2013-05-28

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Archives, protection et valorisation du patrimoine de la nécropole nationale du camp de Natzweiler-Struthof

Le Service des patrimoines de la DRAC Alsace conserve des archives relatives aux études et travaux engagés par l’architecte en chef des Monuments historiques Bertrand Monnet (1910-1989). Ce dernier est en charge du département du Bas-Rhin à partir de 1944 et, à ce titre, il suit les travaux de conservation, de restauration et d’aménagement du KL-Natzweiler. Ce sont, par exemple, ses différents rapports, photographies et croquis de terrain, qui déterminent la définition des espaces qui feront l’objet d’arrêtés d’inscription et de classement après 1945. Par ailleurs, il est l’auteur de différents projets d’aménagement, dont celui de la nécropole nationale avec sa flamme-mémorial que nous connaissons aujourd’hui.



Les croquis du camp-haut de Bertrand Monnet témoignent de l’état du site au moment des débats relatifs à sa protection entre 1945 et 1955. Dès le départ, l’impact de l’implantation du mémorial comme point d’appel est étudié dans un environnement où les Blocks sont maintenus partiellement, en totalité ou pas du tout (fonds Denkmalarchiv, montage Olivier Munsch).

Quelques éléments de rappel historique (1)

Le KL-Natzweiler est le seul camp de ce type présent sur le territoire alsacien. Il est implanté à partir de 1941 à 710 m d’altitude au lieu-dit Struthof. 44 000 détenus y seront immatriculés (10 000 à 12 000 restent dans le camp-souche, les autres travaillant dans des camps annexes). On estime que seule la moitié y survivra. Ce camp de concentration et de travail s’implante sur un des versants les plus hostiles du massif vosgien, orienté plein nord, battu par le vent et enneigé presque six mois par an. Les détenus partagent leur journée entre :

le camp-bas où se trouvent l’hôtel abritant les bureaux et des ateliers, puis à partir d’août 1943 la chambre à gaz ;

le camp-haut où ils vivent au cœur d’une enceinte électrifiée de barbelés ;

le site de la grande carrière (2) où ils travaillent.

En novembre 1944, le camp est libéré alors que tous les détenus avaient été transférés. Le camp-haut accueille très rapidement après la Libération des civils allemands de l’administration nazie d’occupation, des miliciens faits prisonniers par les troupes de Libération, et des milliers d’Alsaciens accusés de collaboration avec l’Allemagne nazie. En avril 1945, les deux camps de La Broque-Schirmeck et du Struthof renferment 3 200 personnes. Trois mois plus tard, ce chiffre a doublé. En novembre 1945, l’administration pénitentiaire française entre en possession des locaux des deux camps de Schirmeck et du Struthof, qui sont confiés au Ministère de la Justice, le premier pour l’incarcération des femmes, le second pour celle des hommes. Le camp du Struthof va être profondément modifié pour ces nouveaux besoins et jusqu’en 1949, date de la fermeture de la prison française. Il garde aujourd’hui la trace de ces évolutions successives.



Vue d’ensemble des baraquements, depuis le haut des gradins, après 1945 (fonds Denkmalarchiv).



Vue d’ensemble des baraquements, depuis le bas des gradins, à partir de 1945 (fonds Denkmalarchiv).

Un site mémoriel protégé au titre des monuments historiques

Si l’histoire réglementaire de la protection au titre des monuments historiques du KL-Natzweiler est complexe, il est important de rappeler que sa reconnaissance mémorielle intervient très rapidement après-guerre. En effet, en même temps que s’y développe une prison française, une partie du camp-haut est ouvert à la visite. Les archives de l’administration pénitentiaire française révèlent ainsi les conditions d’accès dès 1945 aux Blocks du crématoire et du Bunker isolés du reste de l’enceinte du camp-haut par des barbelés.

Le Block dit Bunker servant de prison dans l’enceinte du camp-haut,
auteur : Clémentine Albertoni, 2011 (Ministère de la culture).

Le Block crématoire, 1951 (fonds Denkmalarchiv).

L’histoire de la protection du KL-Natzweiler au titre des monuments historiques doit distinguer les éléments classés, qui n’ont jamais été remis en cause, et les éléments inscrits, qui connaissent un destin différent. Ainsi, le classement de la chambre à gaz est effectif par un décret de 1951 (3) et le classement du sol de l’enceinte intérieure du camp-haut (comme indiqué sur le plan) par arrêté en 1950 (4). Ces deux décisions répondent aux termes du Code du Patrimoine reprenant la loi de 1913 : ” les immeubles dont la conservation présente, au point de vue de l’histoire ou de l’art, un intérêt public, sont classés comme monuments historiques “. Les aspects mémoriels et la nature même de ces espaces (5) sont des raisons suffisantes au regard de l’histoire pour justifier le classement. En revanche ” Les bâtiments et constructions composant le camp de Struthof ” (comprenez camp-haut) sont simplement inscrits sur l’inventaire supplémentaire des monuments historiques mais eux, plus rapidement après le conflit, par arrêté le 20 mars 1947 (6).

