2013-05-05

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Un récent billet de blog qui est plus que cela attire mon attention sur la question de la lumière dans la ville et me suggère une variété de pistes de recherche qui me font revenir sur quelques matériaux de recherche non exploités.

Affiche vantant le Plan Lumière pour Beyrouth par la municipalité de Beyrouth – via Marie Bonte

Brilliant Beirut est un texte brillant de Marie Bonte, jeune géographe lyonnaise sur le point de s’engager en thèse sur la thématique de la fête à Beyrouth, question qui dévoile entre autres une territorialité de la nuit. Dans ce billet, paru sur le site de Tim Edensor Lighting Research @ MMU, elle explore les territoires de la lumière la nuit dans Beyrouth. Pour cela, elle examine les inégalités et les dysfonctionnements de l’éclairage public qui laissent de nombreuses rues dans l’obscurité, notamment en raison d’un défaut d’entretien chronique – on ne parle pas ici des coupures de courant qui touchent peu le territoire municipal de Beyrouth. Inversement, les secteurs éclairés sont largement ceux de la fête et des loisirs nocturnes, comme dans la zone de Solidere, à Gemmayzeh ou encore à Hamra… En fin de billet, elle montre aussi que cette question de l’éclairage public devient à un enjeu de politique publique. Elle analyse par exemple, à travers cette affiche vantant l’illumination de Beyrouth, le Plan Lumière récemment mis en place par cette municipalité qui s’est lancé, avec l’appui parisien, dans une politique d’éclairage et de mise en valeur de son patrimoine architectural. Elle fournit aussi une très belle carte de synthèse à la fin de son billet qui montre que cette géographie de la lumière est très inégalitaire. Il faudrait en complément s’intéresser aux projets de SOLIDERE qui a également entrepris une politique de mise en valeur de ses bâtiments (Lighting Beirut Architecture). Ces politiques de la lumière représentent un nouveau type de politique publique au Liban, à analyser dans une perspective mêlant transfert de modèles, marketting urbain et partenariats public-privé. Cette approche du cas beyrouthin est paradoxale puisqu’on peut aussi – voire plutôt – considérer cette ville comme une métropole de l’obscurité en s’intéressant à la thématique des coupures de courant, comme je le fais dans mes recherches de mes dernières années – et ce sera justement le thème d’un papier que je prépare pour le prochain congrès de la RGS.

Cet exemple est néanmoins révélateur de tendances nouvelles faisant de l’éclairage public un enjeu fort et, j’en fais l’hypothèse, un “nouvel” objet de politique publique et donc aussi de mobilisations et de revendications d’habitants qu’il faut prendre en compte en plus de l’expertise et des discours et iconographie mobilisés. Ce thème s’inscrit à la croisée de deux directions de recherche actuellement existantes. La première, dans laquelle s’inscrit Marie Bonte, est arpentée par des chercheurs comme Jérôme Tadié qui s’efforce d’identifier et de caractériser des territoires de la nuit – dans son cas à Djakarta (et on attend ses publications sur le sujet…). Roman Stadnicki  a précocement illustré une telle perspective dans son travail sur Bâb as-Sabah à Sanaa.

Ces travaux développent, pour des villes du Sud, des thématiques ouvertes en France,  en Europe ou aux Etats-Unis par des chercheurs comme Jean-Michel Deleuil, Luc Gwazdinski ou encore, en Angleterre, Tim Edensor  justement. Cette thématique semble arriver à maturité avec des panels organisés ces dernières années à l’AAG (Nightscapes: The geographies of Urban Nights) et des numéros thématiques (notamment, semble-t-il, un prochain n° de Urban Studies reprenant l’atelier de l’AAG et un numéro sur la Time-Geography dans Environment and Planning A).

La deuxième orientation est celle des politiques de l’éclairage, dans lesquels Jean-Michel Deleuil s’est notamment illustré, en animant des réseaux croisant chercheurs et professionnels de la lumière, comme dans le réseau Luci – Lighting Urban Community International. Il n’est pas étonnant que Lyon se retrouve au centre d’un tel réseau étant donné l’investissement précoce dans une politique publique de l’éclairage nocturne, avec la Fête des Lumières qui a constitué un véritable laboratoire de savoir faire aujourd’hui exportés, mais aussi une politique urbaine mêlant marketting urbain, tourisme et construction d’une identité métropolitaine. Beaucoup plus rares sont en revanche les travaux abordant ce type de thématiques dans les pays du Sud, et pour cause : on serait sans doute bien en peine pour identifier de telles politiques dans ces villes, en dehors de quelques exemples naissants, comme celui de Beyrouth ici mis en avant. Pourtant, Jean-Michel Deleuil a par exemple dirigé quelques travaux d’étudiants comme à Hà-Noi ou à Rio, où la question de l’éclairage nocturne de la ville est pris comme un indicateur des inégalités de traitement des quartiers par la municipalité – mais où les politiques d’éclairage peuvent justement être lues comme des actes volontaires d’intégration de certains quartiers à la ville.

