2016-12-18

2–3 December 2016

SFB 1095: Schwächediskurse und Ressourcenregime

Goethe-University Frankfurt-am-Main, Campus Westend, PEG-Building

Compte-rendu de la conférence

Le titre, voire le thème, de cette conférence « Exploiter les ressources immatérielles : la pratique des gloses entre Extrême-Orient et l’Occident latin, vers 600 de notre ère. », organisée par Anna Dorofeeva et Sebastian Riebold (Université de Francfort) aurait de quoi surprendre, s’il n’était pas dans l’ordre des choses que des sujets d’études similaires soient amenés à se rencontrer, quand bien même leurs champs appartiendraient à des aires culturelles très différentes.

Le programme des interventions, réparti sur deux jours, a été volontairement divisé en deux axes : la première journée a été consacrée aux études du phénomène dans l’Occident latin (§ 1-5), la seconde à celles traitant des manifestations dans la Sinosphère (§6-10). Je me propose de résumer d’abord les communications, puis, en guise de conclusion, je livrerai quelques réflexions.

L’introduction à ces deux journées intenses (10 communications sur deux demi-journées) est revenue à Pádraic Moran (National University of Ireland, Galway) avec une communication intitulée A framework for comparative analysis of European and East Asian glossing. PM a dressé brillamment le contexte historico-culturel dans lequel s’est développé la pratique des gloses : le transfert de connaissances en lien avec la circulation des textes. Les pratiques glossographiques sont extrêmement variés, mais quelles que soient les aires linguistiques, le phénomène montre une dimension transculturel. Aussi, il est intéressant d’observer que ses développements présentent un synchronisme aux deux extrêmes géographiques dessiné par le thème de la rencontre.

En schématisant et hors considérations doctrinales ou historiques, il est possible de mettre en parallèle la diffusion du christianisme en occident et celle du bouddhisme dans la sinosphère : en effet, appuyés sur des corpus multilingues de textes — pour faire court, sanscrit / chinois d’un côté, hébreu /grec / latin de l’autre —, les deux courants religieux ont atteint respectivement les confins insulaires de leur domaine, le Japon et l’Irlande, entre les IVe et Ve siècles.

PM propose ensuite des exemples qui montrent que, du point de vue méthodologique (et conceptuelle), les pratiques sont comparables. Par leurs choix stratégiques — l’annotation des livres mêmes écrits dans leur langue originale —, mais aussi par le type de contenu des gloses, le phénomène répond à des exigences universelles, prioritairement tournées vers des questions linguistiques et méta-linguistiques.

— Je me permets ici une parenthèse afin de préciser un point. La pratique des gloses n’est pas inhérente au déplacement d’un texte donnée de son aire linguistique originelle vers une autres, elle est inhérente aux langues elles-mêmes, dans sa fonction de désambiguïsation. La glose écrite naît donc avec les textes et se pratique quand bien même le contexte linguistique est homogène. En bref, les textes ont été glosés dans la langue du texte pour un public comprenant parfaitement la langue. Or, la glose acquière une autre dimension et amplifie son champ d’action précisément au moment où le milieu linguistique dans lequel le texte circule devient hétérogène. Le public des gloses changent et en conséquence les besoins des lecteurs aussi. —

Je raccroche ici avec la communication de PM, lorsqu’il expose les prérequis linguistiques auxquels répondent les variétés de gloses : écriture (dans le cas du grec), lexique et grammaire (morphologie et syntaxe). La typologie des gloses en témoigne.

Au moyen de plusieurs exemples, PM a montré que des types similaires de gloses se retrouvent dans les manuscrits glosés en milieu Irlandais comme au Japon. Qu’il s’agisse de codes ou de logogrammes visant à identifier les noms propres, expliciter une forme (cas, genre, nombre, etc.) ou encore préciser la construction syntaxique d’une proposition : ces fonctions apparaissent dans les deux aires culturelles envisagées.

Du point de vue de la grammaire, les moines japonais ont développé des systèmes particulièrement complets et efficaces, dit ‘(w)okototen’ qui permettent d’indiquer la fonction grammaticale d’un caractère (kanji) grâce à des points placés à des emplacement précis du signe.

