2013-03-29

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Pierre Macherey

L’identité fantôme (les Untitled Film Stills de Cindy Sherman)

Dans son étude Le Photographique – Pour une théorie des écarts1, Rosalind Krauss soulève la question suivante : du moment où la photographie est considérée comme appartenant à plein titre aux arts de la figuration plastique, non seulement de quel genre ou manière de faire relève la production d’images qui la caractérise, au sens de son inclusion dans le champ de ce type d’art supposé donné, mais jusqu’à quel point modifie-t-elle la conception qu’on s’en fait et, au-delà du fait qu’elle amène à l’interroger sur son essence, en provoque-t-elle en pratique la recomposition? Pour répondre à cette question, R. Krauss utilise la distinction que fait Peirce entre trois types de signes : le symbole linguistique, qui unit arbitrairement un signifiant à un signifié sur une base de pure convention ; l’icône, dont le critère d’authentification est la convenance évaluée en termes de similarité telle qu’elle joue dans le contexte propre à la relation d’imitation passant entre copie et modèle ; et l’indice qui, au-delà d’un tel rapport analogique, de type formellement comparatif, introduit entre l’image et son référent un rapport direct de détermination physique, dans le contexte, cette fois, de la relation entre effet et cause. Si on applique cette distinction aux images artistiques, on est amené à considérer que les représentations picturales sont de purs icônes, c’est-à-dire des copies de modèles réels ou imaginaires dont elles effectuent la transposition mimétique, alors que les photographies, dont la production consiste en une fixation de traces ou d’empreintes directement relevées à partir de la présence réelle des choses qu’elles « signifient », présence à laquelle d’une certaine façon elles ont part et que même elles contribuent à perpétuer, fonctionnent à titre d’indices.  Ce rapport indiciel qu’entretient l’image photographique avec sa source matérielle est fondamentalement différent d’un face à face duel d’où ressort une relation de ressemblance de type iconique, mais procède à la manière d’une immersion ou d’une continuation : l’image photographique, à la différence de l’image picturale, se situe dans le prolongement de son objet, sur lequel elle est « prise », et dont elle fixe, par l’entremise de la lumière, un aspect momentané projeté matériellement à partir de lui ; elle est littéralement une « impression », résultant d’une intervention active, par l’intermédiaire des rayons lumineux, de l’objet sur l’image qui en est « tirée », c’est-à-dire extraite par des moyens mécaniques qui permettent de la retenir en l’inscrivant, en la « (photo)graphiant », pour autant que la photographie, prise « sur le vif », opère une captation exacte, mécanique, indiciaire, des formes naturelles dont elle produit des images2.

Avec la photographie, les arts de l’image sont donc entrés, comme l’explique Benjamin, dans l’ère de la reproductibilité, et ceci en un double sens : non seulement leurs réalisations peuvent être indéfiniment reproduites, répétées, multipliées, ce qui les amène à terme à fonctionner comme des signes de signes ; mais, en elles mêmes, ces réalisations sont déjà des reproductions au sens physique du terme, c’est-à-dire qu’elles n’ont d’autre « original » que le réel qui se situe au point de départ de la chaîne des opérations qui les ont physiquement engendrées. C’est comme si l’image s’était matériellement détachée de la chose dont elle donne à voir un aspect en conservant le témoignage du contact momentané qu’elle a eu avec elle. L’image photographique participe donc objectivement de son référent, dont elle ne propose pas seulement une imitation externe : elle le fait réapparaître, si on peut dire, en personne, de la même façon que le voile de Véronique porte la marque de la présence réelle du Christ qui est censé avoir posé sur lui son visage. C’est ce qui la distingue de la peinture, qui génère des représentations analogiquement « ressemblantes », auxquelles est conférée, en partie par convention, la capacité de valoir pour le modèle auquel elles se rapportent, ou d’en tenir lieu idéalement3.

Dans ces conditions, on comprend comment, utilisée en tant que « portrait », l’image photographique a pu, dans une perspective libre de toute dimension artistique, être exploitée, à titre d’indice précisément, pour représenter, sur des documents administratifs, une « identité », au sens, non seulement d’une ressemblance formelle fondée sur des analogies, mais de l’existence effective, du moins pour une part, de la chose représentée qui, à travers elle, par voie de transmission, est censée montrer, attester, quelque chose de son être propre. Dans La Chambre claire, R. Barthes, ayant noté que « dans la Photographie, la présence de la chose (à un certain moment passé) n’est jamais métaphorique », fait la remarque suivante :

« La Photographie a d’ailleurs commencé historiquement comme un art de la Personne ; de son identité, de son propre civil, de ce qu’on pourrait appeler dans tous les sens de l’expression le quant à soi du corps. »4

C’est parce que, dans la photographie, passe effectivement, physiquement, transmis par l’intermédiaire des rayons lumineux, quelque chose de ce qui constitue en propre le corps de la chose ou de la personne dont elle fournit une image, qu’elle détient une valeur probatoire irrécusable, ce qui, à l’occasion, l’amène à jouer le rôle de pièce à conviction5 : « se faire prendre en photographie », ce n’est pas seulement mettre en circulation une image de soi reconnaissable, mais c’est livrer quelque chose de son propre être intime dont on a perdu la maîtrise complète6). Lorsqu’on regarde une photographie, c’est la chose même, telle qu’elle a été photographiée, qu’on appréhende, du moins partiellement, et non sa représentation artificielle telle qu’elle peut à tout moment être effectuée et interrogée en son absence, à distance. Toujours selon Barthes, ce qui spécifie la pratique de la photographie, c’est le fait qu’elle « s’annule comme médium », au point de « n’être plus un signe, mais la chose même »7. De fait, l’image photographique n’est cependant pas toute la chose, mais une partie de celle-ci, « une émanation du référent »8,auquel elle renvoie de la façon dont la partie, par définition, « participe » du tout auquel elle « appartient » : à cet égard, elle se présente comme un élément à partir duquel la réalité globale de la chose s’offre à être reconstituée, de la façon dont Cuvier retraçait la figure complète d’un organisme en prenant appui sur l’un quelconque de ses fragments les plus inessentiels en apparence. Pour le dire autrement, alors que le rapport des peintures au réel quelles évoquent serait d’ordre métaphorique, celui des photographies au réel dont elles sont émanées, sur la totalité duquel elles prélèvent une partie, serait d’ordre métonymique.