C’est dans cet esprit que, dans ce qui suit, j’essaie d’illustrer avec quelques exemples pris dans des enquêtes et des entretiens de ces dernières années des matériaux illustratrant l’intérêt de ces directions de recherche dans quelques villes arabes et permettant de formuler des hypothèses. Elles pourront je l’espère susciter des travaux de terrains plus approfondis.

Les enjeux de l’éclairage public urbain en Jordanie

Durant mes enquêtes sur place consacrées à la question électrique dans les villes dans ce pays, en 2008-2010, j’ai constaté que l’éclairage public était un enjeu municipal important. La géniale photo ci-contre, due à Géraldine Chatelard que je remercie, l’exprime superbement : le Wadi-Ram équipé de réverbères à la parisienne, cela pourra sembler une blague et un clin d’œil kitschissime. Mais c’est aussi le symbole d’une électrification des périphéries : l’accession à la “modernité” (une forme d’intégration nationale via la redistribution et l’accès à un bien public au statut symbolique majeur) passe – entre autres – par l’éclairage public. Les maires et responsables d’administration que j’ai rencontré m’ont dit à plusieurs reprises l’importance de l’éclairage public pour leurs administrés, notamment dans les villages et les écarts. L’une des conséquences de la politique d’amalgamation (fusion) municipale durant les années 2000, qui s’est traduite par l’émergence d’autorités métropolitaines telles que Grand Amman, Grand Irbid, etc. a été le lancement de programmes d’éclairage public dans ces localités périphériques, pour qui l’entrée en ville impliquait d’accéder à l’éclairage. Si cela représentait, d’après mes interlocuteurs, le symbole d’une intégration urbaine, c’est aussi l’expression d’un besoin de sécurité. Cette demande doit être entendue par rapport à une délinquance qui nous paraître faible mais qui est fortement ressentie dans des communautés villageoises habituées à l’entre-soi et aussi face à l’insécurité routière (le développement du trafic automobile, et les conduites de style viril, engendrant des accidents).

Sur l’autoroute d’Irbid (cc E. Verdeil 2008)

Du reste, les grandes routes du pays sont justement équipées de luminaires destinés à sécuriser ces routes, beaucoup de voitures étant mal signalisées et utilisant leurs phares de manière aléatoire. Dans son récent Atlas de Jordanie, Myriam Ababsa montre une intéressante carte illustrant les inégalités d’équipement d’éclairage public – même si à cette échelle, l’information délivrée est délicate à interprétée. Cela pose la question de savoir comment se développent et s’organisent les revendications pour l’installation de l’éclairage public, quelles normes le gouvernent et les priorités locales des conseils municipaux en faveur de l’équipement des quartiers, selon leur statut social et juridique (dans un pays où une partie des zones urbaines sont de statut informel).

Sur cette photo d’Amman, on perçoit bien les contrastes d’éclairage entre les quartiers populaires peu éclairés et une artère routière fortement illuminée (éclairage public et phares) (c) http://sherazade-travel.com

Mais cette politique d’éclairage public à tout va se révèle fort couteuse pour ces municipalités, surtout dans un contexte marqué par l’augmentation des prix de l’électricité et la réduction concomitantes des dépenses publiques. Ces dernières années, une proportion à peu près constante de 3% de la consommation électrique (qui suit une tendance croissante) est allouée à l’éclairage public dans le pays, ce qui veut dire que sa facture croit d’année en année. Surtout que si, jusqu’en 1988, l’éclairage public était gratuit, la consommation liée aux extensions du réseau d’éclairage électrique depuis lors sont payantes (tout en restant subventionnée, c’est-à-dire tarifée en deça de son coût réel) et reposent donc sur les budgets des municipalités. En 2008-2009, plusieurs mobilisations des maires auprès de leur ministère de tutelle ont eu lieu afin d’exiger des aides pour le paiement de leurs factures, mais je ne crois pas que cela a débouché sur de réelles mesures (j’évoque ces points dans un article consacré aux politiques électriques locales en Jordanie.

La seule conséquence directe de cet état de fait est l’émergence d’une réflexion sur les économies d’énergie dans le cadre de la transition énergétique. Des bailleurs de fonds, notamment l’AFD, ont financé des études préalables, en lien avec JEPCO, l’opérateur de la distribution électrique à Amman, visant à introduire de nouvelles lampes plus économes. L’idée d’avoir des lampadaires équipés de panneaux solaires a également été avancé. Mais au moment de mes entretiens, ces idées semblaient faire du surplace, même si, lors de mon dernier passage à Irbid, un ingénieur municipal a mentionné un projet visant à développer ces nouvelles lampes. Il serait intéressant de voir comment les choses ont évolué, alors que les hausses de tarifs électriques se sont poursuivies et même accentuées depuis lors, et que par ailleurs, la trame municipale a été complètement refondue entretemps, les grandes municipalités urbaines ont été dissoutes et donc, de nombreuses petites municipalités aux moyens réduits vont se retrouver face à des charges lourdes et peut être des choix de priorité concernant cette question.

