2017-02-27

Robinson Baudry (Université Paris Ouest)

Le point de départ de cette recherche, dont le présent article ne constitue qu’un état des lieux provisoire, réside dans le projet d’analyser la position sociale et politique des acteurs de l’hospitalité et de mettre cette dernière en relation avec le contenu et les représentations de cette pratique, à partir d’une enquête prosopographique, qui est loin d’être achevée. Je précise que, pour l’heure, j’ai limité ma recherche à l’hospitalité unissant des aristocrates romains à des notables provinciaux, laissant de côté les Italiens, sur lesquels les analyses de T. P. Wiseman constituent encore un bon point de départ (Wiseman, 1971, p. 33-38). Dans la Rome tardo-républicaine, l’aristocratie désignait une catégorie sociale cohérente mais fortement hiérarchisée, selon des critères complexes, sociaux (la naissance, qui détermine en particulier l’appartenance à la noblesse), politiques (la progression dans la carrière, dont le terme dignitas peut rendre compte) ou juridiques (l’appartenance au patriciat, par exemple).

Dans quelle mesure ces distinctions internes rejaillissaient-elles sur les pratiques de l’hospitalité ? Elle pesaient sur le choix des hôtes, ne serait-ce que parce que les nobles pouvaient partiellement compter sur des réseaux d’hospitalité dont ils avaient hérité. Plus fondamentalement, la position sociale et politique des deux protagonistes de l’hospitalité fonctionnait comme un marqueur social pour l’un comme pour l’autre. Joseph Hellegouarc’h a pu ainsi écrire (Hellegouarc’h, 1963, p. 52) : « hospitium apparaît dans les textes comme un élément du « standing » d’un individu ».

Mais, précisément, qu’en était-il de la position sociale de ces notables provinciaux, comment était-elle évaluée par les Romains ? En théorie, l’hospitalité privée était supposée, comme l’amicitia, unir des individus de rang comparable et reposait sur la réciprocité, mais la dissymétrie des relations entre Rome et les cités du monde romain rendait la situation plus complexe, comme le soulignait encore récemment J. Nicols (Nicols, 2014, p. 187), à la suite de Badian (Badian, 1958, p. 11-13). De façon plus générale, se pose la question de la comparabilité entre des aristocraties dépendant d’organisations socio-politiques différentes.

A ce stade de mon enquête, je me suis concentré sur le corpus cicéronien : les Verrines et la correspondance, surtout. Je n’ignore évidemment pas les biais et les limites de ce corpus. La plupart des hôtes connus sont logiquement ceux d’un aristocrate, Cicéron, qu’il s’agisse des habitants de Sicile et de Cilicie, mais aussi d’Achaïe et de Macédoine. On peut certes ajouter les magistrats et promagistrats auxquels Cicéron recommande des hôtes, puisqu’ils pouvaient devenir, par le jeu de la recommandation, des acteurs de ces relations d’hospitalité. Leur nombre est cependant trop faible pour que l’on puisse en tirer des conclusions fermes. Surtout, la question de la diversité sociale interne à ce groupe paraît de peu de poids face à ce qui l’unit : la fonction et la position politique d’individus qui se définissent d’abord et avant tout comme des gouverneurs de province, et ce quels que soient leurs quartiers de noblesse. Du côté des élites provinciales, la mise au jour de distinctions sociales demeure difficile, du fait de la nature des sources dans lesquelles ils sont évoqués. Que ce soit dans des discours judiciaires ou des lettres de recommandation, ils sont présentés selon des normes déformantes car uniformisantes. La situation de l’énonciation tend à exagérer leur situation de primauté à l’échelle civique, voire provinciale. En réalité, comme nous le verrons, c’est plutôt la place de l’hospitalité dans les conduites et les représentations de l’aristocratie qui se laisse observer.

