2013-04-29

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À L’occasion du deuxième séminaire de l’année 2012-2013, le 12 février 2013, Rachida Brahim, doctorante en histoire contemporaine au LAMES et à l’EHESS a présenté une communication sur les crimes racistes de 1973 à Marseille.

A Lire le texte de son intervention.

Ce que l’on nomme communément « la flambée raciste »[1] ou « l’été rouge »[2] de Marseille, renvoie plus précisément à une série de violences qui a eu lieu entre les mois d’août et décembre 1973[3]. Cette série a été déclenchée par un fait divers au cours duquel un traminot a été assassiné par un passager pris d’un accès de démence. Le passager en question était, par ailleurs, un immigré algérien. Durant les quatre mois qui suivent ce drame, des agressions vont systématiquement prendre pour cible des migrants issus de l’ancienne colonie.

La thèse en cours vise à retracer les faits et à rendre compte du processus qui a rendu possible ces actes de violences et le traitement juridique dont ils ont fait l’objet. Il s’avère qu’un non-lieu a été prononcé pour chacun des homicides commis durant cette période. Ce séminaire s’intéresse plus particulièrement au rapport entre immigration et événements médiatiques, or en ce qui concerne cette série de violences, le caractère événementiel de cet épisode demande précisément à être réinterrogé. Ces actes ont-ils fait événement, dans quelles mesures et selon quelles acceptations de l’événement ?

On constate que la presse de l’époque s’est faite l’écho de l’agitation sociale, politique et diplomatique concomitante aux exactions de 1973. Cela étant, les agressions en elles-mêmes n’ont pas fait l’objet d’un traitement particulier dans la presse. Il semble que les violences de 1973 n’aient pas été un événement au sens médiatique mais qu’elles aient davantage fait événement au sens historique et politique du terme, au sens où elles s’apparentent à une imbrication de faits et d’actes dont les occurrences peuvent par ailleurs apparaître comme une expression du pouvoir.

L’événement sous l’angle médiatique : prédominance de l’affaire Guerlache et illustration du « problème immigré »

Du drame chronique de la démence au danger spécifique de l’immigration algérienne

Le fait divers qui précède cette série de violences a lieu le 25 août 1973[4]. Un chauffeur de bus,   Émile Guerlache, interpelle fermement un passager en précisant « qu’ici on prend un ticket ». Le passager, Salah Boughrine, ne semble d’abord pas comprendre puis il obtempère, prend un titre de transport et s’assoit derrière le conducteur. Quand le bus démarre, il l’égorge et lui assène plusieurs coups de couteau. Il blesse ensuite six personnes sur la dizaine de voyageurs présents. L’exacte teneur des paroles échangées reste floue mais lors d’une première audition, Salah Boughrine explique qu’il s’est senti outragé par les propos du chauffeur. Par la suite, il déclare ne pas se souvenir des faits qui lui sont reprochés. La cour reconnaît la démence et l’irresponsabilité pénale du prévenu, un non-lieu est prononcé.

Dans les jours qui suivent, l’affaire fait la une et les gros titres de la presse locale. Une série d’articles décrit le déroulement de la « terrible tuerie du 72 », la réaction des témoins, le désarroi des victimes et de leur famille. Au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête, des articles dressent le portrait, suspectent les moeurs et interrogent les zones d’ombre de Salah Boughrine. Les obsèques d’Émile Guerlache sont également commentées. Elles prennent une dimension nationale, les traminots de Marseille et la famille Guerlache reçoivent des témoignages de solidarité de la part de collègues de Lyon, de Toulouse ou de Bordeaux. Des délégations de Nice et de Toulon font le déplacement pour participer à la cérémonie. D’après les estimations, 5 000 personnes dont 2 000 traminots participent au cortège qui accompagne la dépouille du chauffeur. Il s’étend sur six kilomètres et rassemble la famille des victimes, les syndicats, les traminots, les représentant des pouvoirs publics ainsi que les Marseillais qui se joignent au défilé. Différents articles relaient enfin les protestations qui émanent d’organisations dénonçant « l’immigration sauvage ». Les plus convaincus de ces opposants se rassemblent dans le Comité de Défense des Marseillais qui s’est constitué en association le lendemain du drame, les membres déclarent vouloir « palier à la démission des pouvoirs publics et assurer leur propre sécurité ».

