Il semble désormais acquis de dire qu’Internet a bouleversé les pratiques en s’immisçant aussi bien dans la vie quotidienne que dans le milieu professionnel. Mais qu’en est-il du monde de la recherche, et plus particulièrement des disciplines historiques ? Quels usages les historiens peuvent-ils faire d’Internet ? Étudiantes en Master 2 « Métiers des archives et des bibliothèques. Médiation de l’histoire et humanités numériques », nous avons assisté, dans le cadre de nos enseignements, à un cours de Sophie Gebeil, maître de conférence en histoire contemporaine à l’ESPE1, portant sur cette problématique.
Internet, un pur produit universitaire ?
Assez rapidement, certains historiens ont su se saisir des outils informatiques. Déjà dans les années 1960-1970 naît tout un courant, l’histoire quantitative, autour de l’utilisation des ordinateurs. Les historiens peuvent ainsi réunir de gros corpus et les traiter de manière informatique. Emmanuel Leroy Ladurie, en 1967, entrevoit déjà l’importance de ces outils et prédit que « l’historien du futur sera programmeur ou ne sera pas »2.
Quelques années plus tard, en 1969, l’ancêtre d’Internet voit le jour sous le nom d’Arpanet. Ce réseau reliant entre eux des ordinateurs de plusieurs laboratoires est mis au point dans le cadre universitaire, en réponse à une commande militaire du ministère de la Défense américain. Dans les premiers temps, seuls les ingénieurs et les universitaires emploient ce réseau pour tester les modes de communication. A partir de 1972, le réseau Usenet est mis en place et prend le contrepied de cette commande militaire. Institué par des étudiants, Usenet permet un usage plus léger et participe d’une démarche plus communautaire, par l’utilisation de forums. Fort de son succès, Usenet sera par la suite intégré à Arpanet.
La mise en réseau des ordinateurs est donc d’abord un produit universitaire, même s’il n’est réservé au départ qu’à une communauté restreinte d’utilisateurs. Dans les années 19803, Internet s’étend et relie entre elles des universités américaines et européennes. Mais il faut véritablement attendre les années 1990, et l’apparition du Web, une application d’Internet permettant la publication, pour que l’accès au réseau se généralise mondialement dans les foyers. Le mouvement est exponentiel et Internet, à partir du nouveau millénaire, fait partie intégrante de la vie quotidienne4. Cette démocratisation s’accompagne d’une évolution socio-technique avec le web 2.0 (ou web participatif)5.
Dans cette optique, les usagers contribuent à créer du contenu. L’historien n’est alors plus le seul détenteur du savoir. En effet, nous passons d’une logique verticale (du créateur de l’information vers l’usager) à un mouvement horizontal (l’information émane de plusieurs usagers). De plus, l’aspect intuitif du web redéfinit le rapport à la source et aux documents. Alors pourquoi s’intéresser aux nouvelles technologies lorsqu’on étudie le passé ? Au cœur de cette discipline où la tradition de l’écrit reste très forte, il existe encore quelques réticences. Face à une prolifération de l’information sur Internet, l’historien a un rôle à jouer: celui d’organiser les ressources, de les étudier et de les approcher avec un regard critique. En 2002, Rolando Minuti insiste d’ailleurs sur cette nécessité pour les historiens d’investir la Toile pour hiérarchiser les informations et les analyser6. Serge Noiret, quant à lui, évoque un projet qui s’inscrit dans cette logique, en labellisant des sites sur l’histoire contemporaine de l’Italie, selon leur intérêt et leur qualité7.
Internet, un outil indispensable
à la création et la diffusion du savoir
Internet ne se réduit pas aux premières fonctions de sa création (messagerie électronique, partage de fichiers), grâce au web, il contient un nombre important d’outils indispensables aux chercheurs. L’accès libre d’Internet facilite l’utilisation et la création de nouveaux outils numériques adéquats aux besoins des chercheurs et à la transmission du savoir.
Le concept de « littératie numérique », tel que défini par Michael Hoechsmann et Helen Dewaard, induit l’idée que les professionnels de la recherche et de l’éducation devraient s’emparer des outils du numérique. Les deux auteurs en donnent cette définition: « la littératie numérique n’est pas une catégorie technique qui décrit un niveau fonctionnel minimal de compétences technologiques, mais plutôt une vaste capacité de participer à une société qui utilise la technologie des communications numériques dans les milieux de travail, au gouvernement, en éducation, dans les domaines culturels, dans les espaces civiques, dans les foyers et dans les loisirs »8. Autrement dit, la littératie numérique consiste en une nouvelle appréhension du numérique qui s’appuie sur trois éléments: l’utilisation des outils, la compréhension de leur fonctionnement et de leur contenu, et la création de nouveaux outils grâce à la maîtrise des technologies. Ce concept englobe également la transmission de ces capacités numériques acquises. Les professionnels de la culture, du savoir et de leur transmission s’emparent du numérique afin de réfléchir à de nouveaux moyens et outils pour la diffusion du savoir.