Enjeux de l’éclairage public : quelques exemples tunisiens

Mes exemples tunisiens n’apportent pas de matériaux fondamentalement différents de ce qui vient d’être exposé à propos des villes jordaniennes.

A Attadhamen, quartier populaire de Tunis qui a fait l’objet d’une régularisation, l’éclairage public est l’un des réseaux qui ont matérialisé l’intégration du quartier dans la ville (cc E. Verdeil 2005)

J’ignore par quels mécanismes concrets et selon quelle répartition des compétences s’effectuent l’extension du réseau d’éclairage public, dans les zones nouvelles ouvertes à l’urbanisation ou dans les régularisations urbaines. Mais une fois installé, l’éclairage public y est sous la responsabilité des municipalités qui en supportent le poids financier. Il représente une composante importante du budget municipal consacré à l’électricité mais j’ignore actuellement sa proportion.

Les relations entre les municipalités et la STEG, l’opérateur de l’électricité en Tunisie, sont complexes. Les dettes des municipalités à l’égard de la STEG sont une composante importante des sommes non payées par les opérateurs publics à cette entreprise, et qui se situaient en 2011 dans une fourchette de X à Y millions de dinars. Mais à l’inverse, la STEG doit reverser aux municipalités une taxe municipale, ce qu’elle ne fait pas en représailles du non-paiement précédent : il en résulte une controverse entre ces organismes, qui n’a pas trouvé de solution pour l’instant semble-t-il.

Le type de luminaire alimenté par l’énergie solaire qu’on voit souvent sur les routes tunisiennes, commercialisé par la société Soteep.

En tout cas, l’exemple de Sfax montre que la maîtrise de la consommation électrique pour l’éclairage public est un enjeu de l’action municipale. Dans cette municipalité plusieurs opérations ont été mises en œuvre dans ce sens : installation de réducteur de puissance, substitution d’ampoules basse consommation aux lampes habituelles, extinction d’une partie des luminaires (2/3) aux heures les plus noires…(Communication de M. Hadj Yahia, secrétaire général de la municipalité, ). Par ailleurs, cette municipalité envisageait aussi la mise en place d’un éclairage d’embellissement pour ses monuments historiques et ses principales artères au moyen de luminaires dotés de panneaux solaires, dispositif que l’on observe très fréquemment aujourd’hui en Tunisie le long des routes (plutôt à la campagne). De ce point de vue, la politique sfaxienne de l’éclairage éclairage s’inscrit donc dans la panoplie plus large des actions menées en vue de la transition énergétique et il n’est pas étonnant de constater que la ville a signé une convention avec l’ANME (l’agence nationale de maîtrise de l’énergie) visant à encourager et développer ce type de réponse.

Pistes de conclusion

Les exemples jordaniens et tunisiens brièvement développés ici, comme le cas beyrouthin analysé par Marie Bonte, fournissent quelques idées pour de futures recherches autour de la question de l’éclairage public. Si les travaux existants et mentionnés ci-dessus se rapportent largement aux nouvelles politiques de la lumière en ville, on peut envisager un renversement de cette posture. Faire une géographie de l’éclairage qui s’intéresserait autant aux lieux sombres qu’aux lieux brillants, autrement dit s’attacher aux inégalités de l’éclairage public, permettraient d’ouvrir un certain nombre de questions sur les normes et les pratiques de mise en œuvre de l’éclairage dans la ville et sur la demande des résidents à cet égard. Il serait particulièrement “éclairant” (si j’ose dire) de repérer des mobilisations en faveur de l’éclairage et les négociations qui se nouent entre résidents de certains quartiers et les autorités locales chargées de la fourniture de ce service.

Deuxième thématique, plus classique et banale : comment est géré au quotidien ce service dans les municipalités et quelles articulations laisse-t-il voir entre ces autorités et collectivités locales et les opérateurs de l’électricité, pour qui les subventions consenties pour l’éclairage public constituent une lourde charge qui incite à chercher des voies de réduction, qui peuvent passer des politiques d’ambiance différenciée ou des négociations sur la tarification associée. Dans un pays comme le Liban où le réseau électrique municipal est utilisé par des opérateurs alternatifs comme les exploitants de générateurs, le réseau électrique local doit être soumis à des pressions spécifiques.

Cela conduit à replacer naturellement la question de l’éclairage dans celle  de la transition énergétique, et la mise en œuvre de maîtrise de la consommation énergétique par l’introduction de nouvelles technologies plus économes.

Pour finir, j’invite les lecteurs à réagir en exposant des exemples concrets des problèmes posés par ces politiques et en me signalant les travaux éventuels susceptibles d’enrichir ces hypothèses et remarques préliminaires.

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