Statut social et hospitalité

La question du statut des acteurs de l’hospitalité est posée de façon exemplaire dans un passage des Verrines (II Verr., 1, 63 sq.), sur lequel est revenue récemment Agnès Bérenger (Bérenger, 2011, p. 181-182 ; Bérenger, 2014, p. 341-343). L’affaire s’est passée à Lampsaque, dans la province d’Asie, cité où Verrès se rendit en qualité de légat du gouverneur Cn. Dolabella. On apprend que Verrès « fut conduit chez son hôte un certain Janitor (deducitur ad Ianitorem quendam hospitem) ». Ses comites sont placés (collocantur) auprès d’autres hôtes (apud ceteros hospites), qui ne sont pas nommés. Verrès aurait demandé à être logé chez « un certain Philodamos (quendam) », pour séduire sa fille.

Cicéron précise que Philodamos tenta de refuser et rapporte les motifs invoqués par ce dernier : « il fait savoir que telle n’est pas la charge qui lui est imposée : si son rôle est de recevoir des hôtes, ce sont cependant les préteurs et les consuls eux-mêmes, ce ne sont pas les gens de la suite des légats qu’il a coutume de recevoir (ostendit munus illud suum non esse ; se, cum suae partes essent hospitium recipiendorum, tum ipsos tamen praetores et consules, non legatorum adseculas, recipere solere) ». On apprend ainsi que, du fait de sa position sociale, Philodamus ne recevait que les gouverneurs de province, de rang prétorien ou consulaire, et non les membres de leur cohorte, et ce quel que soit leur rang. En d’autres termes, il accueillait le sommet de la hiérarchie romaine, en termes de position institutionnelle.

Cela tenait, apprend-on plus haut, non pas au fait que son tour serait déjà passé, comme le suggère J. Nicols (Nicols, 2014, p. 189), mais au rang qui était le sien à l’échelle de la cité de Lampsaque : « sa naissance, son honorabilité, sa fortune, la considération dont il jouissait faisaient de lui facilement le premier des citoyens de la ville (genere, honore, copiis, existimatione facile principem Lampsacenorum) ». Le vocabulaire employé pour désigner le rang social est topique et suffisamment général (la naissance, l’exercice de charges civiques, des ressources financières mais aussi clientélaires, une réputation, ce qui renvoie notamment à la capacité à se distinguer par ses qualités personnelles : il s’agissait bien d’élites politiques) pour pouvoir s’appliquer à tout aristocrate local, tout en permettant des analogies avec la situation à Rome. Le jury auquel s’adresse Cicéron, alors composé de sénateurs, peut s’y reconnaître, jusqu’à un certain point toutefois, puisque ce n’est jamais que le princeps de Lampsaque. On sait que Lampsaque était une cité prospère, du fait de sa situation, dans la partie orientale de l’Hellespont. On ignore son statut : cité libre selon Magie (Magie, 1950, p. 234), ce que T. N. Mitchell (Mitchell, 2014, p. 190) exclut, au motif que Cicéron l’aurait précisé.

Tout se passe donc comme si le premier des citoyens de la cité devait recevoir celui des citoyens romains qui occupe la position la plus élevée, à savoir le gouverneur de province. L’hospitium serait ainsi comparable à l’amicitia, en ce qu’il associe deux acteurs occupant un rang social comparable, du moins à l’échelle de chacune des cités concernées. Recevoir en-dessous de son rang, en l’occurrence un légat, n’était pas acceptable, car cela menaçait les hiérarchies internes à la cité. L’inconvenance de Verrès, ici comme ailleurs, se remarque à la transgression des normes. Et de fait, l’hospitalité est bien un enjeu social pour les notables locaux, comme en témoigne l’attitude de Janitor qui craint que le comportement de Verrès ne soit interprété comme une incapacité de sa part à respecter la relation d’hospitalité. Par conséquent, les contraintes pesant sur le choix des acteurs de l’hospitalité auraient été fortes. En l’occurrence, il n’y aurait pas même eu choix, l’association entre le gouverneur et le princeps de la cité étant automatique, relevant d’un consensus à l’échelle de la cité de Lampsaque, peut-être formalisé par une décision du sénat local.

