2017-02-09



Ce texte est issu d’une communication donnée le jeudi 19 janvier 2017 à la MSH Paris Nord, dans le cadre du colloque international « Les désignations disciplinaires et leurs contenus : le paradigme des studies / Reflecting on the Studies – Etudes Paradigms », organisé par Anne-Charlotte Husson, Anne Paupe, Fatma Ramdani et Anne Sinha (Université Paris 13, équipe Pléiade EA 7338).

En préparant cette communication sur les Childhood Studies, je me suis livrée à une petite expérience, fort peu scientifique j’en conviens, mais dont le résultat m’a surprise. J’ai tout simplement tapé le mot « enfance » dans un moteur de recherche pour chercher les images associées à ce terme. Le résultat est assez étonnant : on trouve en effet une fréquence non négligeable d’enfants montrant leurs mains peintes, voire les mains d’enfants peintes seules. Ce geste désigne, me semble-t-il, des significations complexes : ces mains peintes renvoient à une pratique ludique et artistique à dimension légèrement transgressive (ne pas utiliser le pinceau ou tout autre outil) et qui renvoie à la toute petite enfance, quand le toucher est un sens particulièrement important pour appréhender le monde extérieur. Mais, dans le même temps, cette absence d’outils pourrait aussi renvoyer à une pratique primitive (celle des hommes de la préhistoire imprimant leurs mains sur la paroi des cavernes ?) et à un apprentissage encore non maîtrisé : l’image peut toucher ou faire sourire car elle est décalée par rapport à un usage admis (celui de l’outil) que l’enfant, encore apprenti, ne maîtrise pas encore. Une autre ambiguïté pourrait être lue dans ce geste associé à l’enfance : la main ouverte témoigne d’une forme de liberté, d’ouverture, de sincérité mais elle est aussi, main ouverte et levée, un symbole de reddition. Ambiguïté première donc dans cette appréhension de l’enfance, à la fois spontanée, ludique, vive (les couleurs) mais aussi appelée à être guidée, accompagnée, maîtrisée par les adultes.

De façon un peu plus académique, j’ai tapé le mot « enfance » dans le moteur de recherche du portail de revues.org, qui rassemble des revues scientifiques françaises en ligne. Les mots clés « histoire » et « enfance » renvoient à des travaux de recherche consacrés à la protection de l’enfance, à des pratiques éducatives et judiciaires, à la délinquance, à l’enfance dite « irrégulière » ou encore aux enfances déplacées en situation coloniale. Les recherches se situent donc du côté de l’encadrement, qu’il soit de l’ordre de la protection ou de celui de la répression. Lorsque l’on croise, sur ce même portail, « sociologie » et « enfance », la diversité des approches est bien plus vaste : si l’on retrouve bien le domaine judiciaire et la délinquance, on trouve aussi le jeu, la philosophie ou encore l’alimentation, comme dans la revue Anthropology of food, dont le numéro 9 de l’année 2015 est consacré aux patrimoines alimentaires enfantins.

L’enfance et par conséquent les études qui lui sont consacrées, les « studies », constituent un terrain de recherche très complexe, difficile à structurer : si les études sur l’enfance et sa culture ont trouvé désormais trouvé leur place dans le milieu scientifique et universitaire français, peut-on pour autant rassembler sous une même étiquette ou appellation les travaux menés en histoire, psychologie, littérature, sciences de l’éducation, linguistique, anthropologie ou encore sociologie ? Les méthodes comme les outils ne sont pas les mêmes : peuvent-ils ou pourront-ils s’accorder ? Cette idée d’accord est-elle-même légitime ou pertinente ? En France en effet, le champ des « Childhood studies », dont on peine à trouver une traduction satisfaisante (j’y reviendrai), oppose deux visions : une vision extensive du domaine (toute étude impliquant l’enfance ou des enfants relèveraient des « Childhood Studies », y compris dans le domaine de la santé ou de l’économie) et une vision plus resserrée, centrée sur la sociologie et l’« agency » spécifique des enfants et excluant, par exemple, la psychologie ou la linguistique, voire la littérature. Ainsi, le prochain congrès de l’IRSCL (International Research Society for Children’s Literature), qui se tiendra à Toronto en 2017, a récemment diffusé un appel à contributions révélateur, intitulé « Possible and Impossible Children : Children’s Literature and Childhood Studies ». La littérature pour enfants ne ferait-elle donc pas partie des études sur l’enfance ?

