2014-12-24



Jean-Claude David et Thierry Boissière, dir., Alep et ses territoires. Fabrique et politique d’une ville (1868-2011). Beyrouth-Damas: Presses de l’Ifpo, 2014.

Jadaliyya (J): Qu’est-ce qui vous a fait éditer ce livre?

Jean-Claude David (JCD) et Thierry Boissière (TB): Le projet de cet ouvrage date de 2008, lorsque Thierry Boissière a été nommé responsable de l’antenne de l’Ifpo à Alep. Nous souhaitions alors profiter de ce séjour pour construire une réflexion commune sur cette ville, à la fois carrefour commercial et capitale régionale, réflexion qui devait s’ouvrir non seulement à des chercheurs confirmés, mais aussi à de jeunes doctorants dont les problématiques pouvaient nous permettre d’élaborer un nouveau regard sur la ville, de nouvelles perspectives de recherches. Nous nous sommes également rendus compte que le dernier ouvrage collectif publié en français sur Alep datait de 1991 et proposait une approche chronologique de la ville, de l’Antiquité à la période contemporaine (Alep et la Syrie du Nord). Nous avons donc décidé de réactualiser cette démarche collective en limitant toutefois la période concernée de la fin de l’empire ottoman à nos jours et en problématisant davantage notre approche, la question principale de départ étant la place d’Alep dans le contexte de la construction nationale syrienne et de la mise en place d’un État ultra-centralisé. Lorsqu’en 2011 se déclenchent les contestations populaires, notre ouvrage est trop avancé pour que nous puissions intégrer ces évènements, d’autant qu’ils ont encore peu d’impacts sur Alep. Il faut en effet attendre l’été 2012 pour que la ville entre réellement dans la guerre et s’enfonce rapidement dans un long et douloureux processus de destruction des populations et des espaces urbains dont elle n’est pas encore sortie.

J: Quels sujets et enjeux, ce livre aborde-t-il et avec quels travaux entre-t-il en discussion ?

JCD et TB: Cet ouvrage n’est pas une monographie d’Alep. Il ne prétend pas non plus serrer de près des questions d’actualité des années 2010-2011 qui auraient pu conduire à pressentir la guerre actuelle. Cependant, il met en évidence parallèlement le fonctionnement ordinaire de la ville et un faisceau de dysfonctionnements ou simplement de problèmes, politiques, économiques, sociaux, qui en se complexifiant actuellement de façon inextricable s’avèrent encore plus difficiles ou impossibles à résoudre, sans doute parce qu’ils découlent du mode de formation d’un État-nation difficilement viable. Disons que le « patrimoine génétique » d’Alep, comme celui des autres villes de Syrie, ainsi que du pays tout entier et de la région du Moyen-Orient, héritages des constructions coloniales, est saturé de caractères invalidants et porteur de pathologies graves. Ce livre n’entre pas essentiellement en discussion avec des travaux scientifiques, universitaires, antérieurs sur Alep, qui sont plutôt historiques. Les travaux de géographes ou d’anthropologues sur les villes syriennes concernent aussi plutôt le passé plus ou moins récent et sont loin de s’ouvrir sur un éventail aussi large de questions. Ce livre tente de rassembler le maximum de données, souvent nouvelles, permettant de mieux comprendre les processus de construction du pays, à travers les avatars de l’entité alépine dans ses relations avec des territoires instables, avec le pouvoir et avec la capitale nationale, Damas, et enfin dans une très ancienne tradition nostalgique d’autonomie et de pouvoirs locaux ou régionaux héritage des vieilles cités-états. Ouvrage collectif rassemblant vingt-deux articles, un prologue, une introduction, et une tentative de conclusion, notre livre a demandé un travail considérable d’organisation de la matière rassemblée, pour en faire une argumentation cohérente. Le plan choisi conduit le lecteur depuis l’interrogation sur le territoire et les liens de la ville avec son espace souvent virtuel jusqu’à une vue sur le patrimoine et des questions sur l’identité, en passant par la présentation de la forme urbaine, de l’urbanisme, des questions liées à l’habitat informel et à la pression démographique, du rapport avec le pouvoir, puis des activités économiques qui fut l’un des facteurs essentiels de sa mise en dépendance par le pouvoir et finalement de son soulèvement.

