2017-02-07

Par Jean Corneloup, UMR PACTE Grenoble

Le monde n’en finit pas de changer et d’être engagé dans une course perpétuelle à l’innovation et à la création de nouveaux produits, services et aménagements. Les réformes territoriales se succèdent pour repenser l’action publique. Les médias nous annoncent sans cesse des recompositions en cours qui viennent bousculer les équilibres géopolitiques mondiaux. À côté de cette accélération perpétuelle des univers économiques, culturels ou technologiques, d’autres acteurs s’engagent pour limiter les excès de vitesse, ralentir la course au toujours plus et envisager des transitions énergétiques, alimentaires ou politiques pour lutter contre la surchauffe de nos sociétés entropiques. Dans cette ambivalence portée par les uns et les autres, le corps n’échappe pas à ces interrogations et ces mouvements : certains acteurs souhaitent augmenter la performativité des corporéités dans différentes scènes sociales, ludiques, sportives et professionnelles, pendant que d’autres s’engagent dans la voie d’une écologie corporelle douce à la recherche de relations plus respectueuses des éco-bio-systèmes concernés. Si le transhumanisme et la cyborg-culture ouvrent des perspectives intéressantes et stimulantes – et controversées – pour amplifier nos rapports au mouvement, à la motricité, à la santé biologique et au sensible, d’autres orientations souhaitent interroger la notion de transition récréative en lien avec l’écologie corporelle en mutation.

C’est dans cette perspective que le GDRI 836 CNRS ECAPAS[1] en lien avec l’UMR PACTE a organisé un colloque en juin 2016 pour réfléchir avec différents chercheurs et présenter des travaux de recherche qui interrogent la place de la transition dans les pratiques récréatives de nature. La perspective théorique souhaitait discuter des différentes manières de faire usage de la notion de transition étant donné que, comme bien des notions, la signification donnée à un mot renvoie à des interprétations et à des pratiques sociales, parfois bien différentes. Dans le cadre de cet article, il s’agira de présenter une matrice de lecture des usages de la transition pour saisir les différentes manières de proposer une lecture des dynamiques récréatives contemporaines. Cette réflexion intéresse le Labex ITEM à double titre : d’un point de vue théorique sur la question du changement social et territorial, que la notion de transition éclaire et d’un point de vue thématique sur les activités de nature et de tourisme, vecteur important des transformations de l’espace montagnard.

La matrice d’analyse des pratiques de transition

Notre propos interroge la notion de transition récréative en lien avec la question de l’écologie corporelle. Si de prime abord, la transition induit la présence d’une dynamique importante dans un système d’action qui a pour effet de provoquer une transformation de celui-ci, il importe de rendre compte des types de direction possibles et souhaitées. Parler de transition récréative concernant les pratiques récréatives induit la présence de cultures sportives qui sont l’objet de recompositions en fonction des dynamiques internes et externes qui les caractérisent. La référence à la récréation permet de traiter et de saisir l’ensemble des pratiques de loisir et de tourisme pour éviter la séparation historique qui existait jusqu’à un certain temps entre les pratiques de loisir qui se réalisent dans le quotidien de l’espace de vie sédentaire et les pratiques touristiques à destination des temps de vacances. Il s’agit aussi de ne pas réduire les activités du temps libre aux pratiques de divertissement, de délassement, de découverte et de sport, mais d’intégrer l’ensemble des pratiques dites culturelles à la fois artistiques, spirituelles ou socio-créatives.

Nous souhaitons combiner et associer la transition récréative avec des réflexions sur l’écologie corporelle comme volonté d’étudier la place du corps dans ses environnements de pratique lors de la réalisation de pratiques récréatives. Dès lors, la question que nous posons concerne la place que doit avoir l’écologie corporelle pour penser et engager une transition récréative. Peut-on envisager une transition globale sur un plan économique, énergétique ou urbain sans associer l’écologie corporelle à cette dynamique ? Peut-on parler de transition récréative sans que les pratiques corporelles soient repensées et redéfinies ? Les pratiques  compétitives, motorisées, technologiques et touristiques sont-elles légitimes ? D’où ce questionnement : les pratiques corporelles engagées dans la transition récréative sont-elles productrices de cultures récréatives spécifiques (techniques, publics, codes de jeu, symboliques,…) ? Et sur un plan épistémologique, il s’agit d’envisager la référence à d’autres cadres scientifiques pour observer et accompagner ces transitions récréatives. L’objectivité scientifique s’inscrit dans des paradigmes scientifiques (Corcuff, 1995 ; Dosse, 1995) qui sont dominants et légitimes à certaines périodes de l’histoire et en fonction du degré de développement scientifique. L’hypothèse consiste à penser la transition sociétale et récréative en lien avec une transition  scientifique qui envisage autrement ces liens avec les objets de recherche, la société, les organisations et les individus.