Je propose donc d’essayer de définir les Childhood Studies avant de présenter quelques pistes concrètes de recherches dans la construction de ce champ et d’interroger ma propre place, comme chercheuse en littérature de jeunesse, dans ce champ.

Le premier problème, lié à la définition du champ, est d’ordre terminologique : comment traduire « Childhood studies » ? Etudes sur l’enfance ? sur l’enfant ? sur les enfants ? Les sociologues insistent sur le fait que l’enfance est une construction sociale et que l’enfant est un acteur social. Mais faut-il parler d’enfant au singulier ou au pluriel ? On utilise souvent le terme « enfant » au singulier pour représenter toute une catégorie, à savoir les enfants. On parle ainsi de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, traité international adopté par l’Assemblée Générale des Nations Unies, le 20 novembre 1989. Ce phénomène de généralisation, très courant dans les discours (comme lorsque l’on parle de « l’intérêt de l’enfant », du « respect de l’enfant », du « rythme de l’enfant », etc.) pose néanmoins problème, comme le rappellent Allison James et Adrian L. James (Construction Childhood. Theory, Policy and Social Practice, Palgrave Macmillan, 2004) : cette formulation au singulier réduit l’importance des enfants comme acteurs capables de contribuer de façon individuelle à un espace social donné. Cette utilisation métonymique (la partie pour le tout) a pour effet que les intérêts d’une communauté (les enfants) peuvent être appliqués à l’enfant comme individu singulier. Le remplacement de la communauté plurielle des enfants par l’enfant (parfois avec un grand E) dans les textes et les discours contribue ainsi à créer une sorte de norme ou d’idéal, qui est bien éloigné du réel. Dans la pratique, le juge, le médecin, l’éducateur, l’avocat, le policier, l’enseignant ou le chercheur n’ont jamais à faire avec l’Enfant mais avec un ou plusieurs enfants particuliers. L’enfant n’est pas une entité abstraite mais un acteur social individuel, celui que l’on rencontre dans la rue, dans la cour de l’école, dans une bibliothèque ou un musée, dans un laboratoire, etc. Comme le soulignent A. et A. James, c’est bien cet enfant dans sa singularité et dans son individualité, cet enfant là en face de moi, qui peut me conduire à changer ma façon de penser ou de concevoir ce que sont les enfants ou ce qu’est l’enfance, ce qui crée une dialectique continue, réciproque et féconde entre ces trois concepts que sont l’enfance, les enfants et l’enfant. Cette dialectique doit être bien comprise au cœur de la recherche sur l’enfance, au cœur des Childhood studies comme elle doit être prise en compte par les politiques publiques. L’enfance est donc un espace construit, les enfants une catégorie et une collectivité et l’enfant un acteur social individuel.

L’enfance ne va pas non plus de soi. Elle est une notion dont on présuppose souvent un peu trop rapidement l’existence, l’évidence ou la validité. Or il n’en est rien. Une féministe radicale américaine, Shulamith Firestone, publie ainsi en 1970 un essai intitulé The Dialectic of Sex (tr. fr. 1972 La Dialectique du sexe) dont un chapitre, « Down with Childhood » (traduit en français par « l’abolition de l’enfance »), soutient que l’enfance n’existe pas en soi (même si les enfants existent, bien sûr) mais qu’elle est une création patriarcale pour assujettir les enfants, tout comme la domination patriarcale assujettit les femmes. L’enfance est donc une construction, voire une abstraction : pour le romantisme allemand, comme le rappelle Pierre Péju dans Enfance obscure, l’enfance est une énigme, révélée dans l’obscurité de la forêt des contes. Les frères Grimm n’écrivent pas leur Contes pour les enfants et pour la maison (Kinder- und Hausmärchen) pour les enfants, « ils cherchent une écriture, poétique ou littéraire, capable de préserver et de produire, à l’usage de tous, des noyaux d’enfance » (p.183). Les artistes romantiques revendiquent dans leur création une part d’enfance qui n’est en rien une enfance réelle ou ni une expérience. Elle fascine, incite à la création, effraie parfois et confine au fantastique avec E.T.A. Hoffmann par exemple.