Par delà son pouvoir de commisération, l’affaire Guerlache a servi à illustrer ce que l’on appelle alors le « problème immigré ». Il s’agit là d’un thème récurrent. Dans la presse de l’époque, il remet plus spécifiquement en cause la place des Maghrébins qui reflètent dans ces années le nouveau visage de « l’immigré ». Concrètement, il exprime un dilemme séculaire qui oppose les besoins économiques et démographiques nécessitant l’accueil de la main-d’oeuvre originaire du Maghreb au caractère supposé inassimilable de cette même main-d’oeuvre. Il conduit à mettre en scène les migrants à travers les menaces qu’ils représenteraient pour l’ordre public : menace de proxénétisme, de trafics de stupéfiants, de vols ou d’agressions sexuelles. En 1973, Salah Boughrine personnifie le danger qu’incarnent les migrants maghrébins et son acte est un prétexte à même de justifier les peurs et les griefs à leur encontre. Au lendemain de l’affaire Guerlache, le rédacteur en chef du Méridional publie un éditorial particulièrement vindicatif. Il incrimine directement les Algériens et sonne comme un véritable appel aux expéditions punitives.

Agressions, homicides et attentats

Il s’avère que durant les quatre mois qui suivent, on relève en page intérieure, dans l’encadré réservé aux faits divers de certains quotidiens régionaux[5], des paragraphes d’une ou deux lignes mentionnant de manière laconique qu’un « Nord-Africain » a été retrouvé blessé ou mort dans telle ou telle rue. À aucun moment, on ne trouve d’informations complémentaires concernant les circonstances de la mort, les coupables présumés, les mobiles, la famille des victimes, les procès et leurs éventuels rebondissements. En recoupant les éléments, on constate que ces agressions se produisent à différents endroits de la région, à Marseille, Aix, Nice ou encore Toulon. Toutes les victimes sont des hommes ayant entre une quinzaine et une cinquantaine d’années, à une ou deux exceptions près, ils sont Algériens[6]. On relève des morts à coups de hache ou par balles, des coups de feu tirés depuis des voitures, des noyés retrouvés dans le Vieux-Port de Marseille, des cocktails Molotov lancés contre des foyers où résident des migrants, des accidents du travail qui ont lieu dans des conditions obscures et trois attentats à la bombe. Le fait le plus ostensible étant le plastiquage du Consulat d’Algérie à Marseille en décembre 1973, il fait quatre morts et vingt-deux blessés, il est considéré comme le dernier événement de cette série de violences.

La presse locale couvre cette explosion et la manifestation qui suit. Elle consacre également un article à la marche silencieuse qui accompagne la dépouille d’un garçon de seize ans abattu par balles au début de ces exactions, deux jours après la mort de Guerlache. Quelques entrefilets sont par ailleurs réservés aux grèves menées par les migrants employés dans les usines de la région, mais on ne trouve rien sur les causes de ces manifestations, c’est-à-dire sur les actes de violences en eux-mêmes[7]. En croisant différentes sources, durant ces quatre mois, on relève à l’échelle régionale, trente-deux victimes d’agressions, meurtres ou tentatives de meurtre. Parmi ces victimes, on compte quatorze morts. Entre le 25 et le 30 août, dans la semaine qui suit l’assassinat du traminot, on dénombre six morts, soit un mort par jour.

L’événement sous l’angle historique : le fil rouge des violences envers les groupes ethniquement minorisés

Les violences de 1973 au regard des crises xénophobes de la période contemporaine

Ces chiffres ont une valeur relative qu’il est encore nécessaire d’étayer mais ils permettent de savoir s’il y a là un phénomène, c’est-à-dire une violence effective et spécifique, et auquel cas de se faire une idée de la portée de cette violence. Dans cette optique, il est par ailleurs possible de comparer ces faits à d’autres faits du même type. Il s’avère que la France a connu, durant la période contemporaine, deux grandes crises xénophobes, en 1890 et en 1930. L’historien Claude Liauzu considère les événements de l’année 1973 comme la troisième et dernière grande crise de ce genre[8]. Si l’on prend l’exemple des années 1890, Laurent Dornel recense pour cette période une quinzaine de morts et une centaine d’incidents[9]. Nous pouvons également prendre l’exemple du massacre des Italiens d’Aigues-Mortes qui a lieu en août 1893. Il est considéré comme le plus grand “pogrom” de l’histoire contemporaine française, il a provoqué la mort de huit Italiens et a fait une cinquantaine de blessés[10]. En ce qui concerne la fin de l’année 1973, les chiffres restent à affiner mais ils se situent sur des ordres de grandeur assez similaires.