Pour lire ces transitions, il importe de réfléchir à la définition et à l’approche de cette notion. À la lecture des écrits et pratiques existantes évoquant cette référence, on observe des différences importantes qui induisent des usages distants entre les uns et les autres. D’où la nécessité de présenter la matrice d’analyse de la transition qui renvoie à des cadres de lecture variés de celle-ci. Entre ceux qui veulent ralentir, accélérer et ceux qui veulent changer de trajectoire, bien des différences sont observables que l’on peut présenter.

Le changement dans la continuité

Le premier scénario prône la stabilité. Les pratiques récréatives actuelles que ce soit dans le sport, la culture, le tourisme ou l’art s’inscrivent dans les principes de la modernité consistant à augmenter leur place dans la société, à maîtriser leur développement tout en augmentant la réceptivité sociale de celles-ci. La transition n’est pas une revendication forte. Mieux vaut consolider l’existant à partir des pratiques qui ont su faire leur place dans le système actuel. Les personnes qui utilisent la référence à la transition le font dans un souci de distinction pour s’approprier une terminologie à la mode ou dans un cadre marketing. On parle alors de produits de cuisine Transition, de Transition extrême (pour les pratiques engagées), de Transition sport & fitness pour qualifier des pratiques de coaching sportif, de cycle de vélo Transition (Transition bicycle compagny) ou de musique avec le disque de J. Coltrane (Transition).

Le deuxième scénario s’inscrit dans des pratiques de repli lorsqu’il s’agit de se recentrer vers des pratiques les plus emblématiques du champ récréatif évitant tout débordement, permettant un contrôle des fausses innovations et de réduire les dépenses et les consommations futiles et superflus. La transition est ainsi une manière de redonner de la présence au travail sur le loisir, aux sports contrôlés par les fédérations sportives et le mouvement olympique et les arts consacrés exposés dans les galeries et les musées.  Il s’agit d’accorder de la présence aux valeurs de l’effort, du bon goût, de la solidarité et du respect des règles sportives. Dans cette perspective, certaines personnes évoquent la notion de renoncement (Godin, 2014 ; Delsol, 2011)  pour éviter les gaspillages et revenir à un puritanisme contrôlé des mœurs et des usages du temps libre. Pour d’autres, le renoncement consiste à se mettre à l’écart du monde face à la fatigue d’être soi (Erhenberg, 1998) ou à disparaître de soi par des pratiques de la blancheur (Le Breton, 2014).

Enfin, le troisième scénario envisage la transition comme une pratique qui consiste à accélérer encore plus, en profitant de toutes les innovations qui permettront d’augmenter la productivité, la qualité, les services et les jouissances récréatives possibles. La tendance serait marquée par une amplification des demandes ludiques et touristiques marquées par une attente exponentielle d’aménagement, de technologies et de jeux de plus en plus insolites et scénarisés. En lien avec les nouvelles applications numériques, les médiations technologiques, ludiques et virtuelles permettront l’ancrage des pratiques dans des univers extatiques et excentriques augmentant sans cesse la demande de pratiques expérientielles. En lien avec les marketeurs et les créateurs de jeux numériques, le marché des pratiques récréatives amplifie sa présence et participe à l’émergence d’écologies corporelles intensives via les médiations techno-ludiques exponentielles. Les drones, les go pro, les engins et matériels balistiques (wingsuit, catamaran,…), les salles d’éveil sensoriel ou les simulateurs de vols sont autant d’amplificateurs qui peuvent être considérés comme les passeurs en direction d’une transition corporelle en mouvement. Différents travaux de recherche étudient ces univers culturels autour des pratiques du vertige (Andrieu, 2014b),  des technologies numériques (Lebas, 2017), des pratiques sexuelles connectées, des espaces de glisse artificielle…

Le corps, dans ces réalités augmentées par ces médiateurs technologiques, s’ouvre vers de nouveaux espaces d’action permettant d’explorer les écologies corporelles post et hyper-modernes (Gombault, 2011).  Les technologies numériques (applications ludiques et scénarisées) et matériels (parcs ludiques, vélo à assistance électrique, via ferrata…) participent à ces fragmentations corporelles et à l’augmentation sans cesse des interfaces technologiques. Les arts immersifs, décrits par Andrieu (2014b), permettent de s’engager dans la profondeur de soi par cet envahissement de l’espace fréquenté dans le corps de la personne ouvrant en lui la possibilité d’une émersion corporelle. Celle-ci serait à la base de ce sentiment d’être en osmose ou en symbiose avec l’environnement vécu et d’amplifier l’expression de son intimité sensorielle. L’art contemporain interactif a pour objet de mettre la personne au cœur de l’œuvre pour donner à vivre des expériences sensorielles et imaginaires inédites. Ces relations renouvelées entre l’art, le patrimoine et les pratiques corporelles ont été l’objet de multiples applications numériques qui renouvellent les médiations culturelles au milieu qu’il soit rural ou urbain. De nombreux travaux de recherche se réalisent sur ce nouveau champ de recherche.