D’autre part, les lecteurs insulaires du latin ont développé plusieurs stratégies (au moyen de codes graphique, de lettres, voire les deux) pour mettre en évidence les constructions syntaxiques, soit en indiquant les liens entre mots, soit en réorganisant la phrase selon un ordre qui pourrait dénoter l’influence des vernaculaires. Les parallèles à effectuer entre les deux pratiques sont nombreux et cette approche comparatiste n’en est qu’à ses balbutiements.

Durant la période de discussion qui a suivi, John Whitman a insisté sur une caractéristique notable de la pratique japonaise : elle comporte une dimension complètement absente des gloses occidentales, à savoir celle des phonogrammes. Cette absence s’explique par les contextes linguistiques, puisque le système d’écriture est radicalement différent. En occident où l’alphabet porte en lui sa phonation, la question de prononciation n’entre pas (ou très peu) en ligne de compte et l’objectif des gloses est de lire le latin. Au Japon, le but de l’apparat de gloses est de produire une lecture vernaculaire du texte chinois. En simplifiant, chaque glyphe est porteuse d’un sens connu en chinois comme en japonais, mais sa phonation est différente selon les langues, mais aussi en fonction de son statut grammatical (morphème isolé ou en composition). En écrivant des phonogrammes, les lecteurs indiquaient comment prononcer le mot (cf. infra § 9 la communication de Matthew Zisk), tandis que les gloses syntaxiques permettaient de restituer la particule grammaticale nécessaire au japonais pour lui assigner sa fonction dans la phrase. Ainsi le système des gloses japonaises est plus prégnant au sens où il crée un méta-texte, qui ne constitue pas une traduction littérale, mais en produit une lecture qui se superpose au texte original.

Le second intervenant, Jesse Keskiaho (University of Helsinki), aborde la question de l’exégèse sous l’angle des Annotations in Latin patristic manuscripts c. 400–900. Il décrit le cadre historique particulier dans lequel les écrits des Pères latins (principalement Jérôme, Augustin et Grégoire) ont formé le socle culturel pour les générations à venir. Ces textes fondateurs ont acquis la valeur d’autorité en matière de connaissance et d’éducation.

Paradoxalement, malgré l’importance des textes patristiques et vu leur rôle dans la création de la civilisation médiévale européenne, les annotations transmisses par leurs plus anciens témoins ont pourtant été peu étudiées. JK propose donc d’explorer la matière en donnant une vue d’ensemble de la situation des manuscrits glosés appartenant à ce genre littéraire.

Il se fonde sur deux catalogues permettant de collecter des données quantitatives et chronologiques. Il s’agit d’un travail préparatoire — dans les limites des possibilités offertes par les catalogues —, mais qui déjà permet de dégager des pistes intéressantes.

JK constate que les marginalia ‘constituent des réponses aux changements de culture littéraire’. L’analyse qu’il livre au moyen de graphiques montre clairement des disparités de traitement selon les auteurs et les périodes envisagées. En outre, JK opère une distinction entre les annotations contemporaines de la copie et celles réalisées postérieurement.

Rappelons au passage que cette distinction recèle un intérêt dans la mesure où il est possible de démontrer que des ensembles de gloses ont été recopiés ou au contraire sont les produits d’un travail exégétique original : la valeur des gloses n’étant pas la même, qu’elles soient contemporaines ou rédigées a posteriori.

Un point particulière intéressant à retenir est qu’il se produit au VIe siècle un pic dans la production de textes patristiques glosés. Or, Evina Steinová dans sa communication, dont il sera question plus bas, a réalisé le même constat à propos de l’utilisation de certains signes techniques.

De plus le dépouillement des catalogues de JK a constaté une baisse conséquente des annotations sur les manuscrits patristiques à partir du VIIe s., notamment celles concernant les manuscrits d’Augustin. On peut se demander s’il n’existerait pas une corrélation entre la baisse de la quantité de gloses sur les textes patristiques et l’augmentation de commentaires autonomes qui leur sont dédiés alors ( ?).

