2013-03-28

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Rédacteur : Eric Fournier

Préambule : la fabrique d’une intervention.

En 2012, Christian Delacroix, dans le cadre de la formation des futurs professeurs des écoles à l’université de Marne-La-Vallée, m’a demandé de donner une conférence sur les renouvellements de l’histoire du XIXe siècle à des étudiants en M1 – M2, tant pour les préparer au concours que pour leur donner des outils dans leur futur métier d’enseignant. La plupart de ces étudiants n’avaient pas une formation initiale d’historien. Cet exercice posait quelques questions stimulantes. On pourrait le voir, assez classiquement, comme un moment de diffusion de la connaissance, comme une descente d’un universitaire vers des futurs professeurs qui, à leur tour, transmettraient aux élèves. J’aurais pu alors m’interroger sur comment opérer en une heure et demie une brève synthèse, en forme d’abrégé, de vulgate directement utilisable.

Mais construire mon intervention comme une sorte de ruissellement d’érudition aurait été une erreur, pis encore un mépris. Parce que je n’ai absolument aucune compétence relative à l’enseignement de l’histoire à l’école primaire ; parce que tel n’est pas ma perception de la diffusion de l’histoire ; parce qu’enfin, comme les autres aggiornamentistes, je travaille à une conception ouverte et critique de l’histoire et de l’histoire scolaire. Là était la clé. Je décidai, suivant en cela la suggestion féconde de Christian, d’ordonner la conférence, non autour de ce qu’il faut dire concernant le XIXe siècle, mais, tout au contraire, de ce qu’il ne faut plus dire, les clichés à éviter. Ainsi se dessinait une histoire vivante, en constante évolution, bousculant les évidences, qui je l’espère peut contribuer à une construction commune de l’histoire scolaire, à laquelle chacun participe, égaux dans leurs compétences différentes – mes compétences d’historien universitaire, leurs compétences de professeurs des écoles. C’est moins le contenu de l’histoire que le travail de l’histoire qui m’importe dans cet exercice-ci. Resterait à évaluer l’utilité de cette conférence, c’est-à-dire dans quelle mesure cette approche s’est révélée utile en classe – ou pas. Je lance donc ici l’appel aux étudiants des promotions 2012 et 2013 de Marne-La-Vallée pour avoir, dans quelques années, leurs retours d’expérience sur ce site qui s’efforce de décrypter la boite noire des pratiques effectives de classe.

INTRODUCTION

En 1836, dans les Confessions d’un enfant du siècle, Alfred de Musset perçoit, avec une acuité certaine, le XIXe siècle comme un temps « qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous les deux à la fois, et, où l’on ne sait [...] si l’on marche sur une semence ou sur un débris [...] spectre moitié momie et moitié fœtus ». Cette représentation rompt avec les clichés longtemps accolés à un XIXe siècle que l’on définissait volontiers comme entièrement mobilisé vers le progrès, comme la matrice du XXe siècle dans une approche téléologique, comme si l’histoire avait un sens ou une fatalité. Et les différentes révolutions – industrielles, politiques – étaient un peu rapidement perçues comme autant de marches inéluctables vers notre monde. Il ne s’agit pas ici de nier les héritages du XIXe siècle, mais d’insister sur sa singularité, sur ces indécisions. Ce siècle que les historiens redécouvrent aujourd’hui est restitué dans son altérité. Il est donc un objet privilégié pour mieux saisir ce qui constitue la spécificité de l’histoire, surtout dans le domaine de l’histoire scolaire. Celle-ci se distingue, ou gagnerait à se distinguer, ou s’affirmerait avec force, en s’ordonnant autour de trois axes :

- Le plus évident est de s’interroger sur les héritages, sur la place du passé dans notre présent, sur la présence du passé.

- Mais il est plus fructueux encore de rompre avec la téléologie, d’interroger les différents possibles, ou, pour reprendre la belle expression d’Arlette Farge, d’être attentif à « l’appel des possibles », de travailler sur les présents du passé.