La photographie n’est donc pas une imitation effectuée à distance : elle restitue effectivement une présence, ou du moins le sentiment d’une présence, ce qui, indépendamment des critères qui établissent qu’une image est « ressemblante », garantit son authenticité, une authenticité basée sur la proximité du contact9. Toutefois, il ne faut pas négliger que cette restitution s’effectue dans des conditions qui interdisent de la considérer comme pleine et entière : simple et univoque au premier abord, elle recèle à l’examen une extraordinaire complexité. L’image photographique transmet le témoignage d’une réelle présence, mais elle le fait en combinant cette présence avec la conscience d’une absence : la présence qu’elle atteste, elle la fait proprement « revenir », au sens où le langage ordinaire parle de « revenants », c’est-à-dire de spectres, des choses ou des êtres qui ont été mais qui ne sont plus, et qui perdurent au présent au titre de ce que Barthes appelle dans La Chambre claire leur « ça a été ». A propos, non de la photographie en particulier, mais du phénomène plus général de l’empreinte, Georges Didi-Huberman explique qu’elle est par excellence « l’image dialectique » :

« quelque chose qui nous dit aussi bien le contact (le pied qui s’enfonce dans le sable) que la perte (l’absence du pied dans son empreinte), quelque chose qui nous dit aussi bien le contact de la perte que la perte du contact. »10

Les énigmatiques empreintes de mains propres à l’art pariétal, qui sont à leur manière des tracés réalisées à l’aide de pigments colorés, comme des images faites au pochoir, lui inspirent le commentaire suivant :

« Si Casteret, en 1930, appelait les mains de Gargas des « mains fantômes », c’est qu’il sentait peut-être le paradoxe à l’œuvre dans ces empreintes, la collusion en elles d’un « là » et d’une « non-là », d’un contact et d’une absence. Que l’empreinte soit en ce sens le contact d’une absence expliquerait la puissance de son rapport au temps, qui est la puissance fantomatique de « revenants », des survivances : choses parties au loin mais qui demeurent, devant nous, proches de nous, à nous faire signe de leur absence. »11

Regardant une photographie de sa mère prise dans l’enfance de celle-ci, « la photographie du jardin d’hiver », Barthes, troublé, ému, prend la mesure de cette ambivalence : par l’entremise de cette image, sa mère, qu’il vient comme on dit de « perdre », est là devant lui en personne, comme si, miraculeusement, elle lui était rendue ; il la revoit, mais sous les espèces du pas là, affectée ineffaçablement du caractère du « ça a été ». Si l’image photographique est, comme le dit Didi-Huberman, « dialectique », c’est parce qu’elle ignore l’alternative de la présence et de l’absence. Cette alternative, elle ne la surmonte pas, elle ne la résout pas, elle la dissout, ce qui provoque une faille dans l’espace supposé homogène de la représentation que, proprement, elle déconstruit.  Dans de telles conditions, comment la photographie peut-elle être exploitée comme un instrument servant à identifier ? Si elle confirme une identité dont elle perpétue la trace (« c’est lui », « c’est elle »), c’est sous la forme d’une reconnaissance ambiguë, divisée, à tous égards partielle, et en conséquence suspecte de partialité. L’image photographique, comme toute empreinte, transmet une impression de réalité, mais cette impression reste douteuse, incertaine, et c’est seulement par convention qu’elle est admise au titre d’une confirmation disposant d’une valeur probatoire.

Breton, semble-t-il, n’a pas éprouvé ce genre de doute lorsque, en vue d’opérer une rupture par rapport aux pratiques traditionnelles de l’écriture littéraire, il a truffé le texte de Nadja d’images photographiques qui sont censées nouer entre sa narration et le monde réel de la vie un rapport direct ; ce rapport n’est plus d’ordre fictionnel ou allégorique, et il transcende les manipulations conscientes, préméditées, raisonnées, de l’art. La capacité dont dispose la photographie de fournir des instantanés de réalité captés sur le vif la rapproche des procédures de l’écriture automatique qui remplissent à l’égard des flux de pensée une pure fonction d’enregistrement. En vue d’installer entre l’imaginaire et le réel un système de « vases communicants », qui assure entre eux une possibilité permanente de communication et d’échange, la photographie constitue en conséquence un irremplaçable instrument12. Par exemple, l’image théâtrale, d’un effet il faut le dire légèrement comique, légendée « Mme Sacco, voyante, 3, rue des Usines… »13, représente, à même le cours du récit dont elle suspend provisoirement la continuité scripturale, l’irruption, sinon de la personne en question considérée dans son existence intégrale telle que celle-ci subsiste dans son cadre de vie, au 5 de la rue des Usines, du moins de quelque chose qui est venu d’elle, au titre d’une empreinte, d’une trace ou d’un indice. Ce qui n’empêche, cependant, que l’image présente simultanément une dimension iconique, appréciable en termes de ressemblance : l’image photographique joue en quelque sorte sur les deux tableaux, ce qui lui confère une force des plus troublantes et produit un effet de saisissement allant bien au-delà de ce que l’expression écrite peut suggérer ou évoquer. A la fin de Nadja, au moment où s’amorce la conclusion de l’ouvrage, on a la surprise de voir, au sens fort du mot, apparaître, légendé « J’envie (c’est une façon de parler) tout homme qui a le temps de préparer quelque chose comme un livre… », un portrait appartenant au type traditionnel des photos d’artiste réalisées en studio, estampillé « Photo Henri Manuel »14, de l’auteur en personne à l’âge où se situent les événements relatés dans son ouvrage : c’est une façon originale de signer son livre, autrement qu’en se contentant d’écrire son nom sur la couverture ; cela signifie que ce livre n’est pas un livre comme les autres, et que celui qui l’a composé n’est pas non plus un écrivain de la catégorie ordinaire « homme de lettres », fabricant de fictions génératrices de profits évaluables commercialement et socialement15. Du coup, l’interrogation « Qui suis-je ? », sur laquelle s’ouvre le récit de Nadja 16,  trouve sa pleine portée : dans son texte, celui qui le signe ne se donne pas seulement en représentation à distance sous des formes simulées, artificielles et truquées, mais il s’y investit, il s’y expose, et met ainsi réellement en jeu son identité personnelle dont il fournit les indices de reconnaissance ; il soumet cette identité à l’épreuve expérimentale du regard et du jugement d’autrui d’une manière des moins conventionnelle, ce qui le distingue de « tout homme qui a le temps de préparer quelque chose comme un livre », c’est-à-dire un banal écrivain, pour qui publier est un acte routinier, professionnel, qui ne l’implique pas éthiquement dans son être propre, dans son identité profonde.

