2013-03-25

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Remerciements : je voudrais remercier les ami.e.s féministes de mes réseaux,
qui enrichissent considérablement, jour après jour,
mes connaissances et mes informations par leur veille et leur action militante.

“Les femmes n’ont qu’à pas s’habiller comme des salopes”

Les slutwalks, en français marches des salopes, ou marchas da vadias au Brésil où le mouvement rencontre un grand succès, sont parties de Toronto et Boston en 2011. Le point de départ est discursif : le 24 janvier 2011, à Toronto, au cours d’une réunion d’information sur la sécurité après le viol de deux étudiantes, à Osgoode Hall (la cour d’appel Ontario), un représentant de la police déclare : « women should avoid dressing like sluts » (les femmes devraient éviter de s’habiller comme des putes/salopes). L’indignation est immédiate, tant chez les féministes que chez les femmes en général et elles décident de marcher contre ce qu’elles nomment « slut shaming » (le fait de stigmatiser sexuellement les femmes, j’y reviens plus bas), victim blaming (culpabiliser les victimes de viol), composants d’une « rape culture » (culture du viol) trop bien installée en Amérique du Nord comme ailleurs.



Contrairement aux Femen dont je parlais dans le précédent billet, qui constituent un groupe international avec une idéologie unifiée et, désormais, un manifeste, les slutwalks constituent des initiatives locales, à l’échelle d’une ville le plus souvent, avec parfois des relais nationaux ou même continentaux, comme en France, en Inde ou en Australie par exemple. Mais le plus souvent les slutwalks sont véritablement des marches, c’est-à-dire des événements, comme le montrent les sites ou les pages Facebook de Toronto, Strasbourg, Berlin ou Melbourne, qui servent seulement de point d’information le temps de l’événement.

Marcher contre des discours humiliants : slut shaming et victim blaming

Les « sluts » marchent contre des discours, ce qui constitue une spécificité intéressante par rapport aux marches protestataires en général. D’une manière générale, les corps-discours que j’examine dans cette série sont d’ailleurs des protestations contre des stigmatisations discursives, qui impliquent ou accompagnent des oppressions physiques ou existentielles. Sur la page d’accueil du site de Toronto, cette lutte contre le discours est explicitée :

We are tired of being oppressed by slut-shaming; of being judged by our sexuality and feeling unsafe as a result. Being in charge of our sexual lives should not mean that we are opening ourselves to an expectation of violence, regardless if we participate in sex for pleasure or work. No one should equate enjoying sex with attracting sexual assault.

Le slut shaming est une notion qui a été proposée par les féministes canadiennes et américaines : elle désigne un discours consistant à culpabiliser ou inférioriser une femme dont le comportement (vestimentaire, corporel) est jugé ouvertement sexuel. Pour les féministes, le slut shaming  stigmatise en fait la liberté de la sexualité des femmes, s’inscrivant dans une tradition ancienne de diabolisation de la sexualité féminine (un des rituels sémiotiques des slutwalks est le croquage de pomme).



La notion n’a évidemment pas d’équivalent masculin ; un homme sexuellement actif voire agressif est un Don Juan, un homme à femmes ou un tombeur, il n’est pas nommé d’un terme péjoratif. Tout le paradigme lexical de la salope est féminin : pute, putain, traînée, pouffe, pouffiasse, jusqu’aux noms propres du type Marie-couche-toi-là qui n’ont aucun équivalent masculin (le phénomène se retrouve dans d’autres langues, comme le brésilien, avec des composés sexistes du type Maria Gazolina, “femme qui aime bien les coureurs automobiles”). Le slut shaming n’a pas de genre et vient des hommes comme des femmes, comme le montre ce livre d’Ariel Levy paru en 2007, Les nouvelles salopes. Les femmes et l’essor de la culture porno, (bizarrement) traduit de l’anglais Female Chauvinist Pigs: Woman and the Rise of Raunch Culture, qui est presque un traité de slut shaming, dénonçant la sexualisation et la pornographisation croissante des femmes, mais la favorisant également de manière un peu ambiguë. Quant au victim blaming, c’est un discours consistant à dénoncer les comportements provocateurs des femmes agressées ou violées, et à les rendre responsables voire désireuses du rapport sexuel imposé qu’elles ont subi. L’affaire récente de Steubenville (condamnation pour viol de deux adolescents de 16 et 17 ans à un an d’incarcération en centre de détention juvénile) donne des exemples parfaitement représentatifs du victim blaming, soigneusement documentés par Matt Binder dans le tumblr Public shaming (un corpus précieux qui vaudrait bien un article à mon sens, avis aux linguistes anglicistes au cœur bien accroché, masculinistes s’abstenir).