- Enfin, exposer l’étrangeté du passé est une démarche stimulante, y compris et surtout de ce XIXe siècle que l’on croit un peu rapidement si proche de nous. Au cœur de l’histoire réside aussi la curiosité pour l’altérité. L’histoire, dans une approche plus anthropologique, est un grand voyage dans le temps, dans ce passé qui est l’ailleurs de l’historien

Le XIXe siècle est peut-être la période qui permet le mieux de comprendre, et de faire comprendre à des élèves, la présence du passé, « l’appel des possibles » et l’étrangeté du passé. Car, intérêt supplémentaire, les hommes de ce temps avaient une conscience aigue de ces tensions, de « cette discordance des temps » (Christophe Charle) entre le poids du passé, les incertitudes du présent, et les promesses de l’avenir. Donc les sources exposent assez clairement ces tensions.

Tels sont les axes mis en avant ici, illustrés en reprenant les trois points des programmes, que ce soit les programme du concours des PE mais aussi les programme du primaire, en insistant aussi sur les clichés, les stéréotypes à éviter, ce qu’il ne faut plus dire.

I – L’EXPANSION INDUSTRIELLE EN EUROPE

L’expression « expansion industrielle » est en effet plus appropriée que celle de « révolution industrielle » aujourd’hui discutée. La transformation industrielle de l’Europe, et de la France, ne s’est pas faite rapidement, uniformément et irrémédiablement, ce que suggérait le terme de « révolution ».

Quoiqu’il en soit, l’industrialisation est indubitablement une des ruptures fondamentales de l’histoire de l’humanité, comparable à celle du néolithique : c’est le passage d’une économie agricole de survie gérant la pénurie, à une économie industrielle gérant la richesse. Le recul de la mort en est un exemple des plus éclairants. Pour dire les choses rapidement, on observe bien peu du progrès, de l’invention de l’agriculture au règne de Louis XV, où l’humanité meurt entre 30 et 40 ans. Puis au XIXe siècle, l’espérance de vie augmente significativement.

Une date permettrait-elle d’illustrer cette transition à destination d’un jeune public scolaire ? La fin des famines semble s’imposer pour souligner la fin d’une économie agricole de survie, et la « grande famine » en Irlande (un million de morts entre 1846 et 1847) est la dernière des famines européenne. Mais cet événement permet aussi d’introduire de la complexité : ce n’est plus tout à fait une crise d’ancien régime mais une famine produit par la tension entre une économie de survie et une agriculture moderne d’exportation. Apparaît alors cette tension entre le poids du passé et les bouleversements du présent.

Si le processus industriel aboutit évidemment à une série de progrès, il faut cependant se garder d’un récit trop lisse, notamment en mettant à distance ou en nuançant quelques clichés solidement ancrés.

Cliché N° 1 : ne pas noircir exagérément, l’ère pré-industrielle, éviter le misérabilisme. La question du temps de travail par exemple est assez éclairante. Les sociétés paysannes se caractérisent par beaucoup de jours chômés, notamment du fait de la (relative) inactivité hivernale et des fêtes religieuses. En 1699, Vauban calcule qu’un paysan travaille 50 % de l’année.

Cliché N° 2 : les hommes du XIXe siècle, à part quelques horribles réactionnaires passéistes, seraient unanimement marqués par la foi dans le progrès, l’exaltation du monde nouveau, les promesses du siècle. Or, en parallèle, et souvent chez les mêmes personnes, existe « la hantise de la perte » (Alain Corbin). Le XIXe siècle est aussi celui de l’invention de la notion de patrimoine, afin de garder une trace du passé, ce qui est un questionnement encore très actuel.

Cette tension s’exprime avec force dans ce tableau de Turner, dorénavant célèbre dans le monde entier depuis son apparition dans Skyfall (2012) :



J. M. W. Turner, The Fighting « Téméraire », tugged to her last berth to be broken (1838), huile sur toile, National Gallery, Londres

Le Téméraire, vétéran de la campagne de Trafalgar est remorqué jusqu’au site de sa destruction par un remorqueur à vapeur aussi moderne qu’apparemment prosaïque. Turner assemble ici le passé et le présent et expose tant l’évanouissement de la gloire passé que la brutale irruption d’une modernité apparemment utilitariste mais à qui le peintre trouve une beauté. Le rougeoiement de la chaudière fait en effet écho celui du soleil.