Ainsi, de nombreux outils numériques ont vu le jour dans les institutions spécialisées dans la culture et le savoir, ouvrant des possibilités pour les historiens. Les bibliothèques se sont dotées de catalogues en ligne, de bibliothèques numériques qui, comme Gallica, sont interopérables via le protocole de l’OAI-PMH (Open Archives Initiative – Protocol Metadata Harvesting) et qui se basent sur la numérisation des documents anciens accessibles à distance par un portail numérique. Les archives ont développé des instruments de recherches en ligne via l’EAD (Encoded Archival Description) et le langage XML (Extensible Markup Language). Certains centres d’archives numérisent également leurs documents, qui deviennent alors des collections accessibles en ligne. Si le rapport au document original se trouve modifié, l’intérêt pour les chercheurs est d’avoir accès plus facilement et plus rapidement à des supports conservés dans des bibliothèques et des centres d’archives du monde entier9.
Internet a aussi permis la mise en place d’outils directement utilisables par les historiens, pour mener à bien leurs travaux ou les mettre en valeur. L’outil TEI (Text Encoding Initiative) est par exemple utilisé afin d’encoder un texte numérisé. On applique à ce fichier, scanné en langage XML, la TEI qui signale à l’usager les éléments importants, comme les noms de lieux ou de personnages, par un système de balises. Il est ainsi possible de réaliser des statistiques, pour constater des occurrences par exemple.
Le monde de l’édition a par ailleurs instauré l’OpenEdition qui permet de mettre en ligne des ressources électroniques, comme le site de Revues.org. A l’OpenEdition, s’ajoute l’accès ouvert (Open Access), au cœur des réflexions des professionnels de l’édition, de la culture et de la recherche. L’Open Access permet de mettre en valeur les travaux des historiens en les publiant en ligne et en les rendant accessibles aux internautes.
Internet met donc à disposition des historiens de nombreux outils numériques, dont nous avons citer quelques exemples, qui permettent de mener des recherches et de valoriser les travaux qui en résultent. Mais cette ouverture du savoir à tous les citoyens amène une nouvelle problématique pour le chercheur et les professionnels de la culture: comment utiliser Internet et le web comme source pour des travaux scientifiques ? Ceci entraîne d’ailleurs un nouveau questionnement sine qua non, celui de la fiabilité des sources numériques.
Les historiens face à Internet, une source à questionner
Internet, et plus particulièrement le web, est ponctuellement utilisé par les historiens en tant que source. Mais le document original papier reste très “sacralisé” aux yeux des chercheurs. Pour autant, la multiplication des publications en ligne par les internautes ne saurait être ignorée par les historiens, car elles représentent un vaste corpus ayant un véritable intérêt. Néanmoins, le rapport à l’information se doit d’être repensé, l’historien devenant plus prudent face aux sources du web. Certains universitaires sont à ce titre quelque peu méfiants envers l’encyclopédie collaborative Wikipédia. Pourtant, si Wikipédia ne peut fonder une expertise scientifique à part entière, son utilisation peut être une bonne entrée vers la recherche, certains articles étant labellisés pour garantir leur qualité.
En outre, un autre fait significatif est la crainte des chercheurs à publier en ligne, par peur d’être plagié plus facilement10. Cependant, la présence de la communauté scientifique sur le web et l’accessibilité aux articles permettent une régulation, les articles plagiant des recherches existantes étant repérables rapidement. La deuxième crainte des auteurs est liée à la question des droits d’auteurs et à la légitimité des revues, autrement dit à l’absence ou à la composition parfois peu scientifique des comités de lecture. L’historien, s’il peut donc profiter des avantages de la publication en ligne, se doit d’être vigilant face à ces nouveaux outils.
Si la prudence est de rigueur sur Internet, le web reste un réservoir sans fond de sources et d’objets d’études potentiels. En effet, l’immédiateté de l’information, la diffusion horizontale du savoir et la création de contenus par les internautes eux-mêmes offrent tout un panel de sujet de recherches. L’archivage du web par la Bibliothèque Nationale de France (BNF) et l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) permet par exemple de constater les divers comportements, réflexions sur un thème donné, au travers du contenus numériques et de l’évolution de sites web. Sophie Gebeil, dans sa thèse La Fabrique numérique des mémoires de l’immigration maghrébine sur le web français (1999-2014)10, s’est, pour la première fois en France, penchée sur les archives du web pour mener une recherche scientifique sur la question de l’immigration. Dans une autre approche, Frédéric Clavert, en 2014, exploite les fils Twitter d’internautes lambdas pour étudier les commémorations de la Seconde Guerre Mondiale11.