Resignification et agency : les salopes peuvent-elles parler ?

Je paraphrase ici le titre du classique de Gayatri Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, pour insister sur ce qui est peut-être un peu perdu de vue en occident : les femmes qui marchent contre la stigmatisation sont sexuellement subalternisées, ce qui constitue bien une oppression, même si sur le plan social et professionnel, elles peuvent tenir des positions supérieures (je reviendrai dans un prochain billet sur ce point, qui me semble fondamental dans le débat actuel chez les féministes autour des Femen). Si un doute subsistait sur ce point on peut toujours lire, entre mille autres exemples, cet article sur la vente sur Amazon d’un simulateur de viol, ou l’étude désormais célèbre de @Mar_Lard sur le sexisme dans la culture geek.

Donc oui, elles peuvent, car elles prennent, au sens fort du terme, la parole : les slutwalks sont des marches discursives, reposant sur la reprise du discours insultant. Cette volonté de reprendre le terme stigmatisant de l’adversaire pour en faire un outil de lutte relève selon Judith Butler d’un processus dont j’ai déjà parlé, la resignification, au sein d’une capacité produite par le discours humiliant lui-même : la puissance d’agir linguistique (linguistic agency). Le terme resignification est en fait assez large et peut concerner la culture ou l’histoire par exemple ; reappropriation en anglais désigne en revanche précisément une resignification linguistique, qui porte donc sur des dénominations. Reclamation et to reclaim ont également un sens linguistique. En français, réappropriation n’a pas ce sens. Une des caractéristiques de la resignification est sa force de création. Resignifier un discours est en effet un véritable acte d’invention selon Butler qui précise :

Détourner la force du langage injurieux pour contrer son fonctionnement […] La resignification du discours requiert que l’on ouvre de nouveaux contextes, que l’on parle sur des modes qui n’ont jamais encore été légitimés, et que l’on produise par conséquent des formes nouvelles et futures de légitimation (Butler 2004, p. 78-79 ; ital. de l’auteur).

On comprend donc bien à quel point les espaces du web constituent des lieux propices à la resignification-réappropriation, par leur plasticité sémiotique et spatiale. Les corps-discours tant des Slutwalks, que des Femen ou des femmes et hommes violé.e.s du Project Unbreakable, et on le verra dans le prochain billet, des femmes du mouvement Battling Bare, trouvent sur le web la possibilité matérielle de nouveaux espaces discursifs. Ces discours sont natifs du web (Project Unbreakable et Battling Bare) ou non natifs (Slutwalks et Femen) mais bénéficient tous d’une intense circulation sur les sites et les réseaux sociaux, ce qui produit au fur et à mesure d’autres renouvellements discursifs.



Pour que ces inventions s’accomplissent, il faut cependant qu’il y ait la volonté et l’énergie de l’agency, que Charlotte Nordmann définit ainsi :

Dans le champ universitaire contemporain, notamment au sein des cultural studies, ce terme a été conceptualisé comme une notion alternative à celle de maîtrise, et en est venu à désigner une action qui n’a pas pour origine un sujet souverain. L’agency, c’est la puissance d’agir que nous pouvons tirer de notre dépendance fondamentale à l’Autre, au langage ; c’est aussi la résistance que produit nécessairement le pouvoir. […] Pour ce qui est du discours, cela signifie qu’il n’est pas possible d’utiliser des mots qui soient purifiés de tout pouvoir, qui ne soient pas « souillés » par la domination, mais que […] cette situation ne nous interdit en aucune façon de développer une puissance d’agir : c’est depuis l’intérieur des mots du pouvoir que l’on peu critiquer la domination dont ils peuvent aussi être porteurs, comme le montrent les mouvements politiques qui revendiquent les termes mêmes qui les excluent […] (Nordmann, lexique de Butler 2004, 275-276).