Ce deuxième tableau est plus proche de la vision canonique du XIXe siècle, celle de la représentation d’un monde nouveau marqué par le progrès et la vitesse.



J. M. W. Turner – Rain, Steam and Speed – The Great Western Railway (1844), huile sur toile, National Gallery, Londres

La locomotive représentée a battu en 1843 un record de vitesse (120 km/h). Aucune nostalgie ici, l’artiste s’efforce surtout de donner à voir les sensations nouvelles crées par la vitesse. Or, parmi les nombreuses modifications de l’industrialisation, créant un monde nouveau, apparaissent aussi avec force les transformations de la culture sensible, des appréciations (Alain Corbin). Turner expose ici les nouvelles façons de ressentir l’espace et le temps.

Cliché N° 3 : L’Europe occidentale se couvrirait de villes champignons et d’usines, l’exode rural serait immédiat, massif, irréversible. Non, on observe des singularités à toutes les échelles, des rythmes discontinus. Si la population urbaine devient supérieure à la population rurale en 1841 en Angleterre, ce n’est qu’en 1954 en France qu’un phénomène comparable se produit. Dans ce même pays, les ouvriers ne deviennent plus nombreux que les paysans qu’en 1926.

Cliché N° 4 : On assisterait à la formation rapide d’une nouvelle catégorie sociale : la classe ouvrière, homogène, travaillant en usine, urbaine et donc coupée de ses origines rurales. Tout cela est plus complexe. En France, jusqu’à la première guerre mondiale, l’atelier domine sur l’usine, la proto-industrie (métier à tisser à domicile) résiste dans des zones rurales ou des petites villes ; la distinction ouvrier-paysan n’est pas nette. La pluriactivité dans les manufactures et les mines pendant la morte saison agricole est une réalité au moins jusqu’aux années 1870 en France, déclinable en une multitude de nuances, de l’ouvrier-paysan (qui ne fait que la moisson) jusqu’au paysan-ouvrier (qui ne se dirige vers l’atelier qu’en hiver).

Quid enfin des conditions du travail en usine ? Cette œuvre de Menzel semble de prime abord conforme à la vulgate sur les transformations industrielles : une aciérie où le travail en équipe s’effectue dans des conditions de travail éprouvantes et dangereuses.



Adolf Von Menzel, Eisenwalzwerk (1875), huile sur toile, Alte nationalgalerie, Berlin

Mais ce tableau dit beaucoup plus. Plusieurs degrés de lecture peuvent être mis en œuvre :

Il n’est pas une dénonciation des conditions de travail mais une valorisation de l’épopée industrielle, de ces hommes prométhéens, véritables vulcains modernes (cette toile a aussi un autre tire : Les Cyclopes modernes). Nous accédons ici aux représentations bourgeoises du type social de l’ouvrier, marqué par un corps puissant, presque animal – une représentation ambiguë donc.

Cette image rappelle aussi que le travail à la chaîne ne se diffuse (lentement) que pendant la première guerre mondiale et que l’organisation du travail dans les usines modernes du XIXe siècle est à mi-chemin entre l’usine et l’atelier, tâtonnante plus que rationnalisée.

Cette absence d’organisation rationnalisée, qui correspond à une autonomie d’ouvriers maîtrisant un savoir-faire empirique, est aussi visible par le groupe qui mange à coté de la fonderie. Au-delà de l’insensibilité supposé du corps fort de l’ouvrier et des mauvaises conditions de travail, cet élément de l’œuvre permet de aussi de souligner les héritages de l’atelier ou des champs, mais rappelle surtout que les ouvriers s’approprient – non sans lutter – leur temps et leur lieu de travail et que les horaires incroyables (10 à 14 heures dans les deux premiers tiers du siècle) s’accompagnent d’accommodements.

Bref, une usine au XIXe siècle n’a rien à voir avec une usine aujourd’hui.

Pour conclure cette partie, j’insisterai sur les différents rythmes d’entrée dans la modernité, sur la coexistence entre le passé qui s’en va et les bouleversements du présent. Tous les habitants d’un même pays ne sont donc pas contemporains les uns des autres. Ces expériences sociales et culturelles discordantes ne facilitent pas l’unité politique. Et « la hantise de la perte » s’applique aussi aux régimes politiques, que les français estiment éphémères.

