2014-11-02



« Les gens du nord ont autrefois connu la violence du Prince héritier, il vaudrait mieux pour eux qu’ils ne connaissent pas celle du Roi ». C’est ainsi qu’Hassan II (1961-1999) s’adresse aux habitants du nord-ouest du Maroc—et à travers eux à l’ensemble de la population—en réaction aux émeutes populaires de 1984. Adoptant alors un ton grave et méprisant, le monarque rappelle à ses sujets qu’il est capable de tout pour conserver le pouvoir. Pour leur rafraîchir la mémoire, il n’hésite pas à faire une allusion brève mais ô combien symbolique à la répression féroce qu’il a menée contre ces mêmes régions vingt-cinq ans auparavant. Le choix rhétorique du souverain n’est pas anodin, renvoyant, consciemment ou inconsciemment, à l’un des épisodes les plus importants et les moins connus de l’histoire du Maroc contemporain : le soulèvement du Rif (1958-1959). Événement dramatique s’il en est, ce soulèvement cristallise à lui seul toutes les tensions, les contradictions et les luttes sociopolitiques qui ont caractérisé l’espace marocain au lendemain de l’indépendance. Lever le voile sur ce conflit permettra non seulement de mieux connaître cette partie floue de l’histoire du Maroc mais également de jeter une nouvelle lumière sur la genèse du système Hassan II.

Enjeux de pouvoir

Au lendemain de l’indépendance, le Maroc vit ce que l’on appelle une situation révolutionnaire. Cela veut dire que plusieurs factions politiques expriment des prétentions inconciliables à monopoliser l’État ou à être l’État. Après le « retrait » de la France, souverain effectif de la plus grande partie du pays depuis presque un demi-siècle, plusieurs acteurs se disputent âprement le contrôle du pouvoir. Si les deux principaux acteurs sont incontestablement la monarchie et le parti Istiqlal (PI), il ne faut pas oublier les notables ruraux, les officiers marocains de l’armée française, les différents groupes de résistants (Armée de Libération Nationale—ALN—, fida’yyoun, etc.) et les petits partis tels qu’al-Shoura wa al-istiqlal (PDI). Tous les moyens sont bons pour coopter, marginaliser ou même éliminer les rivaux (la propagande, la corruption, l’emprisonnement, l’assassinat, etc.). Néanmoins, les deux grands joueurs sont conscients que le monopole du pouvoir passe nécessairement par le contrôle effectif de l’appareil étatique hérité de la France, notamment les forces armées et la bureaucratie. Pour des raisons objectives et subjectives qu’il serait trop long d’évoquer ici, la première échoit à la monarchie et la seconde au PI. Une longue épreuve de force commence entre les deux parties.

Poussée par une sorte d’instinct darwinien et inspirée par une haute estime de sa fonction, la monarchie décide très rapidement de passer à l’offensive même si le contexte régional n’est pas favorable—les dynasties égyptienne, tunisienne et iraquienne ont été renversées dans les années 1950. D’une part, elle exploite toutes les faiblesses du PI (luttes intestines, divisions idéologiques, inexpériences de ses cadres, ambitions personnelles, quasi-absence dans le milieu rural, etc.). D’autre part, elle attise les craintes de ceux qui redoutent les prétentions hégémoniques du PI, notamment la France, les notables ruraux, les militaires et les petits partis. En agissant de la sorte, la monarchie se pose comme la seule garante de la marche de l’État et des intérêts de chacun de ces groupes. Elle réussit ainsi à rassembler une large coalition avec la bénédiction de l’ancienne puissance tutélaire.

La formule magique

Tout au long de l’année 1956, la coalition menée par la monarchie essaie d’utiliser toutes les ressources matérielles et symboliques dont elle dispose pour affaiblir durablement le PI. Mais pour évincer ses membres de l’administration, il faut trouver un plan implacable. Grâce aux conseils d’amis et de serviteurs français et marocains, le prince Moulay Hassan trouve la formule magique : déclencher une rébellion dans une zone rurale pour permettre la déclaration de la loi martiale et l’intervention de l’armée. Celle-ci procède non seulement au rétablissement de l’ordre mais également au remplacement des fonctionnaires PI par des officiers fidèles à la couronne. Plusieurs raisons expliquent ce choix : le PI dispose de peu de militants dans ces zones où réside pourtant une majorité de Marocains ; le parti est généralement impopulaire à cause des agissements de certains de ses agents perçus comme de nouveaux « colons » ; les notables locaux craignent la perte de tous leurs privilèges et ne supportent pas que l’initiative politique soit passée du côté de la ville.