J: Comment ce livre se raccorde-t-il, ou au contraire se distingue-t-il de vos recherches antérieures?

TB: Je travaille sur la Syrie depuis 1990. L’essentiel de mes travaux a porté sur la ville syrienne et sur les sociétés urbaines: sur les grandes villes de la moyenne vallée de l’Oronte, Homs et Hama, à partir d’une ethnologie des espaces agricoles périurbains ; sur Damas, à partir de deux terrains: les stratégies sociales de survie dans un contexte de paupérisation et le quartier de centre-ville de Chaalan en tant que nouvel espace du commerce mondialisé. Le fait urbain m’intéresse donc et j’ai toujours essayé de développer une anthropologie dans la ville afin de mieux comprendre comment la ville elle-même fonctionnait en tant que société et système. Travailler sur Alep, et plus précisément sur ses espaces du commerce, traditionnels comme nouveaux, a donc constitué une suite logique de ces premiers et plus anciens terrains.

JCD: Je travaille sur la Syrie depuis 1967. Je me suis toujours intéressé aux villes, et mon premier terrain en 1967-72 a été Alep avec ma participation à l’élaboration d’un nouveau plan directeur de la ville, puis à un projet d’aménagement de la ville ancienne incluant des mesures de protection sur des zones patrimoniales. Par la suite j’ai continué à travailler sur Alep, puis sur le Caire, Damas, Beyrouth, avec des démarches comparatives, sur les espaces publics, les souks, l’espace domestique, le patrimoine, les architectures héritées, puis les rapports entre activités économiques et domestiques et les espaces habités ou les ateliers et boutiques, les attitudes corporelles dans ces espaces. Ce livre sur Alep se raccorde parfaitement avec ce que j’ai toujours fait, en me permettant de produire analyse et synthèse sur une ville où j’ai habité dix ans et qui a toujours entretenu mon inquiétude et mes préoccupations, travail d’autant plus riche qu’il est collectif, faisant appel à des regards divers et aux points de vue de jeunes chercheurs.

J: Qui, espérez-vous, lira ce livre, et quel impact espérez-vous qu’il aura?

JCD et TB: Cet ouvrage s’adresse tout d’abord aux amoureux de la ville d’Alep, qui fut et qui restera, nous l’espérons, la plus belle ville du Proche-Orient. Il s’adresse bien entendu aux curieux, aux étudiants, aux chercheurs, mais aussi aux décideurs publics qui souhaitent obtenir des données, les plus récentes possibles, sur la fabrication, l’évolution et l’actualité urbaine de cette grande ville de Syrie du nord. Enfin, et malheureusement, ce livre est sans doute aussi, par la force des choses, le dernier ouvrage à proposer une approche aussi complète de la ville avant la guerre. Du coup, il est devenu l’ouvrage témoin de ce que Alep a été avant 2011, une ville où avaient été réalisés de très grands efforts d’embellissements et d’améliorations, une ville en pleine mutation économique et sociale et qui était sur le point de retrouver une position régionale importante. On peut espérer que notre ouvrage contribuera un jour, le plus proche possible, à penser la reconstruction.

J : Quels autres projets préparez-vous actuellement ?

TB: Nous avons prolongé l’ouvrage par des articles traitant de la situation d’Alep dans la guerre. Ces articles portent sur la destruction de son patrimoine et sur la géographie sociale des combats. Je poursuis par ailleurs mes recherches sur les espaces du commerce au Proche-Orient. Je souhaiterais enfin développer deux recherches plus ou moins complémentaires: revisiter le thème bien connu des espaces publics, communs et communautaires dans le contexte de villes proche-orientales en tension et enfin travailler sur les camps syriens dans les pays limitrophes de la Syrie.