A première vue, cette démarche de Breton se singularise par les mêmes traits dont relèvent, en littérature, la production autobiographique (Rousseau, Chateaubriand, Leiris, etc.), et, en peinture, la réalisation d’autoportraits (Rembrandt, Beckmann, etc.) : c’est-à-dire l’ensemble des œuvres dans lesquelles celui qui s’en présente comme le créateur se prend lui-même comme sujet central de son travail, dans lequel, littéralement, il s’expose personnellement, en ce sens que, au lieu de se cacher derrière son œuvre pour mieux en tirer les ficelles, il se montre en elle à visage découvert, de façon à interroger, à travers cette présentation directe, non censurée, qu’il effectue de soi, son identité propre, donc à se connaître et à se faire connaître et reconnaître. Cependant, l’utilisation de la photographie, avec la dimension « indicielle » qui lui est propre, confère à ce retour sur soi une orientation nouvelle, qui en surdétermine les enjeux. C’est ce dont témoignent les expériences menées par le body art, où l’artiste fait de sa propre existence physique son terrain d’intervention par le moyen de performances dont le témoignage, qui correspond à un travail sur le corps même de l’artiste effectué en vrai, parfois jusqu’à l’extrême, est enregistré par le moyen de photographies qui en assurent la « reproductibilité ». De même, la photographie est utilisée à des fins autotéliques par des artistes comme Pierre Molinier, Urs Lüthi, Michel Journiac, Gilbert & George, Cindy Sherman, et d’autres, qui se prennent pour modèles, en réalisant des compositions imagées dont ils sont eux-mêmes les protagonistes, ce qui répond de leur part à des intentions diverses, exhibition, transformation, dérision, mutilation, etc. : dans ces images ils engagent leur identité, qu’ils mettent en question, et même, jusqu’à un certain point en danger. Ceci confirme que la photographie, qui n’a d’ailleurs pas que des usages esthétiques, n’est pas seulement un moyen d’art indifférent aux fins qu’il sert, mais engage les pratiques imageantes sur des voies nouvelles, où elles n’ont plus seulement affaire à des problèmes formels de ressemblance.

Toutefois, dire que la photographie entretient avec ses objets des rapports dont l’authentification ne relève pas, du moins en première ligne, de critères de similarité permettant d’établir que la relation entre le support matériel de l’image et le référent auquel il renvoie n’est pas, comme c’est le cas du symbole linguistique, arbitraire mais nécessaire, ce qui justifie qu’elle puisse être interrogée sur son degré de réussite, ne signifie pas qu’elle a complètement cessé de remplir cette fonction proprement iconique de ressemblance. Si la photographie, en raison de son statut indiciel, a pour signifié son référent, ou du moins la portion de celui-ci à laquelle elle est fugitivement arrimée, elle n’en est pas moins porteuse, simultanément, d’une valeur iconique, au point de vue de laquelle elle se rapporte à un signifié qui transcende le plan où son référent prend place. On peut même soutenir que, dans le cas de la photographie, cette fonction iconique est exercée de façon renforcée, pour autant qu’elle trouve dans les moyens techniques d’enregistrement de l’image, qui confèrent à celle-ci la dimension indicielle de la trace ou de la marque, une confirmation, une garantie d’objectivité : c’est en tous cas de cette manière que l’usage de la photographie, dès l’origine, a été perçu de façon prépondérante, en tant que production d’images automatiquement, et non seulement formellement, ressemblantes, ce qui leur confère un « réalisme » accru, au sens d’une adéquation ontologiquement fondée de la représentation à l’être même de son objet. Il y aurait donc un réalisme spontané de la photographie : il accrédite celle-ci du pouvoir de fournir, dans certaines limites, et sous certaines conditions, des représentations du monde qui en capturent directement certains aspects, sans risque d’altération ou de dénaturation, voire de déperdition.