Certaines catégories d’annotations se sont transmises ou apparaissent en des proportions variables en fonction des auteurs et des époques. Par exemple, les manuscrits glosés de Grégoire, quoique en nombre plus faible que ceux d’Augustin, transmettent une plus grande diversité en termes de catégories de gloses. S’agissant d’une recherche en cours, nous sommes impatient d’en apprendre plus sur les gloses du VIe siècle.

Avec la communication suivante, Anna Dorofeeva (University of Frankfurt) nous introduit à un autre aspect des gloses, leur transmission sous forme de glossaires. Sa communication Strategies for knowledge organisation in early medieval Latin glossary miscellanies: the example of Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 14388 s’interroge sur la méthode et les objectifs qui président à la constitution de ce recueil de glossaires. Il s’agit d’une étude de cas qui analyse le contenu du glossaire en relation avec sa structure.

Le glossaire dont il est question (dénommé d’après son incipit ‘Accipe’), ainsi que la liste de mots hébreux tirés d’Eucher de Lyon qui le suit, comporte de nombreuses additions de gloses rédigées en grec.

L’alphabétisation du glossaire Accipe est fluctuante et bien que le socle de son contenu provient d’un glossaire de la famille ‘AA’, les additions subies permettent d’évaluer pourquoi et comment il a été amplifié. Suite à la présentation détaillée du contenu du manuscrit, AD attire notre attention sur un petit texte glossographique (f. 183v) débutant ainsi : « De pigmentis nardi spicatæ. Nardus … » (Au sujet des parfums du nard, plutôt que « On the balm of the spikenard »). Or, la mise en évidence de ses sources montre qu’il s’agit d’un montage réalisé à partir des gloses de Théodore et d’Adrian aux Évangiles, qui ont eut une circulation presque limitée à l’Allemagne. Quoiqu’il en soit, ce recueil de glossaires et de listes est particulièrement adapté à la lecture de la Sacra Pagina, ce vers quoi il semble tourné.

[Cette communication sera publiée : Anna Dorofeeva, « Strategies of knowledge organisation in early medieval Latin miscellanies: the example of Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 14388 », in Writing the Early Medieval West, ed. Elina Screen et Charles West (Cambridge University Press, à paraître en 2017).]

L’avant dernière communication de la journée s’est déroulée par vidéo conférence en l’absence physique de Sukanya Raisharma (University of Oxford), qui a présenté son étude en cours Between emendation and dissent: sixth-century Latin clergymen in Constantinople. Sa communication a présenté le contexte particulier dans lequel le diacre Rusticus († après 565) travaille à sa traduction des Actes du concile de Chalcédoine. SR s’intéresse aux marginalia attribués à Rusticus qui ont été préservés par quelques manuscrits du IXe s. Principalement ceux qi se trouvent sur un manuscrit passé par Corbie, le Paris, Bnf, lat. 11611 (milieu du IXe s. ; aussi dans Paris, Bnf, lat.1458 ; cf. Ganz, Corbie, 1990, p. 69.) Il a été produit vraisemblablement à St-Denis (selon Vezin, suivi par Bischoff, Kat. 3), puis corrigé à Corbie peu après. Il s’agit d’une copie prise sur un exemplaire tardo-antique, dont il a conservé nombre d’annotations, ainsi que tout un appareillage technique sous forme de sigles et symboles. En suivant deux axes, SR nous décrit le contenu de quelques annotations en relation avec les débats de son époques, notamment ceux relatifs aux « Trois chapitres » que certains souhaitaient voir supprimés des Actes du Concile de Chalcédoine. Or, Rusticus qui était un fervent défenseur de l’orthodoxie du Concile et du maintient des Trois chapitres en question, s’opposa au Pape Vigile et à l’empereur Justinien qui faisait pression en vue de la condamnation des Trois chapitres. La traduction même des Actes du concile illustre comment Rusticus, « théologien rebelle », lutta contre le pouvoir en place, tant l’empereur que le Pape (son oncle), qui l’excommunia d’ailleurs, et les notes marginales qui l’accompagnent témoignent de cette ambiance particulière.

