2017-01-05



Vincent Lemire, Jérusalem 1900. La ville sainte à lâge des possibles. Paris: Points-Seuil, 2016.

Jadaliyya (J) : Qu’est-ce qui vous a fait écrire ce livre?

Vincent Lemire (V.L.): La réédition de Jérusalem 1900 en format poche (Points-Seuil, septembre 2016) récompense le succès de la première édition (Armand Colin, 2012), mais en fait c’est une plus longue histoire car le projet du livre est né au départ d’un cours magistral enseigné à mes étudiants de Licence à l’Université Paris-Est / Marne-la-Vallée en… 2008-2010 ! Ce cours s’intitulait « Pour une histoire urbaine et contemporaine de Jérusalem ». Je voulais proposer à mes étudiants un enseignement sur l’histoire du Moyen-Orient mais sans les noyer sous la « grande » histoire géopolitique, en essayant de faire atterrir leur regard au niveau de la vie quotidienne, de l’histoire sociale et des pratiques de pouvoirs les plus banales. D’où cette idée d’un « cours-tableau » sur Jérusalem autour des années 1900, années qui n’ont pas été choisies au hasard bien sûr. D’abord parce que cette période a été jusqu’ici peu étudiée, beaucoup moins en tous cas que la période biblique, les croisades et le conflit israélo-palestinien. En fait l’histoire du Moyen-Orient en général, et de Jérusalem en particulier, s’est pendant longtemps confondue avec l’histoire de ses batailles et de ses conquêtes, c’est-à-dire, schématiquement, avec l’histoire de ses « ruptures ». Les périodes plus paisibles, au cours desquelles les mutations sont moins spectaculaires (mais non moins signifiantes) ont été largement sous-étudiées.

La deuxième raison qui m’a poussé à centrer l’analyse sur ces « années 1900 » est liée à la découverte des archives de la municipalité ottomane, sur lesquelles je travaille avec deux collègues (Yasemin Avci et Falestin Naïli) depuis maintenant une quinzaine d’années. En traduisant et en indexant ces archives administratives jusqu’ici ignorées, on a pu lever le voile sur les pratiques de gestion urbaine pour la période 1892-1915, et ainsi mettre en lumière l’action de cette institution municipale mixte, qui réunissait l’ensemble des communautés de la ville sainte. Vous comprenez combien cette découverte modifie le regard qu’on porte généralement sur l’histoire de Jérusalem, toujours présentée comme un champ de bataille parsemé de lieux saints conflictuels.

C’est en fait le succès de ce cours magistral auprès des étudiants qui m’a encouragé à le transformer en livre, avec un gros travail d’écriture et de réécriture, engagé grâce aux encouragements de mon éditrice chez Armand Colin, Caroline Leclerc. On parle souvent des contraintes imposées par le statut d’ « enseignant-chercheur » mais on parle rarement du cercle vertueux qui peut se dessiner entre enseignement et recherche. Concernant Jérusalem 1900, je peux dire sans aucune hésitation que c’est la somme de plusieurs expériences pédagogiques qui m’a permis de produire un livre que j’ai voulu le plus accessible possible, sur des sujets pourtant complexes : le fait d’avoir enseigné ce contenu pendant deux ans, d’avoir répondu aux questions des étudiants, d’avoir cherché à illustrer le propos par les exemples les plus parlants, d’avoir corrigé des dizaines de copies et d’avoir entendu les exposés d’élèves sur les documents que je leur soumettais… petit à petit, ce qui n’était au départ qu’une intuition est devenue une démonstration de plus en plus solide, et surtout de plus en plus efficace et accessible pour le large public que je cherchais à toucher.

J. Quels sujets et enjeux, ce livre aborde-t-il et avec quels travaux entre-t-il en discussion ?

V. L.: Je dirais que ce livre entre en discussion avec deux champs historiographiques principaux. Le premier n’est pas forcément le plus visible ou le plus évident au premier abord, mais en réalité il a été une source d’inspiration décisive pour moi : il s’agit de la réactivation récente des essais d’histoire potentielle ou d’histoire « contrefactuelle », c’est-à-dire des réflexions menées autour des « possibles » en histoire (d’où le sous-titre du livre, « la ville sainte à l’âge des possibles »). Un excellent ouvrage a récemment fait la synthèse de toutes les possibilités heuristiques ouvertes par cette « histoire potentielle »,
Pour une histoire des possibles
, de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravelou. Le sous-titre de cet ouvrage (« Analyses contrefactuelles et futurs non-advenus ») donne l’idée générale : l’historien, s’il veut véritablement comprendre une époque donnée, ne doit pas seulement se pencher sur les suites effectives de telle ou telle époque, mais doit également prendre le temps de s’arrêter sur les perspectives que certains acteurs avaient en tête mais qui ont échouées, ou qui ont déviées, pour de multiples raisons.

