2016-12-26

Florence Lazar a réalisé plusieurs films en Bosnie, Croatie, Serbie, ex-Yougoslavie ainsi qu’au Monténégro. Ils ont pour point commun de porter sur les enjeux de la transmission, lesquels sont souvent liés à des questions de langue et de traduction. La réalisatrice s’intéresse aux relations entre histoire et mémoire, politique et famille, dont la sienne, en témoignent Confrontations (1999) et Confession d’un jeune militant (2008). Florence Lazar est également photographe, elle enseigne à l’École Supérieure d’Art et de Design, Grenoble-Valence. L’aspect artistique de ses films est indissociable de leur dimension documentaire. L’œuvre de Florence Lazar a ceci de précieux qu’elle se garde de toute esthétisation, autrement dit elle n’idéalise pas les situations de conflits et ne cède à aucune exotisation de la parole. Les Paysans (2000) sur lequel porte l’article ci-dessous (écrit en partie en 2010 et repris en 2016) illustre particulièrement ces orientations.



2016 fut notamment l’occasion de voir exposée une série de photographies de Florence Lazar réalisées dans le cadre d’un projet de 1% au collège Aimé Césaire (Paris). Le film Kamen-Les Pierres (prix de l’Institut français – Louis Marcorelles Cinéma du réel 2014 : http://blog.cinemadureel.org/2014/03/31/kamen-les-pierres-de-florence-lazar/) a été diffusé au Silencio. L’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ) a constitué un dossier portant sur Vukovar, en Croatie, lieu de tragédies lors de la guerre de 1991 ; Prvi deo, film réalisé par Florence Lazar et Raphaël Grisey en 2006, constitue une pièce de ce dossier. Un lien pour accéder au film est proposé sur le site de l’IHEJ : http://ihej.org/programmes/justice-penale-internationale/vukovar-25-ans-apres-retour-sur-le-debut-du-conflit-en-ex-yougoslavie/

Plus d’informations sur le site internet de Florence Lazar : http://www.florencelazar.fr/

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Dans un sens immédiat aussi bien que symbolique, et corporel aussi bien que spirituel, nous sommes à chaque instant ceux qui séparent le relié ou qui relient le séparé.

Georg Simmel, Pont et porte, 1909[1]

La vidéo Les Paysans (2000)[2] de Florence Lazar s’organise d’un point de vue visuel et discursif autour de la répartition d’activités agricoles entre plusieurs membres d’un groupe, répartition liée aux variations d’adresses et de circulation de la parole. Le film débute sur un plan fixe, puis le champ s’ouvre progressivement vers la droite et dans la profondeur, de sorte que survient la notion d’intervalle susceptible de répondre à différents niveaux d’interactions présents dans l’image : intervalle entre la parole et la traduction, entre le premier plan et l’arrière-plan, entre les différents membres du groupe, d’abord, et, d’un point de vue temporel, intervalle entre l’événement historique et sa reconstitution dans le témoignage, intervalle entre l’actualité située dans le temps du locuteur et celle relative au temps de diffusion de l’œuvre que partage le spectateur, ensuite.

Outre Les Paysans, l’artiste Florence Lazar a réalisé plusieurs vidéos sur l’ex-Yougoslavie — d’où est originaire sa mère — et les Balkans. Le point commun entre ces films réside dans un même questionnement qui porte sur « les conditions de regard, de perception d’une actualité dans son contexte » d’où résulte le traitement « de l’événement comme un étirement de l’actualité[3] », dont il convient de trouver les modalités de traduction. La réalisatrice travaille la relation entre le politique et la famille, dont la sienne, en témoignent Confrontations (1999) et Confession d’un jeune militant (2008), film dans lequel un homme s’adresse à un adolescent, indifférent, à qui il présente, à travers ses livres, son parcours politique, et plus largement, toute une histoire des idées au XXe siècle, fondée sur le communisme et le socialisme.

Entre l’étrangeté et la familiarité, c’est donc à partir d’une place double que Florence Lazar réalise ses films. Cette place singulière lui permet d’approfondir les termes de la distance nécessaire à toute saisie de l’actualité, de l’événement et du témoignage :

[…] je ne cherche pas à comprendre le mode de vie des personnes que je filme. Je n’ai pas de désir de rentrer dans leur vie. Au contraire, je préconise une certaine distance. Auparavant, je travaillais la forme du portrait photographique. C’est dans le cadre de mes voyages en ex-Yougoslavie que j’ai commencé à utiliser le médium vidéo. Le souci de me déplacer dans un territoire à la fois étranger et familier — c’est le pays de ma mère, mais je ne parle pas la langue — a guidé ma pratique. La première fois que je suis partie, je n’avais pas d’idée de sujet, le seul préalable était de faire des images avec cette double position. La vidéo m’a permis de poser des distances nécessaires dans les situations que je rencontrais. Je voyage régulièrement dans ce pays, où la vie politique ne cesse de changer. C’est une nation qui a exploité ses propres mythes et qui a conduit le pays au désastre. […] Ils sont marqués par une expérience douloureuse, c’est dans ce contexte que je les filme. Je ne donne pas de repères précis sur leur situation ou leur environnement. Ce que je donne à voir, c’est leur parole, une parole fragile et contradictoire aussi[4].