La puissance d’agir n’est donc pas seulement énergie, force ou volonté : elle naît de l’humiliation et de l’insulte, auxquelles elle donne une réponse. Si les « provocations » des Femen et des slutwalks sont souvent perçues comme agressives ou déplacées, c’est parce qu’elles reprennent en la retournant la violence sexuelle ou sexualisante adressée aux femmes. C’est ce que disent, dans les slutwalks, tous genres confondus, les inscriptions et pancartes, les vêtements et sous-vêtements volontairement aguicheurs, les maquillages outranciers, les tenues excentriques, les corps dénudés parfois (voir les illustrations ci-dessus).

Slut et salope, deux histoires sociolexicales

Il existe de nombreux exemples de réappropriation linguistique dans le domaine du genre : gay, queer, dyke, butch sont des resignifications désormais bien connues et souvent mentionnées dans les études de genre. Mais il en existe aussi qui sont antérieurs à l’élaboration de la notion, comme les termes négritude en français ou nigga en black english vernacular. Fait moins connu, jésuite est au départ péjoratif, et finit par se neutraliser par réappropriation. Tory, whig et yankee ont également été péjoratifs (Wikipédia donne une liste assez fournie de mots resignifiés en anglais). En 1968, la déclaration de Daniel Cohn-Bendit, « Nous sommes tous des Juifs allemands », emprunt à une chanson de D. Grange « La pègre », ouvre un paradigme qui se déploie jusqu’à nos jours : en 2011, au moment de l’affaire Strauss-Kahn « nous sommes toutes des femmes de chambre » et en 2012, Philippe Corcuff écrit un texte intitulé « Nous sommes tous des juifs musulmans laïcs ». En 1971, le Nouvel Observateur publie le célèbre « Manifeste des 343 », que la une de Charlie hebdo la semaine d’après reformule en « 343 salopes ». Salope est alors resignifié. En 2013, Libération titre de nouveau sur les 343 salopes, pour mentionner le manifeste “Je déclare avoir été violée” lancé par Clémentine Autain. Le trajet de la resignication est toujours le même : du péjoratif au neutre ou au mélioratif : pour qu’il y ait réappropriation, il faut en effet qu’il y ait insulte et blessure, origine de la puissance d’agir linguistique.

Slut fait l’objet d’usages mélioratifs dans les milieux postporn américains depuis les années 1980, en particulier dans le cadre de la défense des sex-workers (travailleurs du sexe, prostitué.e.s et acteur.trice.s pornographiques). Annie Sprinkle, figure emblématique du courant post-porn, elle-même ancienne prostituée et actrice porn, réalise en 1992 un film documentaire intitulé The Sluts and Goddesses Video Workshop – Or How To Be A Sex Goddess in 101 Easy Steps. On y enseigne des savoir faire sexuels et la figure de la slut y est positivée pour ses capacités érotiques. Depuis 1991, Annie Sprinkle anime un atelier lui aussi intitulé Sluts and Goddesses, consacré au plaisir féminin. Devenu artiste et réalisatrice, elle revendique (reclaims) des dénominations appartenant au paradigme de slut : elle se nomme elle-même the « neosacred prostitute » et se définit comme une « multimedia whore » ; l’une de ses œuvres photographiques est intitulée « Why whore are my heroes ». En France, Annie Sprinkle a des continuatrices dans l’engagement féministe pro-sexe et pro-pute de Virginie Despentes par exemple, qui consacre en 2010 un documentaire aux représentantes du mouvement postporn américain, Mutantes. Émilie Jouvet, réalisatrice et photographe, et auteure du premier film porno queer lesbien (One night Stand en 2006), réalise en 2010 Too much Pussy ! Feminist Sluts and the Queer X, dont le titre resignifie clairement le terme slut. Il existe par ailleurs un ouvrage au titre frappant, The Ethical Slut: A Guide to Infinite Sexual Possibilities, portant sur sur le polyamour et la multiplicité des partenaires sexuels vécus de manière « éthique », paru en 1997 et republié en 2009. Slut y est défini ainsi : “a person of any gender who has the courage to lead life according to the radical proposition that sex is nice and pleasure is good for you.” Il existe donc une constellation de termes pseudo-synonymes de slut, whore, salope, pute, prostitute qui font l’objet d’un usage dé-stigmatisant et valorisant dans certains milieux féministes. D’autres tendances féministes sont opposées à la reprise de ce vocabulaire, considéré comme dégradant.

