2017-02-27



Drame/Un beau duo d'acteurs pour une histoire intimiste touchante

Réalisé par Denzel Washington

Avec Denzel Washington, Viola Davis, Stephen Henderson, Russell Hornsby, Mykelti Williamson, Saniyya Sidney, Jovan Adepo...

Long-métrage Américain

Durée: 02h19mn

Année de production: 2016

Distributeur: Paramount Pictures France

Date de sortie sur les écrans américains : 25 décembre 2016

Date de sortie sur nos écrans : 22 février 2017



Résumé : L'histoire bouleversante d’une famille où chacun lutte pour exister et être fidèle à ses rêves, dans une Amérique en pleine évolution. Troy Maxson aspirait à devenir sportif professionnel, mais il a dû renoncer et se résigner à devenir employé municipal pour faire vivre sa femme et son fils. Son rêve déchu continue à le ronger de l’intérieur et l’équilibre fragile de sa famille va être mis en péril par un choix lourd de conséquences…

Bande annonce (VOSTFR)

Extrait - Les temps ont changé (VOSTFR)

Extrait - "Face à face" (VOSTFR)

Ce que j'en ai pensé : FENCES s'inspire de la pièce de théâtre éponyme d'August Wilson et Denzel Washington, le réalisateur, l'adapte ici en lui conservant son âme théâtrale. Peu de changement de décor et des échanges fleuves entre les protagonistes sont au programme. L'ambiance et l'esprit de l'époque sont très bien retranscrits. Le spectateur comprend de suite les frustrations construites au cours de la vie du personnage principal, Troy Maxson. On sent que sa personnalité va se révéler plus complexe qu'il n'y paraît au départ.

Bien que FENCES se positionne dans une époque de lutte raciale et de changement sociétal, les thèmes abordés sont universels et touchent tout le monde. Depuis l'angoisse des parents pour l'avenir de leurs enfants, en passant par les mauvaises décisions prises par la force de nos faiblesses, jusqu'à l'amour et l'importance de la famille, tout ici parle au cœur des spectateurs. Les défauts de Troy Maxson, interprété par Denzel Washington, sont à l'origine de bien des peines et d'actes manqués. L'acteur lui offre aisément cette présence plus grande que nature. Il est aussi très convaincant pour exprimer les contradictions de ce protagoniste.



Face à lui, Viola Davis interprète sa femme, Rose. Il s'agit là aussi d'un rôle de composition qui est fortement lié à l'époque du film. Viola Davis est touchante et son jeu est très fin. Elle complète parfaitement le jeu de Denzel Washington à l'écran. Elle a d'ailleurs remporté l'Oscar du meilleur second rôle féminin pour cette interprétation.

De ce fait, leur couple et les problèmes qu'il rencontre prennent une dimension humaine crédible.

Bien que des longueurs s'installent par moments, ce long-métrage a un style assumé et clair qui nous guide au travers des difficultés que rencontre la famille Maxson. Les personnages secondaires permettent aux spectateurs de connaître les réactions de Rose et Troy au-delà de leur relation de couple. Il y a d'ailleurs des moments très touchants entre Troy et son frère Gabriel, interprété par Mykelti Williamson.

FENCES est un drame intimiste qui permet à deux superbes acteurs de nous offrir un portrait de famille entre ombre et lumière, à la fois touchant et sans concessions sur la nature humaine.

NOTES DE PRODUCTION

(A ne lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)

INTRODUCTION par Samuel G. Freedman

À la fin du mois d’octobre 1941, des tailleurs de pierre achevaient leur travail dans une région enclavée du Dakota du Sud. Au bout de 14 ans de dur labeur, d’efforts et de prise de risque, ils avaient fini d’immortaliser les visages de quatre présidents américains dans le granite du Mont Rushmore.

Ces bustes imposants de Washington, Jefferson, Lincoln et Theodore Roosevelt visaient tout simplement à camper un panthéon de divinités dédié à la religion civile de la démocratie américaine. Et pour une nation qui sortait à peine des affres de la Grande Dépression et qui allait bientôt mener une guerre totale contre le fascisme, le monument servait de rappel tangible à plusieurs grands principes : la détermination, l’héritage et l’« exceptionnalisme américain », autrement dit le sentiment d’occuper une place à part parmi les nations.