Pour revenir à notre champ de recherche, les études sur l’enfance, il faut bien avoir conscience que l’enfance est une construction culturelle et sociale. Bien sûr, l’enfance est une étape du développement de la vie humaine, commune à tous les individus et caractérisée par des modèles de développement biologiques et physiologiques. Cependant, les façons dont l’enfance, comme étape du développement, est interprétée, comprise, identifiée, institutionnalisée varient considérablement selon les cultures, les époques, les générations. C’est un historien français, Philippe Ariès, qui a montré pour la première fois que l’enfance est une construction sociale (L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, première édition 1960) historiquement située. Même si, depuis les années 1960 et 1970, les recherches d’Ariès ont été revues, critiquées ou approfondies (à la lumière, par exemple, de l’archéologie, des études antiques ou des études préhistoriennes), la notion de construction sociale et culturelle reste centrale pour comprendre l’enfance. Même s’il existe bien des enfants au Moyen Âge, on ne leur accorde pas, selon Ariès, de statut social distinctif ou spécifique : ils participent à la société selon leurs capacités, exactement comme les adultes. La conscience que les enfants peuvent avoir une expérience sociale différente et spécifique émerge, selon Ariès, vers le XVe siècle. Cette évolution progressive va conduire à une institutionnalisation de l’enfance via l’éducation, la loi, la politique, l’économie, la médecine, etc. L’enfance ne peut donc être simplement considérée comme la description simple et non problématique d’une phase biologique et naturelle du développement humain mais comme une phase culturelle et sociale bien particulière du début de la vie, dépendante de contingences historiques et politiques et sujette à des changements. Depuis Ariès, les historiens de l’Antiquité et du Moyen Âge ont bien montré que chaque période historique a eu, à sa manière, une conscience de la particularité de l’enfance comme étape de la vie et qu’à toutes les époques, y compris chez les hommes de Néandertal, existaient des relations émotionnelles entre adultes et enfants. Le tournant du XVe siècle reste néanmoins intéressant. On pourrait en effet dire que les études sur l’enfance ne datent pas uniquement de la période contemporaine : c’est bien au XVe siècle que les humanistes redécouvrent Quintilien et son Institution oratoire (Ier siècle après JC), qui n’est pas seulement un traité de rhétorique mais aussi un traité d’éducation et un manuel de pédagogie. Quintilien, qui veut former un avocat, commence par former un homme et prend son élève au berceau pour l’accompagner chez le grammairien, chez le rhéteur, chez le maître de philosophie. Il insiste sur l’importance du choix de la nourrice et des domestiques qui entourent l’enfant. Sa redécouverte au début du XVe siècle et l’enthousiasme qu’a suscité cette œuvre ne sont pas un hasard, tant la fin du Moyen Âge et les débuts de la Renaissance s’intéressent à l’art d’instruire et de former les enfants, dans une optique humaniste : on pensera bien sûr à Erasme, à Comenius, le « Galilée de l’éducation » selon Michelet (Jules Michelet, Nos Fils, 1870, p.175), à Fénelon ou encore à Locke et bien sûr à Rousseau avec L’Emile (1762).

