2013-06-20

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Comment, pourquoi, quand on est femme et qu’on a bénéficié d’une éducation supérieure, se rend-on compte si tard de la discrimination dont font aussi l’objet les femmes universitaires ? Ilana Löwy, docteure d’Etat en biochimie, historienne de la médecine et sociologue du genre, propose dans L’emprise du genre (La Dispute, 2006) une réponse autobiographique à cette question dans un prologue intitulé “Un mauvais faciès en héritage”, texte magnifique dont elle a accepté de reproduire quelques extraits sur Academia.

« Être, juif c’est être marqué à vie. Cela signifie que même si, vu de l’extérieur, ma vie ressemble en tout point à celle d’un autre, à chaque moment, à chaque étape de mon existence, je peux être définie comme ‘différente’. Ceux qui n’ont pas vécu cette expérience ne peuvent l’appréhender tout à fait. Ils ne peuvent comprendre celui qui porte un tel poids sans pouvoir s’en libérer. Cette singularisation constitue toujours une expérience négative, puisqu’en un sens, elle condamne à un sort malheureux ».

Kinga Dunin et Malgorzata Melchior, 1991[1]

Grandir avec un “mauvais faciès”

J’ai tiré un « mauvais numéro » dans la loterie génétique. Mes parents n’avaient pas l’air spécialement juif. Si les experts locaux de la « reconnaissance des juifs », très présents en Pologne même après-guerre, n’avaient aucune difficulté à identifier leurs origines, ils pouvaient néanmoins se fondre dans la foule. En revanche, avec mon teint mat, mes yeux « orientaux » et mes cheveux noirs et bouclés, je ne ressemblais vraiment pas aux enfants polonais à la peau claire, aux yeux bleus et aux cheveux blonds et raides. La Pologne des années 1950 n’étant pas une société multiraciale ou multiculturelle et les touristes étrangers y étant rares, j’étais immédiatement identifiable comme l’« autre ».

Mon visage « exotique » m’apportait certains avantages. D’autres petites filles enviaient mes boucles, et ma physionomie inhabituelle me donnait accès à des rôles intéressants dans les spectacles montés à l’école. Basés le plus souvent sur des contes folkloriques ou des classiques de la littérature enfantine, ces spectacles jouaient un rôle important dans le système éducatif polonais, même à l’école maternelle. Grâce à mon apparence physique, j’obtenais facilement les rôles de gitanes, de démons ou de sorcières. Mais il m’arrivait de rêver que j’élargissais l’éventail de mes rôles. Quand mon école monta La Reine des neiges d’Andersen je crus enfin tenir ma chance de jouer un membre d’une famille royale. L’une des héroïnes était décrite comme une « princesse d’un pays lointain » et j’essayai de convaincre ma maîtresse qu’il pouvait s’agir d’un pays du Sud. J’échouai. Le rôle de la princesse fut attribué à une fille aux longues tresses blondes et aux grands yeux bleus ; quant à moi, on m’attribua le rôle de la petite gitane sauvageonne qui ne se sépare jamais de son couteau bien aiguisé. L’impossibilité de jouer une princesse, un ange, ou même une simple paysanne était néanmoins compensée par l’abondance et l’intérêt des « personnages noirs », ainsi que la faible compétition pour ces rôles. Tout compte fait, je me suis bien amusée.