II – LA NAISSANCE DE LA REPUBLIQUE EN FRANCE

Pour saisir la question de l’enracinement de la République en France, le passage célèbre des Souvenirs d’Alexis de Tocqueville, relatif à l’élection de l’assemblée constituante en avril 1848 [cf. annexe 1], constitue une remarquable clé d’accès et permet de pointer à nouveau des clichés, ici à proscrire impérativement.

Cliché N°1 : c’est celui d’une histoire téléologique. La France n’est pas en attente de la République qui reste un régime minoritaire sur le XIXe siècle en France. Tocqueville, aujourd’hui vanté pour la modernité de ses analyses, est aussi un notable libéral (élu député au suffrage censitaire en 1839 et à l’académie française en 1841), c’est-à-dire, dans la situation historique du premier XIXe siècle, opposé au suffrage universel. Tocqueville précise d’ailleurs que la république est « venue sans [son] concours ». L’élection de l’assemblée constituante expose par ailleurs nettement « l’appel des possibles », autre antidote à un récit historique lisse.

Cliché N° 2 : « Mais de quelle république s’agit-il ? » s’interroge Tocqueville. Tel est le cœur du problème. Le concept de république, loin d’être unanimiste, révèle de profonds antagonismes politiques, dessine des lignes de rupture. Les partisans de la « république démocratique et sociale » qui se réclament de la république révolutionnaire de l’an I sont associés aux souvenirs prégnants de la Terreur par leurs adversaires, y compris ceux qui, comme Tocqueville, s’accommodent aisément d’une république libérale, conservatrice, refusant de traiter les questions sociales. Cet antagonisme est un des éléments centraux de deux guerres civiles (Juin 1848, 1871). Et l’on trouve des « républicains » dans les deux camps.

Cliché N° 3 : La république entrainerait une modernisation rapide de la vie politique et pourrait ainsi être reliée avec force aux pratiques de notre temps. Il convient au contraire d’insister sur la lenteur du processus et sur ses discordances. Certes, comme le rappelle lyriquement ce document, tous vont voter, mêmes les malades et les vieillards. Mais l’attachement immédiat concerne le suffrage universel masculin, bien plus que la République. C’est cette extension du droit de vote qui s’enracine sous et par le Second empire.

Ce récit souligne également à quel point la « France des notables » résiste. Dans le village de Tocqueville, fief de la famille éponyme depuis le XIe siècle, on passe certes de 1 à 170 électeurs, avec le changement du mode de suffrage, mais c’est le même notable censitaire (Tocqueville) qui est élu, avec l’appui du clergé. L’appropriation de ce nouvel outil politique reste à faire pour la majorité de la population. La façon dont Tocqueville contrôle le vote relativise le bouleversement qu’introduirait le suffrage universel ; insiste sur les processus de domination sociale ; souligne aussi l’articulation entre le poids du passé et les possibles incertains du présent et illustre donc cette belle phrase du prince Salieri dans Le Guépard : «il faut que tout change pour que rien ne change ».

Enfin, ce document, dès que l’on pratique une histoire au ras du sol, que l’on s’intéresse aux pratiques du vote, révèle l’altérité, l’étrangeté du XIXe siècle. Les pratiques du vote (pas de bulletins, d’isoloirs, départ en procession vers le lieu du vote) nous sont aujourd’hui étrangères et – principalement – c’est d’un suffrage universel masculin dont il est question ici, ce qui constitue une différence anthropologique entre eux et nous.

L’implication politique de la population normande nous rappelle que les questions de politique intérieure, à l’échelle du siècle, mobilisent plus les français que la question coloniale.

III – LA COLONISATION

Nous appuierons ici principalement sur l’un des documents les plus connus de l’histoire et de l’histoire scolaire, eu égard à sa reproduction dans la plupart des manuels : le discours de Jules Ferry justifiant en 1885 à l’Assemblée nationale sa politique coloniale.

Les causes de l’expansion coloniale

Pour expliquer le pourquoi de l’expansion coloniale, il est deux solides clichés qu’il faut déconstruire sans ambages.