C’est sur ce réalisme spontané, qui combine les deux caractères de l’indiciel et de l’iconique, que Bourdieu fait fond lorsqu’il présente la photographie, pratique commune à laquelle en principe n’importe qui peut s’adonner, comme  un phénomène social, conditionné par des règles qu’il est impossible de ramener au jeu élémentaire d’un automatisme, ce qui a pour conséquence, à son point de vue, de restituer à l’image photographique un statut conventionnel, modulé suivant les positions occupées par les différents groupes qui en diversifient les usages. Les « identités », telles que les fixe sur une plaque sensible à l’action des rayons lumineux un appareil d’enregistrement, sont tout sauf « naturelles » : elles sont au contraire formatées selon des conditions qui adaptent le photographié à des normes de photographiabilité, dont l’intervention précède l’opération technique d’enregistrement des images ; pour que ces images soient considérées comme « réussies », c’est-à-dire disposent d’une dimension d’évidence dont elles tirent leur légitimité, elles doivent être conformes à ces normes qui les configurent à l’avance de manière virtuelle. Il en résulte que la photographie n’enregistre des formes et des figures que pour autant que celles-ci incarnent des fonctions rendues à travers elles reconnaissables dans la mesure où elles sont socialement sanctionnées, susceptibles comme telles d’être cataloguées : c’est ainsi que l’image d’une femme âgée, bien qu’il s’agisse de cette femmes-là et de nulle autre, se prête à être interprétée comme une évocation de la vieillesse en général, considérée en termes, non de fait, mais de valeur. A ce point de vue, le rôle de la photographie est principalement illustratif :

« On attend de la photographie qu’elle enferme tout un symbolisme narratif et que, à la façon d’un signe ou, plus exactement, d’une allégorie, elle exprime sans équivoque une signification transcendante et multiplie les notations capables de composer le discours virtuel qu’elle est censée porter. »17).

Dans un tel cas de figure, le signifié (général) prend sur le pas sur le référent (singulier), dont il sélectionne, structure et, concrètement, organise, la représentation, en déterminant le choix du sujet, le cadrage et l’éclairage selon lequel il est appréhendé, etc. Le rôle principal est alors dévolu à la fonction iconique, qui commande et préfigure les procédures de fabrication matérielle de l’image dont le statut indiciel intervient au titre de moyen au service de fins qui le dépassent et, littéralement, le manipulent en l’orientant dans un sens convenu. C’est dans ce sens qu’on parle d’une « belle photo », appréciée comme telle selon des critères qui ne sont pas ceux de l’esthétique traditionnelle : il s’agit d’une image conforme, transmettant un  message adressé selon les règles qui le rendent à la fois déchiffrable et acceptable. Les marques et les traces qui traduisent le statut indiciel de l’image photographique viennent à l’appui de l’information qu’elle est censée communiquer ; elles lui confèrent, au titre d’un supplément, un caractère d’objectivité et de réalité qui vient s’ajouter à sa dimension allégorique et, bien loin de la démentir, la renforce en lui apposant les traits de l’authenticité :

« Art de l’illustration et de l’imagerie, la photographie se réduit au projet de faire voir ce que le photographe a choisi de faire voir et dont elle devient, si on peut dire, moralement complice, puisqu’elle approuve et atteste ce qu’elle montre. »18.

Le critère de la ressemblance remplit alors un rôle déterminant, avec cette précision, et cette réserve, que ce que vise ce critère, c’est la capacité de l’image à communiquer du sens de la manière dont peut le faire par ailleurs un discours : l’image photographique est ressemblante dans la mesure où elle est « parlante, « lisible », et en conséquence légitime au point de vue des règles générales de la représentation ; elle doit raconter quelque chose, et il faut que ce qu’elle raconte soit crédible, et en tout premier lieu compréhensible, déchiffrable, ce qui garantit sa nécessité. Si on suit Bourdieu, le réalisme attribué à la photographie a donc la valeur d’un leurre ; il masque le fait massif que ses images, avant même d’avoir été formées, sont orientées dans un certain sens et sont assignées aux fins qu’elles doivent servir, obligation à laquelle il leur est impossible de se dérober :

« En conférant à la photographie un brevet de réalisme, la société ne fait rien d’autre que se confirmer elle-même dans la certitude tautologique qu’une image du réel conforme à sa représentation de l’objectivité est vraiment objective. »19.

Si la photographie est réaliste, ce n’est donc pas par nécessité physique, mais par convention, pour autant qu’elle se conforme à des normes qui font de ses images des stéréotypes ; ceux-ci disposent d’une « certitude tautologique » en tant que formes dotées de signification avant même que leurs contours n’aient été matériellement fixés sur la surface où ils sont enregistrés. Son réalisme est générique, au sens des universaux médiévaux : c’est un réalisme des essences, non des existences, dont il gomme la singularité individuelle en la soumettant à des normes fonctionnelles qui définissent les conditions de sa viabilité, c’est-à-dire de sa visibilité qui se confond avec sa lisibilité. L’objectivité impartie à l’image photographique est donc fortement médiatisée, ce qui est la condition pour qu’elle coïncide avec des représentations idéelles qui jouent sur un autre plan que celui de sa réalité matérielle, telle qu’elle est produite par des moyens mécaniques20).

La photographie est-elle prioritairement indice, et comme telle révélatrice du « ça a été » concret, à nul autre pareil, d’une chose ou d’un être particulier dont elle atteste qu’ils ont réellement existé au moment où leur image a été « prise », ainsi que semble le penser  Barthes qui se déclare définitivement allergique à l’interprétation sociologique, parce que celle-ci, en la soumettant à la règle abstraite du genre, la banalise ? Ou bien est-elle plutôt icône, porteur, comme l’explique Bourdieu, d’un message dont la signification préfabriquée transcende les conditions dans lesquelles l’image a été fixée, de manière à « réaliser » cette signification dont elle n’est en fin de compte qu’une illustration ou une allégorie ? Il est impossible de trancher ce dilemme, qui définit la photographie dans sa nature même. Les images photographiques sont fondamentalement ambiguës dans la mesure où elles sont simultanément indices et icônes, tantôt saisies davantage comme des icônes que comme des indices, et tantôt comme des indices davantage que comme des icônes, étant impossible de les appréhender univoquement aussi bien comme de purs indices que comme de purs icônes. Ces images, qui évoquent aussi bien une présence qu’une absence, sont un défi à une pensée binaire fonctionnant sur le mode du « ou bien, ou bien » : c’est ce qui les rend profondément intéressantes21.