Internet ouvre donc la voie vers l’étude de tout nouveaux sujets, en lien avec les usages de la société d’aujourd’hui et rendus accessibles par le caractère participatif du web actuel.
Entre réticences et adhésion totale à Internet, les historiens d’aujourd’hui sont conscients des chamboulements qui ont accompagné l’arrivée massive du numérique dans les années 2000. Le rapport au savoir et à ses modes de transmissions ont en effet évolué, redéfinissant le rôle de l’historien au sein de la société. Mais loin d’être un objet à diaboliser, Internet regorge d’outils et de ressources permettant aux chercheurs de diversifier leurs approches et de s’ouvrir à de nouveaux champs d’études. Et l’historien apporte, de par sa méthode critique et son attachement aux temporalités, un regard spécifique sur le web.
Julie Beaubois et Solweig Cussac
Sophie Gebeil est rattachée au laboratoire Telemme.
L’historien moderniste prononce cette phrase lors d’une conférence sur l’histoire quantitative, donnée à Ann Arbor. Voir à ce sujet: RUIZ Emilien, « Les Historiens seront-ils finalement programmeurs ? », La Boîte à outils des historiens, 22 septembre 2011.
Voir à ce sujet SCHAFER Valérie, « Histoire de courbe. La Croissance d’Internet de 1981 à 1991 », Flux, 4/2010 (n°82), p.81-87.
En 2009 par exemple, c’est plus de deux tiers des Français qui utilisent Internet quotidiennement.
Voir à ce sujet REBILLARD Franck, Le Web 2.0 en perspective. Une analyse socio-économique de l’Internet, Paris, L’Harmattan, 2007.
MINUTI Rolando, Internet et le métier d’historien, Paris, Presses Universitaires de France, 2002.
NOIRET Serge, « La Digital History: histoire et mémoire à la portée de tous », Read/Write Book 2. Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition Press, 2012.
HOECHSMANN Michael et DEWAARD Helen, Définir la politique de littératie numérique et la pratique dans le paysage de l’éducation canadienne, HabiloMédias, 2015.
Voir à ce sujet MERZEAU Louise, « Mémoire », Médium. Transmettre pour innover, Editions Babylone, 2006, p.153-163.
Voir à ce sujet NOIRET Serge et RYGIEL Philippe, Les Historiens, leurs revues et Internet. France, Espagne, Italie, HAL, 2003.
GEBEIL Sophie, La Fabrique numérique des mémoires de l’immigration maghrébine sur le Web français de 1999 à 2014, thèse de doctorat sous la direction de Maryline Crivello, Université d’Aix-Marseille, 2015.
CLAVERT Frédéric, #WW1. Les Commémorations du centenaire de la Première Guerre Mondiale sur Twitter (avril-juillet 2014), HAL, 2015.
Pour aller plus loin…
CLAVERT Frédéric et NOIRET Serge, L’Histoire contemporaine à l’ère numérique, Bruxelles, Peter Lang, 2013.
DENDANI Mohamed, « Les Usages d’Internet dans le travail universitaire », communication du colloque Enseigner sans enseignants ? Tendances et problèmes des arts et métiers numériques de la formation, JOCAIR, Paris, juin 2014, Paris, 2014.
FERRO Marc, « L’Historien face à l’ordre informatique », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2 | 2006 (n°82), p.121-122.
GUICHARD Eric, « L’Internet et les épistémologies des sciences humaines et sociales », Revue Sciences / Lettres, 2 | 2014, mis en ligne le 7 octobre 2013.
RYGIEL Philippe, « Les Sources de l’historiens à l’heure d’Internet », Hypothèses, 1 | 2004 (7), p.341-354.
RYGIEL Philippe, « L’Enquête historique à l’ère numérique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 5 | 2011 (n°58*4 bis), p.30-40.
Crédits photographiques :
Image à la une : « Les outils de l’historien: entre Internet et livre », auteur SCY, licence creative commons zero (CC0 Public Domain), photographie prise le 24 septembre 2014, accessible sur <https://pixabay.com/fr/portatif-livre-information-en-ligne-819285
« Illustration des changements épistémologiques que représentent les « humanités numériques »: organisation archivistique par l’analyse et la visualisation de réseaux de documents », auteur Calvinius, licence Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported, photographie prise le 28 octobre 2013, accessible sur : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Humanit%C3%A9s_Num%C3%A9riques.JPG>.
« Ordinateurs dans une salle de lecture », auteur Klimkin, licence creative commons zero (CC0 Public Domain), photographie prise le 29 mars 2015, accessible sur <https://pixabay.com/fr/ordinateur-moniteur-lampe-901857
Cite this article / Citer ce billet : Beaubois Julie et Cussac Solweig « Les usages d’Internet par les historiens » in Les carnets du Master, 16 janvier 2017, [En ligne] URL : https://masterabd.hypotheses.org/513