2013-04-10

Posted in: "hyporadar" via Martin in Google Reader

L’occasion d’une discussion récente au laboratoire m’a incité à préciser l’origine d’un des mots phares de la physique du XXe siècle, le mot Photon. On associe couramment ce dernier à Albert Einstein



A. Einstein circa 1910 Photo- Hulton Archive_Getty Images

et l’on date son apparition, dans les livres du secondaire, de la théorie de l’effet photoélectrique, élaborée en 1905 par ce dernier :

La lumière possède les propriétés des ondes, mais également certaines proporiétés des particules (des corpuscules). Les particules de lumière sont appelées photons (fig.1) (…)

Ces propriétés ont été posées comme base de la théorie des quanta par Planck en 1900. Einstein, puis d’autres scientifiques, ont apporté un développement considérable à cette théorie dès 1905. Le photon est donc une petite quantité d’énergie associée à un quantum d’énergie lumineuse.”

1reS Physique-Chimie, Micromega, p.68, Hathier, 2011

A la fin du XIXe s, certains phénomènes restent inexplicables dans le cadre de la théorie “ondulatoire” de la lumière. Cela conduit Max Planck à affirmer en 1900 que l’énergie d’un rayonnement de fréquence v est quantifié, c’est à dire que sa valeur est un multiple d’une quantité élémentaire d’énergie hv, où h est une constante. Dès 1905, Albert Einstein interprète ce résultats en indiquant que la lumière peut être considérée comme un flux de particules identiques, les “photons”.

1reS Physique-Chimie, p. 59, Belin, 2011

L’affaire semble donc entendue pour les élèves de première scientifique :

photon= quantum d’énergie lumineuse = Einstein = 1905 !

Trouve-t-on quelque chose de différent du côté du CNRS, l’institution par excellence de la recherche scientifique en France ?

On y trouve une figuration pour le moins naïve (présentée comme une photo), de ladite particule avec l’indication qu’ “ainsi des photons de toutes les énergies sont diffusés de l’intérieur du soleil jusqu’à nous”.



Trajectoire des photons s’échappant du soleil.© CNRS Photothèque

Plus intéressant, le billet précise que

L’existence de ces quanta de lumière fut prouvée expérimentalement dans les années vingt. Ils furent baptisés photon en 1924.

Deux choses donc :

le “photon”, en tant qu’entité linguistique, n’existait pas en 1905 !

l’existence des quanta de lumière fut prouvée bien après 1905 et baptisés “photons” en 1924.

Quoi, le “photon” n’existait pas en 1905 ? Non, pas en tant qu’entité linguistique ! pour le reste, voire….

Guère de précisions donc. Le lecteur attentif à l’histoire factuelle des sciences pourrait demander : qui ? comment ? Qui “prouva” l’existence des quanta de lumière ? Comment ? et qui les baptisa “photon” ?

Commençons par la dernière question et adressons nous aux lexicographes et autres historiens de la langue. Que disent-ils ?  Interrogeons le  Trésor de la langue française :

Étymol. et Hist. 1927 (C.r. de l’Ac. des sc., t.185, pp.1118-1119). Formé sur le gr. , «lumière» (v. élém. formant photo1-), d’abord en angl. (photon proposé en ce sens par G. N. LEWIS en 1926, v. NED Suppl.2

Le vocable aurait donc été proposé en 1926 (et non en 1924) par Gilbert Newton Lewis (1875-1946), le chimiste américain (connu pour sa théorie du partage d’électrons dans la liaison chimique et pour sa théorie des acides et des bases.)

Caricature de G.N. Lewis

On trouve en effet une référence à l’article princeps sur la page wikipedia liée au photon : GN Lewis, The conservation of photons, Nature, vol. 118, 1926, p. 874–875.