Pendant les dix dernières années de la réalisation du Mémorial du Mont Rushmore, le théâtre américain a vu la naissance de son équivalent symbolique. C’est à cette époque qu’Eugene O’Neill, déjà récompensé du prix Nobel de littérature, rédige ses deux chefs d’œuvre, LE MARCHAND DE GLACE EST PASSÉ et LONG VOYAGE VERS LA NUIT. Au même moment, la jeune génération, incarnée par Tennessee Williams et Arthur Miller, prenait Broadway d’assaut avec des pièces qui allaient rester dans les mémoires comme étant leurs plus grands succès : LA MÉNAGERIE DE VERRE, UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR, et MORT D’UN COMMIS VOYAGEUR.

Au cours des décennies suivantes, O’Neill, Williams et Miller ont peuplé de leurs personnages le Mont Rushmore virtuel du théâtre américain. Ces trois dramaturges ont occupé cette place pendant si longtemps – et bâti une telle tour d’ivoire autour d’eux – que pendant de nombreuses années, on a cru qu’à l’inverse des présidents emblématiques gravés dans la pierre, il ne pourrait y en avoir un quatrième. Et la composition de ce panthéon a implicitement renforcé le message à une nation marquée par le péché originel de l’esclavage_: les plus grandes œuvres artistiques ne pouvaient être conçues que par des Blancs, pour des Blancs et sur des Blancs. Toutes ces certitudes, cette arrogance et ce sentiment de supériorité ont été balayées un soir d’avril 1984 lorsque la pièce d’August Wilson, MA RAINEY’S BLACK BOTTOM, a été jouée pour la première fois au Yale Repertory Theatre. Quand l’auteur s’est éteint, tragiquement, des suites d’un cancer en 2005, à l’âge de 60 ans, après avoir écrit une série de pièces sans précédent sur la condition des Noirs en Amérique, il avait déjà gagné sa place parmi les dieux du théâtre américain. Et à l’échelle mondiale, Wilson ne peut être comparé qu’à une poignée de génies du théâtre comme Shaw, Tchekhov, Ibsen, Beckett, Pinter ou Fugard.

« Héroïque n’est pas un mot qu’on utilise souvent à la légère pour décrire un écrivain ou un dramaturge », a déclaré Tony Kushner, l’auteur de ANGELS IN AMERICA récompensé du Pulitzer, après la disparition de Wilson. « Mais l’énergie et la détermination qui ont accompagné la création de ce corpus d’œuvres relèvent vraiment du récit épique ». Cette épopée est intitulée THE AMERICAN CENTURY CYCLE et consiste en 10 drames retraçant l’histoire des Afro-Américains, chacune des pièces se déroulant au cours de l’une des décennies du XXe siècle. Grâce à cette amplitude temporelle, Wilson explore les conséquences dévastatrices de l’esclavage (GEM OF THE OCEAN, JOE TURNER’S COME AND GONE), les grandes migrations du Sud rural vers le Nord urbain (MA RAINEY’S BLACK BOTTOM, THE PIANO LESSON) jusqu’aux bouleversements économiques liés à la guerre du Vietnam et au mouvement des droits civiques (TWO TRAINS RUNNING, JITNEY), avant de se pencher sur la désintégration des communautés noires pendant l’épidémie de crack (KING HEDLEY II). En homme visionnaire, Wilson a conclu son cycle en décrivant dans RADIO GOLF la naissance d’une bourgeoisie afro-américaine, qu’il voyait comme le signe ultime de l’éradication de l’histoire des Noirs.

Mais aucune pièce n’a eu autant de retentissement et de succès que FENCES, qui a été montée pour la première fois en 1985. Ce drame familial situé dans les années 1950 a été joué 525_fois à Broadway, plus que toute autre oeuvre de son auteur, et a remporté les trois récompenses les plus prestigieuses : le Pulitzer, le Tony Award et le New York Drama Critics’ Circle Award. En 2010, la reprise de la pièce à Broadway avec Denzel Washington et Viola Davis a été récompensée de plusieurs Tony : celui de la meilleure reprise, de la meilleure actrice et du meilleur comédien pour Viola Davis et Washington.

Il était logique que FENCES soit donc la première pièce de Wilson à être adaptée au cinéma : Denzel Washington en signe la réalisation et se met en scène aux côtés de Viola Davis.

