2014-04-11



Livre recensé: Mina Saïdi-Sharouz (dir.), Le Téhéran des quartiers populaires. Transformation urbaine et société civile en République Islamique, (Paris: Karthala/IFRI, 2013).

Réjouissons-nous de la parution de cet ouvrage. En effet, elle marque le renouveau des études francophones sur la capitale iranienne et des publications de l'Institut français de recherche en Iran (IFRI), via son Observatoire Urbain de Téhéran et des villes d'Iran (OUTI), dont Mina Saïdi-Sharouz est la responsable. Docteure en géographie urbaine et architecte de formation, elle a dirigé les recherches qui ont conduit à cet ouvrage pluridisciplinaire qui révèle le rôle d'interface et de passeur joué par les instituts français de recherche à l'étranger (IFRE). Ainsi, le livre permet au lectorat francophone d'avoir un aperçu des recherches les plus récentes menées sur Téhéran au sein de l'OUTI, tant par des universitaires iraniens que franco-iraniens ou français. L'ouvrage collectif s'appuie sur des enquêtes de terrain effectuées entre 2007 et 2012 dans les quartiers populaires. Il s'agit là d'une entrée fructueuse pour saisir les urbanités de la mégapole iranienne, finalement assez méconnue. Cette étude des "phénomènes urbains par le bas" est complémentaire d'un certain nombre de recherches anglophones sur Téhéran, telles celles présentées durant le colloque "Divercities. Contested space and urban identities in Beirut, Cairo, Tehran" (du 12 au 14 décembre 2013). La focalisation sur les quartiers populaires permet la vision d'un autre Téhéran, dont on parle assez peu et qui pourtant est démographiquement et politiquement très structurant pour l'agglomération. La plupart des chapitres figurant dans ce livre ont fait l'objet de présentations lors des journées d'étude "Le quartier: le retour ou la fin? La fabrique du quartier à l'épreuve des transformations et des politiques urbaines" (Istanbul, IFEA, les 2 et 3 mai 2013), et peuvent être réécoutées en ligne (en français).

Ce compte-rendu et ces journées d'études s'inscrivent dans la tradition des études comparatives entre Istanbul et Téhéran. Ainsi, dès le début des années 2000, le programme CITE, sous la houlette d'Eric Denis, Jean-François Pérouse et Bernard Hourcade, a eu pour objectif de comparer les trois mégapoles que sont Le Caire, Istanbul et Téhéran, à travers les "formes et symptômes de la métropolisation". Ce programme a engendré plusieurs publications, dont un article final et synthétique intitulé: "Le Caire, Istanbul, Téhéran: trois mégapoles, une dynamique?", paru en 2009. Ce comparatisme a trouvé un prolongement aux perspectives élargies avec le programme "Médiation publique dans les métropoles du Maghreb et du Moyen-Orient: concurrences foncières et accès au logement (Amman, Beyrouth, Casablanca, Damas, Istanbul, Le Caire, Téhéran, Tunis)".[1] Le programme de recherche mené par Mina Saïdi-Sharouz reprend et complète ces diverses problématiques.

L'ouvrage collectif examine la situation de quartiers populaires de Téhéran sous les pressions conjuguées des promoteurs et des instances municipales. Ainsi, plusieurs chapitres s'attachent à décrypter l'importante spéculation foncière et immobilière, s'appuyant notamment sur des grands projets autoroutiers, comme le projet Navab évoqué à de nombreuses reprises, analysé et mis en perspective avec des méga projets similaires à Beyrouth et au Caire par la contribution d'Agnès Deboulet, qui a par ailleurs récemment codirigé un ouvrage, en hommage à Françoise Navez Bouchanine, sur des thématiques proches. L'originalité du cas de la capitale iranienne réside pour une part dans le contexte de tensions internationales et d'embargo. De ce fait, comme le montre bien Azam Khatam, face à la dégringolade vertigineuse de la monnaie iranienne, l'immobilier est devenu avec l'or une valeur refuge incontournable pour les classes moyennes et supérieures, en particulier celles issues des années 1990. Encore fallait-il pouvoir devenir propriétaire avant la flambée des prix, augmentée par l'inflation, ce qui est bien sûr moins fréquemment le cas dans les quartiers populaires. A l'instar, entre autres, de la métropole stambouliote, ce qui frappe ici est "la combinaison complexe d'un urbanisme contrôlé et autoritaire face à une pratique de la démocratie participative et des initiatives des habitants à l'échelle locale" (p.18).