La communication d’Evina Steinová (Huygens ING Affiliated Researcher) vient clore la première session de la conférence. Cette jeune et dynamique chercheuse vient présenter, parfaitement en accord avec les communications précédentes de Jesse Keskiaho et Sukanya Raisharma, une synthèse (tirée de ses travaux de thèse) Annotating with symbols rather than words: the transformation of annotation symbols in the Latin West in the early Middle Ages.
ES livre d’abord une introduction permettant une mise en perspective du contexte documentaire en remontant aux papyrii grecs. L’utilisation de signes (σημεία) aux sens techniques codifiés remonte à l’Antiquité Gréco-Romaine. Dans le haut Moyen Âge, ES note que les usages en la matière ont changé et que le « vocabulaire » graphique original s’est transformé, tandis que la partie orientale de l’empire conservait plus fidèlement le répertoire de signes hérités de l’Antiquité. ES par l’analyse minutieuse des signes portés par un corpus de manuscrits, ordonné en fonction des datations et des provenances, a estimé que des changements s’étaient produits entre le Ve et le VIIIe s. Les contacts et les influences multiples ont fait évoluer les systèmes de notations. Par exemple, le modèle de la traduction de Rusticus qui a circulé dans le nord de l’Europe a nécessairement exercé une influence, mais c’est aussi le cas de textes encyclopédiques, comme ceux d’Isidore qui décrivent l’utilisation des signes. ES observe que les textes Insulaires comportent un répertoire bien typé qui se distingue des modèles continentaux et orientaux (Constantinople). Il est aussi intéressant de noter qu’ES observe le même pic au VIe s. en quantifiant l’utilisation des signes techniques, suivi d’une baisse dans la fréquence d’utilisation de certains signes au cours du VIIe s., puis d’un regain d’usage aux VIIIe-IXe s.

L’utilisation de certaines formes de signes ou le choix de tel registre plutôt qu’un autre semble donc indiquer des changements sociaux, mais aussi dénoter les échanges entre les élites intellectuelles en provenance de toute l’Europe.

La deuxième journée, consacrée à l’extrême orient, début avec l’exposé de John Whitman (Cornell University) qui nous gratifie d’une excellente introduction générale sur le thème The origins of vernacular glossing in northeast Asia. JW dresse le contexte et s’intéresse plus particulièrement à l’origine et à la diffusion d’une pratique particulière d’annotations qui consiste à produire une lecture vernaculaire des textes bouddhistes. Cette méthode de lecture adaptative se développe dans les cultures sous influence chinoise (sinosphère), mais dont la langue se distingue notablement du chinois, c’est-à-dire principalement Khitan, Sogdien, Ouïghoure, Vietnamien, Coréen et Japonais. Suite à une rapide présentation de la typologie (principalement, gloses toniques, phonogrammes, morphologiques, indiquant les composés et les inversions), JW dresse une rapide historiographie de la question en insistant sur la parenté entre les systèmes de gloses vernaculaires kunten japonais et kugyŏl coréen (litt. « aides de la bouche », c’est-à-dire à la prononciation des kanji). Il rappelle aussi que les gloses portant sur la tonalité pourraient dériver de la ponctuation chinoise (poyin), comme une possible origine, ou du moins inspiratrice des systèmes de gloses vernaculaires. Les trois hypothèses concurrentes retenues actuellement sont : 1) invention du système (w)okototen serait le fait des moines bouddhistes de Nara (VIIIe s.) ; — 2) inspiré du la pratique de la ponctuation chinoise (poyin) ; 3) une importation coréenne à travers les textes Huyan, aussi sité vers le VIIIe s. Si la thèse coréenne semble la plus vraisemblable à la vue des exemples proposés par JW, il insiste sur le fait qu’aucune source contemporaine n’est connue pour la Corée. Les plus anciens textes annotés selon le système kugyŏl sont des imprimés du Xe s., — car la Corée développe très tôt la reproduction par impression — et par conséquent, postérieurs aux attestations du kunten au Japon. JW termine en proposant une synthèse qui concilie les hypothèses précédentes suivant laquelle kugyŏl et kunten ont une origine commune, chaque pratique ayant évoluée indépendamment, et que leur origine commune entretien un lignage lointain avec la ponctuation chinoise.