Certaines conséquences de mon faciès atypique étaient, hélas, moins agréables. Un seul antisémite dans un lieu public et mon visage attirait invariablement les remarques. Certaines d’entre elles étaient agressives – « Juive, va–t’en en Palestine », certaines descriptives — « regardez cette petite Juive », certaines compatissantes « ma pauvre, tu es condamnée à brûler dans le feu éternel ». Autant que je m’en souvienne, ces remarques ne m’affectaient guère. Mes parents, Juifs laïques, m’avaient patiemment expliqué que le terme « Juif » signifie simplement que nous ne sommes pas des Polonais de souche, statut qui du reste n’avait rien d’exceptionnel. Une de nos voisines était ukrainienne, la mère d’une de mes meilleures copines était russe et parmi les amis proches de mes parents figurait un couple de résistants allemands, anciens déportés qui, après leur libération, avaient choisi de rester en Pologne. Les Juifs, ajoutaient mes parents, avaient une longue Histoire, une culture spécifique et une langue, le Yiddish. Mes parents le parlaient parfois entre eux ; il leur arrivait d’acheter le journal Folks Schtyme (« La voix du peuple »), publié par la section juive du parti communiste polonais – principalement pour la langue, précisaient-ils, car son contenu était très ennuyeux. Lorsque le Théâtre Yiddish National s’installa dans notre ville, ils devinrent des spectateurs assidus. Ma mère était une grande admiratrice de l’actrice Ida Kaminska, directrice de ce théâtre, ainsi que de toute la grande tradition du théâtre Yiddish en Europe de l’Est. Elle considéra la « liquidation » de ses principaux représentants en Union soviétique comme un des pires crimes de Staline.

Être juif, disaient mes parents, n’est ni un déshonneur, ni un titre de gloire ; ce n’était ni mieux ni pire que d’être polonais. Si certains individus « primitifs » détestaient les Juifs, il ne fallait pas trop leur prêter attention. Je pensais que le terme « primitif » désignait des gens grossiers, dépourvus d’éducation comme les paysannes qui se battaient pour un emplacement au marché ou les ivrognes agglutinés autour des débits de boisson. Je fus donc très surprise lorsque j’entendis une remarque antisémite de la part d’un voisin, un avocat qui occupait un des rares « bons » appartement de l’immeuble – c’est-à-dire : un peu moins délabré que les autres. Comment est-il possible, avais-je interrogé mes parents, que Maître X se comporte comme un « primitif » ? Ma mère me répondit que le fait d’être « primitif » est une disposition intérieure, sans lien obligatoire avec le niveau d’éducation ou le statut. Heureusement, ajouta-elle, les personnes « primitives » sont assez rares, et l’on trouve des gens très bien dans toutes les couches sociales. Et quand les enfants avec qui je jouais dans la cour de l’immeuble revinrent de leur premier cours de catéchisme en disant « les Juifs ont tué Jésus » et s’attaquèrent au seul Juif qu’ils connaissaient — moi — mes parents déclarèrent que le prêtre était un ignorant et que les enfants avaient réagi de façon stupide, sans vraiment comprendre ce qu’ils disaient.

Mes souvenirs de rencontres avec l’antisémitisme polonais sont fort semblables à ceux merveilleusement racontés dans le livre d’Eva Hoffmann, Une vie entre les mots[2]. Comme pour elle, ma différence fut à la fois une contrainte et un moyen d’être unique, donc plus intéressante. L’antisémitisme posait évidement un problème mais, si mes souvenirs sont exacts, il était loin d’être ma principale préoccupation. La grande différence entre ma situation et celle d’Hoffmann est que mes parents n’étaient pas des gens aisés. Ils ne vivaient pas du commerce semi-légal qui pouvait se révéler assez lucratif, mais du salaire de mon père, modeste employé dans une usine de textile. Ils appartenaient donc à la catégorie des personnes décrites dans Une vie entre les mots comme « malchanceux ou imbéciles ». Mes parents, contrairement à ceux d’Hoffmann, n’avaient ni bonne, ni « beaux meubles », ni même de salle de bain (nous nous lavions dans la cuisine, dans une grande bassine d’eau chauffée sur la cuisinière, ce que ne me dispensait pas du bain quotidien). Aisance matérielle est un terme relatif ; et une famille considérée comme « aisée » dans la Pologne des années 1950 n’était évidemment pas riche selon les standards occidentaux. Toutefois, les familles qui n’étaient pas obligées de lutter pour bénéficier du minimum de biens de consommation courante — membres de la nomenklatura avant tout, mais aussi certains experts et une poignée d’artisans et de commerçants — avaient un avantage considérable. En outre, nous habitions dans un quartier populaire, ce qui augmentait les chances de rencontres avec des gens « primitifs » prompts à réagir à mon faciès atypique. Mes parents avaient toujours des explications très raisonnables au comportement de ces personnes. Pourtant, leur discours rassurant était souvent contredit par de fortes réactions émotionnelles.