L’œuvre d’August Wilson n’a tout simplement pas d’équivalent dans les annales du théâtre américain. O’Neill avait un projet de onze pièces sur l’histoire d’une famille mais il n’a pu en écrire que deux avant d’être terrassé par la maladie de Parkinson. Quant à Williams et Miller, la suite de leur carrière, il faut bien le reconnaître, n’a pas été à la hauteur de leurs premiers succès. Si on doit trouver une analogie artistique à l’épopée de Wilson, c’est sans doute en dehors de la littérature qu’il faut la chercher – par exemple du côté du peintre Jacob Lawrence et de sa série intitulée MIGRATIONS. Véritable œuvre d’histoire lyrique, THE AMERICAN CENTURY CYCLE enchevêtre des existences individuelles et les plonge dans l’histoire commune à tous les Noirs américains : de l’esclavage à la liberté, du partage des terres dans le Sud aux bidonvilles du Nord, de la lutte des classes moyennes au désespoir post-industriel. Pourtant, ces forces à l’œuvre, comme la domination blanche qui les orchestre, bien qu’omniprésentes, agissent la plupart du temps dans l’ombre.

Le plus important pour Wilson, ce sont les vies quotidiennes de ces Noirs qui peuplent les pensions de famille, les studios d’enregistrement, les arrière-cours, les stations routières et les comptoirs des cafétérias de son univers. Tout comme William Faulkner a créé une partie de son œuvre à partir d’une vision idéalisée de Yoknapatawpha County, ce « timbre-poste de mon sol natal » comme il l’appelait, Wilson, lui, a transposé le cadre urbain méconnu du Hill District de Pittsburgh, où il a grandi, en une scène lui permettant d’explorer la condition humaine.

Chemin faisant, il a infligé un choc à l’Amérique blanche et l’a brutalement contrainte à une prise de conscience. Sur scène, les personnages issus de son imagination féconde représentent de façon intangible le peuple noir. Des hommes et des femmes que la nation a entrepris d’écraser par l’esclavage puis la ségrégation, en les dépouillant de leur culture africaine, en les déshumanisant, en en faisant des citoyens de seconde zone même après leur émancipation et, assurément, en les privant de la dignité qu’offre l’art.

Définir August Wilson comme un auteur noir est à la fois pertinent et insuffisant. Produit du nationalisme noir des années 1960, et en particulier du mouvement « Black Art » animé par des figures emblématiques comme Amiri Baraka, Wilson a toujours été un « homme de race » plus qu’un assimilationniste. Les personnages blancs n’apparaissent quasiment pas dans THE AMERICAN CENTURY CYCLE et toutes les pièces, à l’exception de MA RAINEY qui se déroule à Chicago, se situent dans le quartier de The Hill. Par conséquent, il est peut-être juste de qualifier Wilson de « Noir » comme on pourrait qualifier O’Neill d’ « Irlandais catholique » ou Miller de « Juif » et Williams d’ « écrivain du sud » et d’ « homosexuel ».

Wilson s’inspire du blues, qu’il décrivait comme « le livre sacré » des Noirs américains. Il puise aussi son inspiration chez Romare Bearden, dont Wilson explique qu’il « illumine l’existence des Noirs grâce à une humanité, une richesse et une plénitude que je n’avais jamais rencontrées jusque-là ». Wilson a aussi été inspiré par son extraordinaire acuité auditive, sa mémoire du langage oral et par la poésie urbaine des gens qu’il fréquentait dans Hill District où il a passé les 33 premières années de sa vie. Paradoxalement pour le dramaturge, ces voix se sont élevées seulement après son départ de Pittsburgh, en 1978, pour St. Paul dans le Minnesota, région majoritairement blanche.

« C’était comme s’il découvrait ses propres battements de cœur », a déclaré Rob Penny, ami de longue date de Wilson. « C’est difficile de déceler quelque chose d’artistique dans les expériences vécues du quotidien ». Pourtant, quand Wilson a été qualifié d’ « auteur noir », il a aussi riposté. Trop souvent, il percevait dans cette épithète une hypothèse sous-jacente, laissant entendre que son identité noire était secondaire par rapport à son identité d’américain ou d’écrivain. Au contraire, l’œuvre de Wilson témoigne de la vérité artistique suivante : plus on s’attache à un contexte bien particulier, plus on touche à l’universel. Sans faire la moindre concession à la culture blanche dominante des États-Unis – bien plus oppressante encore durant la jeunesse de l’auteur –, l’immense qualité de ses pièces a permis à Wilson de trouver sa place parmi les plus grands dramaturges.