L’hospitalité fonctionnait donc comme un marqueur social chez les notables locaux, qui paraissent, ici, avoir eu l’initiative de la relation, qui aurait été le résultat d’une décision collective. L’idée d’une possible et partielle automaticité de la relation d’hospitalité – on choisit de se répartir les titulaires des fonctions indépendamment de ceux qui les exercent – est intéressante. Peut-être visait-elle à neutraliser cette relation et à la rendre davantage compatible avec le devoir d’impartialité qui se serait imposé au gouverneur, tel qu’A. Bérenger l’a mis au jour.

Un tel fonctionnement contribuait à simplifier considérablement les distinctions propres à l’aristocratie romaine. Ces distinctions sont celles qui étaient susceptibles d’être perçues et d’être jugées comme pertinentes par les élites locales. Il ne saurait donc y être question de nuances telles que l’appartenance au patriciat ou à la noblesse. Ce qui comptait, c’était l’exercice effectif du pouvoir, c’est-à-dire de l’imperium militiae, qui s’exprimait en particulier par la présence des licteurs. Qu’un légat ait été patricien et noble, ce qui n’était pas le cas de Verrès, n’aurait rien changé en l’occurrence. Seule comptait finalement la dignitas, la progression dans la carrière, et encore : la différence entre consuls et préteurs ou, plutôt, entre consulaires et prétoriens, n’était pas décisive. Je ne suis pas sûr que l’on puisse affirmer, avec A. Bérénger (2011, p. 173) que « le niveau atteint dans la carrière des honneurs par le gouverneur constituait un aspect important : un ancien consul avait plus de poids qu’un ancien préteur ». À mon avis, l’élément essentiel résidait dans l’exercice effectif du pouvoir, c’était cela qui définissait la position de l’aristocrate romain aux yeux des notables locaux.

Cette affirmation générale, qui établit une relation entre le rang de l’hôte provincial et celui de l’aristocrate romain et qui n’est probablement pas exempte de déformations – Cicéron a intérêt à exagérer le rang de Philodamos – peut-elle se vérifier en examinant les autres cas où nous connaissons la position sociale des acteurs de la relation d’hospitalité ? Dans la plupart des cas attestés, nous ne connaissons que la position sociale du Romain, qui y occupe soit la charge de gouverneur, soit celle de questeur, à moins qu’il n’y officie dans le cadre d’une enquête judiciaire. Le rang précis des notables locaux, en revanche, nous échappe le plus souvent. On peut seulement juger de leur intégration à la société politique romaine.

Un passage des Verrines peut cependant être versé au dossier. Il concerne Sthenius de Thermes, dont on apprend à la fois qu’il s’agissait, pour reprendre les termes de J. Nicols (Nicols, 2014, p. 187), du « most prominent of the Sicilians » et qu’il recevait « the most important Romans of his day », incluant C. Marius, Pompeius, Marcellus, Sisenna et d’autres viri fortissimi. Cicéron le rappelle (II, Verr., 2, 112) :

Est-ce bien le Sthenius, qui, dans sa ville, a obtenu toutes les magistratures sans aucune difficulté et les a exercées de la manière la plus noble et la plus magnifique ? – qui, de son propre argent, a donné comme décoration à une ville qui est loin d’être très grande de très grands bâtiments d’intérêt commun, de très grands monuments ? – qui a mérité par les services rendus à la cité de Thermes et à l’ensemble des Siciliens qu’on ait fixé dans la salle du sénat, à Thermes, une table d’airain où une mention publique de ses bienfaits était inscrite et gravée ?

Estne Sthenius is qui, omnes honores domi suae facillime cum adeptus esset, amplissime ac magnificentissime gessit, qui oppidum non maximum maximis ex pecunia sua locis communibus monumentisque decorauit, cuius de meritis in rem publicam Thermitanorum Siculosque uniuersos fuit aenea tabula fixa Thermis in curia, in qua publice erat de huius beneficiis scriptum et incisum.