JCD: Actuellement, je m’occupe de publier diverses recherches surtout collectives, notamment sur le quartier de Chaalan à Damas avec Thierry Boissière et une petite équipe syrienne et française, et aussi sur les ateliers et les activités de la petite métallurgie traditionnelle à Alep et en Syrie, et enfin sur le patrimoine culturel face aux destructions et à sa négation idéologique par la guerre : les destructions actuelles du patrimoine en Syrie (ou en Irak...) sont une mise en question de ce patrimoine et de sa valeur pour les habitants et notamment des citadins alépins. Le patrimoine institutionnel et national devient de plus en plus une valeur économique par l’investissement touristique, mais les destructions ciblées de certains monuments significatifs peuvent être l’expression d’un refus de cette déviance et de cette expropriation du patrimoine ou au moins d’une inadéquation de ce patrimoine avec l’identité ressentie qu’il devrait représenter et porter : la valeur et la représentativité de l’ensemble du patrimoine est ainsi mise en question et devient un objet de recherche urgente.

J: Quelle est la contribution de ce livre aux études urbaines en général et dans le monde arabe en particulier?

JCD et TB: Cet ouvrage contribue aux études urbaines essentiellement de deux façons. D’abord par la volonté de proposer un retour sur l’histoire récente de la formation de la Syrie, donnant ainsi la possibilité de suivre les processus de formation d’un État hyper-centralisé et autoritaire ayant cherché à faire disparaître l’essentiel des mécanismes anciens de communication et de partage de pouvoir, de fonctionnement de pouvoirs locaux et de développement d’échanges à longue distance constitutifs de réseaux non nationaux. Comme la Syrie, les nouveaux États-nations nés de la colonisation puis de la décolonisation se sont généralement constitués en détruisant les pouvoirs concurrents. La Syrie, très urbanisée et riche en réseaux locaux et régionaux, avec au moins deux grandes villes, Damas et Alep, équivalentes en population et en activité économique, est donc particulièrement concernée par la vindicte et les frustrations. Nous ne parlons pas de la période de la guerre, mais nos analyses ouvrant sur des explications de particularités de la guerre à Alep, dans sa chronologie et son déroulement sur le terrain, constituent une seconde façon de contribuer aux études urbaines : il s’avère que les spécialistes, universitaires et journalistes font souvent l’impasse dans ce conflit sur les causes et les fonctionnements locaux et internes aux villes, pour privilégier les fonctionnements mondialisés et une géopolitique communautaire qui ne peut pourtant tout expliquer. Notre étude et ses prolongements permettent de combler cette lacune d’explications et donc de questions.

Extraits de Alep et ses territoires. Fabrique et politique d’une ville (1868-2011)

[« Introduction générale » par Thierry Boissière et Jean-Claude David]

Le paysage et l’espace sont ce que l’on perçoit d’abord d’une ville, expressions matérielles et produits visibles, complexes et chargés de sens d’un ensemble de facteurs et d’acteurs historiques, politiques, économiques, sociaux et culturels. Dans cette étude, nous cherchons à saisir comment s’élabore et fonctionne une grande ville du Proche-Orient, comment se forment et se transforment ses espaces. Il s’agit des espaces de la ville elle-même ainsi que des territoires et des réseaux qu’elle projette à l’extérieur et des liens qu’elle attire et capte (Roncayolo 1990, 2002). Notre travail s’inscrit dans une approche résolument pluridisciplinaire: la question de la relation entre espaces et société est partagée aussi bien par la géographie que par l’anthropologie, la sociologie, l’architecture ou encore l’urbanisme et l’histoire. Notre approche n’est pas exhaustive, nous ne traitons pas certains thèmes qui peuvent sembler essentiels, comme le champ religieux, alors que nous en avons privilégié d’autres devenus très significatifs, comme le patrimoine ou l’activité commerciale. En effet, si l’appartenance religieuse peut être un facteur important de la construction de l’espace, de la fragmentation territoriale et de l’identité citadine autant que régionale, les appartenances confessionnelles n’ont joué à Alep qu’un rôle secondaire par rapport à d’autres éléments d’organisation. Alep se structure en effet autour du clivage profond entre le souk, d’une part, espace public essentiel, et d’autre part les quartiers, ensemble des espaces familiaux: l’identité alépine commune a été longtemps, et reste encore, représentée par le souk de la Mdiné, lieu et expression par excellence de l’activité économique et raison d’être de la ville, lieu de la discrétion des manifestations d’appartenances communautaires (Beyhum et David 1997). Cette importance de l’activité commerciale comme ciment de l’appartenance à la Cité explique notre insistance sur les aspects économiques. Si l’appartenance confessionnelle ou ethnique peut caractériser les participants à une activité, elle n’est pas le seul élément à prendre en compte lorsqu’on replace cette activité dans sa dimension sociale et économique. Les bouchers du souk de Jdeidé, fournissant en viande les quartiers majoritairement habités par des chrétiens, sont pourtant musulmans sunnites: ce cas est parfaitement représentatif des situations courantes jusqu’à maintenant (voir infra Boissière pour l’étude du quartier de ‘Aziziyyé). L’analyse de la ville ottomane depuis le xvie siècle (Sauvaget 1941) montre la mise en place de quartiers où les groupes confessionnels et ethniques se côtoient dans un même voisinage, et comment l’une des principales divisions de l’espace urbain est de nature socio-économique, les habitants les plus riches étant proches du centre et des souks et les plus pauvres à la périphérie et dans des faubourgs. Cette organisation de l’espace en deux grands ensembles socio-économiques est encore flagrante de nos jours entre un quart Ouest riche et les trois quarts, Nord, Est, et Sud, plus populaires. Constituée de quartiers généralement informels, chacune de ces grandes zones juxtapose ou mêle diverses identités confessionnelles et ethniques, dans des proportions souvent inégales. Cette division socio-économique de l’espace urbain se retrouve jusque dans la géographie des combats de l’été et de l’automne 2012.