Ce scénario inscrit le changement dans la continuité puisque nous sommes dans une transition moyenne par rapport à l’émergence de toutes les pratiques numériques, ludiques et vertigineuses développées dès les années 1980-1990.

Des transitions radicales

Toutes autres sont les perspectives suivantes qui s’inscrivent dans un changement de cap induisant une transition radicale.  Le monde doit changer et s’orienter vers d’autres formes récréatives qui permettent d’apporter une réponse aux vulnérabilités qui menacent l’équilibre du monde. La transition, dans ce cas, doit se saisir comme une invitation à changer de système d’action pour répondre aux enjeux qui caractérisent la situation contemporaine. En référence à différentes pratiques sociales et institutionnelles, la transition se présente comme un état ou une période intermédiaire,  comme un passage entre deux systèmes d’action. On parle par exemple de transition démocratique comme processus politique caractérisé par le passage progressif d’un régime non-démocratique (par exemple une dictature) à une démocratie. Elle signifie en architecture, une période intermédiaire entre deux styles liés à une école de pensée, tout comme on parle de transition économique pour évoquer une économie anciennement planifiée ayant amorcé un passage vers une organisation où domine l’économie de marché dans un système capitaliste. Concernant les pratiques récréatives, on parlera d’un processus engagé par différents acteurs et publics pour amorcer le passage d’un système d’action à un autre[2]. Concernant les cultures corporelles, deux scénarios peuvent être évoqués dans cette perspective : l’un associé au transhumanisme et l’autre à l’éco-culture alternative.

Le transhumanisme

Le premier scénario évoque ce passage de la modernité vers le transhumanisme comme volonté de penser que la technologie est l’utopie référente pour envisager un avenir viable et durable. La révolution numérique issue des NTIC est la solution la plus crédible pour sortir des impasses du monde contemporain. Dans le monde économique, l’ubérisation des marchés et des pratiques des consommateurs (Airbnb, Le bon coin, blablacar, facebook, wikipédia…) s’inscrit dans cette redéfinition des principes de gestion. Plus globalement, cet engouement pour les mondes virtuels quitte l’univers des humains pour celui des post-humains, de l’humain bionique et des cyborgs. La transition numérique radicale s’inscrit dans cette reconfiguration culturelle qui fait des geeks les représentants de ce monde virtuel, déconnecté des cosmogonies terrestres et humaines.  Concernant les pratiques récréatives, les jeux numériques qu’ils soient sportifs, aventuriers, militaires ou ludiques se situent tous dans cette configuration. En plus de développer des univers factices, ils peuvent réenchanter le réel en redéfinissant d’autres codes, imaginaires et usages des lieux. Pokemon go, City Tag, Street Wars ou Manhattan Story Mash up sont des exemples d’applications numériques qui redéfinissent les références imaginaires des lieux en créant des cosmogonies techno-numériques virtuelles, déconnectées des territoires et des ressources locales classiques et de leurs imaginaires.

Les pratiques artistiques numériques s’ouvrent vers des esthétiques bioniques bousculant les repères corporels et sensoriels. Les mondes virtuels post-humains et post-nature deviennent dominants lorsque les environnements et les figurants sont déconnectés du monde réel. En lien avec le net’art, les arts numériques produisent des avatars corporels qui transportent l’individu dans des scènes virtuelles ouvertes à de multiples amplifications esthétiques. Les cybermondes artistiques reposent la question et le contenu de l’esthétique par l’ouverture vers des connexions sensibles, symboliques, corporelles et environnementales digitales.  Reste à saisir l’effet de ce monde esthétique écranique dans la façon de penser et de développer l’esthétique contemporain présent et à venir en lien avec les écologies corporelles émergentes.