Même s’il explore les spécificités de la communauté noire, Wilson cherchait à dépasser le seul registre d’une œuvre « contestataire », donnant à sa colère une valeur universelle. Comme intellectuel sinon comme artiste, Wilson s’inscrit moins dans la tradition de contestation sociale de Richard Wright que dans celle, ontologique, de Ralph Ellison. Le personnage éponyme de L’HOMME INVISIBLE d’Ellison, tout comme les protagonistes de Wilson, sont confrontés à l’identité noire, non comme une fonction de la pigmentation mais comme condition de l’âme.

L’homme blanc dans les pièces de Wilson peut être trompé, ignoré, intimidé, il reste néanmoins l’entité toute-puissante contre lequel ses personnages vitupèrent. Lorsqu’un musicien dans MA RAINEY entend qu’un attroupement de Blancs a forcé un révérend noir à danser, il se met à hurler au ciel « Mais où donc était Dieu quand tout cela s’est passé ? »

Troy Maxon dans FENCES, Becker dans JITNEY, Herald Loomis dans JOE TURNER  – nombreux sont les nombreux personnages qui, chez Wilson, invectivent ainsi Dieu. De la prophétie d’Ezéchiel dans la vallée des ossements à l’image de l’échelle de Jacob et à la vision de Saint Pierre aux portes du Paradis, Wilson intègre des images religieuses à ses pièces. Néanmoins, il le fait non pas pour entériner sa foi mais plutôt pour se demander si elle le moindre sens pour les Noirs américains dont les prières ont été si souvent méprisées.

Comme le souligne Tony Kushner, de telles confrontations révèlent un talent artistique de tout premier ordre : « Les plus grands drames n’invoquent-ils pas Dieu dans le débat_ ? Les plus grandes pièces ne soulèvent-elles pas des questionnements théologiques qui s’immiscent dans les affaires humaines_? Eugene O’Neill, dramaturge dont Wilson se rapproche le plus, a procédé ainsi. Même un athée comme Brecht a procédé ainsi. Les pièces du cycle de Wilson le font de façon encore plus flagrante ». Aussi étonnant que cela puisse paraître, Wilson est un dramaturge quasiment autodidacte. Il quitte le lycée à l’âge de 14 ans, après qu’un professeur l’accuse de plagiat lors d’un examen (sa copie est jugée trop bonne pour qu’un adolescent de couleur puisse l’avoir écrite). Ensuite, Wilson se cultive seul en fréquentant les bibliothèques où il prête une attention toute particulière à la section « culture noire ».

Au moment du mouvement du « Black Art », il se met à écrire de la poésie, puis s’essaie à la dramaturgie. Ses premières pièces sont maniérées et ampoulées et, parce que l’auteur traverse sans doute une période de doute artistique, singent le style des Blancs. Le départ de Wilson pour St Paul favorise son inspiration, et une fois installé, il commence à écrire JITNEY. En 1982, il soumet sa nouvelle pièce, MA RAINEY’S BLACK BOTTOM, au National Playwright Institute du O’Neill Theater Center, établissement légendaire pour le développement de nouvelles pièces et la formation des dramaturges. Après la sélection de la pièce par l’Institut, Wilson entame sa collaboration avec Lloyd Richards, metteur en scène qui devient son mentor. Une lecture mise en scène de MA RAINEY est présentée cet été-là : selon les règles du O’Neill, les critiques n’y sont pas conviés, mais des commentaires élogieux ne tardent néanmoins pas à parvenir jusqu’à Broadway. MA RAINEY est ensuite monté à Yale : c’est la première grande mise en scène d’une pièce de Wilson qui, à l’âge de 39 ans, est encore un dramaturge quasiment inconnu. Dans un article du New York Times qui va lancer la carrière de l’auteur, Franck Rich, le critique de théâtre le plus influent du pays, perçoit alors à juste titre que la relève du théâtre américain est finalement assurée.