Ma mère m’a souvent raconté l’incident qui l’a convaincue de quitter la Pologne pour immigrer en Israël malgré son attachement profond à la culture polonaise et son absence de convictions sionistes. Un été, alors que je jouais sur la plage, j’ai jeté par inadvertance (du moins je l’espère) du sable sur une femme couverte d’huile de bronzage. Furieuse, celle-ci alla chercher ma mère et hurla, « je ne comprends pas pourquoi Hitler n’a pas fini son travail ; c’est une honte que des créatures comme votre fille soient en vie ! » . Ma mère, qui avait perdu toute sa famille dans les camps de concentration, fut évidemment très choquée, d’autant plus que, d’après elle, aucun des nombreux témoins n’avait daigné réagir. L’incident, souvent répété, a fini par faire partie de la légende familiale  mes souvenirs sont donc fortement teintés par la version de ma mère. Mais je me souviens néanmoins de la différence entre sa réaction et la mienne. Cet incident m’avait semblé, à moi, dénué d’importance. Gamine plutôt turbulente, j’étais habituée à la colère des adultes agacés par mon comportement. En revanche, ma mère avait été tellement perturbée par cet événement qu’il lui fallut plusieurs jours pour retrouver le calme. Malgré leurs efforts — efficaces — pour me convaincre que l’antisémitisme n’était qu’une manifestation parmi d’autres de la bêtise humaine, mes parents étaient très affectés chaque fois que j’étais l’objet de remarques antisémites.

Mes parents ont affirmé par la suite que leur décision d’immigrer en Israël n’avait pas été motivée par la volonté d’améliorer leur situation matérielle — ils étaient bien plutôt conscients de la difficulté à commencer une nouvelle vie sans argent ni qualifications professionnelles de haut niveau — mais par leur aspiration à me voir grandir sans le handicap d’un « mauvais faciès ». Peut-être les antisémites dangereux n’étaient-ils pas si nombreux en Pologne, mais un seul pouvait suffire… Derrière les explications très rationnelles de mes parents se cachait donc une bonne dose de peur, ancrée dans les souvenirs de l’antisémitisme polonais traditionnel, mais avant tout, due aux événements récents: Shoah, puis vague de violence meurtrière contre les Juifs polonais après la guerre. Pour la génération de mes parents, l’antisémitisme était loin de n’être qu’une croyance erronée.  […]

Déni et intériorisation de l’oppression: Juifs, femmes et homosexuels

À huit ans, j’ai émigré en Israël avec mes parents, laissant derrière moi une langue, des amis d’enfance, des mœurs familières, des paysages, des sons et des odeurs et mon « mauvais faciès ». En Israël, pays peuplé d’individus aux traits sémitiques — juifs et arabes — à la peau foncée, aux cheveux noirs et bouclés, je ressemblais à des dizaines d’autres filles de mon âge. Il m’est arrivé de me moquer de mon apparence stéréotypée en me décrivant par exemple, à quelqu’un qui ne m’avait jamais vue, comme une « cousine de Beit Shaan » (petite ville pauvre au nord du pays, habitée par des juifs d’origine nord-africaine) ; je faisais ainsi allusion au fait que souvent, on m’avait demandé si j’avais de la famille là-bas. J’avais perdu mon « exotisme », mais aussi le stigmate qui lui était attaché.

À partir de l’âge de huit ans, j’ai eu de bonnes raisons de me considérer comme un membre de plein droit de la société dans laquelle je vivais. Ou, plutôt, comme un membre de quasi plein droit. Les divisions, les lignes de faille n’avaient pas entièrement disparu. En Israël, il s’agissait plutôt de différences de classe. Élève dans un lycée réputé, je ne pouvais ignorer totalement l’écart qui me séparait de certaines de mes camarades, originaires de milieux plus aisés. En arrivant en France pour entreprendre mes études de second cycle, j’ai rapidement pris conscience de mon statut d’étrangère et des discriminations qui lui étaient associées. Les problèmes liés à ma maîtrise imparfaite du français, l’absence de réflexes acquis lors d’une socialisation en France, les défaillances impossibles à combler d’une éducation reçue principalement à l’étranger et ne pouvant donc pas être jugée selon les termes usuels de réussite dans un concours par exemple, ont occulté l’existence de problèmes liés à mon genre.