En parallèle à ce mouvement, l’engouement pour les cybersports, dans le monde entier et en particulier dans certains pays asiatiques comme la Corée, traduit cette présence des e.sports dans le paysage culturel. De la même manière que le soccer comme pratique indoor du football a modifié cette culture sportive et s’autonomise par rapport à la pratique-mère, les cybersports construisent leur monde culturel déconnecté de la modernité et postmodernité sportives (Corneloup, 2011). À côté de la réplique des jeux sportifs classiques (football et basket par exemple) qui reste pour l’instant en lien avec le réel sportif, les e-jeux de guerre ou d’aventure se propagent autour de différents scénarios et fictions qui prennent comme référence l’environnement réel (friches industrielles, guérilla de rue, projection dans des jeux antiques,…) mais aussi des environnements virtuels en devenir ou déconnectés du monde humain et terrestre. Demain, le corps bionique serait activé, reposant les liens entre les prothèses, la biologie de synthèse et les technologies numériques. Au-delà de la santé de réparation qui a pour  finalité de permettre à l’individu de retrouver un équilibre corporel perdu (maladie, fracture, dépression,…), la santé de performance a pour finalité d’augmenter le potentiel humain en direction de la transhumanité. À ce titre, les jeux para-olympiques pourront dans les années à venir dépasser le niveau des sportifs dans les jeux olympiques traditionnels.

De même, le cybathlon (octobre 2016 à Munich) se présente comme la première compétition d’athlètes cyborgs équipés d’appareillages bioniques. Les technologies les plus évoluées de prothèses robotisées de jambes et de bras, les fauteuils roulants, les exosquelettes, les vélos et les interfaces cerveau-machine vont s’affronter autant que les athlètes. Des écologies corporelles bioniques sont en gestation en direction des robots humanoïdes mais aussi des avatars qui deviendront les représentants des humains dans l’univers des jeux numériques qui amplifient les formes d’expressions corporelles, sensorielles et imaginaires. On peut ainsi noter l’émergence d’un monde fictionnel au sein duquel l’individu n’est plus seulement dans un rêve, au cinéma ou dans une projection romanesque mais dans la réalité de la fiction de ce monde virtuel. Des expériences corporelles virtuelles sont ainsi en gestion ouvrant tout un champ d’exploration d’un deuxième corps et personnage auquel l’individu aura accès. L’enjeu concerne les liens et les relations qui vont émerger entre le réel vécu et les fictions développés (dans ce supra-monde) en fonction des connexions et des inter-relations qui vont émerger et se développer. Une forte transition culturelle est en marche qui bousculera bien des manières de penser le monde présent et les pratiques culturelles contemporaines. Les hackers, engagés dans différentes scènes ré-créatives, seront les ambassadeurs des jeux 3.0, ces jeux numériques déconnectés de la réalité humaine et engagés dans l’émergence du transhumanisme.

L’éco-culture alternative

À l’opposé de ce mouvement, un autre monde est en gestation qui est bien souvent associé aux questions de transition en référence aux pratiques énergétiques, climatiques, financières, sociales ou politiques. Face aux vulnérabilités qui menacent le monde, les acteurs de ce mouvement prônent un changement radical de société pour ré-inventer un avenir plus durable et mieux connecté entre les humains, la nature, les organisations et  les univers technologiques. De nouveaux principes d’action sont activés qui renvoient à un cadre de référence commun : économie sociale et solidaire, gouvernance, économie du partage, circuit court, slow attitude, énergie renouvelable, coopérative, coopération, convivialité, résistance,… Toutes ces pratiques de transition permettent d’enrôler tout un ensemble d’acteurs qui veulent contribuer à cette prise de conscience et renouveler les cadres d’action pour fonder une société plus respectueuse des équilibres sociaux et éco-systémiques. Les innovations se multiplient pour ralentir nos modes de vie, repenser la définition du bien vivre et du bien être et changer les pratiques de consommation, d’habiter et de production. Les chaînes de valeur se recomposent avec l’émergence des principes de la circularité et de la fonctionnalité des économies vertes et bleues[3] responsables, pour repenser l’effet des externalités négatives dans la façon de gérer les déchets et les impacts des productions industrielles sur les écosystèmes humains et non-humains.

De multiples initiatives[4] voient le jour pour inviter les gens à s’inscrire dans des pratiques de transition et participer à ce renouveau sociétal. La démarche consiste à  déconstruire les incohérences du système actuel et à proposer des pratiques de transition pour engager le changement vers une société post-croissance, plus sage, plus démocratique, moins spéciste et énergivore. Les représentants de ce mouvement proposent différentes initiations et formations pour changer les modes d’action. De nombreux ateliers de la transition se mettent en place en agriculture, en construction d’habitat, en alimentation, en santé, en monnaie locale ou en urbanisme de proximité pour engager ce changement via le partage de savoirs-faire et de bonnes pratiques. Concernant les pratiques récréatives de nature, des initiatives fleurissent pour engager une transition récréative permettant de changer d’écologie corporelle. La perspective politique consiste à valoriser les pratiques récréatives transmodernes (Corneloup, 2011) comme condition pour participer à cette transition. Nombreuses sont alors les personnes qui proposent des pratiques, considérées comme alternatives aux cultures dominantes et qui engagent à changer d’approche : serious games, jeux coopératifs, écotourisme, itinérance longue et légère, migrations d’agrément, ailleurs de proximité, pratiques de nature sauvage, métissage culturel, co-voiturage, rencontres humaines,…