De ce point de vue on peut dire que Jérusalem 1900 c’est un peu un futur non-advenu, une « promesse non tenue du passé », « une flèche du futur dont la trajectoire a été interrompue », pour reprendre les formules de Paul Ricœur que j’ai placé en exergue de ce livre. Cette histoire a eu lieu, des archives en attestent, mais d’autres causalités extrêmement puissantes (notamment la Première guerre mondiale puis l’instauration du Mandat britannique) l’ont fait dévier de son cours. Pour autant, cela ne doit pas empêcher l’historien « d’arrêter le cours du temps » pour se pencher sur ce moment singulier.

Le second champ historiographique avec lequel ce livre entre en discussion, bien sûr, c’est l’histoire du Moyen-Orient à la fin de la période ottomane. Que raconte ce livre au fond ? Il brosse le tableau d’une ville en voie de modernisation, dont les différentes communautés coexistent de façon relativement harmonieuse et dont les structures administratives s’adaptent de façon dynamique aux nouveaux enjeux de l’époque. Pour réussir à raconter cette histoire-là, il faut au préalable lever – ou même forcer – trois verrous historiographiques. Le premier relève d’une certaine tradition orientaliste qui, si elle a permis de grandes avancées en termes de connaissance des sources et des traditions textuelles, a longtemps enfermé les sociétés du Moyen-Orient à l’époque ottomane dans un point de vue surplombant, européocentriste et pour tout dire méprisant, en réduisant en particulier leurs modes d’expression politique à des syntagmes figés et essentiellement structurés par les références religieuses. Quand le géographe Xavier de Planhol, par exemple, décrit les villes du Moyen-Orient comme un « enchevêtrement de blocs mal aérés par un labyrinthe de rues tortueuses et d’impasses obscures » dans lesquelles l’identité politique citadine cède forcément le pas sur les identités religieuses et les lignages familiaux[1], cette vision essentialiste verrouille la réflexion et empêche par exemple de percevoir le dynamisme des institutions municipales mises en place par les notabilités citadines ottomanes à partir des années 1870 à Beyrouth, Damas, Jérusalem ou Naplouse.

Le second verrou est constitué par les biais nationalistes qui ont longtemps obscurci l’histoire de la région à la fin de l’époque ottomane. D’abord une certaine historiographie sioniste traditionnelle, qui a longtemps considéré qu’il fallait décrire la Palestine à la fin de l’époque ottomane comme une période « immobile », en cultivant ainsi l’image d’une « terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Mais il faut dire immédiatement que, paradoxalement, ce second verrou a longtemps été renforcé par celui des historiographies nationalistes arabes, qui ont largement participé à forger la légende noire de la période ottomane, puisque l’émergence des nationalités arabes dans la région s’est d’abord constituée contre le pouvoir impérial en place, en l’occurrence l’Empire ottoman. Ce double biais historiographique n’a été levé que récemment, lorsque l’historiographie turque a entamé une réévaluation de la période ottomane, à partir notamment d’une vaste entreprise de valorisation de ses archives ottomanes. Ce livre n’est donc pas né de nulle part, il a clairement bénéficié de plusieurs mouvements historiographiques qui ont fait bouger les lignes et qui m’ont permis de poser un nouveau regard sur l’histoire politique et sociale de Jérusalem dans ces années 1900.