Avec Les Paysans, Florence Lazar expose une situation de témoignage dans un contexte de conflits, celui de la guerre au Kosovo qui vient à peine de s’achever. Pour mettre en œuvre la distance qu’elle préconise, tout en donnant de l’épaisseur à une position (celle du locuteur autant que celle du spectateur) à la fois intime, historique et politique, elle opte pour un discret déplacement du point de vue. On se propose d’étudier la manière dont la mise en forme de ce déplacement, qui joue des écarts entre le visuel et le verbal, permet d’accéder à la portée critique du témoignage filmé. De sorte que la relation de co-implication entre forme et contenu devient l’objet même de ce film qui évite toute exotisation de la parole du témoin. La mise en scène de l’adresse, autrement dit le cadre énonciatif, s’avère primordiale. Elle révèle la tension entre coexistence et discordance des points de vue en situation de guerre, tension soulignée par le furtif travail de décentrement. Ce léger mouvement est mis en évidence par un procédé original : un arrêt de la parole qui fait émerger le plan de la contemporanéité.

Discordance et décentrement : de la parole-écran vers le plan de l’adresse

Entre le singulier et le collectif, Les Paysans met progressivement en lumière différents types de discours propres à la guerre dans l’ex-Yougoslavie. La polyphonie est le corollaire du changement de cadre. La vidéo s’ouvre sur un groupe : deux femmes assises devant la façade d’une maison rassemblent des fagots, discutent entre elles et avec un enfant, tout en semblant écouter l’homme au premier plan, occupé à la même activité, debout devant une table où s’entassent des sarments. Celui-ci s’adresse en direction du hors-champ, vers la droite, et ses paroles sont retraduites en simultané ou, plus précisément, à la faveur d’une seule prise. La traduction en français — une voix de femme avec un accent — est en effet hésitante mais cette hésitation est le signe d’une volonté d’exactitude : légèrement décalée par rapport à la voix du locuteur principal, cette deuxième voix tente en effet d’être au plus près du présent d’énonciation. L’homme donne son analyse du processus mis en place par Milosevic, qui a conduit à la guerre au Kosovo. Cette position politique minoritaire, intelligible dès les premiers mots, ancre cette scène par rapport à une date, 1989, une durée de dix ans et un pays, la Serbie. Plutôt que de centrer le propos sur la guerre et sur l’implication directe de cet homme et de ce groupe dans la guerre, ce témoignage offre davantage une analyse sur les dix ans de régime politique et militaire ainsi que sur les conséquences économiques. C’est pourquoi, le témoignage reste au bord de la violence, en analysant le changement au quotidien, la rupture avec le Kosovo et la stratégie de propagande développée par Milosevic.

Au bord d’un seuil qui le maintient à distance, le spectateur entre donc in medias res dans un entre-deux qui résulte de la tension entre activité et immobilité : y figure ainsi ce qui peut s’apparenter à une scène de famille. Activités domestiques et économiques s’entrelacent à un témoignage sur le contexte politique d’un pays, c’est-à-dire le conflit très récent dans les Balkans. Le discours s’ancre donc dans une situation d’après-guerre et d’attente de reconstruction. La vidéo ne produit aucun commentaire et cette entrée dans un témoignage en cours, les relations de composition à l’œuvre dans le cadrage d’un point de vue, le choix de situer une parole au sein d’un groupe, à rebours de l’économie du témoignage fondé sur l’individu isolé, cadré sur fond neutre, offrent un temps de réflexivité : il s’agit, en effet, de montrer la parole dans sa fonction et son mouvement d’adresse, autrement dit, d’interroger les conditions d’exposition et d’émergence de la parole lorsqu’il s’agit d’un témoignage.

Ce mouvement d’adresse déplace la valeur documentaire du film en mettant en évidence une réflexivité constante sur le statut de l’image. Le déplacement d’une adresse univoque vers le spectateur, au profit d’autres présences (celle des femmes) et d’autres paroles, dont le locuteur nous fait part, fait apparaître des écarts temporels entre l’individu et le groupe, en adéquation avec une conception de l’événement fait de plusieurs durées, autrement dit, qui combine le général et le particulier. La vidéo met en scène un témoignage sur un événement historique, elle peut prendre valeur de document, et, exposé dans un lieu d’art, de diffusion et de conservation — par exemple le musée d’Art moderne de la ville de Paris[5] —, elle met en perspective la relation entre l’art et l’usage du document, c’est-à-dire son exposition. Des tableaux de scènes de genre aux portraits de famille[6] et, bien sûr, au « style documentaire[7] » c’est toute une filiation formelle et figurative, qui s’offre au spectateur dans cette vidéo-projection échelle 1. La référence au théâtre, via l’organisation de l’action et de la parole est aussi manifeste. Nous y reviendrons. D’autres temporalités s’articulent à celles en présence dans le récit et l’image, par l’entremise d’un cadrage qui met incessamment en jeu la figuration du témoin[8], de sorte que cette vidéo pose d’emblée la question de la distance par rapport à la représentation du conflit et de l’événement historique dans l’art. Le choix du point de vue est questionné à même l’image.