De fait, Sthenius se distingue par sa carrière politique et, surtout, par ses évergésies, qui en font le notable le plus important de sa cité. À propos de sa qualité d’hospes, Cicéron écrit plus haut (II, Verr., 2, 110) :

Je ne dirai pas que c’était ton ami, ce qui est un titre si illustre parmi les hommes ; je ne dirai pas non plus que c’était ton hôte, ce qui est un titre si sacré : car il n’est rien que je rappelle moins volontiers à propos de Sthenius, il n’est rien d’autre que je trouve qu’on puisse reprendre en lui, si ce n’est que lui, un homme si honnête et si intègre, il t’a invité à demeurer dans sa maison, toi, un homme en qui on ne trouve qu’attentats aux mœurs, actes déshonorants, scélératesses ; si ce n’est que lui, qui avait été et qui était encore l’hôte de C. Marius, de Cn. Pompeius, de C. Marcellus, de L. Sisenna, ton défenseur, de tant d’autres personnages de la plus haute valeur morale, au nombre des noms de ces hommes si illustres il a ajouté aussi dans la liste de ses hôtes ton nom à toi.

Non dicam amicum tuum, quod apud homines clarissimum est, non hospitem, quod sanctissimum est ; nihil enim minus libenter de Sthenio commemoro, nihil aliud in eo quod reprehendi possit inuenio, nisi quod homo frugalissimus atque integerrimus te, hominem plenum stupri, flagiti, sceleris, domum suam inuitauit, nisi quod, qui C. Mari, Cn. Pompei, C. Marcelli, L. Sisennae, tui defensoris, ceterorum uirorum fortissimorum hospes fuisset atque esset, ad eum numerum clarissimorum hominum tuum quoque nomen adscripsit.

La position sociale et politique des hôtes de Sthenius sert à opérer un contraste avec celle de Verrès, mais également à renforcer le jugement énoncé plus haut par Cicéron sur le rang de Sthenius et, partant, à accréditer son témoignage. Par la médiation de ses hôtes, Sthenius se trouve inclus dans une communauté de valeurs et de normes, qu’il partage avec les aristocrates romains et dont Verrès se serait rendu indigne.

Si les données prosopographiques ne permettent pas d’infirmer ou de confirmer la proposition générale que Cicéron prête à Philodomos, plusieurs facteurs pouvaient rendre la situation plus complexe. On songe au fait que le gouverneur pouvait déjà avoir un ou des hospites dans la cité où il se rendait, soit par héritage, soit du fait de charges antérieures. Dans un tel cas de figure, qu’est-ce qui l’emportait ?

Pratiques

Outre la question du choix de l’hôte, le rang des acteurs de la relation d’hospitalité pesait-il sur les pratiques ? Il faut revenir ici sur la pratique de la recommandation. Cicéron a, à plusieurs reprises, recommandé des hospites à des gouverneurs de province, pour que ces derniers veillent à leurs intérêts. Une telle recommandation, si elle était suivie d’effet, créait-elle une relation d’hospitalité entre le recommandé et le recommandataire ou s’agissait-il d’un autre type de relation, une relation de patronat en particulier ? Une lettre de Cicéron peut être versée au dossier, celle qu’il a écrit à A. Allienus, à une date discutée, et dans laquelle il recommande l’un de ses hôtes, Démocrite de Sycione (Cic., Fam., XIII, 78). A. Allienus était peut-être à cette époque questeur en Macédoine, si l’on en croit l’hypothèse de D. R. Shackleton-Bailey (Shackleton Bailey, 1977, p. 439), qui, arguant de l’allusion à la cité de Sicyone et de l’absence du titre de proconsul dans l’adresse de la lettre, estime que cette dernière aurait été écrite en 62, à ce stade de la carrière d’A. Allienus et non en 46, quand ce dernier était proconsul de Sicile. Cicéron lui écrit : « Je me borne à lui ouvrir et à lui assurer la voie te menant à faire sa connaissance (huic ego tantum modo aditum ad tuam cognitionem patefacio et munio) ; quand tu le connaîtras, étant donné ton caractère, de toi-même tu le jugeras digne de devenir ton ami et ton hôte (cognitum per te ipsum, quae tu natura est, dignum tua amicitia atque hospitio iudicabis) ». L’élément essentiel réside dans la référence à la dignitas : la recommandation permet de désigner un hôte digne du recommandataire. Cette allusion à la dignitas du recommandé avait été préparée par le portrait moral et social qui figure dans le passage précédent de la lettre : « tu reconnaîtras en lui le premier personnage de sa cité, on presque dire de toute l’Achaïe (eum tu non modo suorum civium uerum paene Achaiae principem cognosces) ». On le voit, la pratique de l’hospitalité est affaire de dignité : ici, c’est celle du provincial qui est soulignée, du fait de la logique de la recommandation.