Que ce soit sous formes de stages, de pratiques ou d’évènements, toutes ces initiatives semblent reproduire les mêmes principes d’action en relation avec les néo-mouvements sociaux[5] (Sommier, 2003) qui encouragent cette transition. Les rencontres valorisent les gratiferias, les forums ouverts, les produits et les repas biologiques, les arbres à Palabre, les randonnées écologiques et artistiques… La cité écologique d’Ham Nord au Québec propose des formations, en éducation au développement d’écovillages, qui initient les stagiaires à l’éco-culture : connaissance de soi et des personnes, entrepreneuriat social, reconnexion avec la nature, bien être personnel et collectif, spiritualité socialement engagée… D’autres structures comme l’école de la nature et des savoirs (http://www.ecolenaturesavoirs.com), située en Drôme, propose de piloter sa transition à partir de « champs structurants » : art de vivre sauvage, fabriquer un arc, habiter la terre, le feu ancestral… On pourrait multiplier les exemples évoquant les pratiques récréatives alternatives et porteuses d’un projet de transition sociétale qui traduisent la présence de ce mouvement radical.

Une réflexion critique

À la lecture de ces deux univers, on peut noter la présence d’une tension entre deux pôles pour engager des pratiques de transition : le transhumanisme et les éco-cultures alternatives. Pour l’instant, les travaux scientifiques sont largement concentrés sur ce deuxième mouvement autour des questions d’après-tourisme (Bourdeau, 2007), de créatifs culturels, de changement climatique ou encore de migrations d’agrément. Celles-ci rejoignent les études sur l’écologie corporelle en relation avec différents travaux scientifiques menés par le GDRI-ECAPAS[6]. Comment le corps dans ces pratiques d’immersion écologique interagit et réceptionne ces invitations à la transition récréative ? L’émersion que ces immersions intenses en nature produisent, suivant en cela la pensée d’Andrieu (2014) participe-t-elle de cette dynamique ? Le corps sensible en est-il modifié donnant naissance à un autre sentiment de soi (Vigarello, 2014) permettant d’envisager d’autres relations à la nature, à soi et aux autres ? Une esthétique transmoderne est-elle en gestation mais en quoi est-elle plus propice à la réalisation de cette transition ?

De nombreuses questions scientifiques sont alors en débat pour observer les spécificités culturelles, corporelles et récréatives entre ces deux mouvements : existe-t-il une différence d’écologie corporelle forte entre des éco-villages aménagés dans des résidences thématisées et des villages ruraux appropriés par des néo-ruraux pour penser et vivre l’habitabilité des lieux ? Entre la pratique de jeux numériques et de jeux nature ? Entre l’éco-art et les arts immersifs et numériques ?

Entre la participation à  Dreamhack (http://dreamhack.fr) ou au boom festival (https://www.boomfestival.org/boom2016_splash/) ? Entre la participation à un stage de paélo lifestyle et la pratique de Pokemon go ? Tous les travaux que nous avons réalisés sur les cultures récréatives (Corneloup, 2016) ainsi que ceux d’autres chercheurs en sciences du sport (Pociello, 1995 ; Duret, 2001) montrent l’existence de fortes différences culturelles dans les pratiques sportives qui engagent des visions du monde spécifiques. Cette présence du corps ou son absence, d’un milieu aseptisé ou incertain, d’interactions sociales réelles ou virtuelles, de symboliques relationnelles ou agonistiques sont autant de vecteurs de différenciation culturelle. Ces transitions n’induisent pas les mêmes effets dans la façon de penser et de vivre la société et un certain nombre de travaux présentés lors du colloque sur la transition récréative avait pour finalité d’interroger ces dynamiques récréatives en mouvement : effet des expériences immersives amplifiées (usage du visio-casque, technologies mobiles, expériences ubiquitaires,…) sur l’écologie corporelle ; repenser l’espace public via les sociabilités de contact, l’écologie partenariale du corps ou la résistance récréative… En relation avec nos travaux sur les pratiques sportives en montagne (Corneloup, 2016), l’étude sur les styles de pratique dévoile des différences sociales, culturelles et symboliques en fonction des technologies utilisées et des espaces fréquentés. Selon les médiations matérielles présentes (espaces aménagés ou pas, surface ou profondeur de la nature), les représentations s’inscrivent dans des univers symboliques opposant le masculin au féminin, l’affrontement à la contemplation, l’engagement au ludisme. On en vient alors à concevoir la présence de différentes alpinités récréatives en fonction des styles de pratique présents en montagne.