Ce plan a selon toute vraisemblance obtenu l’accord de Mohammed V (1927-1961) et des autorités militaires françaises toujours en place. Il a été mis en exécution dans la région du Tafilalet dès janvier 1957. L’opération, baptisée « rébellion » du caïd Addi Ou Bihi, est un franc succès. La monarchie (dé)montre qu’elle est le seul vecteur d’unité, de stabilité et d’efficacité. Elle est prête à reproduire le même scénario ailleurs.

Le fellah, défenseur du trône

Durant cette même année 1957, le Maroc entre dans une sorte de crise latente à cause des problèmes économiques et sociaux engendrés par l’indépendance. Et l’instabilité politique n’arrange rien à la situation. Tout le monde cherche un bouc émissaire : le PI est tout désigné pour jouer ce rôle. La monarchie compte profiter de la situation pour enfoncer le clou. Outre les tactiques de déstabilisation habituelles, elle décide de créer un grand parti politique qui représentera les mécontents du PI, notamment les notables ruraux. La mission est confiée à Abdelkrim Khatib et Mahjoubi Aherdan, deux loyaux serviteurs de la Trône. Alors que le second peut mobiliser facilement les notables de la campagne, le premier peut séduire des membres de différents groupes de résistants. Le Mouvement populaire (MP) voit le jour le 28 septembre 1957. Même si le gouvernement dominé par l’Istiqlal le dissout moins d’un mois plus tard, le « parti de Sidna » (titre informel du roi) continue à agir librement et réussit même à mobiliser beaucoup de monde. Ses affidés concentrent leur action principalement sur quatre régions : le Moyen Atlas, les Beni Snassen, les Zemmour et le Rif.

Les choses s’accélèrent à partir du printemps 1958 en faveur de la crise interne qui secoue le PI. Les partisans du MP, soutenus par le prince Moulay Hassan, redoublent d’efforts pour terrasser l’ennemi blessé. Les attentats, les actes de sabotage, les enlèvements, les assassinats, les manifestations et les pétitions se multiplient (il faut préciser ici que le PI avait de son côté recours aux mêmes méthodes). Le ton des journaux opposés à l’Istiqlal est plus que critique. Les débats se focalisent notamment sur le Dahir des libertés publiques que le PI veut enterrer.

La coalition menée par la monarchie décide de ne pas en rester là. C’est le moment de réutiliser la formule magique : déclencher des rébellions dans plusieurs régions rurales. Plusieurs réunions ont été nécessaires entre août et septembre 1958 pour échafauder un plan, les plus importantes ont eu lieu à la plage des Sables d’or non loin de Rabat et à Fès.

Un scénario presque parfait

Le stratagème choisi est ingénieux. Exhumer les corps de plusieurs résistants tombés au combat ou assassinés, notamment Abbas Messaadi coordonnateur de l’ALN dans la région de Nador, pour organiser obsèques solennelles à Ajdir dans le Rif. Cette cérémonie aura lieu le 2 octobre 1958. Le choix de ces éléments est tout sauf banal. La date retenue correspond au troisième anniversaire de la création de l’ALN. S’approprier les corps des martyrs revient à s’approprier leur histoire et leur légitimité. Cela est d’autant plus vrai pour Messaadi qui, en plus, aurait été assassiné par le PI. Enfin, le Rif est non seulement l’un des hauts lieux de la résistance mais également l’une des régions où l’Istiqlal est le moins présent et le plus impopulaire.

Tout se passe comme prévu. Les funérailles se transforment en une manifestation politique anti-PI qui rassemble entre huit mille et dix mille personnes. Outre les sympathisants du MP, des membres de différentes factions de l’ALN et du PDI sont présents, ainsi que des notables locaux et de simples citoyens mécontents de la situation. L’intervention musclée et maladroite des agents d’autorité provoque des affrontements et des arrestations. La tension monte. Un bain de sang est évité de justesse grâce à l’intervention d’un bataillon de l’armée. Mais le mal est fait !

Khatib et Aherdan quittent les lieux chacun de son côté. Ils sont arrêtés le lendemain et incarcérés à la demande du PI. Mais ils ont eu le temps de tout préparer sous l’œil bienveillant du prince héritier et le consentement tacite du roi. Trois « rébellions » éclatent dans les jours qui suivent. Toutes dirigées par des proches des leaders du MP. Le colonel Belmiloudi, aide de camp d’Aherdan, prend le maquis dans la région d’Oulmès. Mohand Ou Haddou se retranche dans la région de Tahala dans le Moyen Atlas tandis que Massoud Akjouj se retire dans le « triangle de la mort » (Aknoul, Boured, Tizi Ousli) non loin de Taza. Les deux derniers sont d'anciens caïds destitués par le PI. Chacun d’eux a seulement une centaine d’hommes à sa disposition et peu d’armes modernes…Par ailleurs, plusieurs autres foyers de troubles de moindre envergure voient le jour, notamment à Khémisset et Beni Snassen.