Pourquoi ne pas parler de Childhood Studies à propos de Locke ou de Rousseau ? Peut-être parce que ni Locke ni Rousseau ne s’intéressent à l’enfance ni aux enfants pour eux-mêmes, mais ils s’intéressent à l’adulte en devenir. L’un des paradigmes fondamentaux des Childhood studies, telles qu’elles ont commencé à se constituer scientifiquement et théoriquement dans les années 1970, est de critiquer voire de rompre avec une approche téléologique qui envisage le développement de l’enfant comme destiné à conduire à la rationalité de l’adulte, comme le rappelle Pascale Garnier (« L’« agency » des enfants. Projet scientifique et politique des « childhood studies » », in Education et Sociétés, n°36/2015/2, p.159 à 173). Pascale Garnier montre ainsi clairement que les childhood studies se sont constituées, vers les années 1970, à partir d’un nouveau paradigme et d’une prise de position théorique nouvelle, à savoir l’idée que les enfants puissent être vus comme des acteurs sociaux indépendants. Les Childhood studies se sont donc construites, aux Etats-Unis tout d’abord puis développées dans les pays anglo-saxons et scandinaves, de façon autonome par rapport à d’autres champs de recherche comme la famille, l’éducation ou la psychologie. Pascale Garnier cite Walkerdine (2010) : « Les childhood studies déplacent un regard centré sur une psychologie naturaliste et universaliste du développement vers les sciences sociales » (p.161). Ainsi les sciences sociales ont-elles critiqué l’approche psychologique et sa conception téléologique (notamment la vision du développement de l’enfant par stades, chère à Piaget). Il s’agit de voir les enfants autrement que comme des êtres incomplets ou définis par leurs manques mais d’au contraire les valoriser comme « être[s] au présent » (p.161). Aussi peut-on rapprocher l’émergence des childhood studies dans les années 1970 avec celle des genders studies, des études féministes ou encore des disability studies[1] : les deux champs partagent un souci commun d’émancipation et de reconnaissance politique et un même souci de sortir de l’invisibilité et des stéréotypes (même si loin de moi l’idée de relier de façon inhérente les femmes et les enfants). L’enfance est pensée comme un groupe social minoritaire voire exploité (on rejoint donc bien la féministe Shulamith Firestone) dont la reconnaissance sociale nécessite un changement radical de la structure sociale. Pascale Garnier explique qu’au cœur de ces positionnements épistémologiques se trouve la notion d’ « agency » (terme difficile à traduire : agentivité, agencivité, capacité d’agir, puissance d’agir), qui est « avant tout œuvre de re-connaissance et de re-présentation des enfants par les adultes, tant sur le plan politique qu’épistémologique » (p.166). Elle remarque également : « Ce lien entre agency et droits des enfants est essentiel dans les childhood studies mais moins prégnant du côté des français ; affaire peut-être de différences culturelles en matière d’éducation et d’enfance, de conception générale du droit et des institutions judiciaires. » (p.166) Qu’en est-il en effet du côté français ?

Je ne m’aventurerais pas vers les terrains du droit, de la politique ou de la justice, que je ne connais pas. Je me contenterais de regarder brièvement du côté de la recherche universitaire. Il existe dans plusieurs pays anglo-saxons des formations de master et des centres de recherche qui sont consacrés aux childhood studies. Quelques exemples parmi de très nombreuses formations : master International Childhood Studies au Birkbeck College de l’University of London (axé sur la mondialisation), master Childhood studies à l’Université d’Edimbourg (qui croise philosophie, sociologie et géographie), master Child Studies à l’Université Linköping en Suède (axé sciences sociales), master Child Studies à l’Université Concordia de Montréal au Canada (sciences de l’éducation) ou encore un master Early Childhood Studies à l’Université Roehampton à Londres. Citons également, pour le domaine francophone, un nouveau master « Etudes sur la famille, l’enfance et la jeunesse », qui a été ouvert à l’automne 2015 à l’Université de Fribourg en Suisse, programme d’études interdisciplinaires regroupant le droit, la psychologie, les sciences humaines et sociales et les sciences de l’éducation. Ces masters, bien entendu, sont toujours liés à des centres de recherche universitaires voire à des départements, comme à l’Université Rutgers (Camden, Etats-Unis) ou en Norvège, à l’Université NTNU (Université des sciences et des technologies), où il existe le Norwegian Centre for Child Research.

En France, nulle formation équivalente n’existe à ma connaissance. Il existe des masters en psychologie de l’enfance, en littérature de jeunesse, en santé publique (politiques et accompagnement de l’enfance et de la jeunesse), en sciences de l’éducation, en sociologie mais pas de formation interdisciplinaire. C’est un projet qui reste à bâtir et à mettre en œuvre, notamment au sein de l’Université Sorbonne Paris Cité, où plusieurs collègues y songent. Du côté des centres de recherche, même constatation : il existe des chercheurs travaillant sur l’enfance et les enfants dans différents centres et différentes disciplines, mais aucun centre interdisciplinaire à proprement parler. Cela dit, ce cloisonnement institutionnel de nos disciplines n’interdit nullement les chercheurs de travailler ensemble à des projets communs. Tel est par exemple le projet scientifique de l’AFRELOCE, association française de recherches sur les livres et les objets culturels de l’enfance, association créée en 2001, et qui réunit des chercheurs qui, appartenant à de nombreuses disciplines, travaillent sur les objets culturels de l’enfance. La mission scientifique que se donne l’Afreloce est de créer un lieu pour confronter et enrichir les approches disciplinaires des objets culturels de l’enfance. Un séminaire interdisciplinaire de recherche a été créé à l’Ecole Normale Supérieure en 2010 ; pour la période 2016-2018, les séances sont consacrées à l’enfance et à l’art. Une revue scientifique, en ligne sur revues.org, Strenae, complète ce groupe de recherche. Néanmoins, et ce point est essentiel, cette association de chercheurs ne travaille ni sur les enfants ni sur l’enfance mais bien sur les objets culturels (dont les livres, en majorité mais aussi les jouets ou des productions médiatiques) destinés aux enfants et à l’enfance.