Le film, qui s’ouvre sur un homme debout devant la façade d’une maison pourvue de deux fenêtres opaques, n’offre aucune perspective, aucun horizon, aucune zone de ciel. L’image est comme fermée sur elle-même, et cette clôture est accentuée par les déplacements d’un enfant, qui entre et sort du champ, et, ce faisant, qui en montre les limites. L’unité de l’image tient dans sa fermeture ainsi que dans une harmonie formelle et chromatique : aucun contraste ne vient perturber l’unité constituée par les couleurs et les matériaux, les lignes horizontales et verticales. De la surface vers la profondeur, le cadrage organise d’emblée une relation de symétrie formelle, d’une part, et d’asymétrie entre les membres du groupe, d’autre part : l’homme est au centre, les deux femmes sont assises chacune sous une fenêtre, l’une à gauche, l’autre à droite. L’homme s’adresse vers l’extérieur, les femmes restent à l’arrière-plan et parlent entre elles : ce double mouvement, horizontal et latéral, n’est élargi par aucune profondeur. La parole fait donc écran à une relation entre les membres du groupe, elle rend visible une distribution patriarcale.

Toutefois, le lien entre chaque individu qui résulte du geste commun et circulaire de fabrication des fagots s’impose. Cette activité d’« absorbement » semble prédominer sur le récit en cours, voire le déléguer vers l’extérieur, tout en le générant : il s’agit alors d’être attentif à l’entrelacement entre une parole quasi ininterrompue — un point de vue sur un régime politique et les stratégies menées pour arriver à la guerre — et un geste domestique et économique. C’est à la faveur de cet entre-deux que s’exprime l’homme au premier plan. Ces paroles traduisent, sans équivoque, un isolement et une position minoritaire :

« On a pensé différemment il y a dix ans. À cette époque, depuis 89 en effet, depuis l’envolée de Milosevic, plus de 90% des Serbes étaient à ses côtés. Cependant, les choses ont changé. Nombreux sont les gens qui n’étaient pas conscients vers quelle misère il nous mène. C’est un homme très habile, uniquement pour vaincre son peuple. […] Dès les premiers jours j’ai été contre lui et son gouvernement, je suis en quelque sorte déçu. J’ai eu l’espoir que cela finira beaucoup plus vite, après tout ce qui est arrivé, après tant de défaites et après tant de malheurs imposés au peuple serbe, je me demande maintenant, que doit-il arriver pour que le peuple serbe le rejette ? Et je vous poserais une question, puisque vous venez de la France, et vous suivez les événements ici, est-il possible que la Serbie reste, vu sa situation, est-il possible que la Serbie reste en compagnie d’un Cuba, d’un Irak ou d’une Corée du Nord ? Je le crains, car il n’a pas de recul. Il est condamné pour des crimes de guerre, et il se défendra jusqu’au dernier bout. Peut-être le monde nous a-t-il puni et abandonné. Pour nous le mieux serait qu’il aille au diable et qu’il cesse de nous défendre, pour que nous nous défendions tout seuls. »

Si la parole de cet homme se déroule quasiment en continu durant toute la vidéo, dans un flux commun au geste des fagots, une rupture se laisse néanmoins deviner. Cette rupture est en effet signifiée par une suite furtive de nouveaux cadrages qui élargissent l’espace : le sol et la terre apparaissent, tandis qu’une ouverture totalement opaque[9] contiguë à la fenêtre de droite vient prolonger la maison, de sorte que l’homme se trouve progressivement déplacé vers la gauche. À la suite de ces propos, celui-ci vient alors à se situer sur un niveau intermédiaire, entre l’arrière-plan et un premier plan dont le seuil est avancé. Ce nouveau seuil correspond à l’intégration d’un nouvel homme sur la scène : celui-ci façonne également des fagots et devait suivre le déroulement du récit depuis son début. Ce deuxième homme, cadré dans une position frontale identique à celle de son compagnon, est comme pris à témoin, de sorte que son entrée instaure une nouvelle relation entre le groupe et cet intervieweur « venu de France », lui-même interpellé, et, ce faisant, pris à témoin.

L’emploi du mot « scène » est ici adéquat, si l’on veut bien se référer aux relations entre parole et action, d’une part, commentaire, récit et interrogation, d’autre part, qui s’organisent dans cette vidéo, ainsi qu’à ce faux plan fixe, d’où résulte le sentiment d’un « quatrième mur » entre l’espace des locuteurs et l’espace du spectateur. La théâtralité du dispositif mis en place par Florence Lazar s’avère en effet capitale. Donnant ses analyses sur le théâtre grec, Roland Barthes en énonce ainsi la structure : « l’alternance réglée du parlé et du chanté, du récit et du commentaire[10]. » Le commentaire est pris en charge par un chœur et les actions, en tant que « modifications immédiates de situations », sont distancées par le récit. Ainsi fondée, la distance vient désigner le « principe de dialectique formelle de ce théâtre : la parole exprime l’action, mais aussi elle lui fait écran : le “ce qui se passe” tend toujours au “ce qui s’est passé” ». Le commentaire choral vient alors suspendre « l’action récitée » pour y substituer une interrogation : « qu’est ce qui va se passer ? ». L’alternance entre « la chose interrogée » et « l’homme interrogeant » compose la structure d’un théâtre qui « est la distance même qui sépare le monde des questions qu’on lui pose[11]». La référence au théâtre — et donc à la représentation — éclaire l’orientation esthétique des Paysans. Elle conduit, précisément, à exacerber la présentation d’un point de vue, autrement dit le cadrage subjectif du réel, qui réside dans l’entremêlement entre parole et action, parole collective et parole individuelle, récit d’une expérience et questionnement sur l’actualité et l’avenir.