Cliché N°1 : c’est l’un des plus anciens. Nous l’appellerons le cliché marxiste. L’impérialisme colonial serait le stade suprême du capitalisme, dernier recours pour éviter une crise de surproduction, prélude à l’effondrement de la société bourgeoise. Ferry ne dit pas autre chose du reste lorsqu’il affirme qu’une colonie c’est « un débouché » pour les exportations de la métropole. Ces deux analyses concordantes, énoncées par des acteurs politiques inconciliables, semblent se valider de ce fait. En réalité, dans l’Europe industrielle, l’essentiel de la création de richesses ne vient pas des colonies mais de la production économique métropolitaine. Avant les années 1890, au moins, dans une période de conquête plus que d’exploitation, l’empire coûte plus qu’il ne rapporte. Enfin, l’intérêt économique des colonies relève plus d’une économie prédatrice. Elles offrent à la métropole des matières premières à faible coût, et non un marché pour les produits finis de l’industrie européenne. Il existe certes en France un « parti colonial », aussi actif qu’informel, qui exploite économiquement les colonies et en tire des bénéfices, mais l’explication économique à cet impérialisme ne saurait être que secondaire

Cliché N° 2 : c’est l’explication culturaliste. Les européens seraient mus par un sentiment de supériorité raciste, animés par une mission civilisatrice : « c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. [...]Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures » clame Ferry. Pour la première fois, l’expression « race inférieure » est prononcée à une tribune officielle Cette causalité est séduisante mais doit être considérée avec la plus extrême précaution.

Indubitablement, le « credo de l’homme blanc » (Alain Ruscio) est un imaginaire partagé dans la France de la fin du XIXe siècle. En 1879, Hugo peut ainsi assembler, dans un discours commémorant l’abolition de l’esclavage, l’idéal universaliste républicain et un tranquille sentiment de supériorité, lorsqu’il invite à la colonisation de l’Afrique : « d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la barbarie ».

La question la plus complexe est celle de l’emploi du mot « race », notamment par Ferry. Ferry est-il un raciste, ou plus précisément un racialiste ? Car au XIXe siècle on peut longtemps employer indifféremment le terme « race » comme synonyme de « peuple ». Il est parfois difficile de trancher, et c’est le cas, me semble-t-il, pour Ferry. Face à cette indécision, il est nécessaire de replacer les discours dans une situation historique déterminée. Jusqu’aux années 1850, le racialisme est un paradigme minoritaire qui se diffuse ensuite. Le dictionnaire du si républicain Pierre Larousse, cette remarquable clé d’accès aux représentations du second XIXe siècle, stipule ainsi en 1876 à l’article « nègre » : « un fait incontestable [...] c’est qu’ils ont le cerveau plus rétréci, plus léger, moins volumineux ». Mais tous les discours ne sont pas aussi clairs sur la distinction peuple/race. Il est peut être alors plus stimulant d’insister sur la sereine cacophonie des discours à ce sujet. Les hommes du XIXe siècle ne se posent pas avec autant d’acuité que nous la question et s’accommodent assez aisément de cette distinction floue. A cet égard l’évolution de Renan est assez intéressante – et très confuse selon nos catégories présentes. Avant 1870, il ne rompt pas fermement avec l’essentialisme biologique mais le met à distance lorsqu’il étudie les langues et les caractéristiques des populations orientales. Il semble le réfuter de fait, lorsqu’il s’oppose à la conception allemande de la nation : « l’homme n’est pas esclave de sa race [...] on n’a pas le droit d’aller par le monde tâter le crâne des gens puis les prendre à la gorge en leur disant : “ tu es notre sang, tu nous appartiens” » (Qu’est-ce qu’une nation, 1882). Mais dans cette même conférence, Renan reste ambigu par ses références à l’âme éternelle du peuple français, qui font écho à la conception racialiste de la nation ethnie.

Outre la question de la cohérence interne du discours civilisateur et du modèle racialiste, se pose celle de la diffusion et de la réception de ce discours au sein des catégories sociales. Le fait colonial, et l’exotisme héroïque qui l’accompagne, suscite intérêt et curiosité. Mais au-delà ? Il existe sans doute un imaginaire colonial, plus qu’une culture coloniale agissante. Gaston Doumergue résume bien l’état d’esprit de l’opinion par rapport à l’expansion coloniale : il s’agit probablement d’« une bienveillante indifférence ».