Comme beaucoup de femmes progressistes, j’étais, cela va de soi, consciente de l’existence de l’oppression des femmes. Je soutenais les luttes des ouvrières, des chômeuses, des femmes palestiniennes sous occupation israélienne, des femmes israéliennes soumises à l’emprise de lois religieuses archaïques, des femmes polonaises ou irlandaises ne pouvant avorter légalement, des femmes indiennes punies si elles n’accouchent pas d’un garçon, des femmes victimes de la pauvreté, des guerres, de l’ignorance, de la violence domestique, du fanatisme religieux — c’est à dire de femmes très différentes de moi ou de mes amies. Membres de la génération qui entrait dans la vie professionnelle dans les années 1970 et 80, nous croyions que les discriminations contre les femmes — du moins contre celles dotées d’un capital éducatif et culturel approprié — appartenaient à un passé révolu. Ce n’est que progressivement, en observant l’écart moyen qui se creuse entre les trajectoires professionnelles des hommes et des femmes et les avantages dans la vie privée liés à la possession d’un corps masculin, que j’ai pris conscience des conséquences de mon « mauvais genre ». J’ai été obligée, à mon corps défendant, de reconnaître ma parenté avec ce personnage peu attrayant : celui de « la femme discriminée » et de réaliser que, contrairement à mes convictions antérieures, l’emprise du sexisme n’était pas près de disparaître.

Ma mère, jeune ouvrière, adhéra un temps au parti communiste polonais. Elle m’a raconté que, la foi en l’URSS aidant, elle était persuadée d’appartenir à la dernière génération à souffrir des effets extrêmes de l’inégalité sociale et que ses enfants grandiraient dans un monde bien plus juste. Adolescente, je considérais qu’elle avait fait preuve d’une naïveté sans bornes. Même sa jeunesse et son manque d’éducation ne justifiaient pas un tel aveuglement face aux réalités économiques et politiques les plus élémentaires. En regardant en arrière, je m’aperçois qu’en croyant à l’avènement rapide d’une véritable égalité des sexes, j’ai fait preuve d’une naïveté égale à la sienne. Et je n’ai même pas l’excuse d’une absence d’éducation formelle…

En prenant conscience que les discriminations contre les femmes ne touchent pas que les autres j’ai également pris conscience des affinités entre antisémitisme et sexisme. L’expérience des Juifs qui ont grandi dans la Pologne communiste rappelle par certains aspects celle des femmes, et plus généralement, des groupes définis comme « inférieurs ». Les femmes savent bien qu’elles ne sont pas traitées à égalité avec les hommes, mais qu’elles vivent dans une société ou leur discrimination est soit banalisée, soit niée[3]. Elles sont exposées aux insultes et au harcèlement lié à la sexualisation et/ou la désexualisation permanente de leur corps, insultes dont elles doivent souvent minimiser la portée. De nombreuses femmes vivent dans la crainte subliminale des agressions. Il s’agit souvent de faits minimes qui séparément, n’ont que peu d’importance, mais qui, pris dans leur ensemble, suscitent un sentiment d’appréhension. Les femmes, explique la philosophe féministe nord-américaine Sandra Bartky, sont souvent sur la défensive : « elles anticipent toujours la possibilité d’être attaquées, offensées, ridiculisées, dénigrées, victimes d’une insensibilité aveugle des autres »[4]. Les réactions défensives peuvent être aggravées par l’absence de solidarité de groupe ; ainsi la disparition des structures communautaires juives dans la Pologne communiste, aggrava les problèmes des enfants obligés d’affronter seuls leur différence. […]