La transition médiane

Entre ces deux positions extrêmes et antagonistes, n’est-il pas possible d’observer la présence d’une troisième que l’on pourrait qualifier de transition médiane, située au carrefour des deux autres ? On serait alors en présence d’une société transitive dans laquelle la transition devient une figure référente des pratiques sociétales. Dès lors, la transition n’est pas entre deux systèmes, elle est dans le système ou en allant plus loin, on pourrait dire qu’elle fait système dans le sens où les principes d’action référents pour agir sont transitionnels. Il n’y aurait plus de système stable mais des systèmes en mouvement perpétuel, en équilibre instable, engagés dans des processus d’adaptation en lien avec des environnements changeants. La transition devient une disposition à changer d’état en fonction des cadres d’action engagés et présents. Elle nécessite des dispositions à la modularité, à l’adaptabilité et à la flexibilité. Pour prendre des exemples portant sur des objets référents, on pourrait parler des lunettes Transition[7] ou du basket[8] évoqué par les professionnels pour expliquer cette disposition.

Cette configuration serait en phase avec l’évolution de nos sociétés qui deviendraient transitionnelles de part la présence d’une perpétuelle turbulence, d’une interdépendance des économies, d’une perméabilité des frontières et  d’une mise en exergue d’identités flottantes. Les règles d’action deviennent moins rigides et s’inscrivent dans le principe des approches pragmatiques (composition, accord, négociation, gouvernance,  éthique appliquée, médiation,…). On ne parle plus d’individu mais d’individualisation, de territoire mais de territorialisation,  d’habiter mais d’habitabilité comme si le processus devenait un des principes de référence pour comprendre les logiques d’action. Les trajectoires personnelles deviennent transitionnelles[9] pour reprendre les propos de Winnicott (1971) à partir du moment où les individus ont à fabriquer les espaces et les objets transitionnels pour faciliter les adaptations dans différentes scènes sociales. Le développement des tiers lieux (Bazin, 2013) peut s’inscrire dans cette perspective en tant qu’espace-frontière permettant d’ajuster les différences et de construire des arrangements acceptables entre les parties prenantes. Ces tiers lieux se présentent comme des aires de symbolisation autour d’objets transitionnels qui permettent de relier et de métisser des éléments recomposés dans une nouvelle combinaison de sens. On retrouve sur un plan théorique les références à l’anthropologie modale de Laplantine (2005), à la mésologie de Berque (2000), à l’anthropologie existentiale de Piette (2014) et à la sociologie des mondes sociaux de Grossetti (2004).

Cette transition médiane est au carrefour du transhumanisme et des éco-pratiques alternatives pour composer un cadre d’action acceptable entre ces deux orientations divergentes. À la différence de l’approche théorique de Le Breton (2013) qui évoque l’adieu au corps avec l’émergence du post-humain ou des positions d’Azam (2015)) nous invitant à rester humain pour lutter contre le transhumanisme, la troisième voie s’intéresse à la manière dont le corps bionique va s’associer au corps écologique pour élaborer l’être humain du XXIème  siècle. Ces métissages techno-humains en devenir permettent d’entrevoir la manière dont ces scènes culturelles, sociales et institutionnelles vont se construire en relation avec les scènes politiques chargées d’arbitrer les orientations discutées et acceptables. Les laboratoires récréatifs (Corneloup, 2016a) deviendront alors les lieux d’expérimentation des pratiques techno-humaines en gestation pour concevoir cette transition médiane. Le délibéralisme, suivant en cela les propos de Dacheux (2016) et de Lefort (2007), sera une des manières de penser l’ajustement des contraires, au principe de la démocratie transitionnelle au sein des collectifs constitués.

Au cours du colloque organisé au Pradel, différentes communications ont abordé cette perspective théorique et sociétale pour répondre à la problématique de ces rencontres scientifiques. Comment interroger le sensible, l’esthétique, les laboratoires récréatifs, le politique, le numérique et les pratiques itinérantes dans la déclinaison des identités récréatives et le développement de pratiques collectives ? Comment cette combinaison des trans-cultures permet la fabrique d’une écologie corporelle médiane qui souhaite s’investir dans des éco-pratiques tout en activant les apports de la technosphère numérique ? L’excroissance de la culture numérique se traduit non seulement par l’apport de nouvelles gestions des informations sur les pratiques, les lieux et les usages possibles en temps réel, mais aussi par la projection corporelle des pratiquants dans des scènes fictionnelles au sein desquelles le corps s’active et expérimente des usages virtuelles des espaces de pratique. Nombreux sont alors les travaux de recherche à envisager pour observer la manière dont cette alliance transculturelle va se développer pour donner naissance à de nouvelles relations aux espaces de pratique.