C’est sans doute à cette équivoque que pense Barthes lorsqu’il parle du « paradoxe photographique », qu’il définit par

« la coexistence de deux messages, l’un sans code (ce serait l’analogue photographique) et l’autre à code (ce serait l’« art », ou le traitement, ou l’« écriture », ou la rhétorique de la photographie »). »22).

La photographie, en même temps qu’elle dénote (premier message), connote (second message, greffé sur le précédent) : elle produit un analogon de la chose photographiée, dont elle fait le support d’un sens qui la transcende. Ainsi, sa réalité est mixte, ce qui lui permet de jouer sur les deux tableaux, en brouillant la distinction de l’indiciel, c’est-à-dire du dénotatif, et de l’iconique, c’est-à-dire du connotatif. Toutefois, ce brouillage n’est jamais définitif, et les éléments qu’il mêle réapparaissent, comme dans le cas d’une émulsion qui ne prend pas : la platitude et l’immobilité de l’image photographique ne sont qu’une apparence de surface, en arrière de laquelle, si on la regarde attentivement, se produit une vacillation, qui génère une incertitude, un trouble, un malaise. Barthes est par là conduit, dans la première partie de La Chambre claire, à déceler la présence en toute image photographique, dans une proportion à chaque fois différente, des deux traits impossibles à synthétiser du studium, qui la rend porteuse d’une signification globale, et du punctum, qui dérègle cette signification au cœur de laquelle il fait littéralement irruption en la renvoyant à une matérialité signifiante, par laquelle elle se rattache à de l’existant, à du singulier, ayant toute sa nécessité en soi, hors analogie. Si on regarde une photographie au point de vue de son studium, on privilégie sa valeur d’icône qui la subordonne aux critères ordinaires de la ressemblance, et la rend généralement interprétable, de la façon dont on déchiffre un texte à la signification duquel on donne son assentiment ; si on la regarde au point de vue de son punctum, c’est à son caractère indiciel qu’on porte avant tout attention, et alors on cesse de consacrer son adhésion au message général qu’elle véhicule, et on se laisse envahir par le trauma existentiel qu’elle provoque, qui se présente comme un défi aux règles communes, par définition consensuelles, de l’interprétation. Ce qui caractérise en propre l’image photographique, c’est qu’elle navigue en permanence entre ces deux bords, en se rapprochant selon les cas de l’un ou de l’autre, mais sans jamais y aborder, ce qui couperait définitivement sa relation avec l’autre. Dans une photographie, quelle que soit l’intention dans laquelle elle a été prise, dans un but informatif et mémoriel ou dans un but artistique, par un professionnel ou par un amateur, on ne sait jamais si on a affaire à du réel, à de l’existant matériel, à du pur signifiant, ou à du signifié, c’est-à-dire à de l’idéel : d’un côté elle se situe dans un contexte où l’existence, c’est-à-dire le singulier, précède l’essence ; et de l’autre elle se situe dans un contexte où l’essence, c’est-à-dire l’être générique, précède l’existence. Cette duplicité, qui la décale par rapport au statut ordinaire de l’image, fait d’elle un outil particulièrement performant pour interroger les enjeux de problèmes comme celui, par exemple, de l’identité.

Considérons par exemple la série d’images photographiques élaborées entre 1977 et 1980, au début de sa carrière, par l’artiste américaine Cindy Sherman, et rassemblées sous l’intitulé général Untitled Film Stills, «instantanés de films non titrés »23. Elles se présentent à première vue comme des « photogrammes »24, c’est-à-dire des clichés pris sur un plateau de cinéma qui, en effectuant un arrêt sur image, saisissent au vol un moment du tournage d’une action filmique. Chacune d’entre elles est ainsi incorporée au déroulement d’une intrigue, par l’intermédiaire de laquelle elle semble raconter quelque chose : le moment instantané qu’elle capte s’inscrit dans une temporalité qui, idéalement, comporte un avant et un après. Mais cette intrigue est doublement imaginaire : d’une part parce qu’elle se rapporte à des faits de fiction (le réel qu’elles indexent est uniquement constitué par des scénarios qui organisent une succession d’événements inventés de toutes pièces) ; d’autre part, parce qu’elle est elle-même une fiction d’action filmique, le film qui en développe le scénario n’ayant jamais été tourné, ce qui justifie qu’il reste untitled, « sans titre ». Les images composées selon ces modalités se présentent comme de pseudo extraits de réalité, et cet effet réaliste est renforcé par le fait qu’elles sont tirées en noir et blanc25, ce qui leur confère le caractère de documents bruts, proposés sans commentaires, dont la dimension artistique se trouve rejetée au second plan : ces images sont intéressantes, elles présentent une suggestive valeur d’appel, elles intriguent, sans être à proprement parler « belles ». Pourtant leur étoffe documentaire est entièrement fabriquée : ce qu’elles montrent relève de l’ordre de l’illusoire, du factice, du simulé, ce qui rend suspecte leur affectation de réalisme. En fait, elles paraissent avoir été élaborées en série en vue de démontrer le peu de réalité d’univers, de mondes sociaux ordinaires, sur lesquels elles ouvrent des perspectives systématiquement tronquées, mutilées, à la manière de parties détachées de touts inexistants dont elles seraient les vestiges. Cette impression d’irréalité est encore renforcée par le fait que les actions évoquées par ces « clichés » se rapportent au contexte daté, suranné, des modes de vie des années cinquante-soixante sur lesquels ils apportent un témoignage rétrospectif : la réalité qu’ils exhibent en la recouvrant de la patine attachée à des manières de vivre révolues, est inéluctablement passée, périmée, disparue ; elle est de l’ordre des choses qui ne sont plus, sur lesquelles on porte un regard distancié, éventuellement nostalgique, qui, avec un certain recul, en souligne l’étrangeté.

