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Craig Calhoun et Michel Wieviorka
Craig Calhoun : Directeur de la London School of Economics et titulaire de la chaire « Cosmopolitanism and solidarity » au Collège d’études mondiales, Craig Calhoun est un sociologue américain. Pour en savoir plus.
Michel Wieviorka : Docteur d’État ès lettres et sciences humaines, est actuellement Administrateur de la Fondation de la Maison des sciences de l’homme et directeur d’études à l’EHESS. Pour en savoir plus.
Ce manifeste est extrait de la revue Socio, n°1, mars 2013, p. 3-38.
Si les chercheurs en sciences sociales de tous les pays devaient s’unir, au- delà de leurs innombrables différences, quel pourrait être le sens de leur engagement ? Quelle cause mériterait-elle qu’ils prennent des risques ?
La réponse est simple, du moins en théorie. Ce sens, cette cause sont ceux de la vérité. La vérité sur la vie sociale. Cette réponse apparemment naïve n’est guère à la mode, et pourtant, c’est bien de vérité qu’il s’agit. Celle-ci n’est jamais assurée, elle peut toujours varier selon la perspective adoptée, être exprimée avec d’infinies nuances, dans différents langages. Et s’il est légitime de critiquer les prétentions à la vérité absolue, nous ne pouvons mettre en doute la centralité de la quête sans fin pour une compréhension honnête et des connaissances bien informées.
Les chercheurs en sciences sociales ont la passion du savoir. Ce sont des scientifiques qui entendent produire des connaissances précises, rigoureuses, ce sont aussi des humanistes soucieux de comprendre dans toute sa diversité la vie sociale, ses transformations historiques, ses particularités culturelles. En rupture avec les préconceptions et le sens commun, en lutte contre les idéologies politiques et les conseils prodigués par les gourous du monde des affaires, ils dévoilent et rendent compréhensible le réel. Ils tiennent la connaissance pour utile, et considèrent qu’elle élève la capacité d’action, qu’elle contribue de manière positive aux transformations de la société.
Parfois, chez les penseurs sociaux, le cynisme ou le pessimisme l’emportent sur les aspirations à un monde plus juste, plus solidaire, et sur les valeurs morales de l’humanisme. Mais si les sciences sociales existent, n’est-ce pas, précisément, parce que l’analyse de l’action, des institutions, des rapports sociaux, des structures peuvent aider à construire un monde meilleur ? Même les plus conservateurs reconnaissent l’existence de pressions en faveur du changement, et admettent que ce qui existe n’épuise pas les possibilités de ce qui pourrait être ou advenir. Nous devons beaucoup à ceux d’entre eux qui, au XIXe siècle, s’inquiétaient de voir les anciennes institutions, la famille, l’Église, minées par l’extension des marchés, l’idée du primat de l’intérêt personnel et la concentration du pouvoir dans l’État, nous devons beaucoup aussi à l’action du mouvement ouvrier et à son refus de tenir les inégalités sociales pour inévitables. Nous sommes également redevables aux penseurs radicaux qui ont renversé les analyses conservatrices et montré comment le capitalisme produisait le changement, révolutionnait la technologie, déracinait les individus, les extrayait de leurs communautés au profit d’emplois plus ou moins lointains.
Les sciences sociales ne peuvent être ramenées à des idéologies politiques, elles identifient des réalités susceptibles de toutes les troubler. Elles considèrent que le monde est façonné par l’action des hommes, qu’il est ce qu’il est à travers la création et le renouvellement d’institutions humaines, et qu’il peut dès lors être transformé. Elles considèrent aussi pouvoir rendre l’action plus efficace par l’éclairage qu’offrent leurs analyses et leurs investigations empiriques. Elles ne sous-estiment pas les conséquences non désirées de l’action, et envisagent celle-ci non pas isolément, mais dans les systèmes et les innombrables relations où elle est encapsulée, ainsi que dans sa capacité, en se répétant, à forger des structures sociales résistant au changement.
La complexité, la diversité culturelle, la malléabilité historique du monde social sont telles qu’il est difficile, pour les chercheurs en sciences sociales, d’être aussi précis que des chimistes ou des ingénieurs. Mais cela ne doit pas les empêcher d’être clairs.
Les sciences sociales peuvent procurer les connaissances nécessaires pour mieux penser l’action, y compris pour envisager ses effets non intentionnés, qu’il s’agisse par exemple des mouvements sociaux, de la politique, de la puissance publique, de l’entreprise et du monde des affaires ou bien encore des ONG. Et elles pourraient faire beaucoup plus, et mieux, telle est notre conviction. En communiquant, en faisant davantage connaître leurs résultats, en s’affirmant de plus en plus « publiques » dans leurs orientations, en s’adressant à des publics plus nombreux et plus diversifiés, toujours sur la base des connaissances qu’elles produisent. Et, surtout, en accélérant leur propre renouvellement.
Les sciences sociales sont maintenant présentes presque partout dans le monde, avec suffisamment d’autonomie pour développer des analyses originales, à la fois globales et tenant compte des spécificités locales ou nationales. Mais elles n’ont pas toujours la volonté ou la capacité d’aborder les questions les plus brûlantes de front, à chaud, au moment où elles se po- sent. Quand elles le font, il arrive trop souvent qu’elles hésitent à conjuguer une vision générale, à forte charge théorique, et l’apport de connaissances limitées, empiriques, fruit notamment d’enquêtes de terrain. Ce constat renvoie à un premier défi, qui est à l’origine de ce manifeste : comment mieux affirmer la capacité des sciences sociales à articuler des résultats précis et des préoccupations et des visées plus larges ?
Comment comprendre le monde aujourd’hui, comment préparer l’avenir, comment mieux connaître le passé et mieux se projeter vers le futur ? Ces questions ne peuvent plus être adressées aux anciens clercs, aux prêtres d’une religion, quelle qu’elle soit, et la figure classique de l’intellectuel, telle qu’elle s’est imposée depuis les Lumières jusqu’à Jean-Paul Sartre, est désormais déclinante. Peut-être même est-elle totalement derrière nous.