Le mot aurait par ailleurs diffusé très rapidement en langue française, puisqu’on le retrouverais dès 1927 dans une communication aux Comptes Rendus de l’Académie des Sciences. Vérification faite, le mot apparait bien à la page 1118 du tome 185, sous la plume de…Louis de Broglie (prix Nobel de physique deux ans plus tard, en 1929 « pour sa découverte de la nature ondulatoire des électrons »):

Louis de Broglie (1892-1987), le créateur de la mécanique ondulatoire.

le mot apparait dès le premier paragraphe :

Deuxième question:  Qui “prouva” l’existence des quanta de lumière ? C’est Robert Milikan en 1915. Le site de l’American Institute of Physics précise que c’est contre sa propre attente qu’il “prouva” la formule proposée par Einstein en 1905 pour expliquer l’effet photoélectrique :

by 1915 he had proved that Einstein’s formula for this effect was correct—which was against his own expectations.

Milikan et Einstein en 1931

L’avis de Milikan concernant l’existence des quanta de lumière n’était pas isolé en 1915 : rappelons que Max Planck (1858-1947) avait introduit en 1900 la quantification des échanges d’énergie entre la matière et le rayonnement de façon à produire une loi de répartition spectrale du rayonnement thermique du corps noir. Cette quantification des échanges lui valu le prix Nobel de physique en 1918, mais n’impliquait pas la quantification du rayonnement lui-même, qui restait totalement spéculative en 1915, avant que Milikan ne soumette la formule d’Einstein à l’expérience. Alain Aspect évoque fréquemment dans ses conférences sur les mystères du photon ou sur l’intrication quantique, l’anecdote suivante :

Planck, Nernst, Rubens et Warburg, autrement dit, quatre savants de renommée internationale, auraient écrit une lettre en 1913 pour soutenir la candidature d’Einstein à l’Académie des Sciences de Prusse. Ils exprimaient dans cette lettre leur admiration pour leur collègue et ses apports révolutionnaires à de nombreux aspects de la physique, à une exception près toutefois. Ils priaient les académiciens de ne pas retenir contre sa candidature, son hypothèse du quantum de lumière !

Je n’ai pas encore pu vérifier l’anecdote en question, mais elle semble reprise dans Ramunni, G. Les conceptions quantiques de 1911 à 1927. (Vrin, 2000).

L’histoire est donc plus riche, plus belle et donc plus complexe que le raccourci commun. Elle mêle l’intuition de génie d’Einstein, la perspicacité expérimentale de Milikan et l’inventivité linguistique de Lewis. Elle permet peut être aussi de comprendre pourquoi le Nobel d’Einstein lui fut attribué en 1921 pour son modèle de l’effet photoélectrique plutôt que pour sa théorie de la relativité restreinte. Tout étudiant ou enseignant regarde cet épisode comme une bizarrerie, peu cohérente avec la grandeur de la Révolution Relativiste si bien corroborée expérimentalement aujourd’hui. Au début des années 20 et après les expériences de Milikan de 1915, c’est surement le contraire qui était vrai.

Pour conclure, place à la sagesse d’Einstein. En 1954, à la fin de sa vie,  il avoua que 50 ans de recherches ne l’avaient pas rapproché du mystère de ce que sont les quantas de lumière :

Albert Einstein (AP photo, 15 mai 1954)

“All these fifty years of conscious brooding have brought me no nearer to the answer to the question, ‘What are light quanta?’ Nowadays every Tom, Dick and Harry thinks he knows it, but he is mistaken.” (Albert Einstein, ‘The Born-Einstein Letters’ Max Born, translated by Irene Born, Macmillan 1971)

Un dernier mot. Deux sources indépendantes valant mieux qu’une, j’ai interrogé  le Dictionnaire Historique de la langue française

du grand lexicographe Alain Rey. La chronologie (Lewis, 1926 puis 1927 en France) est avérée. Le grand dictionnaire précise par ailleurs que le mot Photonique en est dérivé et que l’on trouve la première occurrence de ce dernier chez…

Jean Thibaud. Année inconnue.

Comme le dit H. Chabot, “Tout est dans tout” et le holisme nous guette…

ps1 : dès que j’aurais sourcé l’occurrence de ce mot chez Thibaud, je ne manquerais pas de vous l’indiquer.

ps2 : pour ceux qui se demandent si le photon existait vraiment avant 1926 c’est à dire avant que le terme ne soit inventé en 1926, on renverra à Bruno Latour et à la question de savoir si Ramsès est mort de la tuberculose...ou pas. Voir aussi les courriers de lecteurs et la réponse de Bruno Latour.

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