2013-06-14

Posted in: "hyporadar" via Martin in Google Reader



Je sors aujourd’hui humblement de mon champ de compétence pour parler, avec déjà un peu de retard, de l’événement musical de ces dernières semaines : la sortie du nouvel album de Daft Punk, Random Access Memories, porté par l’inévitable « Get Lucky ». Je dois reconnaître d’ores et déjà que mes connaissances et ma passion pour le groupe sont, sinon limitées, en tout cas moyennes. Néanmoins, la sortie de leur album m’intéresse car, comme le résume cet article du Monde, la promotion et les discours qu’elle génère lie des stratégies de l’industrie du disque extrêmement classiques et des aspects plus novateurs. Parmi ces discours, je vais m’arrêter sur celui de Pharrell Williams, qui chante sur « Get Lucky ».

La vidéo ci-dessous vient du site internet consacré à l’album (www.randomaccessmemories.com) et fait partie de la série « Collaborators » : les artistes et producteurs renommés ayant contribué sont interviewés pour parler de leur travail sur l’album. Je recommande celle de Paul Williams, qui jouait le producteur travaillant (déjà) avec un artiste électronique masqué dans Phantom of the Paradise (une des références des Daft Punk semble-t-il). L’idée de proposer cette série d’interviews sur le site consacré à l’album est déjà, en soi, une façon d’orienter sa réception et une utilisation très bien vue d’internet. La démarche ressemble à celle des documentaires musicaux que j’étudie et qui ont pour ambition de dresser un portrait, si possible définitif, de certains artistes ou groupes : l’effet est le même ici, bien que le regard rétrospectif soit remplacé par une certaine immédiateté.

Pharrell Williams nous parle donc de sa collaboration avec les « robots », ainsi qu’il les appelle tout au long de l’interview. Cette dénomination est intéressante, puisqu’elle lui permet de cadrer avec l’imagerie du groupe : les masques de robots sont le symbole mondialement connu de Daft Punk, ils représentent aussi la mise en scène de leur anonymat ; le halo de mystère qui les entoure étant renforcé par l’extrême rareté de leurs interviews (celle-ci créant un effet d’attente et des événements discursifs tout à fait bienvenus). D’autre part, Pharrell Williams est dans une démarche proche de celle du groupe en ce qui concerne la narrativisation de leur parcours, cette narrativisation étant le corollaire de leur anonymat : puisqu’on ne sait (presque) pas qui sont ces musiciens, libre à eux de s’insérer dans des histoires fantastiques. On pense ici à Interstella 5555, manga accompagnant la sortie de l’album Discovery, un Yellow Submarine électro en quelque sorte. Le « collaborateur » suit le même procédé de « brouillage » narratif quand explique que les robots ne sont pas enchaînés par l’espace et le temps (« not bound to space and time »), se demande si le peu de souvenirs qu’il garde de la séance d’enregistrement sont dus au décalage horaire ou à un flash façon Men In Black ou quand il souligne à la fin de l’interview que nous sommes chanceux de les avoir parmi nous sur Terre car ils pourraient remonter dans leur fusée et retourner là-haut (« up, where they belong »). Qu’il s’agisse d’une volonté individuelle de poétiser sa contribution et son admiration pour Daft Punk ou d’une construction de la maison de disque (ou un peu des deux) importe peu, son discours rejoint ceux qui entourent la sortie du disque, il participe à sa réception, conditionne son écoute et contribue à construire l’image du groupe discursivement.

Le rapport au temps, comme très souvent de le discours musical, est essentiel dans les propos de Pharrell Williams. En effet, il s’agit avant tout d’une forme de nostalgie, selon laquelle la musique n’est plus ce qu’elle était, parce que les artistes ne savent plus jouer et que le public ne sait plus écouter « comme avant ».  A propos de sa passion partagée avec les robots pour Nile Rogers (qui joue sur “Get Lucky”) : « (…) go back to a time when music and the liveliness of music was what moved people » ; et à propos du rapport du public à la musique : « people lost respect for the groove, everything is so synthetic, it doesn’t really… it’s just missing the gut”.