L’annexe de l’hôtel au camp-bas dans laquelle est aménagée la chambre à gaz, 1951 (fonds Denkmalarchiv).

Une nécropole nationale et un mémorial

Après 1949 c’est le Ministère des anciens Combattants et des Victimes de Guerre qui est chargé de l’entretien et de l’aménagement du KL-Natzweiler. L’idée d’y installer une Nécropole nationale s’impose rapidement. Elle est destinée à accueillir les corps des déportés français morts dans les différents camps de concentration nazis et dont les dépouilles n’ont jamais été jamais réclamées par les familles. Ainsi, le KL-Natzweiler deviendra un lieu de recueillement et de souvenirs, et le mémorial servira de décor aux cérémonies militaires. Ainsi, un décret du 13 octobre 1953 autorise l’ouverture d’une souscription nationale pour la réalisation d’un mémorial. Cette souscription est organisée par un comité spécial, placé sous le haut patronage du Président de la République Française et présidé par le Ministre des anciens Combattants et Victimes de Guerre. Il prit le nom de ” Comité pour l’érection d’un mémorial de la déportation au Struthof “.

La première question à régler est celle du lieu d’implantation de la nécropole et du mémorial, et de leur intégration dans le paysage environnant, dans le contexte de protection réglementaire au titre des monuments historiques que nous connaissons. Bertrand Monnet élabore plusieurs avant-projets à partir de 1951. Par exemple, il imagine inclure le bâtiment de la chambre à gaz dans le mémorial, tant pour sa portée symbolique que pour des questions de conservation (7). Mais cette proposition est d’emblée écartée (et nous n’en avons pas de trace dans les archives), certainement parce qu’il est évident que c’était au camp-haut de porter ce projet monumental…

Cette question du lieu d’implantation du mémorial renvoie à celle de son accès dans le camp-haut. Bertrand Monnet propose par exemple de concentrer le projet vers le bas du camp, à proximité du crématoire, et de la fosse aux cendres. Il dessine une fosse monumentale incluant un mur portant inscriptions et un gisant. Mais le camp accessible par son sommet et la nécessité de créer un point d’appel sont deux critères qui éliminent ce projet.

Plan de localisation du projet de Bertrand Monnet d’une fosse monumentale (fonds Denkmalarchiv).

Croquis de Bertrand Monnet pour la réalisation d’une fosse monumentale, 1951 (fonds Denkmalarchiv).

Plan et coupe de l’avant-projet de Bertrand Monnet pour la réalisation d’une fosse monumentale, octobre 1951 (fonds Denkmalarchiv).

Par ailleurs, à ces différents choix de lieu et de formes dédiés à la mémoire sont liées différentes manières de considérer la conservation des Blocks sur les terrasses et la définition de l’espace dédié aux tombes de la nécropole.

Pourtant inscrits monuments historiques, la plupart des Blocks disparaîtront le 29 mars 1954, alors que Paul Demange, Préfet du Bas-Rhin, ancien déporté de Neuengamme, procède à leur crémation solennelle (8). La solution de conserver les Blocks de la terrasse supérieure et le Crématoire ainsi que le Bunker de la terrasse inférieure répond certainement à des exigences symboliques mais peut-être également paysagères. Mais cette solution ne fait pas l’unanimité, comme en témoigne la presse de l’époque. A la place des Blocks, sur les terrasses laissées rases, sont élevées de simples stèles en mémoire des victimes. Chacune de ces stèles porte gravé le nom de l’un des camps de concentration nazis. Aucune tombe n’est installée sur ces terrasses contrairement aux propositions de Bertrand Monnet, peut-être pour renforcer la dimension universelle du lieu.

Plan et coupe de l’avant-projet de Bertrand Monnet pour la réalisation d’une fosse monumentale, octobre 1951 (fonds Denkmalarchiv).

Il s’agit finalement de trouver un équilibre satisfaisant entre la mise en scène des vestiges conservés du camp-haut, et la mise en scène du futur mémorial et de la nécropole. Dès 1945 les baraques sur les terrasses supérieures de la seconde enceinte du camp-haut ont été démontées. La plupart des installations qui rappellent la vie administrative, économique et fonctionnelle du camp disparaissent alors pour des raisons d’entretien et d’usage car la prison n’en a pas besoin. Ce vaste espace inoccupé peut répondre aux exigences du développement de la nécropole nationale, et à son sommet, on implantera le mémorial, qui dominera alors le site.

L’idée d’une architecture de grande hauteur transparaît très rapidement dans les croquis de Bertrand Monnet mais selon plusieurs formes. La flamme-mémorial s’impose comme le marqueur architectural le mieux adapté à la topographie des lieux, étant visible de quasiment tous les points de vues du camp, du moins quand la végétation était moins dense qu’aujourd’hui. Le mémorial devait également être visible depuis la vallée et le mémorial de Schirmeck. Au départ, il était prévu l’entretien d’une flamme perpétuelle que l’on verrait depuis l’autre côté du Rhin. Sa forme hélicoïdale n’apparaît qu’en 1953 sur les dessins de l’architecte.

Croquis de l’entrée du camp-haut de Bertrand Monnet replaçant le projet de flamme dans son environnement (fonds Denkmalarchiv, montage Olivier Munsch).