La resignification chez les féministes des slutwalks et chez les Femen n’est donc pas sans contexte. Mais les slutwalks ont la particularité d’accomplir une double resignification : d’une part elles resignifient slut en le resémantisant, voire en le relexicalisant, selon des procédés comme l’autodénomination (« I am a slut » ou port de pancarte portant le mot slut ou encore inscription du mot slut sur soi, en général sur le front et la poitrine) ; mais d’autre part elles procèdent à une stigmatisation du discours stigmatisant, en le nommant slut shaming et victim blaming, donc à un renversement de l’ordre du discours et de la domination discursive. Le processus de remise en jeu des discours est donc double et l’on a donc affaire à une protestation complexe sur le plan discursif et sémantique.

Références

Butler J., 2004 [1997], Le Pouvoir des mots. Politique du performatif [Excitable Speech: A Politics of the Performative], traduction de Charlotte Nordmann avec la collaboration de Jérôme Vidal, Paris, Editions Amsterdam.

Despentes V., 2010, Mutantes [documentaire], Blaq Out.

Easton D., Liszt C.A., 2009 [1997], The Ethical Slut: A Guide to Infinite Sexual Possibilities, Greenery Press, CA.

Levy A., 2007 [2006], Les Nouvelles salopes. Les femmes et l’essor de la culture porno, Paris, éd.Tournon.

Spivak G., 2009 [1988], Les sublaternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam.

Crédits
Premier bloc, de gauche à droite 1. The first Slut Walk protest in Toronto, 3 April 2011, Anton bielousov, Wikimedia Commons. 2. Marchers with Slutwalk Knoxville display signs at Krutch Park Extension in Knoxville, Tennessee, USA, 7 October 2011, Brian Stansberry, Wikimedia commons. 3. Marcha das Vadias em Cuiabá, Brasil, em 3 de junho de 2012. Fora do Eixo, Wikimedia commons. 4. Marcha das Vadias Brasilia, mai 2012, Bianca Cardoso, galerie de l’auteur sur Flickr, CC.
Deuxième bloc : ensemble de slogans du mouvement des slutwalks
Troisième bloc. 1. SlutWalk London 2012, Chris Beckett, galerie de l’auteur sur Flickr, CC. 2. MARCHA DAS VADIAS – Manaus/AM, mai 2012, Coletivo Difusao, galerie de l’auteur sur Flickr, CC. 3. Slutwalk NYC: Union Square, oct. 2011, Dave Bledsoe, galerie de l’auteur sur Flickr, CC. 4. Marcha das Vadias – Rio Grande / RS, 2chamada, galerie de l’auteur sur Flickr, CC. 5. SlutWalk London 2012, Chris Beckett, galerie de l’auteur sur Flickr, CC.
Quatrième bloc : Unes du Nouvel observateur et Charlie Hebdo 1971 et Libération 2013
Cinquième bloc, de gauche à droite : 1. SlutWalk London 2012, Chris Beckett, galerie de l’auteur sur Flickr, CC. 2. Marcha das Vadias – São Carlos, São Paulo, 2012, Fotografia por Jon Torres, galerie de l’auteur sur Flickr, CC. 3. Slutwalk London, 11 June 2011, Alan Denney, Wikimedia Commons. 4. I Am A, 4 June 2011, Hugh Lee, galerie de l’auteur sur Flickr, CC. 5. SLUT, singapore slutwalk 2012, Tamara Craiu, galerie de l’auteur sur Flickr, CC. 6. Marcha das Vadias – São Carlos, São Paulo, 2012, Fotografia por Jon Torres, galerie de l’auteur sur Flickr, CC.

Pour citer ce billet. Paveau M.-A., 25 mars 2013, “Ces corps qui parlent 3. Slutwalks. Salopes et fières de le dire“, La pensée du discours [Carnet de recherche], http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=11883, consulté le…

Prochain billet : Ces corps qui parlent 4. Battling Bare, le combat à dos nu

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