2013-04-28

Posted in: "hyporadar" via Marie-Anne in Google Reader

Jules Tallandier a créé la revue Historia en 1909, avec en tête l’idée d’accéder « à des    révélations saisissantes ou piquantes sur des personnages du passé » par le biais de « récits d’Histoire dus aux écrivains les plus réputés ». La volonté de son créateur et de ses successeurs semble bel et bien avoir entretenu cet esprit, mais a du s’adapter à l’explosion de la télévision et des médias grand public à partir des années 1960, ainsi qu’à l’évolution de la discipline et des attentes du public. Bien que la publication soit interrompue entre 1940 et 1946, elle reprend dans la continuité de la ligne éditoriale d’avant-guerre mais le format devient petit et la numérotation repart de zéro. Pour ne plus s’arrêter jusqu’à aujourd’hui. On peut observer que des années 1960 et jusqu’aux années 1990, on fait la part belle à la substance des articles bien que la photographie s’étale de manière toujours plus imposante dans la mise en page. Le parti pris du coité de rédaction, qui est aussi celui d’une grande majorité des historiens du milieu de la recherche universitaire, est bien de valoriser la production scientifique. On ne trouve ainsi de traces de photos d’historiens presque uniquement à l’occasion d’articles leur étant dédiés directement (dont un certain Paul Veyne auquel nous consacrons un paragraphe un peu plus bas). La ligne éditoriale du magazine, sensée faire parler de grands historiens, suffit à donner aux articles le crédit qu’ils méritent. Cependant, jusqu’aux années 1980, les personnages qui publient dans Historia ne sont pour la plupart pas des historiens universitaires, ils viennent d’une multitude de domaines et partagent une même passion pour l’histoire.

Le nouveau millénaire consacre l’ère des médias, du numérique et la multiplication des personnalités médiatiques. Les historiens ne se cachent plus systématiquement derrière leur œuvre et leur production intellectuelle. La médiatisation change la donne et fait évoluer le système de valeurs de la production scientifique : se montrer dans les médias est un acte qui au XXIe siècle apparait comme un gage de compétence auprès du grand public, tout en ne dévalorisant plus l’historien auprès de ses pairs. Cela va de pair avec la consécration de la figure du spécialiste depuis les années 1960, au même titre que la revendication du professionnalisme dans un domaine, et on voit que le milieu des Sciences sociales n’est pas épargné par ce changement de paradigme socioculturel. Le rôle de la télévision aura également été crucial, mettant en valeur des historiens comme André Castelot ou Alain Decaux qui ont fait le succès d’Historia pendant les années 1970 et 1980.



Mais ce tournant éditorial n’est pas anodin, bien au contraire. Il accompagne le rachat de la revue Historia par François Pinault en 1999, et abandonne le petit format pour un format magazine plus actuel. La généralisation des pages en papier glace donne encore plus d’importance à la photographie, dont la qualité est largement améliorée.

Ainsi dans les revues dites de « vulgarisation » de l’histoire comme Historia (mais aussi L’Histoire, Le Figaro Histoire, partenariat Le Point Historia, etc.), les « contributeurs » et les spécialistes sont désormais valorisés personnellement. La mise en page permet cette valorisation car elle les représente le plus souvent grâce à un portrait zoomé sur le visage. Le sourire est de rigueur, la tendance est à la simplicité et parfois même à l’autodérision. Bref, à quelques exceptions près, la culture de la solennité, de l’arrière-plan saturé de « pavés » volumineux et de la veste en tweed se perd dans le milieu. Et l’historien d’être montré comme un spécimen globalement sympathique et qui, malgré les apparences, s’adapte à son époque.



L’analyse de deux numéros de février et mars 2013 confirme cela. Les portraits sont souriants voire riants, parfois sérieux évidemment (nous sommes en histoire), et regroupés côté à côté dès le sommaire dans la rubrique « Contributeurs » en bas de page. Sont mélangés sans distinction historiens universitaires, spécialistes mais également journalistes passionnés d’histoire et chercheurs d’autres disciplines pouvant ouvrir le débat autour du thème proposé. Comme le remarque très justement Diana Gomis plus haut dans l’article, la catégorisation des photos comme étant soit un choix de son auteur, soit un choix éditorial, semble bien la seule à même d’être pertinente.