Les sociétés contemporaines ne sont pas pour autant démunies s’il s’agit de proposer des repères, un sens, des orientations. Elles disposent en effet, avec les sciences sociales, d’un formidable bagage, d’instruments nombreux et variés pour produire des savoirs rigoureux, et apporter à tous les acteurs de la vie collective un éclairage utile pour élever leur capacité à penser et de là à agir.
Les enjeux
Les sciences sociales ont d’abord été le quasi-monopole de quelques pays dits occidentaux. Elles sont nées pour l’essentiel en Europe, s’organisant, comme l’a montré Wolf Lepenies, au sein de trois cultures principales – allemande, française, britannique (Lepenies, 1985). Elles ont connu très tôt un essor fulgurant en Amérique du Nord, puis se sont étendues dans d’autres parties du monde, en Amérique latine notamment. Aujourd’hui, non seulement elles ont conquis le monde entier, mais aussi, et surtout, l’Occident a perdu son hégémonie presque absolue dans la production de leurs paradigmes.
Les sciences sociales sont désormais « globales », et dans de nombreux pays, les chercheurs sont susceptibles de proposer de nouvelles approches, de faire apparaître de nouveaux enjeux, de nouveaux objets. Certes, les influences, les modes proviennent encore, très souvent, de quelques pays « occidentaux » continuant d’exercer un leadership intellectuel, et la plu- part des « stars » de leurs disciplines en sont issues. Mais partout, en Asie, en Afrique, en Océanie, aussi bien qu’en Europe, ou en Amérique, la recherche affirme sa capacité à définir de manière autonome ses objets, ses terrains, ses méthodes, ses orientations théoriques, sans être néces- sairement tributaire de l’Occident, et donc enfermée dans des logiques purement suivistes, sans pour autant se couper des grands débats interna- tionaux pour se replier derrière le drapeau d’un pays ou d’une région. Le meilleur des sciences sociales en Chine, au Japon, en Corée, à Singapour ou à Taïwan, par exemple, refuse tout enfermement dans des paradigmes qui ne vaudraient que pour l’Asie, ou pour chacun de ces pays. Tout en affir- mant un ancrage local ou national, il participe au mouvement mondial des idées. Un mouvement complexe : les subaltern studies, par exemple, avant d’essaimer, notamment aux États-Unis, sont nées dans les années 1980 en Inde, sous l’impulsion de l’historien Ranajit Guha, portées par un groupe fortement marqué par le marxisme d’Antonio Gramsci, et en rupture avec l’historiographie britannique du colonialisme, mais aussi avec celle du marxisme classique.
L’engagement
Le déficit de visée ou de pensée d’ensemble dans les sciences sociales n’est pas que théorique. Le problème est plutôt pour elles de disposer de pers pectives générales leur permettant d’intégrer, au-delà de leur diversité, les différentes visions qu’elles sont susceptibles de proposer, et en tout cas de se doter d’un cadre, de repères les autorisant à aller au-delà de telle ou telle expérience précise dans un langage commun. Il tient aussi à leur rapport à la vie collective, à la politique, qu’elle soit nationale, ou internationale, régionale, mondiale, à l’histoire qui se fait, aux grands changements qui s’opèrent. Les chercheurs en sciences sociales, de ce point de vue, peuvent donc avoir des points communs avec les acteurs qui animent la scène sociale, culturelle, économique ou politique.
Tous ne répugnent, pas à l’idée de s’engager, bien au contraire, comme en témoigne l’écho reçu par l’idée de « public sociology » promue par Michael Burawoy, puis par ses avatars, « public anthropology » par exemple. Mais ceux qui sont disposés à le faire ne veulent pas, ou plus des modèles du passé, ils répugnent à servir d’intellectuels organiques pour des forces politiques ou sociales, ou de conseiller du Prince. Ils sont disposés à s’investir dans l’espace public, mais à condition de pouvoir le faire en tant que tels, comme producteurs d’un savoir scientifique. Ils ne veulent pas être les idéologues des temps présents, et ils ne confondent pas leur rôle avec celui d’expert ou de consultant. Nous devons reconnaître la possibilité d’un engagement des sciences sociales, et donc de la participation des chercheurs à la vie de la cité.
Sociologie et science(s) sociale(s)
Les auteurs de ce manifeste sont tous deux sociologues, et ont bien conscience du risque qu’ils encourent en parlant des sciences sociales : en fait, si ce texte est principalement consacré à la sociologie, son contenu concerne à bien des égards l’ensemble des sciences sociales. Le fait d’apparte- nir à des cultures scientifiques nationales distinctes, américaine et française, ne nous a pas toujours facilité l’écriture commune, nous l’avons constaté d’emblée à propos, précisément, de l’expression « science sociale », que les Français mettent plus volontiers au pluriel là où les Anglo-Saxons préfèrent le singulier – mais il est vrai aussi qu’Émile Durkheim a pu s’exprimer au singulier, et que le pluriel se rencontre dans la littérature en langue anglaise.
Ce serait une erreur de voir dans nos propositions une tentative de prise de pouvoir hégémonique et le projet d’instaurer la tyrannie de notre discipline sur les sciences proches : disons simplement que nous partons de ce que nous connaissons le mieux, en espérant que nos analyses pourront concerner non seulement ceux qui s’intéressent à la sociologie et à son apport, mais aussi ceux qui produisent et diffusent des connaissances dans le domaine plus large des sciences sociales, ou qui constituent leur public.
D’ailleurs, la sociologie peut se retrouver être à la remorque d’autres disciplines. Il arrive même qu’elle développe une sorte de pathologie, un complexe par rapport aux « vraies » sciences qu’il s’agit alors pour les sociologues d’imiter, ou par rapport à la philosophie, et aux philosophes détenteurs d’un plus grand prestige intellectuel. Ainsi, dans les États- Unis des années 1950, on a assisté à la défaite de ceux qui étudiaient les problèmes sociaux, à Chicago, au profit d’une part de la « grande » théorie – Talcott Parsons – et d’autre part de celui de la recherche purement empi- rique – Paul Lazarsfeld.