Au sein de l’Université Sorbonne Paris Cité également, les énergies se mobilisent pour commencer à créer les contours d’un champ disciplinaire qui n’est pas nouveau dans la pratique (nombreux sont les chercheurs à travailler désormais sur l’enfance et ils dialoguent) mais qui n’existe pas encore d’un point de vue institutionnel. Si le projet de master n’est pas encore à l’ordre du jour, plusieurs enseignants chercheurs des universités Paris 13, Paris 3 et Paris Descartes travaillent actuellement de concert pour mettre en place une université de printemps, qui aura lieu en juin 2017, ouverte aux doctorants de Sorbonne Paris Cité, et réunissant des modules de sciences de l’éducation, de sociologie, de linguistique, de littérature de jeunesse, de sciences de l’information et de la communication. Cette université de printemps s’intéressera plus particulièrement aux rites et rituels de l’enfance : nombreuses sont les sociétés et les cultures à en effet structurer, organiser, construire et penser l’enfance selon des rites, qu’ils soient ou non de passage. Cette thématique a pour but de fédérer des approches pluri-disciplinaires pour commencer à construire les contours d’une démarche inter-disciplinaire. C’est en effet en suivant une telle démarche que l’histoire de l’enfance a ainsi pu se développer du côté des historiens de l’Antiquité : depuis une quinzaine d’années, l’histoire de l’enfance connaît un renouvellement important chez les antiquistes, dû à la mise en place d’une approche interdisciplinaire, « croisant les données des sources écrites et archéologiques ». Je cite ici Véronique Dasen (Université de Friboug, Suisse) qui écrit également : « les échanges avec anthropologues et historiens d’autres périodes ont permis d’opérer d’utiles transferts de questionnements. Cette démarche a fait apparaître de nouveaux sujets d’étude, comme les relations nourricières, les rites de passage ou les protections magiques. » (in « Archéologie funéraire et histoire de l’enfance dans l’Antiquité : nouveaux enjeux, nouvelles perspectives », p.20 in L’Enfant et la mort dans l’Antiquité I, Anne-Marie Guimier-Sorbets et Yvette Morizot, Paris, De Boccard, 2010). Véronique Dasen conclut en affirmant que « seule une approche interdisciplinaire, où l’archéologie joue un rôle clé, permet de gérer de manière différenciée ces décalages constants entre discours et pratiques. » (p.32). Cette notion de décalage me semble une piste de réflexion particulièrement stimulante.