Les arrière-plans ne sont pas homogènes et ne semblent obéir à aucun code particulier : on trouve des cartes géographiques, des fonds uniformes blancs ou gris, quelques livres et même plusieurs fois un jardin ou un potager. Il n’y a aucun code vestimentaire précis, bien que la plupart du temps ce critère n’entre même pas en compte puisque la photo est centrée sur le visage – du front au bas du menton. On retrouve ces portraits en haut à gauche de l’article dont ils sont l’auteur, de la même taille, mais avec une particularité surprenante et particulièrement représentative des changements qui se sont opérés depuis une quinzaine d’année dans notre société ; ils sont en effet accompagnés d’une citation de l’auteur expliquant ce qui l’a poussé à s’intéresser au sujet qu’il présente. Non seulement on montre l’historien, mais en plus on explique pourquoi il est l’homme de la situation, et lui nous explique pourquoi son sujet est intéressant ! Bienvenue dans un cycle tout à fait saisissant de promotion et de publicité mutuelles entre l’historien et le magazine où il publie, et de se poser la question : l’époque a-t-elle consumé ce qui restait de l’effacement du chercheur derrière son œuvre ?

Intéressons-nous désormais aux revues concurrentes ou partenaires d’Historia, qui partagent ce souci de vulgariser l’histoire afin d’intéresser le grand public. Dans le bimensuel Le Point Historia de mars-avril 2011, le format des photos des contributeurs est le même que dans Historia mais elles sont disposées différemment à l’intérieur du magazine. On ne les voit ainsi pas dans le sommaire mais en bas de la première page de leur article, dans la section « Repères » juste à côté d’une frise chronologique retraçant les principaux évènements du thème étudié. A noter que seuls les articles du dossier spécial auquel est consacré le numéro sont associés à leur auteur, et non les articles « réguliers ».

Ne remarquez-vous rien ? Certaines photos du Point Historia et d’Historia, même à deux années d’intervalle, sont les mêmes. Ce qui signifie que l’image des historiens contributeurs est figée à partir de leur première apparition dans la revue, et quel que soit le nombre de leurs contributions par la suite. Autant dire qu’il vaut mieux que la photo soit bien choisie dès le départ… ce qui n’est pas toujours le cas ! D’autant que certaines photos semblent avoir été prises avec une webcam, tant la qualité de la photo est mauvaise. En parallèle de la démocratisation des Sciences sociales, voici donc un bel exemple de démocratisation, voire de banalisation, des moyens de pratiquer la photographie.

A la création du Figaro Histoire en avril-mai 2012, son directeur de la rédaction Michel de Jaeghere affiche ses hautes ambitions pour ce nouveau concurrent des revues historiques : « Nos mots d’ordre seront la clarté, l’esthétique, la pédagogie, la curiosité pour la découverte ». Il veut « associer le sérieux d’une production scientifique à l’élégance d’une revue d’art ». De savoir s’il y est parvenu, il n’est pas question ici. Le Figaro Histoire de février-mars 2013 a fait son édito sur la mort de Jacques Heers, historien médiéviste reconnu et ancien élève de Fernand Braudel. A cette occasion, la photo de l’historien occupe le centre de la page, se laissant encercler par le texte. Le cadrage fixe le haut du corps, le coupant au milieu de la cravate. Jacques Heers pose souriant dans un jardin, décontracté et la chemise mal boutonnée. L’attention est focalisée toute entière sur cet homme auquel l’article est consacré, mais il est présenté de manière simple, bien loin de la gravité des hommes du premier XXe siècle, mais également  loin des sourires forcés que l’on constate sur les têtes d’historiens de la collection « Premier Cycle » PUF des années 1980 et 1990.