La réalisation de la flamme-mémorial (1952-1960)

Croquis de Bertrand Monnet pour la flamme-mémorial hélicoïdale (fonds Denkmalarchiv).

Plan au sol de Bertrand Monnet pour la la flamme-mémorial hélicoïdale, octobre 1953 (fonds Denkmalarchiv).

Élévation du projet de Bertrand Monnet pour la la flamme-mémorial hélicoïdale, octobre 1953 (fonds Denkmalarchiv).

En 1952, les plans du mémorial sont établis. D’après Florent Fritsch, il fallut trois années d’études pour la préparation et la réalisation des plans et encore 18 mois pour l’exécution des travaux proprement dits. Le 5 mai 1957, en présence du Préfet du Bas-Rhin, on procède à la ré-inhumation de la dépouille mortelle d’un déporté inconnu à cet endroit. Cette cérémonie marque la fin de la première et importante tranche de travaux d’aménagements de la Nécropole nationale. La construction effective du monument n’est amorcée qu’en juin 1957. La flamme-mémorial est inaugurée le 23 juillet 1960 par le Général de Gaulle, Président de la République Française.

Réalisée en pierre blanche, la flamme-mémorial s’élève jusqu’à une hauteur de 30 m. À l’intérieur, l’escalier à vis comporte 167 marches et 8 paliers intermédiaires. Sur la hauteur maximale de la courbe interne de la flamme, l’artiste Lucien Feugniaux réalise en 1959 une sculpture monumentale en intaille. Elle représente l’empreinte d’un déporté, sous la forme d’un cadavre décharné mais à l’allure parfaitement digne et apaisée, volontairement dépouillé de tout réalisme afin de ne pas vouloir basculer dans la figuration macabre. Au bas du monument, et à hauteur d’homme, a également été gravée l’inscription commémorative suivante en lettres capitales de 50 cm de hauteur : “Aux héros et martyrs de la Déportation – La France reconnaissante”. Enfin, c’est au centre même de la plate-forme et du monument qu’a été aménagé un caveau. La dalle circulaire d’un diamètre de deux mètres abritant le caveau reçoit l’inscription suivante : “Ici repose un déporté inconnu”.

En raison de la diversité des croyances et des appartenances philosophiques, religieuses ou nationales des milliers de déportés disparus, il fallait éviter tout symbole religieux ou politique. Demeure, dans le projet du monument, l’intention consciente d’exprimer certains symboles forts :

le cercle définissant la base du monument qui symbolise la captivité ;

l’ascension des lignes interprétant l’évasion de l’esprit ;

l’ouverture et l’orientation du monument vers la France, terre de liberté.

Photo aérienne présentant la réalisation de la Nécropole nationale au début des années 1960 (fonds Denkmalarchiv).

Vue du mémorial flamme, auteur :
Clémentine Albertoni, 2011 (Ministère de la culture).

Révision de protection : classement en totalité

Ces éléments ont été réunis à l’occasion de la révision de la protection du site, englobant ce paysage de la terreur et toutes ses composantes : camp de vie, de travail, de souffrance, liaisons et circulations, équipements, etc. L’arrêté de classement du 3 novembre 2011 est pris pour la totalité du camp après deux années d’étude approfondie incluant une critique d’authenticité de ce site, et de nombreux échanges avec les différents propriétaires privés et publics.

Notes :

(1) STEEGMANN Robert. Struthof, Le KL-Natzweiler et ses kommandos : une nébuleuse concenrationnaire des deux côtés du Rhin (1941-1945). Strasbourg : Ed. La Nuée Bleue, 2005.

(2) Carrières pas évoquées ici.

(3) Classement par décret du 7 août 1951 : Immeuble dans lequel avait été aménagé la chambre à gaz du camp.

(4) Classement par arrêté du 31 janvier 1950 : sol de l’ancien camp de Struthof (partie située à l’intérieur des clôtures actuelles, et délimitée en rouge sur le plan annexé à l’arrêté).

(5) Les cendres des détenus disparus étaient dispersées à plusieurs endroits du camp-haut notamment sur les terrasses accueillant les jardins de l’administration et à l’arrière du crématoire.

(6) Les carrières de Natzwiller connaîtront un destin administratif encore plus complexe car leur inscription est radiée le 6 avril 1955 pour bénéficier d’une inscription au titre des sites, loi 1930).

(7) Florent Fritsch, chercheur au service de l’inventaire du patrimoine de la région Alsace, a réalisé un dossier très complet sur l’ancien camp de concentration du Struthof.

(8) Étaient présents à cette cérémonie : Georges Ritter, vice-président du Conseil général du Bas-Rhin, ancien déporté ; Camille Wolff, député du Bas-Rhin, ancien déporté, Président de l’Amicale des Anciens internés des camps de Schirmeck et du Struthof ; Yves Bouchard, ancien déporté, délégué du réseau Alliance ; les représentants du Comité National du Struthof, de la FNDIRP, de l’UNADIF, de l’UFAC, ainsi qu’une délégation d’officiers anciens déportés.

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