Dans un premier temps, le palais feint de respecter la tradition locale en envoyant plusieurs émissaires pour négocier la reddition des « rebelles » contre leur vie sauve (al-aman). Mais rapidement on passe aux choses sérieuses. Les provinces de Rabat et Taza sont déclarées zones militaires, respectivement le 19 octobre et le 3 novembre 1958. Cela permet, entre autres, de remplacer les agents du PI par des militaires. La formule magique semble fonctionner une nouvelle fois. Mais un événement va contrarier les plans du parti monarchique : un véritable soulèvement éclate au cœur du Rif.

L’arroseur arrosé

Depuis 1957, on sent un certain malaise s’installer dans les zones anciennement espagnoles, notamment le Rif. Si l’indépendance a été tant attendue, ses fruits tardent à mûrir. En bref, l’intégration est mal vécue par les élites et les populations locales : les postes de responsabilité sont monopolisés par des personnes originaires de l’ancienne zone française ; la politique jacobine du gouvernement est mal acceptée par des populations habituées à l’autonomie ; l’inflation due à la réunification est insupportable surtout que beaucoup de gens sont privés de revenus à cause de la dissolution de l’armée coloniale, de la fermeture des frontières avec l’Algérie et de nombreuses années de sécheresse. Sans négliger le poids de ces facteurs locaux, il faut aussi reconnaître l’importance de la structure d’opportunité que représentent les luttes entre la monarchie et le PI. Autrement dit, c’est la transposition d’un conflit national au niveau local qui a favorisé l’éclatement du soulèvement du Rif.

C’est dans la confusion qui a suivi les funérailles des martyrs de l’ALN que la contestation commence dans plusieurs régions de la campagne rifaine, notamment à Gueznaya et Beni Ouriaghel. Si des sièges du PI sont incendiés, des agents d’autorité sont chassés, des relais de télécommunication sont sabotés, des actes de violence sont commis et des grèves générales sont organisées dans certaines villes du nord, les populations choisissent plutôt un répertoire d’action traditionnel. En effet, Elles boycottent les souks, désertent les villages pour les montagnes, refusent de labourer les terres et de payer l’impôt…Cela revient symboliquement à rompre tout lien avec le gouvernement.

Rabat ne semble pas prendre au sérieux ces développements. Alors que le PI sombre dans la crise, la monarchie est occupée à mettre la main sur les régions d’Oulmès et de Taza. Ce n’est qu’à la fin du mois qu’ils prennent conscience de la gravité de la situation. Le 27 octobre, Ahmed Lyazidi, ministre de la Défense, est investi des pouvoirs militaires et civils dans la région. Il essaie sans succès de rétablir l’ordre. Il est très rapidement marginalisé. C’est à ce moment que Mohammed V entre en scène. Dès le 11 novembre, il reçoit plusieurs délégations rifaines et leur promet de considérer leurs griefs. Il nomme à cet effet une commission d’enquête et envoie des personnalités makhzeniennes d’origine rifaine pour apaiser la situation, notamment le général Meziane et le commandant Medbouh.

Cela n’empêche pas pour autant les notables du Rif de continuer tout au long du mois de novembre à envoyer des pétitions au palais. La plupart se résume à des demandes socio-économiques (moins d’impôts, droit d’exploitation des forêts, maintien des élites locales). Mais certaines comportent des revendications politiques (dissolution du PI, départ des troupes étrangères, meilleure intégration sociopolitique, autonomie des provinces du nord, retour de Khattabi, arabisation, application de la sharia, élections libres, etc.).

La monarchie veut profiter de la situation de confusion pour renforcer son emprise. Le roi déplace la Fête du trône de Marrakech à Tétouan. Cela permet d’y acheminer 13000 hommes—soit cinquante pour cent de l’armée—, en toute discrétion sous prétexte de l’organisation d’un défilé militaire. La province de Hoceima est déclarée zone militaire le 26 novembre. Le lendemain, le Dahir des libertés tant attendu est promulgué. Ce texte est conçu pour limiter les libertés et légaliser l’élimination les rivaux !