Dans une société mouvante et complexe, chaque individu participe d’identités composites et, dans une grande ville façonnée par des millénaires d’histoire, ces identités s’inscrivent dans des espaces virtuels ou réels à différentes échelles, qui s’emboîtent ou se juxtaposent et évoluent continuellement. Ainsi, la multitude des appartenances et la diversité des stratégies rend peu crédible l’idée d’une société citadine et d’un espace urbain essentiellement structurés en territoires de groupes confessionnels ou ethniques, impliquant un effacement des autres identités et appartenances. Les deux camps de réfugiés palestiniens d’Alep (Bouagga 2006) sont un contre-exemple significatif dans lequel s’exprime la cohérence plus forte d’un groupe « national » dont la plupart des individus refusent encore, pour des raisons politiques, l’insertion dans d’autres ensembles ou sous-ensembles citadins. Les groupes tribaux d’origine bédouine très anciennement installés dans le quartier de Bab al-Nérab, ainsi que d’autres populations d’origine rurale, majoritaires à l’est de la ville, se sont longtemps singularisés, aussi, par la réticence ou la difficulté de s’insérer dans une citadinité commune. C’est moins le cas des Kurdes, des Turkmènes, des Tcherkesses, des Arméniens et des chrétiens en général, principales minorités visibles, qui conservent leur identité tout en s’intégrant dans la ville, notamment par le biais de l’artisanat et du petit commerce (voir infra Boissière) ».

[« Alep, le commerce et les affaires » par Françoise Métral]

L’existence même d’Alep comme ville depuis près de cinq millénaires est fondée sur deux atouts exceptionnellement réunis:

– elle se trouve au cœur d’une vaste région fertile et densément habitée dont la richesse repose sans doute dès l’origine sur l’élevage ovin et l’agriculture;

– elle est bien placée sur l’isthme syrien au carrefour des courants d’échange à plus grande distance entre Mésopotamie, Anatolie, Méditerranée, Égypte, régions riches et peuplées productrices de biens et de « matières premières ». Densité de la population, production, échanges, lui ont permis d’être presque toujours une grande cité marchande. Les souks et les khans (caravansérails), coeur de la vieille ville mamelouke et ottomane, centre traditionnel des échanges, attestent encore de cette longue histoire et notamment de la prospérité d’Alep au cours des siècles ottomans, prospérité qui se prolonge jusqu’à présent, malgré un parcours parfois hésitant.

Le souk, un monde inscrit dans la durée

« Le crédit participe de tout échange économique de négoce ou de boutique » (Fontaine 2008).