Rien n’est dit, en revanche, de celle de l’aristocrate romain, qui n’est qu’un questeur, appartenant à une famille peu connue. On ne trouve donc pas ici la logique de l’argumentation que Cicéron prête à Philodamos, selon laquelle le premier de la cité recevait le gouverneur. Cette affirmation générale, énoncée dans un contexte qu’il faut critiquer, était en partie infirmée par la pratique, qui se révélait plus complexe que la simple application mécanique de la hiérarchie sociale. D’autres éléments pesaient, à commencer par le jeu des relations sociales. La relation d’hospitalité se trouve rapprochée de celle de l’amitié, mais sans doute faut-il voir ici une volonté d’atténuer la relation de subordination sociale, puisque Cicéron écrit : « Je te demande donc de le prendre sous ta protection, après lecture de cette lettre (Peto igitur a te ut, his litteris lectis, recipias eum in tua fidem) », l’expression recipere in fidem étant propre au lexique des relations clientélaires.

Représentations

Ce qui s’observe le mieux, dans les sources, c’est la perception dont faisait l’objet la relation d’hospitalité.

Dans un contexte judiciaire, la qualité d’hôte pouvait être évoquée pour légitimer un témoignage. Il en va ainsi dans le Pro Scauro (Cicéron, Pro Scauro, 43). Cicéron vient de faire une digression sur les Sardes, afin de délégitimer les témoignages de l’accusation et évoque des exceptions, qui concernent les témoins de la défense, avant d’affirmer :

Et ici, il me pardonnera Cn. Domitius Sincaicus, cet homme si distingué, mon hôte et ami très cher, ils me pardonneront enfin tous ceux à qui Cn. Pompée a donné le droit de cité, et qui, tous aujourd’hui, viennent apporter leurs témoignage favorable à notre cause, ils nous pardonneront les autres honnêtes gens de Sardaigne, car je suis sûr qu’il y en a.

Hic mihi ignoscet Cn. Domitius Sincaicus, uir ornatissimus, hospes et familiaris meus, ignoscent denique omnes ab eodem Cn. Pompeio ciuitate donati, quorum tamen omnium laudatione utimur, ignoscent alii uiri boni ex Sardinia ; credo enim esse quosdam.

La qualité d’hôte se trouve ainsi mise en avant : elle dit la relation sociale et suggère les qualités de celui qu’elle concerne. L’hôte est, à tout le moins, celui qui sait faire montre de fides, une qualité que l’on attend aussi du témoin. Mais l’on voit aussi que cela ne suffit pas : Cicéron est obligé de préciser qu’il est ornatissimus, terme qui s’applique aussi aux aristocrates romains et qui, selon J. Hellegouarc’h (Hellegouarc’h, 1963, p. 463-464) a une valeur sémantique comparable à honestus.

Les lettres de recommandation de Cicéron, étudiées notamment par E. Deniaux (Deniaux, 1993), permettent d’analyser comment les hôtes étaient perçus par les aristocrates romains et le rôle que jouait l’hospitalité dans les relations interpersonnelles.