Décrivant les rouages d'opérations urbanistiques venues d'en haut, telle Navab qui fait figure de modèle, le livre collectif s'attache à mettre en relief les multiples formes de ces dynamiques habitantes locales: conseils de quartier, appropriations des espaces publics, échanges entre voisins, etc. Comme à Istanbul, le risque sismique, certes bien réel et particulièrement inquiétant, sert d'excuse à des opérations de transformation urbaine, appelées "kentsel dönösüm" dans le cas turc. La formulation opérationnelle est à Téhéran celle de "tissus usés", en persan "bâft-e farsudeh", selon la terminologie officielle. Cela concerne de larges pans de la mégapole iranienne, surtout dans son centre historique et ses développements informels vers le sud, couvrant pas moins de 14,000 ha., soit 4,5 millions d'habitants dans 700,000 logements. De façon homologue à la politique menée en la matière au sein de la mégapole du Bosphore, l'idée est de remplacer le parc d'habitat auto-construit et/ou vétuste par d'immenses zones de grands ensembles, présumés plus solides en cas de tremblement de terre. Le scénario catastrophe prévoit en effet, selon des experts japonais, plus de trois millions de victimes en cas de séisme à Téhéran. Cependant, il s'agit aussi comme à Istanbul de former de nouvelles rentes, notamment via l'élargissement des réseaux viaires sur un mode souvent autoroutier, et de faire tourner l'économie du bâtiment, au risque d'une profonde déstabilisation des urbanités concernées et des liens de solidarité qui peuvent y prévaloir. Les contributions à cet ouvrage collectif mettent au contraire en valeur la grande vitalité de ces quartiers: "l'habitat peut être précaire mais les relations sociales en revanche très solides" affirme Mina Saïdi-Sharouz (p.18) à leur propos.

L'accent porté sur l'auto-organisation des quartiers populaires traverse l'ensemble du livre. Ce fil conducteur est décliné selon différents types d'approches, tant disciplinaires, thématiques que d'échelle. Une attention particulière concerne les échelons intermédiaires, tels les conseils de quartiers, "parties prenantes" selon l'expression de Parvine Ghassemi et Mina Saïdi-Sharouz, forme de relative démocratie locale également analysée par Sahar Aude Saeednia. A la suite de la création des conseils municipaux en 1997 sous la présidence Khatami, la mairie de Téhéran a décidé en 1999 de la création de 375 conseils de quartier: dénommés "conseils d'assistance" ou "associations de gens de confiance du quartier", ils sont élus mais au rôle strictement consultatif, destinés à la "concertation" ("mosâverat") et à la "participation" ("mosârekat"), sans budget propre. Sous l'autorité d'un conseil municipal composé de seulement une quinzaine d'élus pour les douze millions d'habitants que compte le grand Téhéran, ces maillons intermédiaires de la gouvernance de proximité relève d'une "pluralité plus grande que celle existante dans l'espace politique national" (p.79), procurant aux élus, bénévoles, un prestige social local non négligeable. Cette approche de l'échange social trouve son prolongement dans la contribution de nature plus anthropologique de Sepideh Parsapajouh. Cette jeune docteure apporte un éclairage très suggestif quant aux vertus de la pratique de l'Islam au quotidien en matière de don/contre-don, autre manière d'envisager les dettes emboitées générées par un voisinage où, au gré des divers événements, tous se retrouvent débiteurs (en persan, "madyun") les uns des autres. La quête de la récompense spirituelle ("savâb" pour les couches populaires ou "kheyr" pour les notables locaux) participe de solidarités en actes. "Ces habitants sont une population longtemps sous estimée et laissée pour compte, aujourd'hui convoitée par le pouvoir politique, sans être réellement soutenue par l'Etat" note Sepideh Parsapajouh (p.251). Caractérisé par sa diversité ethnique et culturelle assez harmonieuse, le quartier demeure relégué dans une certaine forme de marginalité économique et sociale que le changement de nom (de Zûrâbâd, de "zûr", la force, à Islamâbâd) n'a pas totalement atténué. Islamâbâd a une identité affirmée à la fois en raison de sa forte cohésion sociale interne mais aussi de la défiance qu'il semble continuer à susciter, surnommé l'"îlot" ("jazireh") par ceux n'y habitant pas.