A ce point de vue, on peut soutenir que Cindy Sherman exploite à fond la capacité de la photographie à fixer des apparences : celles-ci, du fait d’avoir été enregistrées par des procédures automatiques, sont dotées d’une charge d’évidence qui en confirme l’objectivité et l’authenticité, équivalente à celle généralement reconnue aux photographies de presse, qui sont censées restituer à chaud une actualité, saisie au moment même où elle se produit. Mais elle exploite cet effet de réalisme en le surjouant, ce qui en complique singulièrement la manifestation. Non seulement ses photogrammes donnent à voir du provisoire et de l’éphémère, mais ils révèlent, sous les espèces du naturel et du spontané qui en accompagnent l’exhibition, les manipulations qui ont été indispensables à leur production. Ces manipulations interviennent simultanément à plusieurs niveaux : formellement, celui de la mise au point qui cadre la prise de vue et donne à l’image sa découpe propre ; et, du point de vue cette fois du contenu de l’image, celui des truquages et des simulations qui ont servi à préparer le modèle et l’environnement dans lequel il est photographié, et qui leur sont directement incorporés, pour autant que leur mode d’être dépend entièrement de ces artifices. Par quelque bout qu’on les prenne, les Untitled Fim Stills sont des figurations programmées, résultant de montages sophistiqués, qui évoquent des habitus vitaux et sociaux artificiels, dont la substance est construite de toutes pièces, inventée, jouée, de telle manière que, si on suspend les protocoles de mise en scène qui en soutiennent la présentation, ne reste que du vide. Ces images sont donc à la fois des apparences et des apparences d’apparences, ce qui, par-dessous leur superficialité, leur platitude de première vue, les rend particulièrement troublantes, sur le type d’énigmes pures dont le secret est multiplié par le fait qu’elles ne cachent rien, ou plutôt que, ce qu’elles cachent, c’est du rien. Les histoires dont elles semblent capter au vol un moment fugitif n’ont jamais eu lieu ; et si elles avaient eu lieu, elles auraient donné prétexte à des manifestations inessentielles, ambiguës, tirant leur vérité de leur fausseté même, comme des apparitions fantomatiques qui se suffisent à elles-mêmes en tant qu’apparitions, sans que rien de réellement consistant n’apparaisse à travers elles. Elles disent la vérité des univers sociaux où leur sujet central se situe en adoptant les postures corporelles propres à ces environnements, en tant que ces univers sont intrinsèquement, et si on peut dire physiquement, mensongers, parce qu’ils sont bâtis sur des mécanismes illusoires, des travestissements, dont les prises de vue photographiques enregistrent telle quelle la facticité, sans rien lui ajouter ou en soustraire26.

Or ces images racontent à leur manière biaisée d’inquiétantes histoires d’identité. Elles sont toutes centrées sur une unique figure féminine, qu’elles présentent, enfermée dans une angoissante solitude, en train de poser, d’incarner des rôles susceptibles de prendre place dans le cadre des scénarios de ces films imaginaires dont elles fournissent des évocations parodiques, des pastiches27. Les Untitled Fim Stills archivent les images stéréotypées de la femme américaine telles qu’elles ont pu circuler dans des films de série B, et plus généralement dans les médias qui ont effectué la promotion de ces types d’existence, et ont permis à ces stéréotypes de s’imposer comme des images réelles, ou des représentations objectives de la condition féminine de ces années-là, informée, composée, formatée, par ces clichés qui l’ont configurée selon leurs normes propres. Ces images, que leur évidence, qui a pour corrélat leur insignifiance, rend d’autant plus inquiétantes, ont donc pour thème transversal une procédure l’aliénation dont elles consignent froidement les résultats sans rien en dissimuler : proprement, elles ne cachent rien.