Dans son livre Réflexions sur la question gay, Didier Eribon décrit les conséquences d’une vie passée dans un « monde d[’…]insultes ».[5] Les homosexuels, dans les sociétés occidentales, ne sont plus persécutés par la loi, peuvent développer des liens émotionnels et érotiques satisfaisants, maintenir des rapports professionnels et amicaux avec des hétérosexuels, s’exprimer à travers l’art, agir dans la cité. Néanmoins ils continuent à vivre dans une société où beaucoup les perçoivent — Eribon parle principalement des homosexuels mâles — comme inférieurs aux hétérosexuels, « anormaux », « dégoûtants » ou « grotesques ». L’adoption d’un profil bas par certains ou, à l’autre extrême, d’une posture « hyper masculine », n’a pu effacer l’image négative du pédéraste efféminé et la perception de l’homosexualité comme déviation. Vivre dans la crainte permanente des insultes — majeures ou mineures, délibérées ou non intentionnelles — a des effets insidieux sur les homosexuels. Beaucoup intériorisent le mépris de l’homosexualité et même ceux qui rejettent rationnellement l’homophobie ont du mal de se débarrasser de la perception de l’homosexuel comme « inférieur ». L’oppression psychologique de l’homosexuel, explique Eribon en faisant référence à Sartre, est fort semblable à celle du Juif dans une société antisémite. Dans les deux cas, un individu se sent incapable de se libérer du personnage fantôme « qui le hante et qui n’est autre que lui-même, lui-même tel qu’il est pour autrui ».[6]

Les femmes partagent avec les Juifs et les homosexuels les effets de l’intériorisation du mépris à leur encontre. Dans le roman de George Eliot, Daniel Deronda, publié en 1876, la mère du héros éponyme, musicienne renommée, explique à son fils le poids insupportable des contraintes imposées à un individu né avec un corps doublement marqué — comme femme et comme juive. Tout en ayant conscience de ses dons exceptionnels, elle doit subir « l’esclavage d’un destin féminin ». Elle sait très tôt qu’elle ne pourra échapper au moule dans lequel une femme juive doit se couler, qu’elle devra « mutiler » son esprit, comme le faisaient les Chinoises de leurs pieds. À défaut de pouvoir se libérer des contraintes imposées aux femmes, elle tentera du moins de se libérer du poids de ses origines ; en confiant son fils à une famille chrétienne, elle essayera de le sauver du mépris écrasant porté aux Juifs. [7]

*

*     *

Contrairement à Irena Ziolkowska, je n’ai pas librement choisi d’émigrer en Israël. Il n’est donc pas étonnant que j’ai eu une tout autre attitude à l’égard de l’antisémitisme polonais. Pendant longtemps j’ai réussi à effacer de ma mémoire le souvenir des discriminations que j’avais vécu enfant. […] Des années plus tard, je fus obligée malgré moi de faire face aux souvenirs de mon enfance avec un « mauvais faciès ». Ils réapparurent graduellement lors de voyages en Pologne. Ils refirent surface quand je tentais d’analyser les raisons de réactions violentes et « irrationnelles » que j’avais face à des incidents antisémites mineurs. Puis ils commencèrent à se superposer à des images plus récentes concernant le traitement des femmes comme individus de moindre valeur. Il est admis, avais-je progressivement appris, que l’on exige des femmes qu’elles exercent un contrôle plus étroit de leurs corps et de leur comportement, qu’elles soient jugées en fonction de critères plus restrictifs de beauté physique, qu’elles soient plus souvent victimes de harcèlement et de dépréciation ou encore perçues comme moins aptes à exercer des fonctions d’autorité et de pouvoir.

Les femmes qui ne veulent pas être jugées hystériques, instables, aigries ou agressives doivent accepter l’existence de ces différences « normales » entre les sexes. En me demandant ce que « normal » voulait dire dans ce contexte, j’en suis arrivée à la conclusion qu’il apparait tout aussi normal, pour un individu né avec deux chromosomes X, de limiter ses exigences, que pour une personne aux « traits sémites » (ou à la peau foncée ou tout autre signe de différence) d’accepter d’emblée d’avoir à composer avec un handicap héréditaire. Mon expérience précoce d’appartenance à un groupe stigmatisé a donc fortement coloré mon expérience de vie dans une société qui proclame officiellement l’égalité des sexes mais continue en fait à favoriser les garçons et les hommes.