Enfin, je voudrais terminer par une interrogation sur mon propre positionnement de chercheuse dans le champ des Childhood studies. Je participe en effet aux initiatives dont je viens de parler (projet de master, association de chercheurs, séminaire, université de printemps) et c’est pourquoi je peux les présenter devant vous. Ma spécialité de recherche est la littérature pour la jeunesse. Là encore, on pourrait discuter de la terminologie : littérature pour la jeunesse ? littérature d’enfance et de jeunesse ? Mais la question, aujourd’hui, n’est pas là. La question, un brin provocatrice j’en conviens, est : la littérature de jeunesse fait-elle partie des childhood studies ? La question peut en effet se poser lorsque l’on prend connaissance de la présentation du prochain congrès de l’IRSCL (International Research Society for Children’s Literature), comme je l’ai dit en introduction : l’appel à contributions porte en effet le titre « Possible and Impossible Children : Children’s Literature and Childhood Studies ». Faudrait-il donc penser séparément la littérature pour enfants et les études sur l’enfance ? En effet, concrètement, je ne travaille en tant que chercheuse ni avec les enfants ni sur les enfants. Mes objets de recherche sont des livres, des textes, parfois des images. Je m’intéresse davantage aux processus de création, d’édition et de traduction et pas aux processus de réception (qui, évidemment, font sans aucun doute partie du champ des childhood studies). Je travaille sur des archives éditoriales ou j’analyse des textes sans nécessairement prendre en considération les enfants lecteurs. Pour autant, je ne peux faire l’économie, dans ma recherche, des autres champs disciplinaires travaillant sur l’enfance. L’histoire de l’enfance, en particulier l’histoire de l’éducation et de l’école, l’histoire de la lecture, notamment, sont indispensables. Par exemple, dans les années 1920 et 1930, plusieurs éditeurs construisent des collections sur des auteurs célèbres, français et étrangers, rééditent des romans du XIXe siècle et leur donnent ainsi une dimension patrimoniale clairement affichées dans des titres de collection tels que les « Œuvres célèbres de la jeunesse » de Nathan. Cette tendance de l’édition pour la jeunesse ne peut se comprendre qu’en prenant en compte l’histoire de l’école : si les éditeurs développent la littérature patrimoniale pour la jeunesse, c’est qu’en 1923, la scolarité obligatoire est fixée à 14 ans et 1923 et, à partir de 1930, la gratuité des études secondaires entraîne une augmentation des effectifs, donc des lecteurs. Autre exemple : on ne peut comprendre l’essor de l’album pour enfants, à partir de la fin des années 1960 (1965 : création de l’Ecole des loisirs), qu’en prenant en compte le développement de la scolarisation en maternelle : l’école maternelle, accueillant un nombre croissant d’enfants (le taux de scolarisation à 3 ans s’élève de 32,2% en 1958-1959 à 80,4% en 1975-1976), développe la préscolarisation, mettant en place la structuration d’un lectorat d’enfants très jeunes, avant l’apprentissage de la lecture, davantage tournés vers l’image et vers l’album. Inversement ou plutôt réciproquement, la littérature de jeunesse peut permettre d’interroger de façon différente des savoirs et des représentations, comme j’ai eu l’occasion de le faire lors d’un récent travail sur les enfants sauvages. A partir d’une réflexion nourrie par les travaux des anthropologues et des psychiatres sur les enfants sauvages, il est possible de relire un certain nombre d’ouvrages pour la jeunesse à la lumière de ces questionnements (y compris des classiques pour la jeunesse comme Heidi, Pinocchio ou Peter Pan). Ainsi la littérature de jeunesse peut-elle à son tour apporter un éclairage nouveau sur ces enfants qui interrogent non seulement l’enfance mais aussi les frontières de l’humain, les rapports entre nature et culture, les marges et les écueils de l’humanité.

Deux autres exemples montrent la nécessité de l’interdisciplinarité. En menant des recherches sur Heidi, le roman de Johanna Spyri, je suis amenée à élargir mes champs d’investigation au moyen d’outils empruntés à des disciplines différentes :

La traductologie (Heidi a été traduit dans plusieurs dizaines de langues, le texte français est l’une des circulations possibles ; il faudrait aussi parler de plusieurs textes français et bien sûr interroger la définition de la traduction et celle de l’adaptation)

Le transmédia (Heidi a été décliné sur des supports médiatiques extrêmement variés, cinéma, théâtre, dessin animé, manga, série télévisée, comédie musicale, etc) et les visual studies (que portent les images de Heidi ?)

Les gender studies (la question du genre ne se pose pas dans les mêmes termes selon que le personnage de Heidi vit sur l’Alpe ou à Francfort, selon les cultures cibles des traductions)

Les études sur la santé et la psychologie de l’enfant (conceptions hygiénistes différentes, cas de dépression ou de maladie mentale enfantine marquée par des crises de somnambulisme)

La littérature de jeunesse semble nécessiter une ouverture interdisciplinaire non pas comme une instance imposée de l’extérieur de façon artificielle mais comme une méthodologie de recherche mettant en avant l’ouverture à d’autres savoirs quand ils sont éclairants pour mes objets de recherche, la curiosité et la formation sans cesse renouvelée des connaissances.