En définitive, le « coté humanitaire et civilisateur » n’est pas le moteur de l’expansion coloniale, il la soutient, entre propagande et légitimation après coup. Pour saisir l’accélération de la colonisation, il semble nécessaire d’insister sur la pluralité des causes, de souligner aussi le poids de la contingence, du hasard, de la « realpolitik », qu’appuie certes le « parti colonial ». L’expansion coloniale se fait par à coup, en une succession de coups de mains, plus ou moins hasardeux, suivant les missions d’explorations, en fonction des rivalités entre puissances. Il n’y a guère de politique à long terme, encore moins de plan d’ensemble. Le moment du partage de l’Afrique, des années 1880 à 1914, la « course aux colonies » entre la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne le met clairement en évidence.

C’est d’ailleurs précisément ce que dénoncent les opposants à la politique coloniale, tel Clémenceau répondant à Ferry : son aventurisme, son cout économique. Les seuls opposants absolus au colonialisme se retrouvent à l’extrême gauche. On peut ainsi citer ce beau passage de Paul Lafargue qui, dans Le Droit à la Paresse (1880), associe en une cinglante ironie la colonie comme débouché et comme mission civilisatrice, tout en se moquant de l’exotisme colonial :

« Des champs sont plantés de dents d’éléphant, des fleuves d’huile de coco charrient des paillettes d’or, des millions de culs noirs, nus comme la face de Dufaure ou de Girardin, attendent les cotonnades pour apprendre la décence, des bouteilles de schnaps et des bibles pour connaître les vertus de la civilisation ».

La conquête et l’exploitation.

La conquête et exploitation sont à l’image des causes de l’expansion coloniale : il n’y a pas de plan d’ensemble et pas de mobilisation globale des ressources de la métropole.

Les colonies d’Asie et d’Afrique sont « contrôlées par elles-mêmes » (Bouta Etemad). Ainsi, dans l’empire français (Algérie exclue) à la fin du siècle 86 % des troupes coloniales sont indigènes, soit 1 soldat métropolitain pour contrôler 3600 colonisés. Ceci permet de montrer l’investissement relatif dans les colonies, et, du côté des indigènes, la diversité des réactions face au choc de la conquête européenne.

Dans le même ordre d’idées, il est utile d’insister sur la présence minimum de colons civils français métropolitains dans les colonies d’exploitations. Ils ne représentent que 0,2 % des populations des colonies d’Afrique subsaharienne en 1913, 7,5 % de celles du Maghreb (14 % en Algérie), et 0,1 % en Indochine, des chiffres comparables à ceux des autres empires coloniaux. Ainsi s’évacue un autre cliché :

Cliché N° 3 : l’opposition entre le modèle anglais (empirique, faible présence, autonomie, contrôle distant) et le modèle français (fort investissement, civilisateur) se révèle factice. Les deux sont, vus du terrain, assez proches.

Enfin, c’est, non pas un cliché, mais un véritable écueil, surgi des bas-fonds d’un imaginaire des plus réactionnaires, qu’il faut impérativement détruire. « L’aspect positif » de la colonisation n’existe pas. Restitué dans les choix qui guidaient les autorités coloniales, les routes devaient aider à la domination et à l’exploitation des territoires tandis que les campagnes de vaccination n’avaient pas d’autres buts que de s’assurer une main d’œuvre en bonne santé et de préserver les colons en réduisant les risques d’épidémie. Nulle mission civilisatrice ici.

CONCLUSION

Pour achever cette déconstruction de clichés, terminons par les deux derniers à éviter. Le récit du XIXe siècle n’est pas celui d’une « légende dorée » qui se caractérisait par des marches inexorables vers la République ou le progrès économique et social, ni celui d’une « légende noire », réduite à l’oppression des ouvriers et des indigènes.

Au lieu d’édifier les élèves, notre métier est de les initier à la richesse des situations historiques, aux tâtonnements, aux bricolages, à la coexistence de différents rythmes, de différentes temporalités, aux accélérations brusques du progrès comme aux résistances à la modernité. Et le XIXe siècle est particulièrement empreint de « rythme » et de « suspense ».