« Poète tout autant que dramaturge, Wilson écrit avec compassion, un humour ravageur et une profonde sagesse », s’enthousiasme Rich. « Les thèmes de sa pièce ne sont pas nouveaux au théâtre : MA RAINEY’S BLACK BOTTOM parle de la quête d’identité des Noirs américains et aborde aussi la façon dont tous les Américains vendraient leur âme pour ce qu’Arthur Miller a appelé le rêve du commis-voyageur. Toutefois, le style de M. Wilson, lui, est bien particulier. Si la pièce s’inspire un peu du MARCHAND DE GLACE EST PASSÉ, ou encore de la musique de ses personnages dont certains ont vraiment existé, le résultat est étonnamment novateur ». Grâce au personnage central de Ma Rainey [l’une des premières chanteuses de blues à être connue, décédée en 1939, NdT.], Wilson rend aussi son hommage le plus direct à l’importance qu’occupe la musique noire dans son art. « Les gens ne comprennent pas le blues », note Ma Rainey. « Ils entendent son chant mais ils ne comprennent pas comment il a été composé. Ils ne comprennent pas qu’il exprime le langage de la vie. On ne chante pas pour se sentir mieux. On chante parce que c’est une façon de comprendre la vie ». Lorsqu’il gagne en notoriété, Wilson est comparé à Lorraine Hansberry, l’auteur d’UN RAISIN AU SOLEIL (A Raisin in the Sun), en partie parce que cette pièce a également été mise en scène par Richards. Pourtant, l’analogie sous-estime grandement Wilson et l’influence durable d’une œuvre profonde, ample et brillante. Lorsque MA RAINEY est finalement monté au théâtre, il a entretemps fini d’écrire les deux premières versions de JITNEY et FENCES. Par la suite, c’est le succès retentissant de FENCES lors de sa première au théâtre qui l’encourage à écrire THE AMERICAN CENTURY CYCLE.

Wilson a reçu de son vivant deux fois le Pulitzer, pour FENCES puis pour THE PIANO LESSON, ainsi que huit prix de la meilleure pièce du New York Drama Critics’ Circle (seules KING HEDLEY II et GEM OF THE OCEAN n’ont pas été récompensées). Toutes ses pièces à l’exception de GEM OF THE OCEAN et RADIO GOLF ont été montées à de nombreuses reprises à Broadway et off-Broadway et son œuvre occupe une place fondamentale dans le répertoire d’un grand nombre de théâtres associatifs américains et anglais. En effet, le Britain’s National Theatre a monté récemment une mise en scène plébiscitée par la critique de MA RAINEY’S BLACK BOTTOM qui a remporté un Olivier Award, l’équivalent anglais des Tony.

Au fil des années, ces productions ont fait connaître au public plusieurs générations d’acteurs, metteurs en scène et décorateurs afro-américains comme Viola Davis, Charles S. Dutton, Stephen McKinley Henderson, S. Epatha Merkerson, Mary Alice, Carl Gordon, Kenny Leon, Ruben Santiago-Hudson et Brandon Dirden. Des vedettes confirmées comme Denzel Washington, James Earl Jones ou Laurence Fishburne ont campé les rôles principaux de l’œuvre de Wilson : l’exemple du dramaturge pour les jeunes générations de dramaturges noirs américains est si important que Suzan-Lori Parks, l’une des plus renommées, lui a déclaré un jour_: « Vous êtes notre roi ». Retraçant sa carrière lors d’un discours intitulé « The Ground on Which I Stand » [« D’où je viens », NdT], Wilson a cité diverses influences de la littérature théâtrale classique et bien d’autres. Ce discours peut être interprété comme une véritable déclaration d’intention_ : « D’un côté, je me situe dans la lignée des tragédiens grecs, comme Euripide, Eschyle et Sophocle, de William Shakespeare, de Shaw et d’Ibsen, et d’autres dramaturges américains comme Eugene O’Neill, Arthur Miller et Tennessee Williams. De l’autre, je suis la trace de pionniers comme mon grand-père, Nat Turner, Denmark Versey, Marcus Garvey et le grand Elijah Muhammad. Il s’agit là du fondement de l’affirmation de soi – une affirmation qui a toute sa valeur face au rejet profond et parfois pressant imposé par la société. C’est de là que je viens et que, jeune homme entrant dans l’âge adulte et cherchant à quoi consacrer ma vie, j’ai découvert le mouvement du ‘Black Power’ dans les années 1960. J’ai senti que participer à ce moment historique était un devoir et une responsabilité, alors que les descendants de ceux qui étaient arrivés en Amérique enchaînés et mal nourris, au fond des cales des navires portugais, hollandais ou anglais, cherchaient des moyens de changer leur relation à la société dans laquelle ils vivaient. Chose sans doute encore plus importante : ils recherchaient des moyens de modifier leur image en tant que communauté ».