La construction du film va ensuite se développer suivant un continuum de mouvements doubles : un mouvement latéral, vers la droite, d’abord, et une ouverture du champ, ensuite, qui fait entrer des « cadres dans le cadre » — porte ou cavité, fenêtres, table — de sorte qu’est générée une relation dynamique entre le tout et les parties, entre chaque membre du groupe, autant d’« emboîtements de cadres » par lesquels « les parties de l’ensemble ou du système clos se séparent, mais aussi conspirent et se réunissent[12]» peut-on ajouter en nous reportant aux mots de Gilles Deleuze. L’ouverture de la profondeur du champ établit donc les premières mesures d’un singulier entremêlement, entre distance et liaisons : chaque individu semble mener son activité dans une temporalité bien distincte de celle des autres, de sorte que chacun se présente comme délié de la communauté offerte dans l’image. Si les hommes sortent et entrent du champ, s’ils passent devant la caméra, la table limite un seuil, ils ne circulent pas dans l’espace, et ne s’adressent pas à l’arrière-plan. L’adresse vers le hors-champ est conservée, elle vient distinguer l’espace des hommes, tandis que les femmes restent également dans un espace délimité, à l’arrière-plan. Et pourtant, dans cette mise en forme progressive de la profondeur, le geste commun se poursuit, et une cohésion se maintient, exempte de tension.

L’unité de l’image se construit ainsi dans le rapport entre le proche et le lointain. Or, il est remarquable que ce rapport constitue l’un des termes de l’invention offerte par l’image mouvante et par le cinéma, comme André Bazin l’a analysé. Songeons, à ce propos, aux analyses offertes par Gilles Deleuze qui appréhende cette évolution du mouvement vers une distribution en profondeur dans l’histoire du cinéma (Welles, Renoir) en la rapportant au formalisme d’Heinrich Wölfflin[13], l’historien de l’art décelant « deux conceptions de la profondeur dans la peinture, au XVIe et au XVIIe siècle[14] » :

À une superposition des plans dont chacun se trouve rempli par une scène spécifique, et où les personnages se rencontrent côte à côte, s’est substituée une tout autre vision de la profondeur, où les personnages se rencontrent en oblique et s’interpellent d’un plan à l’autre, où les éléments d’un plan agissent et réagissent sur les éléments d’un autre plan, où aucune forme, aucune couleur, ne se referment sur un seul plan, où les dimensions du premier plan se trouvent anormalement grossies pour entrer directement en rapport avec l’arrière-plan par réduction brusque des grandeurs[15].

Ce type de relation entre les individus est manifeste dans les dernières minutes de la vidéo, lorsque les rires émergent, à plusieurs reprises. Prenons pour exemple le moment où le premier homme explique comment les sbires de Milosevic, envoyés sur tout le territoire pour connaître l’opinion du peuple, ont confondu les panneaux « Super » des trafiquants d’essence, plantés un peu partout, avec des signes d’enthousiasme de la population. Songeons également au moment où celui-ci aborde à demi-mot les problèmes rencontrés face aux nationalistes serbes qui ont entouré sa maison en frappant sur des casseroles, lorsque Milosevic gagna les élections, et plus précisément encore quand le deuxième homme donne sa position politique. Pour les autres membres du groupe, la réponse semble déjà connue :

« Qu’est-ce que je pense?! Je n’étais pas d’accord avec lui, mais maintenant si. Nous sommes de bons amis, mais on n’était pas d’accord. Maintenant je le suis. […] Ce qui a fait changé mes idées? La débâcle! La débâcle! Je n’ai jamais autant travaillé, je n’ai jamais eu aussi peu d’argent! Pourquoi croire en lui, je ne sais pas pourquoi. Il m’a plu. Nous sommes restés une famille toujours. Nous avons été amis encore à l’époque de Tito, quand il n’y avait pas encore de multipartisme, et après. […] Il y avait beaucoup d’amour et tout est éteint. »

La mise entre parenthèses du conflit, en dépit des opinions radicalement divergentes, entre majorité et minorité, ainsi que la cohésion du groupe, sont donc signifiées dans les derniers mots de la vidéo. La situation de discours précédente, celle du premier homme, semble prendre une autre valeur d’adresse. Chaque mot connote une dimension collective, partagée, ou du moins connue de tous. Si l’on pouvait hésiter sur la part d’écoute, d’attention et de partage offerte par les autres membres de la famille, en l’occurrence les femmes, si l’on pouvait s’interroger sur la part secrète de ce témoignage, ce qui apparaît ici à l’œuvre dans le jeu de montage et de cadrage, est bien une imbrication entre ce qui est connu de tous et la part de non-dit, de dissonances. Certains ont changé leur position, les régimes politiques se sont succédés, la guerre a détruit et refondé des frontières, mais la cohésion est revendiquée. Elle rend d’autant plus forte la latence de la guerre et de sa violence, autrement dit la situation d’attente et d’inquiétude propre à l’après-guerre. La vidéo met ainsi en forme une continuité dans la discontinuité en se fondant sur différentes étapes liées à l’événement, en amont et en aval, ce qu’exemplifie un moment fondamental de la vidéo : une brèche de silence, une interruption soudaine du flux de parole.