Exposer cela aux élèves, quel que soit leur âge, c’est redonner la parole aux acteurs de ce siècle qui avaient tout à fait conscience d’être à la croisée des chemins en des temps incertains – mais riches de possibles.

Annexe 1

La candidature d’Alexis de Tocqueville dans la Manche (1848)

Le pays commençait à se couvrir de candidats ambulants, qui colportaient de tréteaux en tréteaux leurs protestations républicaines ; je refusai de me présenter devant un autre corps électoral que celui du lieu que j’habitais. Chaque petite ville avait son club, et chaque club demandait aux candidats des explications de leurs opinions et de leurs actes, et leur imposait des formules. Je refusai de répondre à aucun de ces insolents interrogatoires. Ces refus, qui auraient pu paraître du dédain, semblèrent de la dignité et de l’indépendance en face des nouveaux souverains, et l’on me sut plus de gré de ma révolte qu’aux autres de leur obéissance. Je me bornai donc à publier une circulaire et à la faire afficher dans tout le département.

La plupart des prétendants avaient repris les vieux usages de 92. On écrivait aux gens en les appelant « Citoyens » et on les saluait « avec fraternité ». Je ne voulus jamais me couvrir de ces friperies révolutionnaires. Je commençai ma circulaire en nommant les électeurs « Messieurs » et je la finis en me déclarant fièrement « leur très humble serviteur ». « Je ne viens pas solliciter vos suffrages, leur disais-je, je viens seulement me mettre aux ordres de mon pays ; j’ai demandé à être votre représentant dans des temps paisibles et faciles ; mon honneur me défend de refuser de l’être dans des temps qui sont déjà pleins d’agitation et qui peuvent devenir pleins de périls. Voilà ce que j’avais d’abord à vous dire. » J’ajoutais que j’avais été fidèle jusqu’au bout au serment que j’avais prêté à la monarchie, mais que la république, venue sans mon concours, aurait mon appui énergique, que je ne voulais pas seulement la laisser subsister, mais la soutenir. Puis je reprenais : « Mais de quelle république s’agit-il ? Il y a des gens qui entendent par république une dictature exercée au nom de la liberté ; qui pensent que la république ne doit pas seulement changer les institutions politiques, mais remanier la société elle-même ; il y en a qui croient que la république doit être conquérante et propagandiste. Je ne suis pas républicain de cette manière. Si c’était là votre façon de l’être, je ne pourrais vous être utile à rien, car je ne serais pas de votre avis ; mais, si vous comprenez la république comme je la comprends moi-même, vous pouvez compter que je me dévouerai de toute mon âme à faire triompher une cause qui est la mienne aussi bien que la vôtre. »

[Le jour du vote, il se rend dans son fief, le village de Tocqueville].

La population m’avait toujours été bienveillante, mais je la retrouvai cette fois affectueuse, et jamais je ne fus entouré de plus de respect que depuis que l’égalité brutale était affichée sur tous les murs. Nous devions aller voter ensemble au bourg de Saint-Pierre, éloigné d’une lieue de notre village. Le matin de l’élection, tous les électeurs (c’est-à-dire toute la population mâle au-dessus de vingt ans) se réunirent devant l’église. Tous ces hommes se mirent à la file deux par deux, suivant l’ordre alphabétique ; je voulus marcher au rang que m’assignait mon nom, car je savais que dans les pays et dans les temps démocratiques, il faut se faire mettre à la tête du peuple et ne pas s’y mettre soi-même. Au bout de la longue file venaient sur des chevaux de bât ou dans des charrettes, des infirmes ou des malades qui avaient voulu nous suivre ; nous ne laissions derrière nous que les enfants et les femmes ; nous étions en tout cent soixante-dix. Arrivés au haut de la colline qui domine Tocqueville, on s’arrêta un moment ; je sus qu’on désirait que je parlasse. Je grimpai donc sur le revers d’un fossé, on fit cercle autour de moi et je dis quelques mots que la circonstance m’inspira. Je rappelai à ces braves gens la gravité et l’importance de l’acte qu’ils allaient faire ; je leur recommandai de ne point se laisser accoster ni détourner par ceux, qui, à notre arrivée au bourg, pourraient chercher à les tromper ; mais de marcher sans se désunir et de rester ensemble, chacun à son rang, jusqu’à ce qu’on eût voté. « Que personne, dis-je, n’entre dans une maison pour prendre de la nourriture ou pour se sécher (il pleuvait ce jour-là) avant d’avoir accompli son devoir. » Ils crièrent qu’ainsi ils feraient, et ainsi ils firent. Tous les votes furent donnés en même temps, et j’ai lieu de penser qu’ils le furent presque tous au même candidat.