Dernier exemple : la recherche sur la littérature d’enfance et de jeunesse pourrait également conduire à interroger les sciences dites « dures ». Que savons-nous de la perception d’un album chez un enfant, a fortiori chez un nourrisson ? Il existe pourtant des livres pour tout-petits, les bébés sont une cible de plus en plus prisée par les éditeurs : que perçoit un très jeune lecteur des images, des couleurs, mais aussi des sons et de la voix qui lui lit l’album ? Qu’en est-il du rapport entre temps de lecture et temps de contemplation de l’image chez l’enfant, en relation avec la mise en place d’un rythme de l’album par les créateurs, rythme graphique et plastique ? Sans doute faudrait-il interroger la psychologie de l’enfance mais aussi les neurosciences, afin de développer de nouvelles approches et de répondre à des questions toujours neuves suscitées par la recherche littéraire[2].

Conclusion

En partant d’une compréhension du champ bien resserrée sur des paradigmes épistémologiques issus de la sociologie, les childhood studies ne peuvent se construire en France que par une ouverture à la pluridisciplinarité, avant de viser à l’interdisciplinarité. Cette construction, pour être lisible et fructueuse, ne peut se faire que par une ouverture à d’autres champs. On pourrait ainsi penser à l’archéologie préhistorienne qui, en étudiant les tombes de l’époque des néandertaliens, invite à repenser la place des enfants dans des groupes humains ayant vécu il y a 50 000 ou 100 000 ans, des enfants qui, eux aussi, sur les parois des grottes (Gargas, Pech-Merle, Niaux, Aldène, Le Tuc d’Audoubert), laissaient l’empreinte de leurs mains, lointains ancêtres des enfants présents sur nos écrans via la toile du net. La recherche sur l’enfance ne cesse, c’est certain, d’interroger nos pratiques, nos modes de pensée, nos conceptions du monde, de la société et de l’individu, une invitation à déplacer notre regard de chercheur et c’est pourquoi elle est passionnante.

Bibliographie

Coşkunsu Güner (ed.), The Archaeology of Childhood, State University of New York Press,

Garnier Pascale, « L’agency des enfants. Projet scientifique et politique des childhood studies », Education et sociétés, 35/2, 2015, p.159-173.

Firestone Shulamith, La Dialectique du sexe [The Dialectic of Sex, 1970], Paris, Stock, 1972.

Guimier-Sorbets Anne-Marie et Yvette Morizot (dir.), L’Enfant et la mort dans l’Antiquité I, Paris, De Boccard, 2010

James Allison and Adrian L. James, Construction Childhood. Theory, Policy and Social Practice, Palgrave Macmillan, 2004

Lévêque Mathilde et Déborah Lévy-Bertherat (dir.), Enfants sauvages : représentations et savoirs, Editions Hermann, à paraître en 2017.

Lévêque Mathilde, « La littérature d’enfance et de jeunesse : pour une nouvelle épistémologie comparatiste ? », in Le comparatisme comme approche critique, Anne Tomiche (dir.), Classiques Garnier, à paraître en 2017.

Péju Pierre, Enfance obscure, Paris, Gallimard, 2011

Sirota Régine (dir.), Eléments pour une sociologie de l’enfance, Rennes, PUR, 2006

***

[1] Ce rapprochement, que j’observe en écoutant les communications du colloque, me conduit à poser la question de l’engagement individuel, que j’ai pour habitude d’écarter de mes pratiques de chercheuse. Ma recherche en littérature pour la jeunesse, le choix de faire des livres pour enfants mes objets de recherche n’ont aucun lien avec le fait d’avoir ou non des enfants, de fréquenter ou non des enfants dans sa vie privée et familiale. Pour autant, je pourrais dire que ma recherche en littérature pour la jeunesse me conduit à m’interroger sur l’enfance et que ces interrogations ne sont pas sans rapport avec un faisceau de questionnements ancré non seulement dans la recherche mais aussi dans le tissu associatif voire politique (engagement dans les milieux scolaires et culturels, promotion de la lecture et de la littérature, etc.). Bref, après avoir radicalement écarté la question de l’interaction entre recherche et engagement, je dois reconnaître que les itinéraires se rencontrent.

[2] Voir un article à paraître : M. Lévêque, « La littérature d’enfance et de jeunesse : pour une nouvelle épistémologie comparatiste ? », in Le comparatisme comme approche critique, Anne Tomiche (dir.), Classiques Garnier, à paraître en 2017.

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