Il s’agirait d’approfondir cette comparaison pour mettre en évidence ce qui caractérise et ce qui différencie ces trois temps. Si l’on s’en tient aux violences de 1973, et si l’on s’intéresse plus précisément à leur sens en tant qu’événement historique, on constate que la guerre d’Algérie apparaît assez nettement en contrepoint. À Marseille, durant les années 70, les Algériens sont majoritairement représentés dans la population locale. En 1968, on compte 30 000 Maghrébins sur une population étrangère de 64 000 personnes. Parmi ces 30 000 Maghrébins, on dénombre 25 000 Algériens, 3 800 Tunisiens et 1 700 Marocains[11]. Dans cet ensemble, les Algériens se trouvent dans une situation singulière, du fait de leur forte représentation, mais aussi parce que leur présence entretient les traumatismes de la guerre d’Algérie. Suite à la mort du traminot, il semble que les esprits s’échauffent et qu’une sorte de coopération se mette en place entre différentes factions plus ou moins organisées. Ces derniers rassemblent des rapatriés d’Algérie, des anciens de l’OAS et des harkis, certains jouent le rôle de têtes pensantes, les autres celui de commandos menant les expéditions punitives. Les quelques investigations initiées puis abandonnées en cours de procédure conduisent toutes au milieu de l’extrême droite et à ces réseaux concomitants qui manifestent une certaine véhémence durant cette période[12]. Ce cas de figure concerne au mois douze des quatorze morts précités et peut-être la majorité des trente-deux agressions relevées en quatre mois. Les violences de 1973 s’apparentent ainsi à un soubresaut, à une transposition de la guerre d’Algérie par delà l’indépendance. Cela étant, les actes de violence commis durant cette période ne dépendent pas tous d’actions organisées. Il semble exister parallèlement un racisme diffus qui s’exprime spontanément et librement. On note également des disputes de voisinage, des bagarres dans la rue ou à la sortie des bars ainsi que des querelles entre employés et patrons qui finissent par un meurtre.

Les « arabicides » des années 70 et 80

Cette perspective historique pose par ailleurs la question des bornes spatio-temporelles de cette série de violences. Dans la région marseillaise, les agressions se multiplient effectivement à la fin de l’année 1973, mais des actes de violence envers les Maghrébins se produisent dans d’autres villes à la même période et certains témoignages invitent à considérer ces faits comme faisant partie d’un ensemble plus vaste.  Localement, on observe des perturbations du même type avant et après ces quatre mois. Au mois de juin 1973, des ouvriers manifestent à Grasse pour la régularisation de leur situation. Le rassemblement tourne à l’affrontement lorsque le maire fait reculer les manifestants avec des lances à incendie. Autre exemple qui concerne l’affaire Guerlache, un élément de l’enquête a été démenti puis minimisé par la presse, or il recèle un certain intérêt pour l’analyse générale de cette série de violences. Si Salah Bougrhine est psychologiquement déséquilibré au moment des faits, c’est parce qu’en 1969, à Nice, il est pris dans une rixe au cours de laquelle il reçoit lui-même un coup de hache sur le crâne, c’est ainsi qu’il perd une partie de ses facultés mentales.

Selon l’analyse avancée par les militants d’extrême gauche et du Mouvement des Travailleurs Arabes, les violences à l’encontre des migrants deviennent plus fréquentes à partir de 1971, date à laquelle l’État algérien annonce la nationalisation de ses hydrocarbures, ce qui aurait donné lieu en France au développement d’une campagne raciste. D’après ces derniers, cette campagne visait à scinder les travailleurs au moment même où les premiers effets de la récession se faisaient sentir. Si les violences n’augmentent pas, elles sont en tout cas plus apparentes à compter de cette date, notamment parce que, dans la foulée de Mai 68, les mouvements de défense des immigrés sont eux-mêmes plus actifs et plus visibles[13]. En 1971, à Paris, la mort d’un jeune garçon de quinze ans conduit à une forte mobilisation de la part de migrants, de l’extrême gauche, des milieux chrétiens et de certains intellectuels (Sartre, Foucault, Passeron, Genet, Leiris, Deleuze…). Elle donne lieu à une manifestation de grande ampleur, la première de ce genre depuis l’indépendance. Si l’on considère ce type d’événements à l’échelle nationale et sur une période plus étendue[14], on constate que l’année 1973 marque apparemment un pic de violences. Dans une interview parue dans le Nouvel Observateur, l’Ambassade d’Algérie fait état de plus de 50 assassinats et de près de 300 blessés dans la communauté algérienne durant cette seule année[15]. Le MRAP recense, pour sa part, entre 1971 et 1979, 104 crimes à caractère raciste[16]. Enfin, au début des années 90, un journaliste entreprend d’effectuer ce recensement entre 1971 à 1991, il compte pour cette période un peu plus de 200 homicides prenant pour cible des Maghrébins[17].