J. Comment ce livre se raccorde-t-il, ou au contraire se distingue-t-il de vos recherches antérieures?

V.L.: En fait je me rends compte aujourd’hui que ce livre est la suite logique de mon travail de thèse, que j’ai mené entre 1999 et 2006 et qui était centré sur la question hydraulique à Jérusalem dans les années 1840-1940 (La soif de Jérusalem. Essai d’hydrohistoire 1840-1940). Finalement, face à l’énormité des sources disponibles, j’avais choisi d’opérer une sorte de « carottage thématique » dans l’histoire de Jérusalem, en me focalisant sur la question hydraulique et en essayant de comprendre ce que cela révélait de l’histoire globale de la ville pendant cette période. C’est pour cela que j’avais considéré qu’il s’agissait d’une « hydrohistoire de Jérusalem » : ce qui était intéressant ce n’était pas l’histoire hydraulique en elle-même, l’histoire des réseaux d’adduction d’eau potable, leurs mémoires entremêlées, leurs tentatives de modernisation, mais bien plutôt tout ce que cette histoire révélait de l’histoire globale de Jérusalem, de son histoire sociale, politique, urbaine, citadine.

Après ce « carottage thématique » je me suis rendu compte que je devais trouver une nouvelle « ruse » pour continuer à progresser dans la connaissance de cette histoire urbaine de Jérusalem sans pour autant me noyer dans les archives disponibles. C’est sans doute cette intuition qui m’a conduit à tenter ce « carottage chronologique » : après avoir raconté l’histoire de la ville sur un siècle à travers un thème particulier, je me suis essayé à raconter l’histoire de la ville en abordant tous les thèmes sur une durée très courte, comme une sorte d’instantané photographique, un « arrêt sur image », en regardant de façon très précise ce qui se jouait dans la ville sainte à ce moment donné. C’est un exercice très agréable sur le plan de l’écriture, et j’espère de la lecture

J. Qui, espérez-vous, lira ce livre, et quel impact espérez-vous qu’il aura?

V.L.: Comme je vous l’ai dit, le point de départ de ce livre c’est un cours magistral enseigné à mes étudiants en Licence, donc le public visé est vraiment un large public, pas un public de spécialistes ou d’érudits, même si bien sûr il s’appuie sur des sources de première main (qui sont présentes en notes) et entre en discussion avec les collègues qui travaillent sur des terrains proches. Le succès du livre montre que le pari était le bon : il y a de l’espace pour une écriture grand public mais en même temps rigoureuse, sur ce type de sujets sensibles. Le livre a été récompensé par le Prix Augustin Thierry des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois en 2013, ce qui lui a offert une audience élargie. Puis il a été traduit en anglais (sortie en mars 2016 à University of Chicago Press), en arabe (chez Dar al-Farabi, Beyrouth, octobre 2015) et en hébreu (sortie prévue aux éditions Magnes Press en avril 2016). Evidemment, il très important que ce livre d’histoire de Jérusalem puisse être lu en arabe et en hébreu, à Beyrouth et à Tel-Aviv, sans aucune modification dans le texte, car c’est un gage d’ouverture et d’objectivité. Ces traductions récompensent aussi tout le travail d’accompagnement du livre et le soutien qu’il a reçu chez des lecteurs très divers : quand j’étais en poste à Jérusalem en 2012-2014, je faisais des conférences sur le livre à Gaza et à Tel-Aviv, et là encore je veillais à ne pas modifier mon texte, car je pense que le rôle de l’historien est de s’adresser à un public le plus large et le plus divers possible.

J. Quels autres projets préparez-vous actuellement?

V.L.: Le succès du livre Jérusalem 1900 m’a permis d’envisager des projets plus ambitieux, ou en tous cas plus large et en mobilisant des équipes de collègues autour de moi, car encore une fois, il n’est pas possible de maîtriser à soi seul l’ensemble des archives de Jérusalem. Il faut toujours ruser, établir une stratégie adaptée. Le projet qui a suivi immédiatement Jérusalem 1900 a été la rédaction, avec trois collègues, d’une histoire de Jérusalem des origines à nos jours, qui s’adresse elle aussi à un large public (Vincent Lemire (dir), Katell Berthelot, Julien Loiseau, Yann Potin, Jérusalem. Histoire d’une ville-monde). Cette histoire au long cours, centrée sur la fabrique des lieux et des espaces urbains, m’a appris énormément de choses, et surtout m’a permis de mettre en relation des épisodes, des temporalités, des évènements anciens et plus récents, ce qui est le meilleur moyen de comprendre vraiment l’histoire d’une ville telle que Jérusalem, pour laquelle les époques les plus anciennes court-circuitent parfois les plus actuelles. Après le « carottage thématique » et le « carottage chronologique » je me suis donc risqué à ce que j’avais toujours cherché à éviter, la « synthèse trans-périodes », mais cette fois-ci je ne me suis pas aventuré tout seul !