Quelques pages plus loin, c’est au tour de Paul Veyne d’être présenté dans son jardin, chemise rose ouverte, sourire en coin et lunettes de travers. Quoi de plus étonnant pour celui qui est présenté comme « l’un des plus grands historiens français de l’Antiquité romaine » ? L’humilité et la simplicité peuvent-elles être des effets de mode dans les choix de la rédaction du magazine ou sont-elles un réel choix de communication visuelle accompagnant une ligne éditoriale détaillée ? Difficile à dire. Dans le numéro 442 de septembre 1983 d’Historia, nous avons retrouvé un autre entretien avec Paul Veyne, de trente ans plus jeune. Le décalage des genres est saisissant. Le voici donc en smoking et nœud-papillon noir, avec un profil de crooner dans une photo noir et blanc, comme sublimé par le long cigare qu’il tient entre ses lèvres. Sur la page d’en face, comme une réponse, la journaliste-philosophe Paule Giron est représentée dans une photo au centre de la page sur un pied d’égalité avec l’interviewé. Du point de vue du lecteur, il est difficile de se sentir proche du Paul Veyne jeune, en particulier parce qu’il est présenté de profil, alors que la photo de Paul Veyne en 2013 est frontale et le lecteur peut plus facilement s’identifier à l’homme.

On peut voir dans un article sur le président Lincoln un portrait d’André Kaspi dont le livre sur Les présidents américains sort en parallèle du film de Steven Spielberg – « Lincoln » – qui est annoncé comme un blockbuster. Le lien ici entre critique de film, apports historiques et historiographiques et la  promotion du livre d’André Kaspi (qui ne participe en rien à la rédaction de l’article) semble assez évident. Présenté lui aussi comme « professeur émérite », sa photo est cependant plus classique, devant une bibliothèque avec un costume (certes pas en tweed) propre et net. Seule exception par rapport aux photos que l’on a pu observer jusque-là dans les magazines actuels : la pose presque frimeuse, alors qu’il s’appuie du bras sur les livres tout en restant debout. Pour un peu on pourrait même croire à de l’arrogance… Mais difficile de savoir si cet exercice de pose lui a été imposé par son éditeur, par la revue ou si c’est son choix personnel de se représenter ainsi.

Pour clore ce chapitre sur les historiens dans la presse d’aujourd’hui, il serait intéressant de sortir du cadre des revues spécialisées en histoire pour aborder le cas des journaux gratuits, considérés comme l’exemple le plus flagrant de vulgarisation de l’information. Il se trouve que le journal gratuit Metro a publié – a minima – deux interviews d’historiens spécialistes à quelques semaines d’écart entre le 31 janvier et le 14 mars 2013. Il s’agit de Serge Klarsfeld, historien et descendant de déporté juif engagé, dans un sujet sur « Le spectre du nazisme » ainsi que de Philippe Levillain, sollicité afin de commenter l’élection du pape en tant que spécialiste du Vatican.

La photo comparable à celle d’une pièce d’identité ne présente en soi que peu d’intérêt. A défaut de s’étonner de leur présence dans un média gratuit généraliste, ce qui n’aurait pas été envisageable il y a encore quelques décennies, on peut s’interroger sur le format de l’interview qui est proposée. En effet, les questions sont posées sur un mode très personnel, et c’est ce qui surprend le plus : on ne demande pas le partage d’un savoir spécifique, mais explicitement l’avis de quelqu’un supposé être compétent sur le sujet. La différence est énorme, même si le résultat est le même puisque l’historien s’exprime de la même manière. Le journaliste demande l’avis de cette personne : « l’élection de ce pape vous a-t-elle surpris ? », « qu’est-ce que cela vous inspire ? » ou encore « cette montée des populismes ne vous inquiète-t-elle pas davantage ? ». Dans cette perspective, l’historien semble se muer en une sorte de consultant auquel on ferait appel dans des émissions consacrées à son domaine de spécialisation. Un peu comme les anciens joueurs de football à qui TF1, Canal+ et tant d’autres chaines ont offert une reconversion médiatique à la fin de leur carrière. Si cette tendance se confirme, les « pap’historiens » consultants de Metro auront ouvert la voie à une nouvelle forme d’activité pour les historiens, et confirmeraient leur implication loin des laboratoires de recherche…

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