Les années 1960 ont constitué un âge d’or pour les sociologues, la sociologie a presque partout été publique et critique – plus critique, en fait, que constructive – et présente dans le débat public. Cette période est loin derrière nous. Aujourd’hui, l’important est de penser non pas l’hégémonie de telle ou telle ou telle discipline, mais la capacité à articuler sans les fusionner diverses approches relevant des disciplines des sciences humaines et sociales, voire au-delà.
Et s’il faut envisager une certaine unité des sciences sociales, ce n’est donc pas pour souhaiter qu’elles se dissolvent dans un melting-pot où chacune perdrait ses spécificités. Mais en reconnaissant qu’elles sont et seront de plus en plus amenées à travailler de concert, ce qui appelle des évolutions que les institutions universitaires, construites pour l’essentiel sur des fondements disciplinaires, répugnent à mettre en œuvre. La logique des institutions universitaires est plutôt de renforcer les appartenances disciplinaires, et un jeune docteur qui voudrait faire une carrière au croisement de deux ou plusieurs disciplines risque fort d’être rejeté par chacune d’entre elles, et ne pas pouvoir trouver sa place.
Les distinctions classiques entre disciplines ont une histoire, faite de rapprochements et d’éloignements. Émile Durkheim ou Marcel Mauss, par exemple, étaient tous deux sociologues et anthropologues. L’école des Annales a installé l’histoire au cœur des sciences sociales, mais dans bien des universités, cette discipline en est plutôt éloignée. Il fut un temps où une division du travail confiait aux sociologues les sociétés modernes, occidentales, et aux anthropologues tout ce qui était lointain, dans le temps (avec le folklore, perçu comme manifestation de pratiques traditionnelles ayant survécu à la modernité) et dans l’espace (les sociétés « primitives »). Aujourd’hui, l’anthropologie étudie tout aussi bien les sociétés hier dévo- lues aux sociologues, et vice versa, la distinction s’affaiblit en dehors des références à un passé et à des traditions particulières, et les uns et les autres mettent en œuvre des catégories de plus en plus souvent identiques, et des méthodes qui ne se distinguent guère.
Dans les années 1950, la sociologie, plus peut-être que d’autres disciplines, semblait à même de faire face avec bonheur à des défis dont cer- tains nous occupent aujourd’hui encore. Elle disposait, avec le fonctionnalisme, d’une tentative d’intégration de ses outils théoriques, la synthèse parsonienne qui prétendait concilier, notamment, la pensée d’Émile Durkheim et celle de Max Weber. Et si le fonctionnalisme était critiqué, c’était le plus souvent au nom d’autres grandes approches, éventuellement davantage ancrées dans la recherche de terrain, mais à visée relativement générale, comme l’école de Chicago.
Dans les années 1960 et 1970, le fonctionnalisme a perdu pied, en même temps qu’aux États-Unis le mouvement étudiant et la contestation de la guerre au Vietnam ont mis à mal l’image d’une société américaine intégrée autour de ses valeurs, de ses normes et de ses rôles et attentes de rôle. Alwin W. Gouldner a pu intituler alors un livre The Coming Crisis of Western Sociology (1970).
Ces mêmes années furent aussi celles d’une certaine réussite si l’on considère l’engagement des chercheurs, leur participation intense à la vie publique, que ce soit aux côtés des nouveaux mouvements sociaux, ou du mouvement ouvrier, ou sous des formes plus directement politiques, y compris révolutionnaires. Il existait alors, sinon la capacité de proposer des modes d’intégration comparable à l’ambitieuse construction de Talcott Parsons, du moins celle de contribuer au débat public. Cet engagement des étudiants, des chercheurs et des enseignants en sciences sociales incluait de fortes dimensions critiques, parfois radicales, se réclamant par exemple d’Herbert Marcuse et de l’école de Francfort, ou bien encore d’un marxisme renouvelé cherchant à se dégager de l’emprise des dogmes officiels, mis en forme depuis Moscou. Et ce fut un paradoxe de cette époque que d’avoir vu des chercheurs et des étudiants se mobiliser activement dans la vie publique, tout en se réclamant du structuralisme, dans ses nombreuses variantes, anthropologiques (avec Claude Lévi-Strauss), psychanalytiques (avec Jacques Lacan), marxistes (avec notamment Louis Althusser), néomarxistes (Pierre Bourdieu), ou explicitement non marxistes (avec Michel Foucault). Ces modes de pensée, qu’incarnaient au meilleur niveau les grands noms de la French Theory d’alors, impliquaient l’impossibilité de changements réels et disqualifiaient l’action collective. Ils déniaient toute importance à la subjectivité des acteurs, ramenant la vie sociale à des mécanismes, des instances ou des structures plus ou moins abstraites ; ils étaient en même temps portés par des intellectuels désireux de changer le monde. Et sans être intégrés dans une vision unique, ils communiquaient entre eux, dessinant une sorte de langage commun attentif à ce qui se passait dans la vie politique et sociale, à l’échelle des États-nations comme à celle de la planète tout entière.
Cette époque ne fut pas en toutes circonstances un âge d’or pour les sciences sociales, et il n’est pas certain qu’elle ait laissé des œuvres majeures. Elle a marqué, tout à la fois, le début de processus de fragmentation de leurs disciplines, et une phase d’intenses engagements dans la vie de la Cité. Et, notons-le, ces engagements ont pu rapprocher les chercheurs et les étudiants en sciences sociales d’autres univers intellectuels et professionnels, comme ceux des architectes, des urbanistes ou des travailleurs sociaux.
En évoquer le souvenir, ce n’est pas la regretter, ou chercher à y revenir. C’est doter notre réflexion actuelle d’un point de départ. Les années 1960 ont constitué l’apogée des sciences sociales classiques, en définissant pour elles un maximum d’intégration, et de mobilisation dans la sphère publique. À partir de là, une mutation s’est engagée, dominée par la décomposition de la plupart des paradigmes disponibles, la fragmentation des orienta- tions théoriques, un certain relativisme, et le désengagement massif des chercheurs, puis par le renouveau ou l’invention de nouvelles approches, et, progressivement, le retour d’un intérêt pour la « grande » théorie, un désir d’universalisation et une vive sensibilité quant au thème de la place de la recherche en sciences sociales dans la sphère publique.