Cette problématique de l'intégration urbaine des quartiers populaires au sein de la mégapole iranienne est également évoquée à travers les cas d'études envisagés par Mohsen Habibi et son équipe. La vitalité des espaces publics et la densité commerciale paraissent constituer une forme de baromètre de cette intégration. En effet, ces quartiers auto-construits sont devenus légaux au fil du temps notamment grâce à leurs espaces publics. Il est néanmoins déplorable de ne point trouver de mention dans cet ouvrage, et en particulier dans ce chapitre qui traite notamment d'Islamshahr, du remarquable article monographique de Nouchine Yavari d'Hellencourt (1997) sur cette ville champignon en cours d'intégration à la mégapole iranienne. En effet, retraçant la formation de cette entité urbaine très liée aux parcours migratoires de ses habitants pour beaucoup issus de l'exode rural, cet article analyse dans le détail les subtils usages et appropriations des différents types d'espaces (maisons, ruelles, quartier, avenues) pour mieux révéler le "caractère transitoire" d'une "identité péri-urbaine" amenée à jouer un rôle dans l'évolution protéiforme du grand Téhéran. Le regard porté sur "le patrimoine culturel "vivant" par Leila Karimfard, à la fois "petit patrimoine" et patrimoine immatériel, certes moins prestigieux que les monuments, montre sur un autre registre la force des logiques d'appropriation à l'échelle locale dans des quartiers plus anciens: arbres sacrés et petits espaces verts, fontaines ("saqâkhâneh") qui représentent des lieux de repos et de dévotion, bancs de pierre, bâtiments publics tels les hammams, mosquées, mausolées ou encore petits bazars. Soulignons au passage la richesse de l'iconographie de cet ouvrage, les nombreuses cartes et surtout photographies permettant au lecteur de localiser ces quartiers et de s'imprégner de leur atmosphère.


[Une fontaine de quartier. Photo Mina Saidi-Sharouz.]

Les dynamiques habitantes, ou plus précisément l'évolution des formes de l'habiter, sont au cœur de l'investigation très fine menée par Mina Saïdi-Sharouz, dans "Cyrus n'est pas à vendre". Ce quartier populaire se situe à proximité du Grand Bazar, preuve s'il en est que les marges urbaines se logent autant dans les périphéries géographiques qu'en bordure des centralités historiques. Cyrus en constitue une sorte de succursale (entrepôts, ateliers, main d'œuvre) tout en servant de sas d'intégration pour les migrants venus de différentes régions d'Iran, voire d'Afghanistan. Les transformations des maisons traditionnelles à cour, datant en majorité du XVIIe siècle et couvrant encore 60% du quartier, se sont opérées par subdivisions en deux ou quatre parties avec partage de la cour, véritable "poumon  dans ces tissus denses d'habitations" (p.139), puis par la verticalisation des constructions en plusieurs étapes. A partir des années 1960, des familles propriétaires ajoutent des étages pour les besoins de leur propre parentèle. L'évolution des relations familiales et l'apparition de petits promoteurs vont ensuite contribuer à l'apparition de nouveaux types d'offre de logement. "Habiter une maison neuve prolonge la vie selon les croyances populaires" comme le rappelle Mina Saïdi-Sharouz à partir des travaux de Christian Bromberger (p.153). Les logements neufs ont ainsi les faveurs de bon nombre de jeunes couples dont les épouses, en quête de prestige, sont souvent aussi désireuses de se mettre à distance de leur belle famille (p. 142). Cela constitue un élément contextuel renforçant la construction de nouveaux immeubles collectifs de cinq niveaux ("mojtameh"), conformément aux règles d'urbanisme en vigueur, à destination de copropriétaires de la classe moyenne ascendante qui louent parfois ces logements à des ménages plus modestes aidés financièrement. Cette transformation de l'habitat, accélérée également par les projets de rénovation urbaine, entraine des changements du mode d'habiter. On assiste à un délitement progressif des relations traditionnelles de voisinage, surtout au sein de la sociabilité féminine. "L'habitat épouse une forme de plus en plus ouverte et transparente, mais camoufle, derrière sa façade, les ambigüités et les doutes d'une société en pleine mutation" : "les grandes baies vitrées ouvertes sur la rue" sont "voilées par des stores et des rideaux pour protéger l'intimité de la famille des regards" (p. 152). Téhéran est ainsi un curieux mixte de mégapole moyen-orientale et de Los Angeles, comme le pointe Emeline Bailly (p.122), participant à sa manière d'une globalisation réinterprétée.