La brèche : coexistence et contemporanéité

La brèche signe à la fois une rupture et une réunion. Elle survient dans le dernier tiers de la vidéo, avant que le deuxième homme offre son point de vue, qui sera accompagné des rires de l’assemblée, et, comme nous allons le voir, juste après le moment où le premier homme évoque les problèmes de frontières qui affectent son quotidien. Les deux hommes arrêtent brusquement leur activité et regardent en direction du hors-champ. Ils écoutent un commentaire et probablement une question, en continuité des autres, autant de propos qui restent inaudibles pour le spectateur. La traduction est suspendue. Cette brèche conduit à un point de tension entre le hors-champ silencieux et l’espace iconique fermé. Cet aller-retour entre intérieur et extérieur vient interroger le statut de l’image, de l’auteur et du témoignage : à qui s’adressent-ils ? qui écoutent-ils : l’artiste, une autre personne ? Quel est le contenu des questions posées ? Celles-ci ont en effet disparu au montage, de sorte qu’un trouble est maintenu quant à la nature du lieu dans lequel s’ancre cette scène, close et isolée : campagne, périphérie d’une ville…

Le caractère indéterminé de l’inscription spatiale et géographique est mis en relief par l’absence de noms et d’éléments d’identité liés au locuteur et au groupe. Il s’agit moins de faire émerger une information et de porter une attention à la valeur documentaire d’un récit, que de transmettre une expérience double, individuelle et collective, liée à une parole minoritaire qui s’avère critique et informée. C’est pourquoi l’indétermination s’ouvre au contexte plus général de la parole filmée : où peut-on situer ce groupe sur une carte ? L’exposition de cette vidéo pose la question même des limites de notre savoir historique et géopolitique, de notre position, au propre comme au figuré. Le flux de la parole et de la traduction, elle-même reconstruction, l’aspect fragmentaire de tout témoignage, font osciller le récit entre précisions et ellipses. Les temporalités s’enchevêtrent, entre le cas particulier de ce groupe et l’emprise politique, d’ordre plus général, de la guerre. C’est donc bien aussi notre implication dans l’actualité, nos connaissances et représentations qui sont en jeu : quelle nouvelle carte s’impose depuis la fin des conflits ? En d’autres termes, quelle est la configuration actuelle topographique et géographique ? Quelles images et analyses gardons-nous de ce conflit ? Les temporalités et les cadres d’énonciation sont donc ici indissociables de la spatialité. Le danger d’une exotisation ou d’une esthétisation de la parole semble alors éludé grâce à l’espace offert par la réflexivité, c’est-à-dire une prise en compte progressive du spectateur, qui mène à une distance critique quant aux propos diffusés dans la vidéo. L’attention portée au récit, centré sur la frontière, s’avère d’autant plus forte.

Le seuil, ainsi que son élargissement et son dépassement, sont travaillés à même l’image, comme nous l’avons vu. Dès lors, ce mouvement se confond avec la mise en évidence d’une frontière[16] politique, militaire et économique, point nodal de ce récit. En témoignent, juste avant la brèche, les propos du locuteur principal, qui fait part d’une violence sourde, au quotidien :

« Quant à la question du Kosovo je pense que je suis minoritaire. Et pourquoi je suis minoritaire ? Depuis ces dix dernières années, on a préparé systématiquement l’opinion publique pour que les choses soient telles qu’elles sont. Les choses ont été préparées pour qu’elles soient telles qu’elles sont. J’ai été au Kosovo, j’ai eu l’occasion d’y être, il n’y a que ce dernier printemps, que je n’y suis pas allé mais depuis ces cinq dernières années, chaque printemps je passais un mois au Kosovo, je vendais mes pousses de vignes. Nos rapports étaient des rapports d’affaires, corrects. Même la veille de la guerre, un mois avant les bombardements, j’ai eu au téléphone mon collaborateur et maintenant je n’ai plus aucune liaison. Ils sont là-bas maintenant, que ça plaise à quelqu’un ou non. Je peux le dire ouvertement partout et on peut s’assurer, si on veut savoir la vérité. Chaque soldat qui est allé en bas pour, disons, défendre ce Kosovo a pu voir la situation. Le peuple albanais là-bas a été chassé, pillé, tué. Et tout ceci je ne sais pas dans quel but. C’est pourquoi, ils vont peut-être obtenir leur indépendance. »

La place de la parole, autrement dit la manière dont elle circule à l’extérieur et à l’intérieur du groupe, a changé de statut avant et après la brèche, avant et après l’entrée du deuxième homme, d’abord mutique, entièrement absorbé, puis progressivement partie prenante du discours en cours. Une autre attention est prêtée au récit et à la localisation de la scène. La caméra s’éloigne du locuteur tout en l’individualisant autrement en recadrant les positions respectives. Aucun locuteur n’est à présent placé au centre de l’image, dès lors ce sont les relations d’écoute et de regards, les entrées et sorties du cadre qui génèrent une autre relation à l’image et à ce qui est dit. Chacun est témoin du récit, tout en menant sa propre activité.