Un nouvel espace intellectuel
Parmi les changements qui obligent les sciences sociales à transformer leurs modes d’approche, les plus spectaculaires peuvent être résumés de façon commode sous deux expressions : la globalisation, d’une part, et d’autre part, l’individualisme, deux logiques qui à elles deux balisent l’espace à l’intérieur duquel la recherche est de plus en plus appelée à se mouvoir.
Le mot « globalisation », au sens large, inclut des dimensions économiques, mais aussi culturelles, religieuses, juridiques, etc. Aujourd’hui, nombre de phénomènes qu’abordent les sciences sociales sont « globaux », ou susceptibles d’être abordés aussi sous cet angle. Cette évolution est un processus dont on prend éventuellement la mesure à l’occasion d’événements particuliers – les attentats du 11 septembre 2001, par exemple, le « 9-11 », ont marqué pour l’opinion publique mondiale l’entrée dans l’ère du terrorisme « global », en fait initié dès le milieu des années 1990. Elle nous oblige à lire l’histoire, et l’histoire qui se fait, la politique, la géopolitique, la guerre, aussi bien que la religion, les phénomènes migratoires, la justice, les nouveaux mouvements sociaux ou la poussée des identités en adoptant des perspectives qui cessent d’être ethnocentriques, occidentalo-centrées, ou qui ramènent tout à l’État-nation.
Ainsi, la guerre a changé, et peut-être aussi notre regard sur la guerre, ce qui fait qu’en examinant d’autres périodes historiques que la nôtre, les historiens peuvent être conduits à réviser leur analyse. La guerre aujourd’hui, en effet, n’est pas seulement, et même elle est de moins en moins, cet affrontement entre États-nations, dont Mary Kaldor (2006) a montré qu’il est une invention ayant pris forme entre le xve et le xviiie siècle. Elle mobilise toutes sortes d’acteurs en plus des armées régulières : entreprises privées, ONG humanitaires, journalistes embedded. Elle fait intervenir des organisations internationales, les Nations unies, l’Organisation de l’unité africaine, l’Union européenne, l’OTAN, etc. Et le terrorisme, « global » ou localisé, les guérillas, les affrontements dits « asymétriques », les massacres ethniques façonnent un paysage de la violence qui peut être infra-étatique et supra-étatique, infrapolitique et metapolitique. Le dedans et le dehors des États cessent de constituer deux domaines nettement distincts, comme si la défense (par rapport à l’extérieur) et la sécurité (interne) ne tendaient plus à relever que d’une seule et unique logique, indémêlable. Le terrorisme, par exemple, n’est-il pas une menace externe et interne, mobilisant aussi bien les forces de police (en interne) que l’armée ou la diplomatie (en externe) ? Tout cela constitue une invitation non seulement à penser la guerre d’aujourd’hui dans de nouvelles catégories, mais aussi à revisiter le récit historique classique. Celui-ci par exemple parle de guerre pour les États-nations de l’Europe du xixe siècle, mais sépare cette histoire de celle des aventures coloniales et impériales, comme si celles-ci relevaient d’une autre histoire, d’une autre catégorie, non conventionnelle, que la guerre.
La globalisation oblige à s’écarter des schémas de pensée relevant du « nationalisme méthodologique » que critique Ulrich Beck (2004). Elle n’est pas un phénomène homogène qui dissoudrait tous les particularismes sur son passage. Le monde d’aujourd’hui est multipolaire, fait d’anciennes puissances, mais aussi de pays émergents – et pas seulement les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). Dans le passé, les sociologues menaient l’es- sentiel de leurs recherches dans le cadre de l’État-nation. Ils se livraient éventuellement à des comparaisons entre pays eux-mêmes abordés dans ce cadre, quitte à abandonner la question de l’État proprement dit aux sciences juridiques et politiques. Parfois, ils s’intéressaient aux relations dites internationales. Puis la politique est entrée massivement dans l’espace intellectuel de la sociologie, les frontières se sont affaiblies entre certaines conceptions propres aux sciences politiques et juridiques, et d’autres rele- vant de la sociologie, on a parlé de sociologie politique. Un enjeu décisif, aujourd’hui, est de faire entrer les changements du monde dans les sciences sociales, en général, et notamment dans la sociologie, appelée elle aussi à penser « global ».
La globalisation nous incite à analyser les faits sociaux en tenant compte de leurs dimensions mondiales. Mais il faut aussi produire un grand écart et envisager un second phénomène non moins majeur, mais plus diffus, qui a modifié et modifiera de plus en plus le travail des sciences sociales : la poussée de l’individualisme, dans toutes ses dimensions. Cette poussée s’est traduite très tôt dans la recherche par un intérêt soutenu pour les théories du choix rationnel, mais aussi, et surtout, plus récemment, par la prise en compte de plus en plus fréquente de la subjectivité des individus. Elle affaiblit les approches holistes, et constitue une des expressions majeures, sinon une des sources de la débâcle des approches structuralistes à partir du milieu des années 1970. Elle introduit également un regard nouveau sur tout ce qui touche au corps.
Celui-ci n’est plus, ou plus seulement, comme c’était le cas dans bien des approches des années 1960, le corps malmené par le pouvoir colonial, usé par le travail paysan ou industriel et par l’exploitation, la surexploita- tion et les mauvaises conditions d’hygiène ou d’alimentation. Il devient, ou redevient, indissociable de l’esprit, et il est tenu pour une dimension essentielle de la personnalité, ce par quoi et en quoi elle se donne à voir, se maîtrise et se réalise, dans le sport, la danse, les arts martiaux, avec le tatouage, le piercing, le body-building, la chirurgie esthétique.