Premier constat remarquable, la relation d’hospitalité est souvent considérée comme insuffisante pour fonder la recommandation. Dans ses stratégies discursives, Cicéron a généralement besoin d’invoquer d’autres éléments pour garantir que le recommandé est digne de l’être et qu’une relation peut, avec profit, être nouée avec ce dernier. La logique de la recommandation imposait d’insister à la fois sur la force des liens entre le recommandant et le recommandé, pour montrer que le recommandataire, s’il s’exécute, rend service à celui qui est à l’origine de la relation de recommandation, et de souligner les qualités du recommandé, pour montrer que dernier saura se montrer reconnaissant.

Cette stratégie est mobilisée de façon exemplaire dans la lettre à A. Allienus déjà évoquée (Cic., Fam., XIII, 78) : « Démocrite de Sycione est mon hôte, mais aussi, ce qui n’arrive pas à beaucoup de gens, surtout s’ils sont grecs, un ami très proche Democritus Sicyonius non solum hospes meus est, sed etiam, quod non multis contigit, Graecis praesertim, valde familiaris). » Le lien d’hospitalité est placée en premier, peut-être parce qu’il fonde la relation entre Cicéron et Democritus, peut-être aussi parce qu’il ne saurait être nié, de par son évidence. Mais fait remarquable, il est jugé par Cicéron comme insuffisant, ainsi qu’en témoigne le recours à la structure non solum… sed etiam. On retrouve une structure comparable dans une lettre de recommandation adressée à Q. Philippus, à une date incertaine, à propos d’Antipater de Derbé (Cicéron, Fam., XIII, 73).

Le plus important, pour le recommandant, c’est la familiaritas, dont l’intensité est soulignée par l’adverbe valde. On retrouve la même construction dans la recommandation de C. Avianius Philoxenus à Acilius Caninus (Cicéron, Fam., XIII, 35). Et la mise en relation avec la familiaritas figure aussi dans une lettre au même Acilius, à propos de Demetrius Megas (Cicéron, Fam., XIII, 36).

Mieux, Cicéron ajoute que la relation entre hospitalité et familiarité n’avait rien d’évident : ce serait même l’exception. Cicéron précise que cette proposition générale se vérifierait plus particulièrement dans le cas des Grecs. On trouve un jugement comparable dans une lettre de Cicéron à Tiron, datée du mois de novembre de l’année 50 (Cicéron, Fam., XVI, 4), où il évoque la neglegentia de Lyson, qu’il compare à celle de « tous les Grecs (omnes Graeci) ». Pour motiver son affirmation, Cicéron en réfère aux qualités personnelles de Democritus : « c’est qu’il y a en lui une extrême droiture, une générosité et des égards sans pareils envers ses hôtes ; il me marque plus qu’à tout autre respect, égards et amitié (est enim in eo summa probitas, summa uirtus, summa in hospites liberalitas et obseruantia, meque praeter ceteros et colit et obseruat et diligit) ». La capacité à transformer une relation d’hospitium en relation de familiaritas dépendrait ainsi des qualités personnelles de l’hospes, qualités morales, qui renvoient à la fois à l’axiologie nobiliaire (uirtus) et au lexique de la dépendance clientélaire (l’observantia, les verbes colere et diligere).

Que l’évocation de la relation d’hospitalité ne suffise pas et que, le plus souvent, elle échoue à fonder la familiarité peut s’expliquer de plusieurs façons. Cela pouvait tenir à son caractère contraint, résultat du rapport de force entre Rome et la cité concernée et possible aboutissement d’un processus de décision pris par les notables locaux, comme dans le cas de Philodamos de Lampsaque. Cela s’expliquait surtout par le caractère discontinu d’une telle relation. L’éloignement géographique ne permettait pas de recourir à des échanges de services réguliers et il manquait à la familiaritas l’une de ses composantes essentielles : la quotidienneté de la fréquentation. Que faut-il penser ici de la spécificité des Grecs, alléguée par Cicéron ? S’agit-il d’un stéréotype ethnique, qui renverrait à leur manque de fides, à leur inconstance ? Ou s’agit-il plutôt d’un effet de leur propre conception de l’hospitalité, la xenia, qui serait davantage formalisée et circonscrite, ne donnant guère lieu à une évolution de la relation en rapport de familiaritas ?