La tradition des marchands. L’économie du souk

Le monde du souk, celui des marchands ayant boutique ou bureau, se proclame gardien d’une tradition qui remonte au Moyen Âge (Rodinson 1973), celle d’une « économie morale » basée sur le crédit et la confiance, qui caractérisait aussi l’économie de l’Europe préindustrielle (Fontaine 2008). Ces hommes du négoce insistent sur leur attachement aux « codes des valeurs », à un ethos du commerce transmis et partagé par un milieu qui sait reconnaître les siens. Dans le souk, monde du marchandage et de la négociation, les transactions économiques s’inscrivent dans des rapports sociaux personnalisés ; les relations marchandes s’appuient sur la connaissance qui fonde la confiance.

Clifford Geertz (1979) a analysé les critères et les mécanismes sur lesquels se construisent dans le souk connaissance et confiance : les hommes qui échangent et qui négocient, se concurrencent et s’évaluent. Les marchands, leurs partenaires, leurs clients, sont appréciés en fonction de ce qu’ils « sont », des personnes situées socialement, porteuses d’appartenances communautaires et locales, et d’une histoire familiale que résume leur nom et que traduit souvent leur « nisba » ; mais aussi, des personnes appréciées pour leur moralité et leur compétence dans l’art du négoce. La réputation reconnaît l’habileté et la solidité du marchand qui a su mesurer la prise de risque, saisir les opportunités, répondre aux aléas du marché, s’adapter à la conjoncture économique et politique locale ou internationale et qui respecte ses engagements.

Dans le monde étroit et resserré du souk, les voisinages facilitent la publicisation des faits et gestes. Le souk est une place publique où se construit et se défait la réputation, source essentielle de la confiance et du crédit qu’on accorde. C’est pourquoi la quête de l’information, sur le marché et sur les transactions, les prix, les quantités, les produits, dont elles font l’objet, tout autant que sur les personnes avec qui l’on traite, y est constante et essentielle. Dans les transactions du marché, la connaissance qui fonde la confiance et la réputation fonctionne à la fois comme garantie et comme sanction; le milieu a ses règles et ses arbitres et évite ainsi, bien souvent, de recourir à la justice officielle.

Après la mise en place par le Baath, dans les années soixante, d’une économie centralisée fondée sur le secteur public et les grands monopoles d’État, des circuits commerciaux, fondés sur une éthique traditionnelle de sincérité et de solidarité, ainsi qu’une circulation financière informelle, plus ou moins héritières du souk, ont pu se maintenir à la marge, ou dans les interstices et les failles des institutions étatiques. En l’absence de banques privées, nationalisées en 1965, un fonctionnement libéral du commerce, de l’artisanat et de la petite entreprise s’est ainsi maintenu au travers des réseaux locaux et régionaux, le plus souvent sur la base de contrats d’association capital/travail suivant le principe traditionnel du partage des risques. Négociants du souk de la vieille ville et Khanjis jouent un rôle essentiel dans cette circulation.

[...]

Les négociants de la vieille ville et Khanjis, grâce à leurs réseaux de fournisseurs, de courtiers et de clients, qu’ils entretiennent par le crédit, ont drainé et irrigué l’économie régionale. Ils ont ainsi maintenu leur activité pendant la période baathiste en dépit des nationalisations et du système coopératif mis en place dans les années soixante-dix pour les court-circuiter. L’importance de ce circuit parallèle au secteur public est difficile à mesurer, mais elle a été certainement essentielle dans le maintien d’une certaine prospérité à Alep pendant toute la période et dans l’accumulation de liquidités disponibles à l’investissement. Plus souple, moins impersonnel et plus adapté aux besoins du monde rural que le système de crédit étatique offert par la Banque agricole, le crédit « privé » octroyé par les marchands, inscrit dans le temps les relations d’Alep avec sa région, lie la campagne à la ville de saison en saison. La chaine du crédit qui relie le khanji aux petits producteurs permet non seulement de capter le produit et de fidéliser la clientèle mais aussi de relancer la production après les périodes de sécheresse ou de crise. Un temps interrompues ou affaiblies par la réforme agraire, ces relations ont repris de l’importance dès les années 1980.