La libération du corps a commencé dans les années 1960, quand des femmes ont milité pour le droit à l’avortement, contre la violence des hommes et le viol, affirmant « notre corps, nous-mêmes » dans un contexte où la musique des jeunes, le rock, l’informalité de l’habillement et le triomphe du blue-jeans commençaient à marquer les esprits. Le corps peut correspondre au sujet fragile, ou brisé, on le voit avec l’obésité et l’anorexie, ou dans les débats relatifs à la fin de vie, à l’acharnement thérapeutique, à l’euthanasie, aux soins palliatifs. Le corps peut être l’objet d’attaques physiques, mais aussi symboliques et imaginaires dont les femmes sont les premières à pâtir, dans la publicité notamment, ou avec la pornographie. Il n’y a pas si longtemps, Theodor W. Adorno apparaissait comme un amateur de la musique qui s’adresse à l’esprit – Arnold Schoenberg – et comme un critique sans concession du jazz, qui s’en écarte selon lui : la modernité contemporaine cesse de dissocier le corps et l’esprit, et les analyses d’Adorno sur la musique ont perdu de leur actualité.
Les niveaux et leur articulation
Hier, Michel Crozier et Ehrard Friedberg, parmi d’autres, nous invitaient à articuler dans l’analyse, selon le titre de leur ouvrage, L’acteur et le système (1977). Aujourd’hui, l’articulation est toujours aussi nécessaire, mais les niveaux sont plus nombreux, allant du monde et des logiques globales à l’individu, dans sa subjectivité – ce qui constitue un espace pour l’analyse bien plus vaste que celui qui allait de l’acteur social aux systèmes que constituent les ensembles intégrés société/État/nation. Tout l’enjeu, pour nos disciplines, est d’être au rendez-vous.
Si l’influence de C. Wright Mills fut si considérable, du moins aux États- Unis, ce n’est pas seulement parce qu’il développa une critique brûlante du fonctionnalisme et qu’il en appelait à l’engagement des sociologues. C’est aussi parce qu’il proposait de distinguer et d’articuler les niveaux d’analyse, de passer du plus personnel, du biographique, au plus général, au politique, à l’histoire : « Neither the life of an individual nor the history of a society can be understood without understanding both » écrit-il (Mills, 1959). Près d’un demi-siècle plus tard, alors que les enjeux sont « globaux », planétaires, et pas seulement à l’échelle des sociétés, où en sont les sciences sociales par rapport à cette exigence ? Sont-elles capables d’éviter deux écueils, celui de la fragmentation, qui mène au relativisme, et celui de la fusion des registres ou des niveaux, qui est souvent le propre de l’universalisme abstrait ?
La fragmentation des savoirs
De nombreux travaux en sciences sociales ont de façon délibérée une portée limitée, se donnant pour objectif de décrire un phénomène, un problème, une situation, un événement, une interaction, ou d’apporter une contribution à la connaissance des seules causalités du phénomène, du problème, de la situation, etc., au plus loin de toute ambition de synthèse ou de montée en généralité. Certains par exemple s’intéressent à une question déjà bien balisée, et s’efforcent d’apporter une valeur ajoutée aux analyses disponibles. Les grandes revues de sociologie et d’anthropologie comportent ainsi de nombreux articles proposant d’améliorer la compréhension d’un phénomène donné en ajoutant une nouvelle variable explicative qui ren- dra compte d’un petit pourcentage supplémentaire dans l’explication. Le savoir, ici, a l’avantage d’être cumulatif. Mais il n’est pas fait pour s’inscrire dans une montée en généralité, il reste circonscrit à une question précise, sans être lié à des préoccupations d’ensemble. Et il est rare que ce type de savoir, aussi satisfaisant qu’il puisse être pour l’esprit, présente une utilité sociale, ou qu’il alimente le débat public. Il contribuera au mieux à légitimer son auteur, pour qui la règle du jeu demeure « publish or perish », il sera peut-être discuté par ses pairs, il fera peut-être l’objet d’une communica- tion lors d’un congrès ou d’un colloque. Il correspondra à une division du travail dans laquelle des efforts parcellaires, limités, ne participent ni d’un projet ou d’une vision d’ensemble, ni d’un usage social de la production des sciences sociales.
Une recherche rigoureuse implique des efforts de définition de l’objet et du questionnement qui doivent correspondre à ce qu’un chercheur, ou une équipe, peut raisonnablement entreprendre ; de clarification des hypothèses et des orientations théoriques qui sous-tendront le travail ; du choix de la méthode et des techniques appropriées, de sa mise en œuvre. Mais comment éviter l’hyperspécialisation, et son corollaire, le bavardage métaphysique ou idéologique, l’essayisme tenant lieu de pensée et de théorisation ? Comment monter en généralité sans perdre la finesse de l’analyse ? Les sciences sociales sont capables désormais d’aborder d’innombrables questions. Elles semblent en même temps se fragmenter, non pas tant entre paradigmes ou grandes orientations théoriques, qu’entre familles d’objets – ce qui débouche sur un relativisme qui inquiétait déjà Irving Horowitz dans les années 1990 (Horowitz, 1993) : l’universalisme de la raison ne cède-t-il pas du terrain face à la poussée des spécialisations par domaine qui tendent à s’enfermer chacune dans son propre espace, sans communiquer avec l’ensemble d’une discipline et moins encore avec plusieurs ? Le spectacle des grandes librairies universitaires confirme souvent cette impression : le rayon « sociologie », aux États-Unis y est pauvre, et poussiéreux, tandis que les rayons « gay and lesbian studies », « genocide studies », « African-American studies », etc. prospèrent, ainsi que tout ce qui touche aux thèses relatives à la postmodernité, elle-même très souvent antichambre de ce relativisme.
L’organisation institutionnelle des systèmes universitaires n’encourage pas vraiment à lutter contre cette tendance à la fragmentation et au refus, finalement, d’inscrire toute recherche dans un espace général et large de dé- bats, de passer de la monographie précise et isolée ou de la mise en lumière d’une variable explicative supplémentaire à une participation à la réflexion philosophique, historique et politique générale. Car dans l’Université, on l’a vu, les sciences sociales sont organisées par disciplines, et ce qui est valorisé n’est pas la participation intellectuelle à la vie de la cité, mais l’intégration scientifique au sein du milieu professionnel.