Ce regret d’un âge d’or est extrêmement courant chez les musiciens, et très bien analysé, entre autres, par Claude Chastagner et Simon Frith. Pharell Williams n’est pas plus précis que tous ses prédécesseurs dans ses regrets : quelle époque ? comment se manifestait ce respect perdu pour le groove ? qu’est-ce qu’une musique avec des tripes ? La deuxième citation est d’autant plus intéressante qu’il parle de musique « synthétique ». Or, il vient de collaborer avec des pionniers de l’électro, mouvement musical dont l’instrument emblématique est le synthétiseur, et ce d’autant plus qu’il a été beaucoup critiqué par les détracteurs du genre. Simon Frith souligne dans « Art and Technology : The Strange Case of Popular Music » (1986) que les avancées technologiques sont toujours critiquées dans la musique populaire au nom d’une perte de naturel, et ce depuis l’invention du microphone, en passant par la bande magnétique et les boîtes à rythme.



Comment Pharell Williams résout-il ces contradictions ? A la manière de Daft Punk : en faisant du neuf avec du vieux. Je m’explique : l’une des qualités du groupe sur cette chanson, et apparemment sur le reste de l’album, salué par la critique, est d’intégrer des sons « d’autrefois » dans sa musique électronique pour la rendre à la fois plus humaine et plus prenante (j’ose à peine écrire « dansante » ou « entraînante »). On retrouve cette idée lorsqu’il explique que la mesure de la chanson des robots est donnée, paradoxalement, par le battement d’un cœur, ce qui reste dans le même champ que les tripes et l’idéal naturel, tant sur le plan lexical que métaphorique. Plus concrètement, l’effet rétro vient aussi de la participation de Nile Rogers, « parrain de la dance music des années 70 et 80 » d’après Le Monde. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la rencontre entre Pharrell et les robots, racontée au début de l’interview, a lieu chez Madonna, sorte de bonne fée de la pop se penchant sur le berceau de cette collaboration fructueuse. Si on regarde en détail ce que dit Pharell Williams sur l’utilisation d’une musique rétro, on s’aperçoit que là encore il fait entrer cet élément technique dans une narration fictionalisée :

“Somewhere outside the world we exist in, is a multitude of realms of possibility and alternate directions. And I think they just went in those libraries and just dusted off those things. It’s kind of like the mid 70s, early 80s of a different universe and dimension, not of this one.”

La démarche très classique consistant à remettre au goût du jour une forme ancienne est donc intégrée à une histoire de mondes parallèles, tout comme l’ambiance du titre est comparée, dans une ekphrasis assez réussie, à une île tropicale où il serait toujours 4 heures du matin.

On peut passer un peu plus rapidement sur d’autres remarques de Pharrell Williams qui sont elles aussi extrêmement classiques dans la perspective d’un discours sur la musique. Je pense ici à la glose sur le titre de la chanson « Get Lucky », qu’il ne limite pas à la périphrase euphémisante pour désigner le rapport sexuel consécutif à une drague réussie (généralement dans un contexte de soirée ou de rendez-vous), puisqu’il s’agirait avant tout d’une rencontre, d’une connexion (« it clicks »). On retrouve ici deux penchants, sinon contradictoires, en tout cas complémentaires, du rock et de la pop : une exaltation du sentiment amoureux d’une part et de la liberté sexuelle d’autre part. D’ailleurs le deuxième terme du cliché « sex, drugs, and rock n roll » est abordé lui aussi, puisqu’il affirme que cette musique en 4D (là encore l’image de la technologie, du robot) surpasse la drogue du moment: la MDMA.

Enfin son analyse du rapport de la chanson avec son époque et sa réception est d’une candeur peut-être plus surprenante que ses histoires de robots. Il y a d’abord cette remarque sur le fait qu’en 2013, « tout est différent » car :

“Things are not in a box, in a way that they used to be, and if they are, it’s like the corniest thing ever. Like: ‘Please, don’t talk to me, I don’t want to catch your mentality.’”

Passons sur l’idée selon laquelle il ne vaut mieux pas écouter les avis divergents car l’intolérance se transmettrait comme la grippe. L’affirmation qui veut que les choses (et on suppose la musique) ne soient plus dans des cases ou ne devraient plus l’être traverse l’histoire du rock et de la musique populaire depuis toujours sans que cela ait permis de jamais décoller les étiquettes des albums. Mais c’est la suite qui, à vrai dire, laisse pantois:

“That’s what this music is to me, this music represents like the freedom of like, all human beings. (…) This is like, this is for the globe. A six-year old can enjoy this album, like a thirty-three-year old, like a sixty-six-year old, cause it is music.”

Ce n’est pas tellement à cause de sa prétention à l’universalité, puisqu’après tout le disque a connu une sortie et un succès planétaires, mais du fait de l’arbitraire avec lequel il fait de la chanson un hymne à la liberté et du syllogisme imparable grâce auquel son public est étendu à l’infini : la musique est universelle, cet album contient de la musique, donc cet album est universel.

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