[« Patrimoine institutionnel et patrimoine vivant: le patrimoine habité » par Touria Moutia]

La vieille ville d’Alep, patrimoine national syrien et patrimoine de l’humanité, est soumise à des règlements relatifs à la gestion du patrimoine, dont un objectif premier semble être la préservation de l’architecture. Un tel choix est-il adapté aux réalités? Ne correspondrait-il pas à une lecture incomplète du patrimoine vivant, à la fois matériel et humain. Privilégier la conservation du cadre bâti en arrêtant son évolution, n’est-ce pas aller à l’encontre du fonctionnement normal d’un espace de vie qui évolue continuellement pour répondre aux besoins des habitants?

On pourrait imaginer une situation où la majorité souhaiterait abandonner la ville ancienne pour s’installer dans des quartiers modernes parfaitement accessibles aux voitures et bénéficiant de tous les services souhaitables: les quartiers anciens classés pourraient alors devenir un site touristique authentique vidé de toute vie traditionnelle. Ceci n’est pas le cas pour Alep même si la situation évolue rapidement. Près de 130,000 habitants vivent encore dans les quartiers anciens classés qui englobent la ville intra muros (sauf Bab al-Faraj) et les faubourgs nord, nord-est et est. Parmi les habitants actuels de la vieille ville, beaucoup ont fait ce choix et la plupart font preuve d’imagination et de créativité pour améliorer leurs conditions de vie, participant au dynamisme de ce patrimoine populaire. Une meilleure prise en compte des rapports qui lient l’architecture au mode de vie ne pourrait-elle pas favoriser une vision plus globale et une gestion mieux adaptée à la nature de ce patrimoine complexe? Une telle perspective est esquissée dans la définition de zones touristiques et de zones d’habitat par le Projet de Réhabilitation.

Comment les gens vivent-ils dans les quartiers anciens et dans les maisons traditionnelles et quelles sont les relations entre mode de vie et architecture? Pour répondre à cette question, nous confrontons deux types de sources:

- des informations générales sur le mode de vie domestique dans le monde arabe et musulman ancien, en gros du dix-huitième au dix-neuvième siècle, informations plutôt ciblées sur Alep mais prenant en compte des études réalisées dans d’autres villes du même ensemble géographique et culturel;

- une observation récente sur le terrain à Alep par des enquêtes réalisées au cours de plusieurs missions, consistant en des visites de maisons, entretiens, photos et relevés.

Cette double approche permet de dresser des comparaisons entre, d’une part un passé des espaces domestiques et des pratiques sociales, et d’autre part un présent très mobile. Nous comptons ainsi mettre en évidence les processus d’évolution de ces espaces. Suivant les cas, ces changements plus ou moins profonds et destructeurs sont réalisés dans le cadre légal, sous le contrôle et avec l’autorisation des autorités, ou bien dans un cadre totalement illégal.

Dans notre analyse nous privilégions quatre caractéristiques de la vie et de l’espace domestique, plus ou moins interdépendantes:

- la division sexuée de l’espace;

- la polyvalence des espaces et la mobilité à l’intérieur de la maison traditionnelle;

- l’évolution des pratiques et des attitudes corporelles, conséquence de l’introduction de l’usage du mobilier;

- les modes et les outils d’adaptation et de transformation actuelle de l’espace domestique.

Nous ne sous-estimons pas l’importance des éléments naturels en général et surtout climatiques, dans l’architecture domestique à Alep, ainsi que celle des héritages méditerranéens et orientaux, antérieurs à l’islam ou contemporains de l’islam. Il semble cependant que des modes de vie caractéristiques soient communs à des régions géographiques diverses et qu’il n’y ait pas de déterminisme naturel et culturel direct dans l’architecture, au-delà des caractères extérieurs de plan, de matériau, de décor. Dans ces processus complexes nous privilégions donc la présentation des modes de vie dans leur rapport avec l’espace.

[Extrait de Alep et ses territoires. Fabrique et politique d’une ville (1868-2011) par Jean-Claude David et Thierry Boissière (dir.), p. 27-29, 289-91, 449-50, avec la permission des auteurs. Copyright 2014 Presses de l’Ifpo. Pour la version électronique du livre disponible en libre accès, cliquer ici.]

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