Cette brèche illustre ainsi de manière exemplaire le passage de la parole-écran une vers la parole collective diffuse. Le geste génère la parole, la parole génère le geste : cet entrelacement entre parole et action est accru après le moment de la brèche, autre nom à une entrée en force du monde du hors-champ. Cette distinction conduit à une autre distinction énoncée par Gilles Deleuze qui reprend l’opposition entre cache et cadre proposée par André Bazin, afin de définir le hors-champ :

[Le hors-champ] n’est pas une négation ; il ne suffit pas non plus de le définir par la non-coïncidence entre deux cadres dont l’un serait visuel et l’autre sonore (par exemple chez Bresson, quand le son témoigne pour ce qu’on ne voit pas, et « relaie » le visuel au lieu de le redoubler). Le hors-champ renvoie à ce qu’on n’entend ni ne voit, pourtant parfaitement présent. Il est vrai que cette présence fait problème, et renvoie elle-même à deux nouvelles conceptions du cadrage. Si l’on entend l’alternative de Bazin, cache ou cadre, tantôt le cadre opère comme un cache mobile suivant lequel tout ensemble se prolonge dans un ensemble homogène plus vaste avec lequel il communique, tantôt comme un cadre pictural qui isole un système et en neutralise l’environnement[17].

Lors du moment de l’arrêt, le hors-champ est alors figuré par une voix que l’on n’entend pas, il est défini par sa négation : il se situe ainsi entre cache et cadre. L’arrêt des échanges discursifs, l’arrêt du geste des fagots viennent ainsi donner du volume au hors-champ en le désignant, par la mise en relief de l’absence de réponse. Cette absence tant de questions que de réponses audibles semble d’abord exclure le spectateur. Elle définit cependant un « espace continu et homogène » entre les deux hommes, la scène et le hors-champ, espace qui réintègre ainsi le spectateur. Ce mouvement dynamique entre intérieur et extérieur par l’épaisseur donnée au hors-champ bute toutefois sur le seuil de l’intimité : l’intérieur de la maison reste clos, opaque ; les vitres des fenêtres ne reflètent que l’extérieur. L’espace intime est donc désigné du dehors : telles sont les limites du film, qui, si l’on se souvient des propos de Florence Lazar, mettent à distance toute intrusion malvenue dans la vie des personnes qu’elle filme. Dès lors, le jeu entre les temporalités prend une cohérence.

Cette interruption condense en effet plusieurs temporalités : la contemporanéité du groupe, la situation d’interview et de témoignage qui émerge de l’arrêt et du silence (ou, du moins, de l’inaudible), les deux expériences à la fois communes et distinctes des dix dernières années écoulées, l’arrêt sur le présent qu’aucun projet politique futur ne vient étendre, et, enfin, le temps du spectateur. Au-delà d’une fonction représentative, en tant que symbole de la génération future, l’enfant, présence vive et tourbillonnante, témoin et relais de cette mémoire personnelle et familiale, donne une consistance à cette mise en parenthèses du conflit dans le groupe. Dès lors, il figure un temps de transmission dans l’après-guerre et dans l’attente d’une reconstruction. Cette présence active l’idée de génération, comme rapport de contemporanéité entre individus, celle-là même que le philosophe Wilhelm Dilthey donne au groupe : « le groupe auquel Dilthey attribue la plus forte capacité d’unifier l’expérience est sans aucun doute la génération en tant que cercle restreint d’individus qui, au cours de leurs années de formation, ont été confrontés et ont participé aux mêmes événements. Elle exprime un rapport de contemporanéité des individus[18] », précise ainsi Sabina Loriga.

La mise en scène de l’adresse est donc manifeste dans cette figuration du seuil, dans cet agencement du groupe familial, de l’individuel et du collectif, par le biais d’une parole critique, engagée politiquement et adressée en externe et en interne, parole elle-même indissociable d’une activité économique. La notion de « public » — c’est-à-dire la communauté d’intérêt, « ce qui paraît en public [et] peut être vu et entendu de tous[19]» — et celle de « privé » — venant désigner toute possibilité de retraite « contre le monde public commun », jusqu’à la « propriété privée, un lieu que l’on possède pour s’y cacher[20]» — prennent consistance, dans la vidéo, entre ce qui est dit et ce qui est montré. Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt insiste sur le caractère d’entre-deux que constitue le « monde commun », qui « relie et sépare en même temps les hommes[21] », le terme « public » venant en effet désigner « le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous possédons individuellement ». En d’autres termes, « il nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres ». La pluralité est permise par les fondements du commun, mais ce monde « prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que dans une seule perspective[22] ». Le monde commun est ici mis à l’épreuve. Il est figuré via l’extension de la maison que représente le seuil, mais aussi par les divergences au sein du groupe et la résistance face aux pressions extérieures. L’unité familiale s’est longtemps maintenue en dépit de la discordance des discours politiques propres aux membres du groupe. Puis la concordance des positions est arrivée après la guerre, suite aux fortes désillusions, elle s’associe à une concordance d’activités économiques face à un domaine social et politique disloqué, détruit, en hors-champ. Dès lors, une coexistence d’activités et de positions, un jeu d’interactions spatiales et temporelles, se substitue au fragment que constitue en premier lieu le témoignage et la restitution d’une unique expérience. La parole prend une portée plus générale et universelle, elle met en évidence la fragilité du monde commun.