Et puis l’autre projet qui m’occupe beaucoup en ce moment c’est le projet Open-Jérusalem. Ce projet a été lancé en 2014, pour 5 ans, il est financé par l’Union européenne (ERC - European Research Council), piloté depuis l’Université Paris-Est / Marne-la-Vallée et supporté techniquement par Huma-Num, l’infrastructure du CNRS dédiée aux humanités numériques, en partenariat avec les Archives nationales et l’agence Limonade & Co (agence dédiée à la valorisation web des archives historiques). L’idée de départ est simple : Jérusalem a longtemps souffert d’une historiographie “de niches”, très cloisonnée : chaque historien travaillait dans sa langue (hébreu, arabe, arménien, ottoman, russe, grec…), dans sa spécialité, et donc le plus souvent dans sa communauté, ce qui est très réducteur et produisait de nombreux biais. On manquait de synthèses et de ponts entre ces historiographies et entre ces archives. Avec Open-Jerusalem, on réunit plusieurs dizaines de chercheurs qui ont des compétences fortes et qui travaillent ensemble.

L'autre idée consiste à rendre possible une histoire « hors les murs », car les archives de Jérusalem sont excessivement dispersées et dissimulées, pour des raisons qui sont faciles à comprendre. On retrouve des documents inédits à Addis-Abeba, Amman, Berlin, Erevan, Saint-Pétersbourg, Istanbul, Athènes… partout ! Pour rendre tout cela accessible on construit une base de données complexe, en posant des couches d’indexation en plusieurs langues, la langue commune du futur moteur de recherche étant l'anglais, pour toucher le maximum de chercheurs dans le monde. L’idée n’est pas forcément de tout numériser (car cela pose d’énormes problèmes techniques, financiers et surtout juridiques) mais de décrire ces massifs documentaires le plus finement possible pour permettre aux historiens de Jérusalem de diversifier leurs bases documentaires. Open-Jérusalem se concentre donc en priorité sur un approfondissement scientifique des données archivistiques, car c’est cela qui sera le levier décisif pour transformer et renouveler véritablement l’histoire de Jérusalem.

Extraits du chapitre 1

Le dessous des cartes : une ville ou quatre quartiers ?

« Si la vieille ville de Jérusalem est aujourd’hui divisée selon les quatre quartiers communautaires inventés au xixe siècle, et pas selon les toponymes locaux utilisés depuis des siècles, c’est parce que les fondations de la cartographie moderne de la ville sainte ont été posées par des observateurs venus de l’extérieur et non par les habitants de la ville elle-même »,

Adar Arnon, « The Quarters of Jerusalem in the Ottoman period », Middle Eastern Studies, vol. 28, n° 1, janvier 1992, pp. 1-65.

« Jérusalem, combien de divisions ? » C’est généralement l’effet provoqué par la lecture des ouvrages actuels consacrés à la ville sainte qui, avant même d’évoquer son site ou son histoire, commencent par la fractionner en quatre morceaux, présentant au lecteur néophyte quatre quartiers rectilignes, consciencieusement découpés, comme quatre quartiers de pomme bien disposés sur une assiette à dessert (quartier « juif », « chrétien », « musulman », « arménien »). Chacun de ces supposés quartiers est coloré d’une teinte vive. Le choix des couleurs peut varier, mais l’intention reste toujours la même : la ville est compartimentée et l’on prend bien garde à ne pas déborder de ces lignes de partage supposées immanentes (fig. a). L’objet d’étude, Jérusalem, à peine énoncé, est déjà démembré. La rhétorique est toujours la même, elle est astucieuse mais trompeuse : pour saisir la « complexité » de la ville trois fois sainte, nous dit-on, il faut d’abord en comprendre la « diversité ». En réalité, cette louable déclaration d’intention est suivie d’une démarche strictement inverse : la complexité des dynamiques de peuplement dans les différentes parties de la ville est mise de côté, au profit d’une classification simpliste, digne d’un puzzle premier âge à quatre couleurs.



Fig. a. Carte publiée en 1881. Elle montre que la représentation de la ville en quatre quartiers se met peu à peu en place, avec encore des écarts par rapport à la norme actuelle : le quartier dit ici « mahométan » (M, au nord-est) englobe l’esplanade des Mosquées, mais également le quartier situé devant le Mur des lamentations ; le quartier dit « juif » (J, au sud) est réduit à la portion congrue, privé dans sa partie orientale de l’accès au Mur des lamentations.