Conclusion

La montagne et les pratiques qui s’y déroulent ne sont pas mises à l’écart des transitions en cours. Si certains choisissent la voie du repli et du refuge pour se protéger et faire vivre les traditions et le patrimoine récréatif des vallées et des montagnes, d’autres s’investissent dans les technologies numériques pour redéfinir les médiations communicationnelles avec la montagne[10]. Les cartographies numériques, les applications ludiques et géographiques et les sites communautaires impactent déjà les formes de déplacement, les logistiques managériales, la gestion des risques et la déclinaison des liens sociaux via la web-sociolité des réseaux sociaux spécialisés. D’un autre côté, les adeptes de la décroissance et du changement d’approche s’investissent dans des pratiques responsables en repensant la chaine éco-systémique de la pratique en montagne. Plus globalement, les imaginaires de la montagne sont en voie de transformation par l’immersion  des trans-cultures qui participent à redéfinir les écologies corporelles montagnardes. Une nouvelle alpinité récréative est en gestation au sein de laquelle le monde des jeux numériques, des espaces ludiques, des communautés virtuelles et des cyborgs participera à la déclinaison des formes culturelles émergentes.

À l’exemple des stations de sports d’hiver, on voit émerger les hyperstations (Tignes, La Plagne, Alpe d’Huez, Val Thorens…) qui s’engagent sur le chemin de la démesure technologique et festive[11] à la différence des hypostations (les stations du Queyras) qui privilégient les pratiques alternatives en phase avec une écologie relationnelle et sociale. Entre ces deux extrêmes, se profile une voie médiane suivie par certaines stations qui jouent la carte de l’adaptabilité. C’est dans cet entre-deux que se discute l’orientation acceptable pour un développement choisi et composé. La station de Peisey Vallandry (en Tarantaise) se situe dans cette configuration dans la façon de penser la gestion de sa station village (située entre Les Arcs et La Plagne) et de son domaine nordique. Une transition médiane est proposée entre la naturalité et l’urbanité, la territorialité et l’habitabilité, le sauvage et le domestique, le tourisme et le récréatif pour éviter sa dissolution dans le modèle des hyperstations ou son immersion dans les pratiques écologiques alternatives (chiens de traineaux, raquette, ski de fond, cascade de glace,…). Des réflexions et des études sont menées pour donner naissance à un laboratoire récréatif qui permettrait la fabrique d’une forme culturelle métissée. D’autres stations, soumises au effet du réchauffement climatique, n’ont pas su ou pu s’engager dans la transition récréative et se voit décliner sans qu’aucune résilience apparaisse à l’image de la station de Borée en montagne Ardéchoise.

La transition récréative devient ainsi un champ de controverses où s’opposent entre autres les partisans du toujours plus et ceux de l’après-tourisme (Bourdeau, 2007). Plus globalement, une structure des opinions publiques organise les débats publics en montagne (Corneloup, 2016b) entre ceux qui se soumettent à la réalité (« la neige de culture est nécessaire »), ceux qui veulent aller encore plus loin (« encore plus d’équipements : skidome, scénarisation, centre thermoludique,… »), ceux qui s’engagent sur le chemin des pratiques alternatives (« inventons un autre monde récréatif ») et ceux qui privilégient le repli (« ralentir et bien gérer l’existant»). Mais en-dehors ou au sein de ces structures, se profilent les interactions sociales et politiques qui laissent des marges d’action aux pratiques orchestrées par les acteurs de terrain et les pratiquants de la montagne pour composer un cadre d’action acceptable. Une sociologie pragmatique (Latour, 2010) émerge alors pour observer la manière dont ces compositions montagnardes se construisent.

Bibliographie

Andrieu B. (2014a), Une cosmotique immersive. Pour une écologie corporelle en première personne, Revue Nature & Récréation, n° 1, 20-24.

Andrieu B. (2014b), Donner le vertige – Les arts immersifs, Broché, Paris.

Azam G. (2015) Osons rester humain, Les impasses de la toute-puissance, LLL, Paris.

Bazin H. (2013), « Les figures du tiers espace : contre-espace, tiers paysage, tiers lieu », document électronique in http://biblio.recherche-action.fr.

Berque A. (2000), Ecoumène et Médiance, Editions Belin, Paris

Bourdeau Ph. (2007). Les sports d’hiver en mutation. Crise ou révolution géoculturelle ?Hermès-Lavoisier, Paris.

Corcuff Ph. (1995), Les nouvelles sociologies, Ed. Nathan université, Paris

Corneloup J. (2011), « La forme transmoderne des pratiques récréatives de nature », revue Développement durable et territoires, vol. 2, n° 3, http://developpementdurable.revues.org/9107

Corneloup J. (2016), Les laboratoires récréatifs, activateurs du développement territorial en milieu rural, in Klein et al (dir.) L’innovation locale à l’épreuve du global, Presse universitaire du Québec, Montréal, pp. 125-135

Corneloup J. (2016), Sociologie des pratiques récréatives en nature, du structuralisme à l’interactionnisme, Ed. du Fournel, l’Argentière-la-Bessée.