Elles véhiculent ainsi le message suivant : la femme, pour exister, est obligée ou du moins a été à un certain moment obligée de se déguiser, d’adopter, de revêtir un personnage conforme à un modèle imposé en fonction de critères extérieurs, qu’elle est appelée à incorporer ou à incarner ; elle est, elle n’est rien de plus que la persona, le masque de théâtre qui façonne entièrement son identité, que ce masque rend reconnaissable  en l’intégrant à la trame d’intrigues virtuelles, où elle prend position en étant entièrement soumise au désir de l’autre, représenté par le regard masculin qui, en se posant sur elle, en la traquant, tout en se tenant lui-même hors champ de l’image, l’investit de part en part et la transforme en fétiche28, pour ne pas dire en animal de foire : les regards éperdus que, sur les clichés fabriqués par Cindy Sherman, ses si peu héroïques héroïnes lancent dans le vide, comme si elles les adressaient à des destinataires inconnus, sont des regards regardés, aspirés du dehors depuis un centre invisible, emprisonnés dans une incertitude existentielle à laquelle il leur est impossible de s’arracher. Leur existence personnelle de sujet objectivé sous le regard d’autrui est entièrement déterminée par le genre dont relève leur image, qui en reproduit mimétiquement les caractères. En se pliant à ces signes identificatoires, elles révèlent, par leurs seules mimiques, que leur condition de femme est liée à une perte d’identité, au sens d’une identité singulière autonome, unique, qui ne serait pas d’emblée structurée par la loi du genre qui en fixe une fois pour toutes la représentation. Etre, dans de telles conditions, c’est être « une femme », et plus précisément tel ou tel type de femme déterminé de part en part par le contexte où il est appelé à évoluer : la ménagère dans sa cuisine, l’étudiante dans une bibliothèque où elle s’ennuie, la vamp dans sa chambre à coucher, la bourgeoise désoeuvrée prenant le soleil sur une terrasse ou sur la plage, etc. Cette mise en scène du féminin l’ancre dans le statut de simulacre auquel la femme est destinée, et qui définit son état « normal », au titre d’une seconde nature à laquelle elle s’est complètement assimilée. Ainsi, pour être identifiée, ou plutôt identifiable, il faut avoir déposé toute identité propre, et adhérer totalement à l’image de soi imposée par manière de parler : c’est être la concrétisation d’un fantasme dont le sujet supposé n’est pas lui-même la source, mais seulement la cible. Sa réalité, c’est d’être irréel(le), irrémédiablement. La femme, qui, pour être, doit se donner à voir sous un certain biais, adhère ainsi étroitement à son image qui constitue en dernière instance sa vérité, celle propre à une être fantomatique qui tire son existence du fait d’être regardé, ce qui le met en perspective, exposé au point de vue qui ordonne sa représentation et lui assigne sa « vérité », la vérité d’un être dépossédé de toute vérité propre, et dont l’être coïncide entièrement avec le paraître. Elle n’est rien de plus, ni rien de moins, que l’ombre d’elle-même, et c’est cette ombre que fixe l’enregistrement photographique, sous la forme de l’image d’une image.

Le tout premier numéro de la série des Untitled Fim Stills 29 présente son sujet « vu » de dos dans sa salle de bains, en train de se regarder dans un miroir qui lui renvoie l’image de son  visage, qu’elle se montre à elle-même du doigt, bien en face. Cette exhibition privée, accomplie en lieu clos, ce qui en garantit le caractère intime, témoigne d’une relation à soi associant proximité et distance où l’image prend le pas sur son modèle auquel elle renvoie un message qui pourrait être formulé ainsi : « Te voilà ! », sur le ton de la surprise, et non « C’est bien moi ! », de façon assurée et rassurante. Dans un tel contexte, « je » est un « tu », la destinataire d’une adresse dont elle assure passivement la réception. Le n° 56 de la série30 reproduit ce même dispositif, en le cadrant sur la tête du personnage pris en train de se regarder dans un miroir : l’arrière de la tête, au premier plan, est éclairé en pleine lumière, et l’image qui lui est renvoyée par le miroir, dupliquée par un effet de réflection dont la source est mystérieuse, est noyée dans l’ombre, ce qui lui donne l’aspect d’une « revenante », dont la présence, qui semble venue d’un autre monde, se dérobe à une prise directe. Le n° 81, l’un des tout derniers, de la série31, montre son « sujet » saisi à nouveau dans la même pose narcissique : un cadrage très subtil le/la fait voir de dos, à plein corps, en tenue de nuit, en train d’étreindre à pleines mains, sur l’arrière, sa chevelure dénouée ; la toute petite image de son visage qui apparaît fugitivement de face dans le miroir, et que fixe la photographie, est enfermée dans l’angle de son bras, comme si elle la tenait dans ses mains, à la manière de ces martyrs décapités de l’iconographie chrétienne montrés en train de porter leur tête à pleines mains, comme un trophée (saint Denis) ; sa représentation faciale est exhibée comme si elle avait été magiquement détachée de son être, ce qui n’empêche qu’elle fasse corps étroitement avec elle, au point de paraître être la source même de son existence personnelle et de valoir comme sa quintessence, son « bien » le plus précieux. Cette « scène » de la contemplation de soi dans le miroir constitue une sorte de parabole de l’opération de la prise de vue photographique, qui enregistre au vol une apparition telle qu’elle se produit, au moment où elle se produit : elle témoigne par là du statut assigné à un être qui est constitutionnellement hanté, possédé, vampirisé par son image ou par ses images.

Les photogrammes réalisés par Cindy Sherman remplissent ainsi, indirectement du moins, une fonction critique à portée générale : en exhibant du photographiable, calibré et conformé selon une économie de spectacle, ils explorent les différents aspects d’une mythologie de la féminité enregistrés à l’aide de moyens mécaniques qui en restituent à l’identique le caractère emprunté, l’artificialité. Ces images, qui n’ont d’autre référent que leur signifié, sont immédiatement « parlantes » ; en même temps qu’elles se présentent comme des constats, offerts à l’état brut sans être accompagnés de commentaires inutiles, elles sont porteuses d’une dimension réflexive : elles incitent à s’interroger sur le degré de facticité de la réalité qu’elles représentent, dont elles soulignent le statut conventionnel, préfabriqué, pour tout dire douteux, bâti sur des préjugés, saturé par les codes sur lesquels elle est édifiée. Elles envoient ainsi un double message : d’une part, elles dressent un répertoire des images de la femme telle que la voit, ou l’a vue à une certaine époque, l’homme américain moyen ; d’autre part, elles laissent entendre que, derrière ces images à tous égards conformes, il pourrait n’y avoir rien d’autre que d’autres images, puis encore et toujours des images, jusqu’à ce que, le dernier masque ayant été levé, ne reste plus à « saisir », et éventuellement à étreindre, qu’un vide abyssal. Ceci admis, s’ébauche une prise conscience, qui prend la forme négative d’un rejet : l’opération d’aliénation résultant de la mise en image du sujet est en quelque sorte neutralisée ; à force d’imposer spectaculairement son évidence, elle devient peu crédible, du fait même de l’inessentialité de l’essence dont elle a revêtu, comme si elle y avait été contrainte, les apparences.