Encore faut-il ne pas tout imputer au « système » ou aux institutions ; les chercheurs eux-mêmes ont leur part de responsabilité, et celle-ci n’apparaît jamais aussi bien que lorsqu’il s’agit de définir ce qu’est, ou ce que pourrait être leur rôle social.
Être chercheur en sciences sociales ?
Depuis le xixe siècle, le débat fait rage pour savoir jusqu’à quel point il est possible de tenir des disciplines comme l’anthropologie ou la sociologie pour des sciences, et, si c’est le cas, pour marquer ce qui les distingue des sciences « exactes », dites aussi parfois « dures ». De Wilhelm Dilthey à Immanuel Wallerstein (1996), une forte tradition intellectuelle marque la différence qui sépare les « sciences de l’esprit » de celles de la nature. Elle insiste sur la réflexivité qu’apporte les premières, mais aussi sur l’importance qu’il y a à tenir compte de l’histoire dans l’analyse des faits humains et sociaux, et à ne pas négliger un point essentiel, sur lequel le rapport Gulbenkian (ibid.) met l’accent : le propre des sciences humaines et sociales, dites aussi sciences de l’homme et de la société (ce qui élargit le spectre par rapport à l’expression « sciences sociales ») est d’avoir pour objet des êtres humains, concernés par ce qui est dit d’eux, et susceptibles d’y réagir.
Il y a là un solide point de départ, qui reconnaît le caractère scientifique des disciplines dites « sciences humaines et sociales », ou « sciences de l’homme », tout en insistant sur leurs spécificités. Ce point de départ ne devrait jamais être perdu de vue : si les chercheurs en sciences sociales ont une quelconque légitimité pour intervenir dans la sphère publique, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont, la plupart du temps, des enseignants diffusant un savoir auprès de leurs étudiants. Cette fonction est capitale. Mais elle est distincte de l’activité spécifique qu’est la recherche, qui doit déboucher sur la production de connaissances. Elle s’en rapproche lorsque l’enseignant-chercheur assure pour ses étudiants une formation à la recherche, surtout lorsque cette formation implique de fortes dimensions pratiques, par exemple sur le terrain. Mais ne confondons pas la production de connaissances avec d’autres activités.
Cette production relève, avec ses critères propres, de l’activité scientifique. Sur bien des questions qui relèvent des sciences sociales, tout le monde a vite une opinion, un point de vue, éventuellement des certitudes sans qu’apparemment il soit nécessaire d’avoir des compétences ou un savoir particulier. De plus, une tendance puissante est à l’œuvre, dans bien des sociétés, pour promouvoir un anti-intellectualisme qui atteint de plein fouet les sciences sociales, accusées alors d’inutilité ou, pire en- core, en termes populistes, de participer à la domination des élites sur les couches populaires. L’apport des sciences sociales n’est-il pas de traverser les apparences, l’écume des jours, les représentations pour proposer des analyses informées, compétentes, et conscientes de leurs limites ?
Une de leurs caractéristiques importantes est qu’elles sont en relation avec l’opinion, avec des publics, avec des acteurs qui sont toujours susceptibles de juger leur contribution. Une spécificité de l’apport des chercheurs en sciences sociales à la vie collective est qu’il se distingue de la simple opinion, alors qu’ils sont en contact avec des porteurs d’opinion. Leur travail repose nécessairement sur les résultats de recherches, elles- mêmes conformes à des règles scientifiques propres à leurs disciplines. Il ne devrait pas être mis sur le même plan que des opinions ou un savoir spontané, dont il doit pourtant tenir le plus grand compte.
Il faut distinguer entre le respect de règles rigoureuses et la validité ou la pertinence des résultats obtenus par les chercheurs. Dans le premier cas, c’est au milieu professionnel de dire si une recherche, une étude, une enquête répond aux canons et aux exigences normatives et déontologiques de la discipline concernée, si elle a été conduite avec rigueur. Encore faut-il que ce milieu ne soit pas fragmenté en chapelles et sectes s’excluant les unes les autres, qu’il soit capable d’assurer l’unité des disciplines consi- dérées tout en reconnaissant la diversité des orientations théoriques, des approches, des méthodes, des objets, et tout en étant capable de faire leur place à l’innovation et à l’originalité. Chaque pays, par exemple, a ses sujets « sales », jugés sans intérêt, voire indignes de recherche, ce qui aboutit à marginaliser les audacieux qui voudraient quand même en faire l’objet de leur thèse ou de leurs travaux postdoctoraux, à affaiblir leurs chances d’obtenir un poste ou une promotion.
La validité ou la pertinence d’une recherche posent d’autres problèmes, encore plus délicats. Car il ne suffit pas qu’une étude, une enquête, une observation participante, etc. aient été conduites avec toute la rigueur souhaitable pour qu’on puisse affirmer qu’elle est pertinente. La méthode appliquée dans une recherche ne permet pas seule de décider de sa qualité ou de son utilité sociale. Ceux qui fétichisent la méthode, le choix des techniques, le sérieux de leur application risquent de passer à côté de l’essentiel, qui est le contenu intellectuel de son apport, l’intérêt de ses hypothèses et de ses affirmations, comme d’ailleurs de ses doutes. Le test, ici, ne saurait venir du milieu professionnel de la recherche, en tout cas pas exclusivement. Si l’on admet que la production des sciences sociales doit avoir une utilité sociale, fondée sur son apport scientifique, alors, il faut reconnaître que leur pertinence réside dans ce qui sera fait de cet apport dans d’autres sphères que les leurs.