La dernière harka

Les choses se détériorent tout au long du mois de décembre. Même si l’armée encercle plus ou moins la région, une forme de siba (contestation de l'autorité centrale) s’y installe et commence à s’étendre à d’autres contrées du royaume. Le PI, qui est en train d’éclater, est incapable de réagir. La monarchie, soutenue par la France, est seule aux manettes. Elle essaie en vain de jouer de son prestige pour ramener le calme. Au même moment, un mouvement armé plus ou moins organisé commence à faire parler de lui à Gueznaya et Beni Ouriaghel. Il est dirigé par un jeune diplômé de Karaouiyine, Mohammed Sallam Ameziane. Ce personnage cristallise à lui seul toutes les frustrations engendrées par l’indépendance. Il est issu d’un lignage rifain prestigieux marginalisé par Rabat ; il est membre de l’ALN et du PDI que le palais et le PI cherchent à liquider ; il a été victime des exactions des autorités en passant plus de deux ans en prison sans accusation ; il est fasciné par l’émir Khattabi et Nasser et croit profondément aux idées et aux espoirs qu’ils incarnent.

La France, la monarchie, le PI et même l’Espagne prennent peur. Ils ne peuvent pas laisser s’épanouir un acteur qui risque de rompre les équilibres locaux et régionaux déjà si fragiles. Ils se résignent à passer à l’action, chacun pour ses raisons. Dès le 26 décembre, une harka (une expédition punitive) est décidée. Le prince Moulay Hassan dirige les opérations depuis Tétouan. Sur le terrain, c’est le commandant Oufkir, aide de camp du roi, qui dirige les opérations les plus décisives après les échecs des généraux Meziane et Kettani. Le 4/5 de l’armée, soit 20000 hommes, est déployé dans la région. Pour légitimer cette action, Mohammed V prononce un discours le 5 janvier 1959. Il fustige les insurgés et leur donne quarante-huit heures pour se rendre. En réalité, les opérations ont commencé dès le 2 janvier.

Parallèlement aux opérations militaires, la monarchie impose un black-out médiatique. Les journalistes, notamment étrangers, sont interdits de séjour dans la région. Ceux qui osent s’y aventurer sans permission sont arrêtés et refoulés. C’est le cas des correspondants de plusieurs médias français, anglais et américains. Les journaux marocains, quelle que soit leur couleur politique, se contentent de reproduire les informations que leur soufflent les autorités et de publier des éditos sur commande criant au complot. Les publications qui s’écartent du scénario officiel sont automatiquement censurées.

Bien que très mal armés et ne disposant presque d’aucun soutien étranger, les deux à trois mille hommes d’Ameziane (essentiellement des anciens de la Légion espagnole, de l’ALN et de l’armée de Khattabi) infligent plusieurs défaites sévères à l’armée royale. Environ un millier de soldats perdent la vie. L'avion du prince héritier est même abattu par les tirs des insurgés, mais Moulay Hassan en réchappe. Les combats sont d’une telle rudesse, notamment dans les Beni Ouriaghel et Gueznaya, que l’armée recourt à l’aviation, l’artillerie et les tanks (français) pour prendre l’avantage. Ce n’est que deux semaines plus tard que les insurgés sont mis en déroute. Leurs chefs sont soit arrêtés soit en fuite. Ameziane se réfugie en Espagne dans un premier temps avant de rejoindre l’Égypte puis l’Iraq. Les hommes du prince Moulay Hassan et d’Oufkir se montrent impitoyables avec la population innocente : racket, arrestations arbitraires, viols et exécutions. Par exemple, le village de Beni Hadifa, un des principaux foyers du soulèvement, est détruit et les quatre cent habitants qui s’y trouvent sont massacrés. Au total, plusieurs milliers de victimes sont à déplorer. Les séquelles psychologiques, sociales, politiques et économiques sont, elles, infiniment plus importantes.

Après plusieurs mois d’opérations de « nettoyage », pour reprendre le jargon militaire, Mohammed V entame une tournée triomphale dans la Rif en juin 1959 pour donner à voir son pouvoir et clore la dernière harka. Il réussit en quelques mois à déjouer tous les pronostics et à s’imposer comme le maître du pays en monopolisant les forces armées et la bureaucratie et en affaiblissant durablement toutes les oppositions. Cette ascension vers le pouvoir absolu a été facilitée par la bienveillance de la France, l’alliance avec les notables ruraux, le soutien des militaires et l’implosion/explosion du PI. Le Rif a sans doute été l’une des principales victimes d’un grand jeu de pouvoir pour contrôler l’État, pour être l’État.

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