L’événement sous l’angle politique : politisation de l’immigration et normalisation de la violence à l’encontre des migrants

1962 – 1973 : de la diplomatie en guerre larvée

Par delà le lien axiomatique qui inscrit ces violences dans la continuité de la guerre d’Algérie, il s’agit de mettre en exergue la relation spécifique de pourvoir qui sous-tend ces « arabicides ». Entre 1962 et 1973, durant la dizaine d’années qui sépare la proclamation de l’indépendance de cette série de violences, un rapport de force oppose la France à l’Algérie. Il prolonge les négociations liées au processus de décolonisation. Dans ce face à face, la question migratoire sert de moyen de pression. En France, elle se traduit par la pérennisation du « problème algérien » et la volonté de limiter cette migration.

En 1962, les Algériens bénéficient d’un statut privilégié qui leur permet de circuler librement entre les deux pays en présentant une carte d’identité. Entre 1962 et 1982, la population algérienne passe de 350 000 à plus de 800 000 personnes. Initialement, ce statut a été négocié par les autorités françaises, durant les Accords d’Évian, pour favoriser la circulation des Français d’Algérie et conserver une certaine proximité avec les ressources pétrolières. Durant les dix années qui suivent, en vertu des menaces sous-jacentes au « problème immigré » et face à l’essor inattendu de l’immigration algérienne, le gouvernement français tente de limiter cette liberté de circulation à travers différentes clauses annexées aux Accords d’Évian, en 1964, 1968 et 1971. L’objectif est d’aligner le statut des Algériens sur celui des ordonnances de 1945 qui régissent les conditions d’immigration en France. Dans les faits, ces ordonnances restreignent l’immigration en provenance des anciennes colonies en s’inscrivant implicitement dans la continuité des théories racialisantes qui ont prévalu jusqu’à la Libération[18]. En 1972, les circulaires Marcellin-Fontanet viennent renforcer le dispositif visant à limiter l’immigration. Elles mettent fin aux régularisations à postériori et soumettent la délivrance de cartes de séjour à la possession d’un logement et d’un contrat de travail d’un an. Elles placent brutalement 83% des migrants dans l’illégalité[19] et préfigurent l’arrêt officiel de l’immigration qui sera annoncé en 1974.

Durant ces dix ans, le gouvernement algérien dénonce à plusieurs reprises les fallacieux contrôles sanitaires imposés à la frontière, l’attitude des forces de police lors de ces contrôles, la faiblesse du contingent de travailleurs algériens tolérés et la préférence accordée à la main-d’œuvre espagnole et portugaise. Dès le mois de septembre 1973, après la série de violences dans la région marseillaise, alors que le rapatriement du corps des victimes donne lieu à des cérémonies officielles du même ordre que celles rendues aux martyrs de la guerre d’indépendance, le gouvernement algérien consolide sa position en annonçant la suspension de l’émigration tant que la sécurité de ses ressortissants n’est pas assurée. Le quatrième sommet du Mouvement des Non-Alignés est alors présidé par Alger, dans ce cadre où sont discutées les aspirations quant au nouvel ordre mondial, cette décision marque la détermination du gouvernement à peser dans les relations avec l’ancienne puissance coloniale mais elle témoigne aussi des manœuvres employées pour entraver les politiques de restriction conduites par l’État français.