Aussitôt après avoir voté moi-même, je leur dis adieu, et, montant en voiture, je partis pour Paris.

Tocqueville, Souvenirs, 1893.

Annexe 2

Les motivations de l’expansion coloniale selon Jules Ferry.

« Je disais, pour appuyer cette proposition, à savoir qu’en fait, comme on le dit, la politique d’expansion coloniale est un système politique et économique, je disais qu’on pouvait attacher ce système à trois ordres d’idées ; à des idées économiques, à des idées de civilisation de la plus haute portée et à des idées d’ordre politique et patriotique. [...]

Ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévocablement dirigé dans la voie de l’exportation, ce qui lui manque de plus en plus ce sont les débouchés. Pourquoi ? Parce qu’à côté d’elle l’Allemagne se couvre de barrières, parce que au-delà de l’océan les États-Unis d’Amérique sont devenus protectionnistes et protectionnistes à outrance ; parce que non seulement ces grands marchés, je ne dis pas se ferment, mais se rétrécissent, deviennent de plus en plus difficiles à atteindre par nos produits industriels parce que ces grands États commencent à verser sur nos propres marchés des produits qu’on n’y voyait pas autrefois. [...] aujourd’hui, vous ne l’ignorez pas, la concurrence, la loi de l’offre et de la demande, la liberté des échanges, l’influence des spéculations, tout cela rayonne dans un cercle qui s’étend jusqu’aux extrémités du monde.

[...]Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. [...]Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… (Marques d’approbation sur les mêmes bancs à gauche – Nouvelles interruptions à l’extrême gauche et à droite.) [...]

Ces devoirs, messieurs, ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement, quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. (Très bien ! très bien !) Mais, de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquit¬tent avec largeur, avec grandeur et honnêteté, de ce devoir supérieur de civilisation.

[...]

Il est ensuite arrivé à un troisième, plus délicat, plus grave, et sur lequel je vous demande la permission de m’expliquer en toute franchise. C’est le côté politique de la question. Messieurs, dans l’Europe telle qu’elle est faite, dans cette concurrence de tant de rivaux que nous voyons grandir autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou maritimes, les autres par le développement prodigieux d’une population incessamment croissante ; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement ou d’abstention, c’est tout simplement le grand chemin de la décadence ! [...]Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure, toute expansion vers l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de cette sorte, pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer, et dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, c’est descendre du premier rang au troisième ou au quatrième. (Nouvelles interruptions sur les mêmes bancs. – Très bien ! Très bien ! Au centre.) Je ne puis pas, messieurs, et personne, j’imagine, ne peut envisager une pareille destinée pour notre pays. »

Jules Ferry, « Les fondements de la politiques coloniale », discours prononcé à la chambre des députés, 28 juillet 1885

Annexe 3

Le credo de l’homme blanc

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République (1848-1852), NHFC, t.8, Seuil, 2002

Sylvie Aprile, La Révolution inachevée. 1815 – 1870, Belin, 2010

Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Armand Colin, 2011.

Quentin Deluermoz, Le Crépuscule des révolutions (1848-1871), Seuil, 2012

Vincent Duclert, La République imaginée. 1870-1914, Belin, 2010

Bouta Etemad, La Possession du monde. Poids et mesures de la colonisation, Complexe, 2000.

Charles Heimberg, L’Histoire à l’école, modes de pensée et regard sur le monde, Esf éditeur, 2002

Gérard Noiriel, Les Ouvriers dans la société française, XIXe – XXe siècles, seuil, 2002

Alain Ruscio, Le Credo de l’homme blanc, Complexe, 2002

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