L’exposition de la parole est ainsi reliée à une dimension éminemment collective, avec tous les paradoxes que cela implique. La mémoire, la fabrication et la transmission d’une mémoire familiale d’abord confrontée à une parole-écran puis diffusée par deux « porte-parole » — et un troisième, en hors-champ, pourrait-on ajouter si l’on songe à la traductrice — sont mises en scène. Ce fragment d’expérience s’élargit à la faveur de la prise de position du deuxième homme, qui renvoie la parole vers l’ensemble du groupe. Le fait de mettre en lumière un témoignage ainsi que la place centrale qu’il occupe et sa diffusion au sein d’une famille rend encore plus évidente l’impossibilité de construire chronologiquement la succession des faits. Cette impossibilité constitue un des problèmes auquel est confronté l’historien. Prenant acte de cet écart, Thomas Carlyle oppose ainsi histoire écrite et histoire vécue en discutant les analogies fondées sur la suite généalogique :

L’homme le plus doué ne peut qu’organiser en série ses propres impressions, c’est pourquoi son observation tend à être chronologique […] alors que ce qui a été accompli l’a été souvent de manière simultanée : les faits ne s’enchaînent pas dans une suite, mais se regroupent. Dans l’histoire écrite, ce n’est pas comme dans l’histoire vécue : les événements réels ne sont pas simplement liés les uns aux autres comme le sont parents et enfants ; chaque événement est le fruit non d’un événement particulier, mais de tous les événements précédents ou contemporains, et il se combinera à son tour avec tous les autres pour donner naissance à un fait nouveau[23].

Mais à l’ambition de globalité formulée par Thomas Carlyle, c’est la notion de « biographie chorale » qui, dans la recherche historique, permet « de repenser les liens entre les parties, ainsi qu’entre les parties et le tout. » Selon Sabina Loriga, « ce genre de biographie n’a pas (ne devrait pas avoir) qu’une valeur démocratique : son véritable objectif est de réfléchir sur tout ce que la généralisation ne sait pas saisir[24]». La mise en scène d’une parole et la présentation d’un témoignage, la constitution d’un document dans le champ de l’art, la question de la juste ou bonne distance sont donc ici travaillées à la faveur d’une articulation entre l’individuel et le collectif, génératrice de discontinuités temporelles, celles-là mêmes qui fondent toute expérience et tout rapport de contemporanéité. Florence Lazar donne une unité à ces discontinuités.

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Dans la vidéo Les Paysans les discontinuités temporelles ainsi que l’hétérogénéité des positions et des discours qui relèvent du public, du privé, du domestique, du politique ou de l’économique se trouvent réunies dans une durée commune et dans une unité de lieu, symbolisée par le seuil d’une maison, dont la façade vient désigner l’intimité, qui ne sera pas exposée. L’absence de perspective est figurée à même l’image. Toutefois, si ce seuil vient désigner un isolement, il montre aussi que c’est à la faveur de cet isolement que peut s’exprimer la position politique défendue par ces paysans. Florence Lazar évite l’écueil de l’exotisation de la parole qui sublime la figure du témoin, qui qu’il soit. Loin de toute complaisance, l’artiste s’attache davantage à montrer la force critique de cette parole, d’une part, c’est-à-dire son autonomie, la résistance qu’elle implique, et le rayonnement de cette parole, d’autre part, c’est-à-dire sa capacité à être transmise. L’attention prêtée à l’expérience de transmission, celle-là même qui est propre à l’expérience de traduction qui nourrit, furtivement, l’ensemble du film, contrecarre toute esthétisation de la parole, autrement dit toute mise en valeur d’une parole par la seule prise en compte des qualités du locuteur ou de ces conditions d’existence (celles du paysan) au détriment de la mise en forme d’un contenu. C’est pourquoi Les Paysans se distingue des films qui diminuent la portée de la parole et du témoignage en ne les abordant que sous l’angle unique, et partant, souvent condescendant, des rapports de domination. Au contraire, ici, l’expérience de transmission figurée vient subtilement élargir la forme du témoignage.

Nadia Fartas

Crédit : capture de Les Paysans (2000) de Florence Lazar © Florence Lazar

Pour citer cet article :

Nadia Fartas, « Le témoignage dans Les Paysans de Florence Lazar : le seuil de l’adresse », 2010 (version remaniée en 2016), mis en ligne en décembre 2016, Carnet de recherche Comment commencer ? : http://commencer.hypotheses.org/455

Voir aussi :

Nadia Fartas, « Expériences de la traduction, langues de la transmission », dans Frontières de la non-fiction : littérature, cinéma, arts, Alison James et Christophe Reig (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2013, p. 85-101.

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[1] G. Simmel, Pont et porte, dans La Tragédie de la culture et autres essais, introduction de V. Jankélévitch, traduit de l’allemand par S. Cornille et Ph. Ivernel, Rivages poche, Petite Bibliothèque, 1988, p. 162.

[2] La durée du film est de 18 mn. Les Paysans a été diffusé dans des festivals de cinéma autant que dans des expositions d’art contemporain.

[3] « Arts plastiques et cinéma documentaire. Dialogue entre Clarisse Hahn et Florence Lazar », CinémAction, « Arts plastiques et cinéma », dirigé par S. Denis, Corlet publications, 2007, p. 246.

[4] Ibid., p. 247.

[5] Exposition monographique de Florence Lazar, « Faire », musée d’Art moderne de la ville de Paris, du 6 novembre 2009 au 31 janvier 2010.

[6] Voir notamment les analyses de M. Fried qui distingue deux axes dans les portraits de familles du photographe Th. Struth, dans Why Photography Matters as Art as Never Before, Yale, 2009, p. 191-226 (Chapitre 7).

[7] Cette formule de W. Evans contient la dialectique art-document, telle que la photographie des années 1920 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’a pratiquée et théorisée : « l’art n’est jamais un document mais il peut en adopter le style » (Walker Evans). Voir O. Lugon, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2002.

