frontières et désir d’ancrage territorial/identitaire s’impose, selon Jean-Pierre Renard (2012), comme une réalité actuelle des (aux) frontières.
[24] Province de Deraa, d’où est parti le mouvement de contestation du régime syrien.
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