On trouve cependant une stratégie discursive alternative. Il arrive en effet, mais plus rarement, que Cicéron insiste sur la relation d’hospitalité, dont il cherche à mettre au jour la qualité exceptionnelle. Tel est le cas dans une lettre adressée en 45 à M’. Acilius Glabrio, dans laquelle Cicéron recommande Lyson de Lilybée : « J’ai des relations d’hospitalité ancestrales avec Lyson, fils de Lyson, de Lilybée ; il m’entoure de beaucoup d’attentions et je le sais digne de son père et de son grand-père – la maison est, en effet, des plus connues –. » L’hospitium est, comme à chaque fois, placée au principe de la relation entre Cicéron et le recommandé ; mieux, elle paraît épuiser cette relation. Mais Cicéron la qualifie : elle se distingue par son ancienneté (avitum hospitium). Et, de fait, Cicéron motive son propos, en faisant référence au père et au grand-père de Lyson. Il s’agirait donc ici d’une hospitalité inter-générationnelle et la qualité de la relation se trouverait garantie par son ancienneté. Cicéron peut logiquement utiliser le vocabulaire de la nobilitas.

Parfois, Cicéron combine les deux stratégies. Il en va ainsi d’une lettre de recommandation, envoyée en 46 à Ser. Sulpicius Rufus, dans laquelle Cicéron présente Lyson de Patras (Cic., Fam., XIII, 19). Les premières lignes méritent que l’on s’y attarde : « Je suis uni à Lyson de Patras par des liens d’hospitalité anciens et j’estime que ce genre de relations doit être pieusement cultivé ; mais, si j’ai des rapports identique avec bien d’autres gens, aucun de ceux auxquels m’unissent des relations d’hospitalité n’entretient avec moi de telles relations de familiarité ; elles ont été encore resserrées par ses nombreuses marques d’obligation et surtout par une fréquentation quotidienne, au point qu’il n’existe pas d’union plus étroite que la nôtre ». La relation d’hospitium est évoquée en premier comme pour respecter sa place dans la chronologie des rapports entre Cicéron et Lyson. C’est bien par elle que les deux furent liés lorsque Cicéron fit son retour de Cilicie en octobre 50 (Fam., XVI, 4, 1-2 ; 5, 1 ; 9, 3-4). Cicéron la qualifie, en en rappelant l’ancienneté (vetus), toute relative pourtant et se permet une incise à vocation générale sur l’importance qu’il attache à ce type de relation, qualifiée de necessitudo, et sur la dimension religieuse qu’elle revêt. Toutefois, il ne peut en rester là et se doit de distinguer le cas de Lyson de ceux de ses autres hôtes. L’hospitium, en l’occurrence, a débouché sur une relation de familiaritas, qui repose, elle sur une fréquentation « quotidienne », ce que ne peut être, en règle générale, la relation d’hospitalité, vouée à la discontinuité et sur de « nombreuses marques d’obligation ».

Au terme de ce rapide parcours, je souhaiterais revenir sur certains des éléments de réflexion et de définition proposés par Marie-Adeline Le Guennec et Claire Fauchon-Claudon au début de cet atelier. Que la relation d’hospitalité ait fonctionné comme un marqueur social, aussi bien pour les aristocrates romains que pour les aristocrates locaux, c’est ce que le corpus cicéronien ne cesse de confirmer mais aussi d’actualiser, dans la mesure où ses lettres et ses discours énoncent aussi un discours normatif sur ces pratiques. Cette relation constitue-t-elle un principe d’identité ? Les lettres de recommandation de Cicéron révèlent que la situation est plus complexe et qu’il était nécessaire de préciser l’ancienneté de la relation d’hospitalité ou de la redoubler d’un rapport de familiarité. La réification du recommandé en hospes risquait de faire échouer la recommandation : il fallait aussi qu’il fût un familiaris du recommandant.

Bibliographie

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