La matinée se poursuit avec Joachim Gentz (University of Edinburgh) qui nous initie aux gloses de Xue Shou (591-629) sur le commentaire annalistique de Wang Tong (584-618). Sa communication Xue Shou’s 薛收 zhuan 傳 Commentary to Wang Tong’s Yuanjing 元經 présente comment a été expliqué le texte du Yuanjing (Canon des origines), une chronique annalistique rédigée sur le modèle des annales du pays de Lu, dites Annales des Printemps et Automnes attribué à Confusius, où chaque entrée débute par l’indication de la saison (printemps ou automne). JG situe le contexte historique de la rédaction des Annales de Wang Tong, puis, à l’aide d’exemples, décrit les principaux types de gloses rédigées par Xue Shou. Ces gloses utilises différents outils de travail, tels les glossaires, pour expliquer des termes, évaluer le mode d’expression et même produire des analyses permettant d’approfondir le sens couvert par le laconisme de la chronique. D’ailleurs, JG opère une distinction entre glossaire et dictionnaire qui se fonde sur l’homogénéité de la provenance des lemmes : un unique texte pour le glossaire ; une pluralité pour le dictionnaire ; mais l’on se demande s’il s’agit d’une constante dans le domaine des études chinoises, puisqu’une telle distinction n’a pas cours dans le champ d’étude occidental, où la distinction s’oppère plutôt entre lexique (d’auteurs ou gloses collectées) et glossaires (fourre-tout, plus ou moins alphabétisé).

Une des particularités de ce commentaire glossographique est l’utilisation du mode dialogique, en introduisant le lemme sous forme de question directe, selon la formule A=B : « Qu’est-ce qu’A ? C’est B. » Les explications fournies par Xue Shou sont calquées sur la forme utilisée par les commentaires précédents des Annales des Printemps et Automnes, le Gongyang et le Guliang zhuan (IIIe siècle avant notre ère), se conformant ainsi à un modèle canonique inscrit en continuité d’une tradition herméneutique. Le commentaire (composé de gloses) de Xue Shou s’appuie donc sur des commentaires canoniques antérieurs, mais recourt aussi à d’autres sources, amplifiant ainsi le contenu traditionnel.

La parole est donnée ensuite à Sebastian Riebold (University of Frankfurt) qui expose ses travaux en cours concernant The exegetical techniques of the Kong-Commentary to the Shangshu. Ce texte est extrêmement ancien, puisque certaines parties remontraient au VIIIe s. avant notre ère. Les états de langues qu’il conserve sont parfois très différents, certains archaïques précèdent la période du vieux-Chinois classique. Les procédés mis en place pour expliquer ce texte se trouvent donc très proche de la pratique des gloses dans la mesure où la langue nécessite un examen de détail. Aussi, SR nous décrit comment la composition des commentaires au Shangshu, qui tendent à la canonisation des procédés, s’est déroulé dans une période de changements littéraires (période post-Han). La présentation de SR soulève en outre des questions à propos de la typologie des gloses dont certaines révèlent des problématiques posées par la lecture même du texte en raison de son ancienneté.

La communication de Matthew Zisk (Yamagata University), Sources used in the glossing of classical Chinese texts and their influence on modern Japanese orthography traite le thème des gloses dans une perspective diachronique démontrant le lien entre les pratiques anciennes et ses conséquences contemporaines. MZ prend comme point de départ l’introduction des Kanji chinois au Japon : entre le IIIe s. avant notre ère et le Ier s. DNR des objets portent des inscription en chinois classique, mais il faut attendre les IVe-Ve s. pour observer l’apparition de lectures kun (kun-yomi, phonation japonaise, opposées à On-yomi, qui est la lecture chinoise). Durant les siècles suivants, le développement de cette lecture japonaise se déroulent en plusieurs phases :

— période de rébus (début VIe – début VIIe s.)

— Première formation (fin VIIe – fin VIIIe s.)

— Seconde période de formation (fin VIIIe – au XVIe s.)

C’est au cours de la période de première formation qu’apparaissent les phonogrammes (Shakkun, « kun phongraphique ») qui sont à l’origine de l’écriture kata-kana. À ce stade, les kanji sont utilisés pour leur valeur phonétique afin d’écrire des mots japonais.