Dacheux E. (2016), Sans les citoyens l’Europe n’est rien, collection « Communication et Civilisation », Paris.

Delsol C. (2011), L’âge du renoncement, Le Cerf, Paris

Dosse F. (1995), L’empire du sens, La Découverte, Paris.

Duret P. et Roussel P. (2001), Le corps et ses sociologies, Nathan, Paris.

Erhenberg A. (1998), La fatigue d’être soi. Dépression et société, O. Jacob, Paris.

Gombault A (2011), Tourisme et création : les hypermodernes, Mondes du Tourisme [En ligne], URL : http://tourisme.revues.org/449

Grossetti M. (2004), Sociologie de l’imprévisible. Dynamiques de l’activité et des formes sociales, PUF, Paris.

Ingold T. (2013), Marcher avec les dragons, Ed. Zones sensibles, Bruxelles.

Laplantine F. (2005), Le social et le sensible, introduction à une anthropologie modale, Téraèdre,Paris.

Latour B. (2010), « L’alternative compositionniste. Pour en finir avec l’indiscutable », Ecologie & politique, 2010/2, n°40, pp. 81-93.

Lebas F. (2017), Des techniques du corps au corps de la technique : anticipation littéraire d’un corps vécu au quotidien in Le corps au quotidien. Sociologie des expériences corporelles aux Presses Universitaires de Nancy, Collection Épistémologie du corps. À paraître.

Le Breton D. (2013), L’Adieu au corps, Éditions Métailié, Paris.

Le Breton D. (2014), Disparaître de soi, Métailié, Paris

Lefort C. (2007), Le Temps présent, Belin, Paris.

Lefrère N. (2013), Les fondamentaux du basket, Broché, Paris.

Piette A., 2014. Avec Heidegger contre Heidegger. Introduction à une anthropologie de l’existence, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme

Pociello C. (1995), Les cultures sportives, PUF, Paris.

Sen A. (2010), L’Idée de justice, Seuil, Paris.

Sirost O. (2005), Le corps extrême dans les sociétés occidentales, L’Harmattan, Paris.

Sommier I. (2003), Le renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Flammarion, coll. « Champs », Paris

Vigarello G. (2014), Le sentiment de soi, Seuil, Paris.

Winnicott, D.W. (1971), Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard.

[1] L’écologie corporelle dans les activités physiques, adaptées et sportives (ECAPAS): quelle philosophie, quelle éthique ?

[2] À titre d’exemple, on peut évoquer l’article de Hallé et Raspaud (2012) concernant la transition socio-économique en Asie et ces effets sur la pratique des guides de montagne.

[3] Ce modèle économique valorise l’exploitation des ressources locales en lien avec une économie circulaire.

[4] Quelques mouvements parmi d’autres : Transition streets, Career transition, Transition together, transition point, festival Breizh transition, réseau Transition. Be, Transition rencontre scientifique 2016, 2° fête de la transition Epinal, les ateliers de la transition, Transition France (http://www.transitionfrance.fr),…

[5] Incroyable comestible, Colibris, système d’échange local, cohabitat (Terra),…

[6] http://cetaps.univ-rouen.fr/gdri-836-cnrs-ecapas

[7] « Les verres à teinte variable Transitions® sont des verres de tous les jours conçus pour voir la vie sous son meilleur jour. Ils s’adaptent en permanence du clair au foncé et à tout ce qu’il y a entre les deux » (http://www.transitions.com/fr-fr/)

[8] « Le basket-ball est par excellence un jeu de transition. Tous les joueurs sont continuellement en train de transiter, c’est à dire en train de passer d’un état à un autre et ce, qu’ils soient attaquants ou défenseurs. En effet, il ne se passe pas un instant sans que les joueurs passent de porteur de balle à non porteur ou de défenseur côté ballon (porteur ou non-porteur) à défenseur côté opposé au ballon ou encore plus généralement, de la situation d’attaquant à celle de défenseur ou inversement (de défenseur à attaquant) » (Lefrère, 2013)

[9] La transition peut se définir comme un processus corporel, affectif et symbolique impliqué dans la fabrique d’un équilibre psychosomatique au sein de différentes scènes sociales, techno-humaines et inter-individuelles.

[10] Le jeu STEEP (https://www.youtube.com/watch?v=t32yR-SNW6s) annonce le développement de ces jeux virtuels en montagne.

[11] On pense au projet SKILINE à Tignes, au lieu festif de la Folie Douce à Val Thorens ou au projet d’aménagement de 8 000 lits à la Plagne à destination des clientèles haut de gamme.

Show more