Une cartographie taillée à la hache

Que ce soit dans les guides de voyage ou dans les ouvrages érudits, Jérusalem est généralement présentée comme la juxtaposition de quatre compartiments bien identifiés : le « quartier musulman » au nord-est de la vieille ville ; le « quartier chrétien » au nord-ouest ; le « quartier arménien », au sud-ouest ; et le « quartier juif » au sud-est, auxquels on ajoute le Haram esh-Sherif, « esplanade des Mosquées », « mont Moriah » ou « mont du Temple » selon les affinités de l’auteur. La ville nouvelle, apparue à l’extérieur des murailles dans les années 1860 et qui regroupe déjà la moitié de la population totale en 1900, n’est généralement pas intégrée dans cette première prise de contact cartographique ; elle diffère trop, sans doute, de l’horizon d’attente supposé du lecteur.

Pour ce qui est de la ville intra-muros, l’ordre de description de ces « quartiers » varie d’un ouvrage à l’autre, et ces préséances d’écriture révèlent parfois plus ou moins subtilement les choix politiques ou les fidélités religieuses de l’auteur. Ainsi, pour démarrer leur tour d’horizon, certains choisissent de mettre en avant le « quartier musulman », le plus peuplé en nombre à la fin du xixe siècle. D’autres choisissent d’ordonner les quartiers en suivant les révélations successives des grands monothéismes (quartier juif puis quartier chrétien puis quartier musulman), le quartier arménien étant généralement relégué en fin de liste, quel que soit le mode d’énonciation retenu et en contradiction d’ailleurs avec la notion de « quartier chrétien » qui, à tout prendre, devrait logiquement l’intégrer. D’autres enfin, dans la littérature européenne chrétienne en particulier, mettent immédiatement en avant le « quartier chrétien », avant de consacrer plus rapidement quelques paragraphes aux autres segments de la ville, supposés moins intéressants pour leurs lecteurs.

Parfois, plutôt que de partir des lieux, on présente la ville à partir de ses « communautés », très grossièrement articulées en fonction des seuls critères religieux, élaborés à la hache (« les chrétiens », « les musulmans », « les juifs »). « Quartiers », « secteurs » ou « communautés », le vocabulaire est en tout cas celui d’une ville divisée et compartimentée en un certain nombre de « zones » aux frontières étanches. Cette façon de décrire la ville sainte, en ouverture de la plupart des ouvrages consacrés à l’histoire de la ville, induit immédiatement une certaine vision de la société urbaine qui verrouille a priori la réflexion qui pourrait suivre. Comme par réflexe, même chez les auteurs les plus décidés à intégrer certains acquis de l’historiographie récente, l’organisation des analyses finit toujours par reprendre cette division communautaire de la ville, sur des bases grossièrement ethno-religieuses.

La quadripartition de Jérusalem, loin d’être une donnée immanente attachée de toute éternité à la géographie de la ville, relève pourtant d’une invention cartographique tardive, plaquée de l’extérieur par les observateurs européens. La déconstruction de cette vision simpliste apparaît donc comme un préalable indispensable à la réflexion. Il est impossible, si l’on accepte ces catégories comme cadre de la réflexion, de rendre compte de la complexité des enjeux qui traversent l’histoire de la ville sainte. Pour travailler à une meilleure compréhension des lieux, il faut d’abord dégager le terrain, le « déminer » d’une certaine manière, en déterrant les bornes rudimentaires – mais tenaces – disposées depuis le xixe siècle par des pèlerins ou des explorateurs occidentaux ignorants des réalités locales. Ce travail de dégagement et de déconstruction est indispensable dans une ville de pèlerinage et de tourisme qui ne s’appartient pas totalement, ou qui plutôt appartient autant à ses habitants permanents qu’à ses visiteurs de passage : Jérusalem est autant une ville de chair et de pierre qu’une ville « d’encre et de papier », une ville « textuelle », traversée de textes et d’intertextes, comme toutes les villes sans doute, mais dans des proportions infiniment plus fortes, du fait de sa position de centralité au sein des imaginaires monothéistes.

[1] Xavier de Planhol, Les fondements géographiques de l’histoire de l’Islam (Flammarion : Paris, 1968).

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