Parallèlement, j’ai réalisé que ma conviction rationnelle, selon laquelle l’antisémitisme n’est qu’une superstition véhiculée par des imbéciles, ne suffisait pas pour échapper aux conséquences d’une enfance avec un « mauvais faciès ». Mes expériences précoces ont façonné certains de mes traits de caractère, y compris ceux qui me compliquent la vie, comme par exemple un faible seuil de tolérance à tout ce que je perçois, assez souvent à tort, comme un traitement injuste. Il n’est pas très intéressant de passer sa vie adulte à s’apitoyer sur son enfance, d’autant que la mienne a été stimulante et raisonnablement heureuse. Cependant, le déni systématique d’expériences pénibles peut conduire à un état défini par la philosophe Gillian Rose — au sujet du refus de sa propre mère à reconnaître la souffrance liée à l’extermination de sa famille — comme « un malheur jovial ».[8] […] Je dois reconnaître qu’il est difficile de se débarrasser de la « petite fille au mauvais faciès » qui demeure en moi. Elle vient régulièrement jeter un coup d’œil ironique sur mes efforts pour appréhender la complexité des transformations récentes dans les rapports entre les sexes, sans perdre de vue un constat très simple: toute discrimination est inacceptable.

[1] Kinga Dunin et Malgorzata Melchior, « Zyd i antysemita »(« Juif et antisémite ») , in Marek Czyzewski, Kinga Dunin et Andrzej Piotrowski, (eds.), Cudze problemy: O waznosci tego co niewazne, (Les problèmes des autres: sur l’importance des choses dépourvues d’importance)  Varsovie: Osrodek Badan Spolecznych, 1991, pp. 37-78, p. 63.

[2] Eva Hoffman, Une vie entre les mots, Paris: Belles Lettres, 1992 (1989) .

[3] Ellyn Kaszak, Engendered Lives: A New Psychology of Women’s Experience, New York: Basic Books, 1992.

[4] Sandra Lee Bartky, Feminity and Domination: Studies in the Phenomenology of Oppression, London et New York: Routledge, 1990, p. 18.

[5] Didier Eribon,  Réflexions sur la question gay, Paris: Fayard, 1999.

[6] Jean Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris: Gallimard (Folio) 1985 (1946) p. 81; Eribon,  Réflexions sur la question gay, op. cit., pp.158-160.

[7] George Eliot, Daniel Deronda, Oxford et New York: Oxford University Press, 1988, (1876), pp.540-544.

[8] Gillian Rose, Love’s Work, Londres: Vintage, 1997(1995), p. 15.

Extrait de: Ilana Löwy. L’Empire du genre.: masculinité, féminité, inégalité. Paris: La Dispute, 2006.

Quatrième de couverture:

Les privilèges associés à la possession d’un corps masculin sont un peu comme les têtes de l’Hydre qui repoussent dès qu’on les a coupées. Après un siècle d’importantes conquêtes des femmes occidentales, hommes et femmes, dans la vie, sont toujours loin de jouer avec les mêmes cartes. Comment l’expliquer ? Le maintien des privilèges masculins résulte du façonnement asymétrique de la masculinité et de la féminité, montre Ilana Löwy. La première se construit dans la compétition entre les hommes et autour de leur capacité à agir sur le monde extérieur, tandis que la seconde, inséparée du corps sexué, s’organise aujourd’hui encore autour des relations à l’autre sexe et de la maternité. L’Emprise du genre explore les mécanismes qui reproduisent cette asymétrie au plus intime de la socialisation différenciée des filles et des garçons, des règles de séduction masculine et féminine, de la gestion des corps de l’un et l’autre sexe par la médecine et par la science, des qualités valorisées dans la sphère professionnelle et de la distribution du pouvoir au sein des couples hétérosexuels. Subjectif et savant, engagé et mesuré, ce livre éclaire le présent des relations de genre. Les interrogations qu’il propose aux lecteurs touchent à leur expérience personnelle et concernent autant la société dans laquelle ils vivent que l’avenir qui attend leurs filles.”