Il est particulièrement judicieux de se pencher aujourd’hui sur l’œuvre de Wilson, au moment où sa propre adaptation de «FENCES» est enfin portée à l’écran : il a en effet rédigé une première mouture du scénario à la _n des années 1980 et a continué de le retoucher jusqu’à sa mort. Avec Denzel Washington aux commandes, le _lm est un hommage posthume à Wilson et à son désir de longue date qu’un Noir américain en signe l’adaptation cinématographique. Même si les pièces de Wilson sont montées sur scène, enseignées dans les écoles, les lycées et les conservatoires d’art dramatique, les adapter pour l’écran non seulement les préserve mais permet d’en produire la version définitive. Pour apprécier la force du cinéma, il suffit de se rappeler à quel point l’adaptation au cinéma d’UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR avec Marlon Brando dans le rôle de Stanley Kowalski demeure dans la mémoire collective comme l’emblème même du talent de Tennessee Williams.

FENCES est généralement considérée comme l’œuvre la plus autobiographique de Wilson. Pourtant, cette pièce prend aussi des libertés avec la réalité dans sa recherche d’une certaine vérité. Wilson est né le 27 avril 1945 et a grandi dans le Hill District à l’époque où ce quartier animé de Pittsburgh, autrefois habité par la classe moyenne, est devenu de plus en plus déshérité. Le père biologique de Wilson, un boulanger nommé Frederick Kittle, était blanc. C’était aussi un père absent et un mari violent et alcoolique. À une époque où le concept actuel d’identité métisse n’existait pas – dans un pays raciste qui imposait le « one-drop rule » pour classer les gens selon leur appartenance ethnique [toute personne avec un ancêtre d’origine africaine, ne serait-ce qu’avec une seule « goutte de sang noir », est considérée comme noire, NdT.], Wilson n’a eu d’autre choix que de vivre comme un Noir. De manière révélatrice, il s’est d’ailleurs choisi un nom qui le confirme : baptisé sous le nom de Frederick Kittle, homonyme d’un Blanc bon à rien, il a adopté son deuxième prénom August et pris pour patronyme celui de sa mère noire. L’homme qui a élevé Wilson est David Bedford, ancienne vedette du football américain anéanti par la ségrégation et la prison et devenu éboueur municipal.

À travers le prisme de l’imagination de Wilson, David Bedford et Daisy Wilson sont devenus Troy Maxson et sa femme Rose. Dans la version fictionnalisée, Troy est une ancienne star du base-ball de la Negro League, pour qui l’intégration de Jackie Robinson dans la Major League est arrivée trop tard [Robinson a été le premier joueur professionnel afro-américain à appartenir à la Major League, NdT.]. Victime de sa colère, il a, tout comme Bedford, commis un crime violent qui l’a envoyé en prison pendant de nombreuses années. Désormais âgé d’une cinquantaine d’années et amer, il a pourtant toujours à ses côtés sa femme aimante et dévouée, Rose, et un fils qui l’admire, Cory. Pendant son enfance, August Wilson a rendu David Bedford fou de rage en quittant l’équipe de football de son lycée. Dans FENCES, Wilson intervertit ces événements : lorsque Cory est recruté par des entraîneurs de l’université, Troy refuse de croire que les temps ont changé et ordonne plus ou moins à son fils d’abandonner le sport. Et quand Cory le défie en refusant de le faire, et que son père le découvre, le confit éclate.

Plus d’un critique a comparé FENCES à MORT D’UN COMMIS VOYAGEUR en raison de l’affrontement père-fils qui constitue le cœur de la pièce. Même s’il s’agit d’un commentaire élogieux, il n’en est pas moins réducteur. Car quand Troy s’emporte contre Cory, le poussant à s’éloigner de lui, il trompe aussi Rose pour une femme plus jeune. Son meilleur ami Jim Bono prend lui aussi ses distances pour ne pas assister à l’autodestruction de Troy. FENCES n’est pas MORT D’UN COMMIS VOYAGEUR : plus proche du ROI LEAR, il esquisse le portrait torturé d’un patriarche à la personnalité écrasante, aux émotions excessives, qui détruit ceux qu’il aime le plus.