Légitimité de la violence en temps de paix

Parallèlement à la continuité du « problème algérien » et aux politiques de restriction, la politisation de l’immigration se traduit par ailleurs par une racisation des rapports sociaux. Cette racisation implique d’envisager les groupes humains selon des catégories dépendantes de préjugés raciaux. Elle est un système déterminé par des actions politiques précises et impliquant des pratiques sociales concrètes qui se manifestent par des actes de discriminations, de ségrégations ou de violences. Considérer les événements de 1973 sous l’angle politique oblige à dépasser la seule construction du « problème immigré » pour considérer le lien qui apparaît en filigrane, celui-ci met en relation la politisation de l’immigration et la normalisation de la violence à l’encontre des migrants.

Suite à cette série d’exactions, la question du laxisme de la justice française est soulevée par les associations militantes et par le gouvernement algérien. Les travaux de Sylvain Laurens rendent compte du rôle joué par les hauts fonctionnaires pour réfuter cette accusation[20]. Les procès-verbaux des agressions considérées comme racistes ont été rassemblés et réécrits de manière à apparaître comme des affaires de droit commun. À la fin du mois de septembre 1973, un communiqué officiel niant l’impunité accordée aux agresseurs est publié et à partir de cette même date, les services du Ministère des Affaires Étrangères reçoivent régulièrement une liste des crimes qui pourraient éveiller les soupçons de l’État algérien. Ces listes sont accompagnées de commentaires minimisant la violence des agressions.

Dans les faits, au regard des sources dont nous disposons, sur les quatorze morts répertoriés entre le 25 août et le 30 décembre 1973, seules deux enquêtes ont abouti à des inculpations mais les présumés coupables ont rapidement été libérés. Pour ce qui est des autres homicides et de l’attentat au Consulat d’Algérie, les suspects ne sont pas davantage inquiétés et toutes les affaires se soldent par des non-lieux[21]. Si l’on considère plus généralement, les procès qui se sont tenus dans les années 70 et 80, on constate que majoritairement les homicides prenant pour cible des Maghrébins sont pénalisés au même titre que des délits et non pas comme des crimes. Sur les deux-cents affaires répertoriées en 1991 par Fausto Giuidice, une trentaine ont été lourdement sanctionnées, les autres ont bénéficié de non-lieux, d’acquittements ou de peines légères avec sursis. La question qui se pose alors est celle d’une éventuelle jurisprudence en ce qui concerne les affaires mettant en scène un « arabicide » et qui pourrait manifestement s’étaler, non pas seulement sur la fin de l’année 1973, mais sur au moins une vingtaine d’années.

Conclusion

La série de violences de 1973 consacre une variante contradictoire et confondante de la notion d’événement, elle s’apparente à un événement-anodin. Ces violences sont bien un événement au sens strict, au sens où littéralement, il s’agit bien de faits marquants. Pourtant, cette série a été un non-événement au regard de certains organes de presse, des instances policières et judiciaires.

Elles présentent un caractère exceptionnel à plus d’un titre. Il s’agit de violences ciblées, intensément concentrées en un temps et un lieu donné, elles s’inscrivent par ailleurs dans une chronologie précise qui les situe entre une guerre d’indépendance et une longue série de violences du même type, enfin elles semblent avoir été considérées comme des faits dépendants d’une loi et d’une logique extérieure, proches de celles prévalant en temps de guerre. Cette extériorité les inscrit dans une série de faits ordinaires. Parallèlement à leur acceptation en tant qu’événements au sens textuel du terme, il semble que ce soit paradoxalement, la banalité avec laquelle elles ont été traitées qui leur confère un caractère événementiel. C’est en tant que faits perçus comme étant d’une commune atrocité et en tant que fait méprisés, que ces violences ont par ailleurs acquis le statut d’événements au sens historique et politique du terme. Ce constat conduit à interroger non pas la construction mais la déconstruction de l’événement, le processus par lequel l’acte de tuer est à ce moment devenu tolérable.

Durant cet épisode, la relation que l’État français entretient avec les migrants algériens apparaît distinctement. Il s’agit en l’occurrence de migrants qui ont fait l’objet d’une racisation qui s’est historiquement manifestée à un niveau extrême. L’ « arabicide » pourrait renvoyer aux violences coloniales et le traitement d’exception à l’impunité qui a accompagné ces violences. Mais, de manière plus générale, par delà ce lien saillant, ces faits mettent en scène les mécanismes qui permettent à la violence sociale de s’exercer en interne, au sein de la société, dans un rouage à même de la normaliser.

[1]     GASTAUT Yvan, « La flambée raciste de 1973 », Revue européenne des migrations internationales, vol. 9, n° 2, 1993.

[2]     NOIRIEL Gérard, Immigration, antisémitisme et racisme (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007.

[3]     La mémoire de cette série de violences a été conservée par les mouvements militants et associatifs issus de l’immigration. Elle a par ailleurs été régulièrement citée par des historiens et des sociologues qui la considèrent comme une étape marquante : E. Temime,  C. Liauzu, Y. Gastaut, G. Noiriel, P. Weil, S. Laurens, L. Mucchielli.

[4]     En l’état actuel des recherches, les éléments concernant l’affaire Guerlache et la série de violences sont ici reconstitués à partir d’une étude de la presse locale, d’archives associatives et d’une série d’entretiens auprès de témoins de l’époque.

[5]     C’est notamment le cas dans le Méridional et le Provençal. La Marseillaise s’est davantage attachée à dénoncer ces agressions et la  « campagne raciste » qui les a accompagnées.

[6]     Les exactions prennent d’abord pour cible les migrants algériens, ces derniers canalisent les rancoeurs liées à la décolonisation et ils sont plus fortement représentés dans la population locale. Cela étant, selon les cas de figures, ces violences ont pu toucher indifféremment des Marocains ou des Tunisiens, en vertu d’un stigmate partagé. Un attentat vise précisément le Consulat Algérien, mais les deux attentats précédents ont lieu dans des endroits plus généralement fréquentés par des Maghrébins. Notons également que la presse de l’époque ne mentionne pas à chaque reprise l’origine de la victime. La terminologie héritée de la colonisation prédomine et on fait davantage référence aux Nord-Africains qu’à une nationalité précise.

[7]     Ces grèves sont notamment conduites par le Mouvement des Travailleurs Arabes. AISSAOUI Rabah, « Le discours du Mouvement des Travailleurs Arabes dans les années 70 en France, mobilisation et mémoire du combat anti-coloniale », « Immigration et marché du travail, un siècle d’histoire », Hommes & migrations,  n°1263, septembre-octobre 2006.

[8]     LIAUZU Claude, Migrations, colonisation, racismes. Histoires d’un passeur de civilisations, Paris, Syllepse, 2009.

[9]     DORNEL Laurent, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie, 1870-1914, Paris, Hachette, 2004.

[10]  NOIRIEL Gérard, Le massacre des Italiens, Aigues-Mortes, 17 août 1893, Paris, Fayard, 2010.

[11]  TEMIME Emile, « Marseille XXe siècle : de la dominante italienne à la diversité maghrébine », Revue européenne des migrations internationales, vol. 11, n°1, 1995.

[12] F-N.BERNARDI, J. DISSLER, A. DUGRAND, A. PANZANI, Les Dossiers noirs du racisme dans le Midi de la France, Éditions du Seuil, Paris, 1976

[13]  BOUBEKER Ahmed, HAJJAT Abdellali, Histoire politique des immigrations (post)coloniales, France 1920-2008, Paris, éd.Amsterdam, 2008.

[14]  Les chiffres présentés ici sont cités à titre indicatif, une enquête rigoureuse doit être conduite pour effectivement considérer ce type d’événement à l’échelle nationale et sur une période plus étendue.

[15] GASTAUT Yvan, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000.

[16]  Disponible en ligne sur http://mrap.juridique.free.fr/wiki/index.php/Le_Mouvement_contre_le_racisme,_l%27antis%C3%A9mitisme_et_pour_la_paix (date d’accès : 26 février 2013)

[17]  GIUIDICE Fausto, Arabicides, La Découverte, Paris, 1992.

[18] Les éléments concernant la politique d’immigration se réfèrent aux travaux menés par WEIL Patrick, La France et ses étrangers, Paris, Gallimard, 1995.

[19]  TRAPPO Hélène, « De la clandestinité à la reconnaissance », Travail au noir ? Travail clandestin ? Travail illégal ?, Plein Droit n° 11, La revue du Gisti, juillet 1990.

[20]  S. LAURENS, Une politisation feutrée, les hauts fonctionnaires de l’immigration en France, Paris, Éditions Belin, 2009.

[21]  Pour les éléments concernant les enquêtes, voir notamment F-N.BERNARDI, J. DISSLER, A. DUGRAND, A. PANZANI, Les Dossiers noirs du racisme dans le Midi de la France, Éditions du Seuil, Paris, 1976.

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