Table  des matières

Prologue : Un « faciès » en héritage

Chapitre premier. «  Des évidences invisibles » : rôles, identités et reproduction des discriminations.

Vers une réelle égalité des sexes ? – Le marketing de la femme « différente, mais égale» – Les contradictions du progrès – L’évident et l’invisible – « Les autorités invisibles » – La reproduction de la hiérarchie du genre : l’ancien et le nouveau – Identités existentielles et hiérarchie du genre – Le pouvoir des autorités invisibles : domaines et modes d’intervention

Chapitre II.  « L’homme dans la tête » : éducation, socialisation et hétérosexualité

Le pouvoir invisible des relations hétérosexuelles – L’attraction hétérosexuelle et la hiérarchie du genre : nature ou culture ? – La modernité tardive et la féminisation de l’éducation – La sexualité des adolescents et le façonnement des identités masculines et féminines

Chapitre III. La politique d’inégalité des rôles esthétiques

La permanence de l’inégalité des « rôles esthétiques » – La séduction : le public et le privé – L’inscription de l’inégalité des « rôles esthétiques »  dans les corps : les dilemmes de la chirurgie esthétique – L’industrie de la minceur : la science, le marketing et le corps des femmes – L’anorexie mentale : culte de la minceur ou refus de la féminité ? – Le corps vieillissant : la fin inévitable de la féminité – Les corps abjects et la reproduction de la hiérarchie du genre

Chapitre IV. La masculinité, la féminité et « le sexe en flacon »

Les molécules et la différence entre sexe et genre – La difficile genèse du sexe des molécules – Intersexualité et identité du genre – La transsexualité et « le sexe en flacon » – Les hormones sexuelles et la différence entre sexe et genre

Chapitre V. Le corps hormonal de la femme et la reproduction des inégalités

Les hormones et les femmes – L’ambivalence de la contraception hormonale – Le syndrome prémenstruel : déséquilibre hormonal ou problème culturel ? – « Reproduire le présent » : l’assistance médicale à la procréation et la hiérarchie du genre – Ménopause : la « molécularisation » d’un phénomène culturel ? – Les corps hormonaux des femmes entre acceptation et résistance

Chapitre VI. Genre et autorité professionnelle

Les ambitions professionnelles des femmes et la féminité comme mascarade – La féminité comme atout :les hommes et les femmes dans les activités « féminisées » – Féminité versus efficacité professionnelle : les dilemmes des professions « unisexe » – L’idéal égalitaire et les schémas de genre :les femmes dans les sciences – Les femmes et la profession médicale : un succès exemplaire ? – Mettre les femmes à leur place : le harcèlement sexuel et le tissu cicatriciel – Un équilibre précaire

Chapitre VII. Couples hétérosexuels, libre choix et construction de la hiérarchie du genre

Comment la « petite différence » devient grande – Le libre choix et les formes nouvelles de discrimination contre les femmes – « Le couple par consentement mutuel » et le travail salarié – « Le couple par consentement mutuel » et l’hétérogamie – « Le couple par consentement mutuel » et le divorce – « Le couple par consentement mutuel » et les récits « comme si »

Conclusion. Les neuf têtes de l’Hydre

Le pouvoir du « mythe de l’égalité des sexes » – Égalité et différence – Autosurveillance des femmes – Des futurs multiples – Couper les têtes de l’Hydre

Bibliographie

288 pages, 23 euros.  ISBN : 2-84303-124-9

LA DISPUTE éditeurs. 109, rue Ofilla l75020 Paris.  01 43 61 99 84; la.dispute@wanadoo.fr

Diffusion et distribution en France : CDE-Sodis. Diffusion en Belgique, au Canada et en Suisse : Gallimard export

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