Même lorsque Wilson pointe son regard acéré sur les faiblesses humaines, son jugement est néanmoins tempéré par sa générosité. Comme Lear, Troy meurt brisé, mais contrairement à lui, il est finalement pardonné, peut-être même absous. Et cette rédemption doit être interprétée d’un point de vue à la fois ethnique et individuel. Elle appartient à l’élan vital que Wilson place au cœur de l’histoire afro-américaine. Comme Wilson l’a confié à John Lahr du New Yorker en 2001, à l’époque où il s’apprêtait à conclure THE AMERICAN CENTURY CYCLE, sur lequel il travaillait depuis près de trente ans : « Quand on regarde dans le dictionnaire le sens du mot « Noir », on trouve la définition suivante ‘Affecté par un état indésirable’. On se dit alors que le [fait d’être] Noir est problématique. Quand des Blancs disent ‘Je ne vois pas de différence de couleur’, ce qu’ils veulent dire, c’est ‘Vous êtes marqué par cet état indésirable mais je vais faire semblant de ne pas le remarquer’. Et moi je dis ‘Non, regardez ma couleur, voyez-là, regardez-moi, je n’ai pas honte de qui je suis et de ce que je suis’».

Samuel G. Freedman a commencé à écrire sur August Wilson pour le New York Times en 1984, pendant la première mondiale de MA RAINEY’S BLACK BOTTOM au Yale Repertory Theatre, pièce inaugurale de THE AMERICAN CENTURY CYCLE à faire l’objet d’une importante mise en scène. En 2007, Freedman a été mandaté par le Theatre Communications Group pour écrire l’introduction du texte de FENCES pour la parution d’un coffret des pièces de THE AMERICAN CENTURY CYCLE. Chroniqueur pour le Times depuis 2004, Freedman est également l’auteur de huit livres et enseigne à l’école de journalisme de l’université de Columbia. Cet essai a été rédigé pour servir de préface à la parution du scénario de FENCES écrit par August Wilson et publié parallèlement à la sortie de l’adaptation cinématographique réalisée par Denzel Washington.

ENTRETIEN avec Denzel Washington

Comment avez-vous découvert la pièce d’August Wilson ?

J’ai vu MA RAINEY’S BLACK BOTTOM [qui fait partie de l’ensemble de dix pièces intitulé le PITTSBURGH CYCLE, NdT] en 1984, l’année où la pièce a été montée, et je me souviens de prestations d’acteurs inoubliables. Mais c’est surtout Charles Dutton, dans le rôle de Levee, qui m’a époustou_é. Je n’avais jamais entendu parler de lui et j’ai alors mené mes recherches et découvert qu’il avait fait de la prison, où il avait commencé à s’intéresser au métier d’acteur, et puis qu’il avait étudié à la Yale Drama School. Quand j’ai vu cette pièce, je ne connaissais pas August Wilson. J’ignorais qu’il allait écrire d’autres pièces extraordinaires, mais quelque part le point de vue qu’il défendait trouvait un écho chez moi. Je me souviens très bien de cette soirée au théâtre où j’ai été stupéfait et ému.

Quel est votre souvenir de la première représentation de FENCES à Broadway ?

Je me sentais surtout proche de Cory, interprété par Courtney Vance, parce que j’avais plus ou moins son âge. Je me rappelle à quel point Mary Alice, dans le rôle de Rose, semblait frêle à côté de James Earl Jones, qui campait Troy. J’avais vu James dans le rôle d’Othello avec Christopher Plummer à Broadway. Et je l’avais aussi vu dans le rôle d’Œdipe Roi à St. John the Divine. En réalité, je m’étais même invité dans les coulisses ! Il ne me connaissait pas, mais j’imagine qu’il a dû se dire que j’étais un jeune comédien et il m’a donc laissé faire. Il y avait du monde qui était venu le voir et j’observais son maquillage et les bagues qu’il portait pour les besoins de la pièce. