2013-06-10

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Les projets d’assainissement de la plaine du Forez du début du XIXe siècle prennent forme avec l’idée de construire un canal d’irrigation vers 1830, projeté par le député Fleury Robert1 et Alphonse Peyret2. En 1839 ce dernier propose la réalisation d’un canal pour la navigation et l’irrigation qui relierait Lyon à Roanne3 ; ce projet ambitieux est repris et étudié en 1846 par l’ingénieur en chef du département, M. Boulangé, soutenu par la Société d’Agriculture de Montbrison4. Le ministère, deux ans plus tard, rejette l’idée et prescrit en 1848 l’étude d’un simple canal d’irrigation5.

Une nécessité préalable s’impose : l’assainissement de la plaine, alors aux mains de grands propriétaires terriens6, passe par le curage des fossés maîtraux7 et la suppression de ses 331 étangs malsains8. Auguste Graëff, ingénieur en chef du département estime à 30 000 hectares la surface à assainir, et dresse en 1856 avec M. Feuerstein, du service de l’hydraulique, l’avant-projet lié à l’assainissement et l’irrigation de la plaine dont le montant des dépenses sera réparti entre les propriétaires, pour la moitié, le département pour le sixième et l’Etat pour un tiers9.



Etangs Grand Marais et Loibe au pied du Mont d’Uzore, Saint-Paul-d’Uzore (Loire). Vue aérienne. Phot. Didier Gourbin © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel, 2007, ADAGP

Dès lors, la conjonction de plusieurs facteurs enclenchera le début des travaux : l’engagement des grands propriétaires terriens regroupés au sein de la Société d’Agriculture de Montbrison et désireux de pouvoir irriguer leurs domaines10 ; le soutien inconditionnel du comte Fialin de Persigny, puissant et influent ministre de l’Intérieur entre 1852 et 1869, mais également président du Conseil général de la Loire (le département est alors désireux d’aider le monde agricole à se transformer) ; la volonté de la part de l’Etat de dédommager l’arrondissement de Montbrison du transfert en 1855 de la préfecture à Saint-Etienne et le désir d’assécher des étangs ; enfin l’excellence du corps des Ponts et Chaussées souhaitant démontrer son savoir-faire.

Le décret du 20 mai 1863 autorise l’établissement du canal de dérivation de la Loire qui prend officiellement le titre de Canal du Forez11. Sa réalisation, qui ne devait pas excéder huit ans, n’est cependant pas effective au début du siècle suivant. Plusieurs raisons ont contribué à ce retard : un départ laborieux des travaux dans les gorges de la Loire où la prise d’eau est établie (commune de Chambles), auquel s’ajoutent les difficultés financières croissantes du département pour dégager les crédits nécessaires à la poursuite du chantier. Deux autres faits déterminants freinent le chantier : la guerre contre la Prusse en juillet 1870 et l’instauration de la IIIe République en septembre de la même année, et enfin l’activisme des détracteurs du projet, dont Auguste Boullier prend la tête.12



Vue aérienne de plusieurs lacets du canal du Forez circulant sur les communes ligériennes de Savigneux, Saint-Romain-le-Puy, et Précieux. © Mappy – IA-Cup Lyon 2008 ; © InterAtlas 2011

L’Etat, face à l’attentisme des grands propriétaires pour le canal et à la tentative du Conseil général de rétrocéder celui-ci à une compagnie, décide le 1er avril 1880 de prendre en main l’achèvement de sa branche principale dont la mise en eau de la dernière partie, dite de Montverdun, sera effective en 189013. Restait encore à réaliser à partir de cette « branche-mère » l’ensemble du réseau qui devait irriguer la plaine jusqu’au plus près des parcelles. Les dernières rigoles sont exécutées avant 1914.

Le Conseil général de la Loire, seul gestionnaire du canal du Forez jusqu’au 31 décembre 1965, en confie la gestion au Syndicat Mixte d’Irrigation et de Mise en valeur du Forez (SMIF), créé par arrêté du ministère de l’Intérieur en 1964 ; il regroupe le département de la Loire, les 35 communes parcourues par le canal, les 18 Associations Syndicales d’irrigation desservies et la Chambre d’Agriculture14. Ainsi, le département assure d’une part les investissements nécessaires à la survie des ouvrages, et d’autre part les gros travaux de renouvellement de génie civil et de canalisation ; le S.M.I.F. a la charge quant à lui des frais de gestion, d’exploitation, d’entretien, de réparation et des travaux d’amélioration de l’ouvrage.



Détails d’ouvrages situés sur le canal du Forez et sur une de ses artérioles. De gauche à droite puis de haut en bas : pont sur le canal et aqueduc dallé d’une ancienne artère passant sous un chemin sur la commune de Moingt, chute sur le canal à Savigneux, artériole avec bonde pour permettre le passage de l’eau dans une rigole à Savigneux. Phot. Thierry Monnet © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel, 2007, ADAGP

Ce canal de dérivation, de la Loire au Lignon, est un ouvrage structurant de la plaine du Forez.

Sa prise d’eau s’effectue aujourd’hui au niveau du barrage-voûte de Grangent construit sur la Loire en aval d’Aurec-sur-Loire (Haute-Loire) et en amont de Saint-Just-Saint-Rambert (Loire) entre 1955 et 1957 ; elle se situait à l’origine 5 kilomètres en amont, à Saint-Victor-sur-Loire, et s’établissait directement dans le lit du fleuve.

Vue aérienne du barrage de Grangent et du départ du canal du Forez (Loire) © Mappy – IA-Cup Lyon 2008 ; © InterAtlas 2011

Débutant dans la commune de Chambles, le canal traverse les gorges de la Loire, puis pénètre dans la plaine du Forez dont il suit la bordure ouest et parcourt les communes de Saint-Just-Saint-Rambert, Sury-le-Comtal, Saint-Romain-le-Puy, Savigneux, Montbrison, Champdieu, Chalain-d’Uzore, pour finir à Montverdun dans le ruisseau de Combes qui se déverse dans le Lignon. De cette branche principale, longue de 53 kilomètres à l’origine (ramenée à 44 kilomètres après la réalisation du barrage de Grangent), se détachent 11 artères qui se subdivisent à leur tour en sous-artères, puis en artérioles, et enfin en rigoles, pour alimenter chaque parcelle en eau. Cette irrigation gravitaire artificielle de la plaine se superpose au réseau hydrographique sans le contrarier.

Pont-canal au-dessus du Vizézy, enjambé par un pont ferroviaire à Savigneux. Phot. Didier Gourbin © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel, 2007, ADAGP

Pont-canal enjambant le Moingt (Moingt). Phot. Eric Dessert © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel, 2008, ADAGP

Pont-canal, coupes en long et en travers, élévation ; dessins à l’encre avec lavis (1887). Repro. Eric Dessert © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel, 2008, ADAGP ; © S.M.I.F.

Les nombreux ouvrages d’art, des plus modestes aux plus remarquables, ont pour fonction de rétablir toutes les voies de communications interrompues par la réalisation du canal. Les ingénieurs des ponts et chaussées n’ont pas ménagé leur travail. Aussitôt le projet accepté  s’opère la rédaction du projet définitif : réalisation d’un plan général de l’ouvrage, de profils en long et en travers, de plans de terrassement ; tracé des dessins des ouvrages d’art avec de nombreux plans, élévations et coupes accompagnées d’abondants cahiers des charges et devis. Les matériaux mis en œuvre pour ces ouvrages d’art sont pour certains issus du lit des différentes rivières (sable et graviers), pour d’autres des carrières de Moingt ou de Périgneux dans la Loire (maçonnerie de libage15 pour les fondations, moellons, pierres de taille) ; la chaux provient quant à elle d’Ardèche (Cruas ou le Teil), les bois de sapin et de chêne sont respectivement extraits des forêts d’Auvergne et de Bourgogne, et enfin les fers sont achetés à Belfort16.

Tracé d’implantation du canal à cheval sur les communes de Savigneux et de Montbrison avec de gauche à droite : la chute de 4 m de l’usine Peyer (voir ci-dessous), la section enterrée sous le bourg de Savigneux (1885), un siphon, puis le pont-canal enjambant le Vizézy. Plans d’un ponceau (1887). Dessin d’une balustrade (1887). Repro. Eric Dessert © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel, 2008, ADAGP ; © S.M.I.F.

Au final, plusieurs avancées sont à mettre à l’actif de ce canal. Son établissement a permis aux propriétaires d’assainir, puis d’irriguer leurs terrains pour les ouvrir à d’autres cultures ou à l’élevage, tout en les restructurant, et de s’organiser en syndicats d’assainissement puis d’irrigation. Sa réalisation a également fourni du travail à de nombreux tailleurs de pierres et à une importante main-d’œuvre locale, peu qualifiée, et exerçant souvent une activité agricole.

Ouvriers employés à la construction du canal ; les déblais et remblais sont transportés à la brouette ou à l’aide de wagonnets circulant sur des rails. Repro. Martial Couderette © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel, 2008, ADAGP ; © Coll. L. Tissier

Ouvriers, tailleurs de pierres, travaillant à la construction d’un ponton à l’aide d’un coffrage, en présence d’un géomètre (vers 1888). Repro. Martial Couderette © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel, 2008, ADAGP ; © Coll. L. Tissier

La présence de cette eau a également facilité l’alimentation de plusieurs lavoirs et fontaines, et permis l’implantation d’usines et d’industries hydroélectriques telles que la verrerie de Saint-Romain-le Puy en 1893 ou bien encore la minoterie de Savigneux.

Vue aérienne de la minoterie Peyer (Savigneux) ; carte postale vers 1930. Repro. Eric Dessert © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel, 2005, ADAGP ; © Coll. L. Tissier

Le meunier Gottlieb Peyer, après s’être installé en 1877 sur l’actuel site de la Clinique Nouvelle du Forez à Montbrison, rejoint  en 1895 la commune de Savigneux où s’étaient établis un moulin et une tuilerie. L’ancien meunier, Emile Plagneux, était alors l’adjudicataire, depuis 1891, d’une chute d’eau du canal du Forez à côté de laquelle il était installé. Le site de la minoterie Peyer, tel qu’une vue aérienne vers 1930 le représente, nous montre bien son implantation à la croisée du canal et de la Route de Lyon. Plusieurs sources motrices furent utilisées conjointement puis successivement par « le grand moulin » : une machine à vapeur dont il reste la cheminée, une turbine horizontale utilisant la chute d’eau jusqu’en 1980, puis l’électricité. Vendus en 2000 à un meunier de Montluçon, les bâtiments sont aujourd’hui partiellement détruits ou transformés en habitations17.

Aujourd’hui le canal du Forez a quelque peu changé18 : s’étirant sur 44 kilomètres, il demeure à ciel ouvert sur toute sa longueur hormis une portion souterraine de 200 m passant sous le bourg de Savigneux ; son revêtement en bois a été remplacé par du béton sur 11 kilomètres ; enfin il ne possède plus que deux canaux secondaires, tous deux enterrés et longs de 8 et 13 kilomètres. Néanmoins de nombreux ouvrages de génie civil ponctuent toujours son parcours : 12 ponts-canaux permettent le franchissement d’obstacles naturels en aérien ; a contrario 24 siphons, constitués de deux puits verticaux situés en amont et en aval d’un obstacle, et reliés entre eux par une canalisation horizontale enterrée détournent le canal en souterrain ; plusieurs chutes d’eau permettent de rattraper d’importants dénivelés, et de nombreux ponts de toutes tailles enjambent le réseau hydraulique (ils demeurent parfois en place malgré la disparition des artères et artérioles).

Vue aérienne du canal du Forez avec le siphon à droite de la photo. © Mappy – IA-Cup Lyon 2008 ; © InterAtlas 2011

Coupe longitudinale d’un siphon, plan à l’encre avec lavis de 1887. Repro. Eric Dessert © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel, 2008, ADAGP ; © S.M.I.F.

Vue générale du siphon de l’Abbaye (Savigneux) avec l’impasse du Canal passant au travers du canal. Phot. Martial Couderette © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel, 2008, ADAGP

Les usages de l’eau du canal du Forez ont également été modifiés. L’irrigation se faisait initialement par gravitation, mais dès 1957 elle s’oriente vers l’aspersion, ce qui engendre la suppression d’une part importante du réseau gravitaire mais permet d’alimenter en eau les terrains qui ne pouvaient pas l’être précédemment. De plus, l’eau du canal est également utilisée pour la pisciculture, soit environ 500 ha d’étangs, pour certaines activités industrielles, mais aussi depuis 1988 pour la production d’eau potable de plusieurs villes, dont Feurs, Savigneux, et Montbrison, par l’intermédiaire d’artères canalisées et d’une station de potabilisation.

Thierry Monnet – Chercheur à l’Inventaire général du patrimoine culturel, Région Rhône-Alpes

Pour citer cet article

MONNET, Thierry. « Le Canal du Forez, une aventure humaine et technique (Loire) », Les carnets de l’Inventaire : études sur le patrimoine – Région Rhône-Alpes [en ligne], 10 juin 2013 [consulté le …]. URL :

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Notes

Fleury Robert,député de 1831 à 1834, né à Saint-Etienne (Loire) le 5 janvier 1773, mort à Saint-Etienne le 14 septembre 1859, propriétaire et maire de cette ville, fut élu, le 3 juillet 1831, député du 1er collège de la Loire

LAURENT, Jean-Baptiste. « Le canal des grâces ministérielles ». Historique de la construction du canal du Forez dans la seconde moitié du XIXe siècle. Mémoire de Master 2 : Territoires, patrimoines et environnement : Saint-Etienne : Université Jean Monnet : juillet 2005, dactyl. BAYON, Jacqueline (dir.

Peyret-Lallier, Alphonse. Canal de jonction de la Loire au Rhône, entre Lyon et Roanne : approvisionnement d’eau pour les villes de Lyon et de Saint-Etienne. [S.l.] ; Saint-Etienne : impr. F. Gonin, 1839, 61 p ; carte dépl ; 20 cm

Les projets de canal de la Loire au Rhône de 1830 à 1852. URL :

LAURENT, Jean-Baptiste, op. cit, p.7, 8

GEREST, Henri. Ainsi coule le sang de la terre. Les hommes et la terre en Forez – XVIIIe-XIXe siècles. Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005 (Institut des Études régionales et des patrimoines

Collectif. Paysages et milieux naturels de la Plaine. Publications de l’université de Saint-Etienne, 1984 (Centre d’études foréziennes

DEGORCE, Jean-Noël. Les milieux humides dans la Loire. Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995 (Centre d’études foréziennes). Th. Doct. : Géographie : Saint-Étienne : Université Jean-Monnet : 1991.

LAURENT, Jean-Baptiste, op. cit, p.10

SOUCHON DU CHEVALARD, François Lucien. Observations sur le projet d’un canal d’irrigation pour la plaine du Forez. Montbrison, Impr. Conrot, 1861, 19 p.

LAURENT, Jean-Baptiste, op. cit p. 20

Auguste Boullier est un homme politique français né le 22 février 1833 à Roanne (Loire) et décédé le 30 avril 1898 à Roanne. Propriétaire terrien, il est député de la Loire de 1871 à 1876

LAURENT, Jean-Baptiste, op. ci, p.30, 31

Syndicat Mixte d’Irrigation et de la mise en valeur du Forez (S.M.I.F.). Canal du Forez – Présentation. Mai 2007, dactyl. ill. URL :

assise de maçonnerie construite en gros moellons grossièrement équarris que l’on emploie noyés dans l’épaisseur d’un mur ou dans celle d’une fondation pour en augmenter la résistance

LAURENT, Jean-Baptiste, op. cit , p. 35

GUIBAUD, Caroline, HARTMANN-NUSSBAUM, Simone, JOURDAN, Geneviève, MONNET, Thierry. Montbrison, un canton en Forez. Lyon : Editions Lieux Dits, 2008 – Images du patrimoine ; 251, p.59. Mise en forme des dossiers en cours, URL :

Syndicat Mixte d’Irrigation et de la mise en valeur du Forez (S.M.I.F.). op. cit.

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