[8] F. Hartog analyse ainsi l’arrivée du « témoin » dans l’espace public et sa nouvelle prise en compte par l’historien : « Pendant longtemps, auparavant, les témoins n’étaient que des sources ; à partir du moment où le témoin est une personne qui est là, les choses changent, tandis que se développait ce qu’on a appelé l’histoire orale : quel est le statut de celui qui pose des questions par rapport à celui qui répond ? Quel est le personnage principal dans cette nouvelle façon de faire de l’histoire. La montée du témoin dans notre espace public a été reconnue, et on a pu la dater, selon le livre d’Annette Wieviorka [L’ère du témoin, 1998], du procès Eichmann, en 1961, où pour la première fois des témoins en nombre sont invités à donner leur témoignage sur quelqu’un qu’ils n’ont pas connu directement, mais ils étaient là pour témoigner de ce qu’ils avaient enduré. Et il me semble que cette montée du témoin n’est pas séparable non plus du développement de l’économie médiatique qui privilégie l’authenticité, l’immédiateté, et aussi la victime. Du même coup, le témoin semble échapper à l’historien ; on ira plus volontiers, les médias en particulier, vers le témoin que vers l’historien qui apparaît comme un médiateur (Gabriel Monod parlait de pontife), alors que l’on cherche de l’immédiat et de l’émotion, la non médiation. Alors que l’historien est, par fonction, celui qui crée de la distance et qui produit de la médiation », dans « François Hartog, entretien avec Annick Louis », Vox Poetica, en ligne, adresse URL : http://www.vox- poetica.org/entretiens/hartog.html

[9] Dans le chapitre « Domaine privé et domaine public » de son essai Condition de l’homme moderne, H. Arendt donne les étymologies suivantes : « En grec et en latin, les noms qui désignent l’intérieur de la maison, megaron et atrium, évoquent les ténèbres, la noirceur », Condition de l’homme moderne, traduit de l’anglais par G. Fradier, préface de P. Ricoeur, Paris, Presses Pocket, 1993, p. 113.

[10] R. Barthes, « Le théâtre grec » in L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Le Seuil, 1982, p. 67.

[11] Ibid., p. 67-68.

[12] G. Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 26.

[13] H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art [1916], trad. C. et M. Raymond, Paris, Gérard Monfort, 1992.

[14] Op. cit., p. 43.

[15] Op. cit., p. 42.

[16] Dans son article « À la frontière, figures et couleurs » (Le Désir d’Europe, Paris, La Différence, 1992), le philosophe J.-L. Nancy analyse les deux causes du « caractère prégnant de la frontière en Europe » : « La première tiendrait à l’exiguïté de l’espace que se partagent ou que se disputent les nations d’Europe depuis qu’elles ont commencé à se dessiner […]. L’Europe ignore les immensités d’espace que connaissent, le plus souvent, les autres continents. C’est pourquoi elle ignore la frontier au sens américain du mot — le front mobile d’une expansion dans un espace réputé vierge —, qui la distingue de border, la frontière en notre sens. Hors d’Europe, les étendues ont souvent contribué à laisser à l’idée de frontière un contenu au moins partiellement labile, voire évanescent. En Europe au contraire (et partout où le modèle européen fut transporté), il s’agit de traçage, de marquage, de bornage, de relevé sourcilleux, de querelles pour un lopin et de guerres pour une baronnie. L’espace européen est réticulé avant d’être étendu. Il est partagé avant d’être spacieux, ou bien sa spatialité est partitive plutôt qu’extensive. La seconde cause du caractère prégnant de la frontière en Europe est de nature philosophique et politique (ce qui ne l’empêche pas d’être étroitement imbriquée dans la géographie dont relève la première cause). L’Europe, c’est l’invention de la nation, et la nation, ce n’est ni la cité, ni l’empire, ni la domesticité (les formations où prévaut l’économie domestique, la très basse antiquité aussi bien que le nomadisme, par exemple). Pour chacun de ces trois modèles […], la frontière n’est certes pas insignifiante, mais elle garde quelque chose de secondaire. Leurs espaces sont en quelque sorte plus idéaux que confisqués dans un territoire, c’est-à-dire faisant domaine. […] Avec la nation (européenne), le domaine devient homothétique au sol. Le territoire se fait précis, déterminé, figural. […] la nation a en somme dans son propre concept de se représenter elle-même. Elle se présente d’emblée comme figurale, et c’est ainsi qu’elle a un front, une frontière », dans Europes. De l’Antiquité au XXe siècle. Anthologie critique et commentée, Y. Yersant et F. Durand-Bogaert (dir.), Paris, Robert-Laffont, 2000, p. 821-823.

[17] Ibid., p. 28.

[18] S. Loriga, Le Petit X. de la biographie à l’histoire, Paris, Le Seuil, 2010, note 1, p. 159.

[19] H. Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 89.

[20] Ibid., p. 113.

[21] Ibid., p. 92 et citations suivantes.

[22] Ibid., p. 99.

[23] T. Carlyle, Sartor Resartus : la philosophie du vêtement, trad. par L. Cazamian, Paris, Aubier, 1973, p. 324-325 (1ère ed. 1893), cité par S. Loriga, « La biographie comme problème », dans Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, J. Revel (dir.), Paris, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 1996, p. 217.

[24] Ibid., p. 230.

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