Ce qui pose très directement la question de l’évaluation. La recherche en sciences sociales a son coût, assuré par la puissance publique, par des organisations internationales, par des institutions privées, et notamment des fondations. Dans tous les cas, il est légitime que les chercheurs rendent des comptes, et c’est une des fonctions de l’évaluation que de le permettre. Celle-ci a d’autres fonctions. Elle contribue aussi à organiser les carrières, à veiller au bon fonctionnement des universités et autres organismes d’enseignement supérieur et de recherche. Les chercheurs en sciences sociales s’élèvent fréquemment non pas tant contre le principe d’une évaluation que contre ses modalités. Ils critiquent son caractère normatif, qui risque de constituer un encouragement au conformisme ; ils s’inquiètent de la mainmise de juristes, de bureaucrates ou de technobureaucrates, soucieux par exemple de leur appliquer les mêmes critères d’évaluation qu’en matière de recherche médicale ou biologique. Ils craignent aussi, parfois, d’être jugés par des pouvoirs subordonnant la recherche aux intérêts d’acteurs particuliers – les grandes entreprises par exemple. Comment conjuguer la nécessaire liberté des chercheurs, la reconnaissance du caractère fondamental des dimensions critiques de la recherche avec l’idée qu’elle doit être au service de tous, du bien commun, de la capacité d’action de la société sur elle-même, et que pour cela, des procédures d’évaluation sont nécessaires ?
Sciences sociales et démocratie
Les sciences sociales entretiennent un lien étroit avec la démocratie et avec des valeurs humanistes. Cela ne veut pas dire qu’un savoir social est impossible en dehors de ce lien. Mais qu’une relation avec des publics n’est possible que si règne un esprit démocratique. Faute de quoi, les connaissances sont inutiles ou servent à renforcer un pouvoir autoritaire, à accompagner une idéologie raciste, à manipuler des masses – au plus loin du projet qui fonde ce manifeste. Dans le passé, les sciences sociales se sont parfois compromises avec des régimes violents, dictatoriaux ou totalitaires – le nazisme, le fascisme, par exemple, ont largement puisé dans leurs disciplines pour fonder leurs assises, parfois avec la complicité de chercheurs, et le communisme réel, tout en les contrôlant de très près, ne leur en a pas moins aussi accordé une certaine légitimité. Elles ont joué un rôle considérable dans la diffusion des idées esclavagistes ou racistes, il suffit de lire les premières livraisons de l’American Journal of Sociology pour s’en apercevoir. Plus récemment, des chercheurs se sont constitués en intellectuels organiques de mouvements politiques radicaux, et ont promu ou soutenu des idéologies débouchant sur les pires horreurs – une partie de la prose marxiste des années 1960, par exemple, vient, sous couvert de sciences sociales, légitimer des formes extrêmes de violence. Et ce n’est pas abaisser la pensée de Michel Foucault que de rappeler son intérêt pour la Révolution iranienne à ses débuts, ou son soutien, en septembre 1977, avec Jean-Paul Sartre, à Klaus Croissant, l’avocat de la Fraction Armée rouge, lui-même compromis.
Les sciences sociales entretiennent un rapport ambivalent à l’argent. Il faut des ressources pour mener des recherches, celles-ci peuvent provenir de la puissance publique, directement ou indirectement, ou de sources privées encouragées, éventuellement par l’État à soutenir des activités d’intérêt général. Dans une démocratie totalement libérale du point de vue économique, l’intérêt pour les sciences sociales est nécessairement limité, l’argent règne et s’investit là où le profit constitue l’horizon. Il ne suffit donc pas de dire que la démocratie et les sciences sociales font bon ménage, il faut préciser : à condition que les institutions de la démocratie soient ouvertes à la connaissance, et aux disciplines du savoir que produisent les sciences sociales, la valorisent, et aient conscience de la nécessité qu’il y a à investir dans des domaines où la rentabilité économique à court terme n’est pas un critère. Le néolibéralisme, comme idéologie et comme pratique, est par essence antisociologique. Sa débâcle qu’est venue signifier la crise financière à partir de 2007 devrait être le triomphe des sciences sociales et de leur intérêt pour les institutions, les rapports sociaux et politiques, les médiations, l’action collective et plus largement la vitalité de la société civile, ainsi que celui d’un rôle relativement large de la puissance publique. Mais ne sous-estimons pas le risque de voir les sciences sociales être instrumentalisées par un pouvoir politique pour flatter via les médias les tendances les plus démagogiques, pour coller à l’opinion publique à l’aide de sondages, plutôt que de proposer des visions politiques à long terme. De tels usages sont toujours une possibilité, et si nous devons les dénoncer, nous pouvons surtout en proposer d’autres, conformes à l’esprit démocratique et aux valeurs humanistes.
Les mouvements sociaux
Les sciences sociales peuvent d’abord apporter un éclairage utile aux acteurs de la vie collective. Depuis longtemps, des chercheurs non seulement produisent des connaissances sur les mouvements sociaux, mais aussi leur soumettent les connaissances en question, pour voir si elles sont pertinentes et utiles de leur point de vue. Ce fut tout particulièrement le cas dans les années 1960, quand les catégories de pouvoir, de mouvement social, de lutte des classes ont acquis une grande importance dans les sciences sociales proprement dites, et que des chercheurs, dans plusieurs pays, menaient par exemple des observations participantes ou de la recherche-action avec des mouvements paysans, des syndicats ouvriers, ou bien encore avec les nouveaux mouvements sociaux apparus à la fin de cette période. La plupart du temps, la recherche, alors, peinait à prendre suffisamment de distance avec les acteurs, et courrait constamment le risque d’être fusionnelle, de venir simplement accompagner les acteurs, les soutenir idéologiquement, ou de s’identifier à eux à tel point qu’il était parfois difficile de savoir si le chercheur était un producteur de connaissances, ou un acteur, un militant lui-même. Mais le lien précieux de la recherche et de l’action a aussi, dans bien des cas, contribué à élever le niveau de connaissance des acteurs sur eux-mêmes, et sur le contexte dans lequel ils agissent, ce qui contribuait aussi à élever leur capacité d’action.