Au final, voici un ouvrage d'une lecture très plaisante, en dépit de coquilles qui seront vite corrigées lors de la prochaine réimpression. Il dresse un bilan très utile des rapides transformations urbaines à l'œuvre à Téhéran, transformations qui affectent au premier chef les quartiers populaires. Il pourrait trouver un approfondissement dans l'étude des diverses interactions (sociopolitiques, économiques, etc.) entre ces quartiers, dits de "tissus usés", et ceux des classes sociales plus aisées, ainsi que dans d'autres dimensions également présentes dans l'ouvrage mais dont on sent qu'elles peuvent mériter un traitement spécifique, telles les relations de genre et de mobilité, des spécialités de Mina Saïdi-Sharouz. Ce livre collectif jette par ailleurs les bases nécessaires à des comparaisons avec les cas de mégapoles des Proche et Moyen Orient, dans la continuité des programmes de recherche mentionnés ci dessus. La vision non dépréciative, mais pas béate non plus, de ces quartiers populaires est salutaire en ce qu'elle ne les appréhende pas d'un point de vue implicitement ou explicitement normatif. L'enjeu est ici de comprendre les sociabilités dans leurs implications spatio-territoriales multi-scalaires, plutôt que de corroborer des discours de politiques urbaines trop souvent destructrices des identités locales par la transformation hâtive et à grande échelle du bâti. L'insistance portée dans cet ouvrage sur le rôle de la société civile dans les quartiers populaires est une entrée particulièrement originale dans l'étude des dynamiques urbaines à Téhéran. Espérons que l'ouverture politique relative depuis l'élection de Rouhani permette de nombreux programmes de recherches internationaux de ce type, sans a priori ni idées préconçues, sur une société urbaine iranienne recelant de nombreuses ressources créatives.

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[1] Financé par l'Agence Universitaire de la Francophonie et dirigé par Valérie Clerc, alors à la tête de l'Observatoire urbain de l'Institut français du Proche-Orient, en partenariat avec l'IRMC, le CEDEJ, l'IFRI, l'Université de Damas, l'Université Galatasaray, University College London, et l'ENSA Paris La-Villette. MeRSI a donné lieu à un colloque final.

Références :

Eric Denis, Bernard Hourcade, Jean-François Pérouse, "Le Caire, Istanbul, Téhéran: trois mégapoles, une dynamique?" Travaux de l'Institut de Géographie de Reims, vol. 32, n°127-128 (2009): 9-42.

Mohsen Habibi, Bernard Hourcade, Atlas de Téhéran métropole, Atlas of Tehran Metropolis, تهران کلانشهر اطلس. (Téhéran/Paris: Centre d’Informations Géographiques de Téhéran /CNRS, 2005).

Nouchine Yavari D'Hellencourt, "Immigration et construction identitaire en milieu péri-urbain à Téhéran: Eslâm-shahr", Cahiers d'Etudes sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien, n°24 (1997).

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