A ce point de vue, l’analyse de la pratique photographique proposée par Bourdieu s’applique à plein : les Untitled Fim Stills sont une collection d’icônes, qui retiennent l’attention grâce à leur ressemblance à des modèles, précisons : à des modèles imaginaires, qu’ils reproduisent fidèlement, et si on peut dire littéralement ; ce que « graphient » mécaniquement ces images photographiques ce sont les procédures de simulation, les manipulations qui ont permis de donner corps aux fantasmes masculins auxquels elles donnent des formes visibles, et en même temps lisibles, déchiffrables, identifiables, claires comme de l’eau de roche, ce qui n’empêche qu’elles véhiculent un mystère insondable, lié à leur radicale inutilité. Barthes dirait qu’elles investissent totalement le plan du studium sur lequel s’étale complaisamment leur enseignement, au point de devenir ennuyeuses, fastidieuses, en raison même de la charge excessive de sens dont elles sont investies : une impression qui se trouve renforcée par l’insignifiance, en dernière instance, de ce sens, dont la gratuité afflige. Elles en disent à la fois trop et trop peu à propos d’une condition féminine construite de part en part à la manière d’un scénario de film, et par là réduite au statut d’être virtuel lancé sur des trajectoires vitales et sociales toutes tracées, dont il est exclu qu’elle puisse jamais s’écarter.

Le message diffusé par les Untitled Film Stills est donc clair et net : être femme, c’est mimer un personnage, en adopter les postures distinctives, se fondre dans l’environnement auquel il est adapté, et nihil aliud. Mais ce n’est pas tout, car ce message général est accompagné en sourdine par un autre message, il conviendrait plutôt de parler d’un infra-message, qui, en la surchargeant, en la compliquant, en dévie considérablement la signification. A ce niveau, la question de l’identité, et des procédures aliénantes qui président à sa construction, est à nouveau abordée, mais sur des bases différentes, qui contournent la référence à l’être générique et aux modèles préfabriqués dont il se sert pour s’imposer : ce qui est en jeu, alors, c’est bien une existence singulière, l’existence de quelqu’un qui, fugitivement, sur la pointe des pieds, traverse toutes ces images à la manière d’un fantôme. Ce quelqu’un, c’est Cindy Sherman en personne, qui ne s’est pas contentée de « prendre », en en préparant minutieusement la composition, les différents clichés qui constituent la série des Untitled Film Stills dont elle est l’auteur, ce qui l’autorise à en signer les tirages de son nom, mais « s’est prise » elle-même pour « sujet » principal de tous les tableaux à travers lesquels sont explorés les différents aspects de la condition féminine. En effet, la figure qui occupe dans tous ces clichés la position principale, où elle représente « la femme » dans tous ses états, est aussi une personne bien particulière, qui sous divers déguisements, réapparaît, la même, parfaitement reconnaissable, quoique à chaque fois méconnaissable, tantôt brune, tantôt blonde, rêveuse ou affairée, détendue ou préoccupée, affublée de déguisements variés, à travers l’ensemble de la série, dont l’unité se resserre ainsi autour d’elle, comme si elle en constituait le centre secret. En se prenant elle-même pour unique modèle des images de la femme dont elle effectue la saisie, en faisant de son propre corps la matière de l’opération mimétique qui le remodèle à volonté afin de l’insérer dans le contexte de scénarios imaginaires, en l’offrant pour qu’il serve de lieu d’accueil aux diverses représentations-types que « la femme » est censée incarner et dont elle a entrepris d’établir le répertoire, Cindy Sherman a conféré à sa démarche une dimension autobiographique, par laquelle elle se confronte à l’interrogation vitale : « Qui suis-je ? », une interrogation d’autant plus urgente que sa réponse est laissée en suspens. De cliché en cliché, cette interrogation se trouve indéfiniment relancée, au fil d’une série dont les réalisations ne sont pas synthétisables : leur « sujet » est émietté, éparpillé, dispersé, dissous, ce qui lui ôte la possibilité de se recentrer sur lui-même, et de se faire valoir comme source unique des représentations de « soi » auxquelles il tient lieu occasionnellement de support. Et pourtant ce sujet, c’est bien « lui », ou « elle », elle-même en personne, qui ne cesse de « revenir » par l’arrière des images, dont son intrusion perturbe la valeur représentationnelle.

Vus sous cet angle, en tant qu’ils sont aussi des autoportraits, mais des autoportraits détournés, les Untitled Film Stills se chargent d’une opacité qui dément la clarté évidente de leur studium, c’est-à-dire de la signification à portée générale qu’ils sont censés véhiculer : émerge à la marge des représentations qu’ils alignent la singularité d’un précaire mais non moins insistant punctum, qui en oriente l’interprétation dans une direction toute différente, où l’image cesse de valoir principalement en tant qu’icône, soumis à des critères communs d’identification, et récupère un caractère indiciel ; elle est par là révélatrice d’une présence effective, dont elle perpétue souterrainement le contact. Ce qui « revient » à travers toute cette série de représentations, ce n’est pas, du moins pas seulement, une idée générale de la condition féminine, mais une personne concrète à nulle autre pareille, qui, en s’y exposant, se met en question, et même jusqu’à un certain point en danger. Elle y engage sa propre identité, qui transparaît de façon ambiguë dans chacune de ces images prises une à une, où, simultanément elle apparaît et disparaît, comme engloutie sous la puissance de l’icône, mais se régénérant et persistant par la grâce de l’indice qui, de manière

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