Les luttes des années 1960 et 1970 ont disparu, décliné, ou se sont trans- formées. Elles étaient souvent associées, dans l’imaginaire de la recherche comme dans celui de la vie politique, à l’idée de progrès – une idée qui, depuis, s’est considérablement détériorée. De nouvelles mobilisations sont apparues, avec leurs significations propres, et leurs conceptions de l’engagement individuel et collectif. Si l’idée de progrès est moins prégnante, celle de justice est extrêmement présente ; il en va de même avec une vive sensibilité à tout ce qui touche au respect et à la reconnaissance, ainsi qu’à des conceptions nouvelles de la participation à l’action. Les mouvements altermondialistes, par exemple, mais aussi les ONG humanitaires ou les luttes environnementalistes dessinent des contestations dont l’espace est global, même si l’action concrète est nécessairement localisée. Leur étude montre nettement que les acteurs sont sensibles à la qualité des relations interpersonnelles, ou à la reconnaissance des personnes et des identités collectives. Ainsi, la culture, les identités, la mémoire alimentent des conflits qui ont partout de plus en plus d’importance, interpellant les nations et leurs États. Les « révolutions » qui ont animé le monde arabe et musulman depuis décembre 2010, avec celle du Jasmin en Tunisie, et même avant, avec le mouvement de juin 2009 né de la dénonciation de la falsification du résultat de l’élection présidentielle par le régime, indiquent que, contrairement à une idée très répandue, ce monde n’est pas à l’écart des formidables transformations contemporaines : quelles que soient leurs suites, et en particulier l’installation de régimes islamistes, ces révolutions sont historiquement aussi importantes que la disparition des dictatures en Amérique latine à la fin des années 1970, ou la chute du mur de Berlin en 1989. Et les mouvements d’indignés, ou assi- milables, témoignent d’un renouveau de l’action sociale et démocratique dans des sociétés extrêmement diversifiées.
Il est possible que toutes ces luttes, toutes ces mobilisations ne trouvent jamais le moindre principe d’unité, et qu’elles correspondent à des univers de significations fragmentés, sans correspondance. Mais les sciences sociales peuvent aussi poser la question de leur éventuelle intégration future dans l’image d’une conflictualité relativement unifiée. Après tout, contrairement à une idée trop simple, le mouvement ouvrier n’a pas trouvé son unité d’emblée. Au début du xixe siècle, en Angleterre, un peu plus tard en France ou en Allemagne, il existe sous des formes éclatées : des ouvriers, des penseurs rêvent d’utopies socialistes dans des chambres de bonne ou dans des tavernes, d’autres essaient de mettre en place des mutuelles, ou des coopératives. Certains participent à des grèves, d’autres encore inventent les premières formes du syndicalisme, quelques-uns aussi cassent les machines, qu’ils accusent de détruire des formes de travail préindustrielles auxquelles ils sont attachés. Des acteurs politiques, des penseurs sociaux commencent à parler au nom de ces acteurs ; des philanthropes, des romanciers perçoivent les drames et les enjeux qui se nouent autour du prolétariat ouvrier.
Tout cela n’a cependant réellement d’unité que beaucoup plus tard. Peut-être sommes-nous aujourd’hui, à l’échelle de la planète, avec divers types de mobilisations qui nous semblent éclatées, dans une situation comparable à celle des luttes ouvrières en 1820 ou 1830 en Europe ? Peut-être demain verra-t-il s’imposer pour elles un principe d’unité qui pourrait, par exemple, comme le pense Manuel Castells, procéder du recours généralisé aux réseaux sociaux et à Internet ? Ce pourrait être une tâche exaltante, pour les sciences sociales d’aujourd’hui, que de poser la question de l’intégration éventuelle des luttes actuelles et de s’interroger sur la centralité, ou non, de certaines de leurs significations. Ou que de réfléchir à la capacité des acteurs de définir non seulement leur identité, mais aussi les adversaires qui sont ou pourraient être les leurs, et auxquels ils substituent trop souvent des mécanismes abstraits, des forces autres qu’humaines. Les pressions et les luttes sur le climat ou l’environnement, par exemple, doivent-elles viser le danger, miser sur la peur, s’en prendre aux nouvelles technologies ? Ne doivent-elles pas plutôt se doter d’une vision claire de leur adversaire, les industriels qui polluent, les actionnaires des entreprises soucieux de rentabiliser à court terme leurs investissements, les technocrates qui renforcent leur pouvoir en manipulant à leur avantage les technologies qu’ils sont seuls à maîtriser, etc.
Les institutions
Les sciences sociales peuvent également apporter leur éclairage au sein d’institutions ou d’organisations, administrations, entreprises privées ou publiques – hôpital, université, armée, parti politique, etc. –, y compris pour mieux les connaître. Certes, il existe un risque de voir cet apport fonctionner au seul avantage des dirigeants, renforcer des formes d’exploitation ou de domination, voire d’aliénation. Mais la recherche peut aussi, et surtout, contribuer à transformer une crise, un problème, un blocage en conflit et en échange, discussion, négociation. Elle peut définir les conditions permettant à une institution publique d’être plus efficace sans pour autant écraser ses personnels, à l’école d’apporter des chances accrues de réussite aux élèves de tout milieu social, à l’hôpital de mieux soigner, etc. Elle peut éviter à une grande entreprise de s’enfermer dans des logiques de management et des pratiques organisationnelles ravageuses.
Les plus critiques des chercheurs, ceux qui développent des approches hypercritiques argumenteront contre l’idée de participer à l’étude des problèmes de ce type, internes à une organisation. Ils y verront un soutien à des pratiques de pacification permettant in fine aux dominants d’assurer la reproduction de leur domination. Ce type d’argumentation, particu- lièrement vivace à l’époque du gauchisme triomphant (en politique) et du structuralisme dominant (dans les sciences sociales), et encore vivant au temps du postmodernisme, dans les années 1980, considère qu’il n’y a de réponses aux problèmes envisagés, quels qu’ils soient, que radicale et absolue. En attendant la révolution, ou la crise salutaire, rien ne peut, rien ne doit changer dans cette perspective, sinon dans le sens du pire, de l’aiguisement des contradictions.
Sortir de l’université
Dans les années 1960 et 1970, les sciences sociales critiquaient vertement la société de consommation, le marketing des entreprises, la publicité. Elles dénonçaient la manipulation des besoins par un capitalisme amoral, et parfois elles tentaient d’articuler cette critique à celle des rapports de production : faire acheter les produits que l’industrie met sur le marché ne vient-il pas compléter l’exploitation ou la surexploitation des travailleurs et étendre ou généraliser le fordisme. La pensée sociale mettait en cause avec Jean B