Suite à la contextualisation historique, MZ définit les caractéristiques du kunten kundoku (l’annotation kun en vue de la lecture des textes canoniques chinois). Très répandue et hautement systématique, la pratique des gloses kun vise a produire une lecture qui n’est pas à proprement parler une traduction, mais plutôt une transposition, en conservant le texte chinois muni d’un appareillage permettant sa lecture en japonais.

Globalement, les gloses kun (kunten) appartiennent à trois grandes familles typologiques (voir aussi les catégories proposées par J. Whitmann) : 1) lexical : gloses qui donne la lecture Kun d’un kanji (et donc en éclairci le sens) ; 2) phonétique : gloses qui donne la lecture On du kanji (fondée sur la prononciation chinoise ancienne, ou sino-japonaise, qui n’est pas celle du mandarin contemporain) ; 3) morpho-syntaxique : les gloses (w)okoto qui, au moyen de codes, permettent de spécifier la construction selon la syntaxe du japonais.

Le centre de la communication porte sur deux ensembles de gloses rencontrées dans les outils de travail des glossateurs japonais (les lexiques, dictionnaires et commentaires). MZ fait un survol de ses sources puis, à l’aide de nombreux exemples montre comment s’exprime la polysémie des gloses en question. Des gloses identiques annotent un grand nombre de kanji différents (83 caractères pour l’une, 48 pour l’autre, pour la période étudiée), mais leur analyse prouvent en réalité que l’une remonte à l’annotation d’un unique kanji, et que l’autre remonte à quatre caractères. MZ détermine alors les critères permettant de qualifier un caractère donné en tant que « caractère de référence » : c’est-à-dire un caractère servant de synonyme référent, utilisé systématiquement pour élucider la lecture kun de caractères moins communs. Le concept de caractères référents sous-jacent intervient donc comme une stratégie dans la perspective de lecture vernaculaire qui prend la forme de gloses « lexico-phonétique » appuyées sur des sources lexicographiques.

Il apparaît, d’après cette méthode, que le chinois classique, durant la période Heian au Japon, était abordé comme une « langue morte » (ou du moins abordée comme telle, exclusivement à travers l’écrit) et que l’utilisation des glossaires/dictionnaires par les glossateurs a influencé sur le long terme la lecture qu’on avait des caractères peu fréquents ou rares, par principe de réduction (plusieurs caractères avec des différences de sens interprétés par une phonation/lecture unique sur une base synonymique). Cette pratique réductionniste a abouti dans le japonais moderne à la création des nombreux homophones dans le cas des lectures Kun.

[Le power point accompagnant la communication de MZ est consultable ici]

Enfin, la communication Reading by gloss: the Mengqiu and other Chinese educational collections in medieval Japan de Jennifer L. Guest (University of Oxford) entreprend de définir quel type de textes a été glosé plus spécialement au Japon médiéval, en portant une attention particulière à un texte pédagogique, le Mengqiu (jap. Mōgyū). Composé de versets formés de quatre caractères par ligne, ce manuel très dense fournit dans un style cryptique des anecdotes relatives à des personnes historiques ou mythologiques célèbres. Dès sa diffusion au Japon, il est accompagné de commentaires et rapidement le texte est recopié en lui introduisant de nombreuses gloses, de lecture On ou Kun, mais aussi des extraits de commentaires. Selon JG, cette extension des gloses hors du domaine des textes canoniques témoignent de changements de techniques pédagogiques dans l’enseignement.

Table ronde.

La rencontre se conclue par une table ronde présidée par Andreas Nievergelt. Les discussions ont porté sur la validité d’une « glossologie comparée », à savoir si, éventuellement la « glossologie » peut constituer un champ d’étude en soi, qui gagnerait à un enrichissement comparatiste. Sur la question de forme, il y a consensus pour l’intérêt de rencontres mêlant les domaines (en termes linguistiques) et thèmes de recherches (genres littéraires, approches spécifiques, etc.). En revanche, sur la question de fonds, les avis sont partagés. En effet, le « comparatisme » ne nécessite pas obligatoirement de développer un socle d’analyse théorique commun, puisqu’il relève de disciplines différentes. Pourtant, sur un des aspects de ce socle d’analyse, la terminologie, l’opinion des participants est plutôt consensuelle : une grille commune favoriserait les échanges entre champs disciplinaires.

Cette démarche de confluence « terminologique » se trouve à l’origine même de l’approche comparatiste initiée par John Whitman et Teiji Kosukegawa.

Conclusion

Nous nous réjouissons d’une telle rencontre entre des domaines que tout semble séparer, car l’enrichissement mutuel permet de redéfinir des conceptions qui semblaient définitivement fixées. Après ces deux journées bien remplies, les questions à se poser sont nombreuses. La conférence trouve son origine dans la rencontre de Sebastian Riebold et d’Anna Dorofeeva. Deux domaines de recherches bien distincts donc, mais qui se joignent sur la question du genre littéraire, pourrait-on dire, celui des gloses et des commentaires.

Quelle que soit la langue ou la culture, les écrits figent dans le temps des états de langues et de connaissances, qui, des siècles plus tard ne sont plus nécessairement compréhensibles : ainsi la transmission s’opère à travers des filtres herméneutiques successivement élaborés par les époques qui les transmettent en « canonisant » des pratiques. Le constat est universel : les textes anciens réclament des éclaircissements. La problématique s’aggrave quand le texte appartient à une autre sphère culturelle. Ces préoccupations de transmission se posent de manière très vive quand il s’agit de texte religieux sur lesquels reposent une partie de l’organisation des sociétés.

La conférence se positionne donc sur nouveau champ d’étude et illustre la jeunesse de la « matière comparatiste », car à l’exception de la première communication de P. Moran, les interventions portaient sur un domaine en particulier (occident ou orient). Selon l’opinion consensuelle qu’il faut d’abord établir des ponts avant d’être capable de théoriser sur la convergence des pratiques glossographiques.

Dans ce sens, il conviendrait de définir au préalable une typologie comparée des textes eux-mêmes, puisqu’ils constituent les supports essentiels. Par exemple, le sens donné au terme « classique » dans le domaine des études occidentales est diamétralement opposé au sens qu’il recouvre dans le domaine des études sino-japonaise, puisque pour les uns, il s’agit des auteurs gréco-romains pré-chrétiens et donc relevant du profane, tandis que dans la sinosphère le terme recouvre les textes canoniques religieux.

En outre, comme le genre littéraire conditionne le type de gloses, au moins dans le domaine oriental, nous proposons donc une première grille qui met en relation les types de textes (en termes de genres littéraires) et les langues qu’ils mobilisent.

Types de textes : genres et langues

Genre litt.

Sinosphère

Europe occidentale

Religieux

Classiques (textes bouddhistes)

textes canoniques (Bible)



Profane

Littérature séculaire



Classiques (gréco-romains)

Langues des textes

Chinois classique

Hébreu / grec / latin



Langues des gloses

vernaculaires

grec / latin / (vernaculaires)

(grec) / latin / vernaculaires

La même problématique ‘typologico-terminologique’ se retrouve dans la description des gloses. Des types sont apparentés dans les deux traditions envisagées ici, d’autres apparaissent comme spécifique à une aire culturelle.

Les communications ont ainsi permis de confirmer que presque toujours la pratique des gloses se trouve intimement liée à leurs contextes historico-culturels : elles reflètent les changements, en ce sens qu’elles apparaissent dans des conditions particulières lors de périodes de transition, et qu’elles évoluent afin de tenir compte de nouveaux besoins, aussi au moment de changements culturels majeurs. Les gloses constituent donc un monde mouvant, tant par la nature « fluide » des matériaux qu’elles transmettent (sur un axe synchronique) que par les changements qu’elles subissent quand elles sont envisagées dans une diachronie.

Les questions sont nombreuses et l’exploration ne fait que débuter. J’ose espérer que très prochainement d’autres rencontres se tiendront sur cette thématique du comparatisme et qu’elles permettront de faire avancer les réflexions sur le phénomène universel et inhérent aux langues que sont les gloses.

[Je remercie les organisateurs pour leur accueil, ainsi que tous les participants pour les discussions et les échanges d’idées qu’ont suscitées ces deux belles journées.]

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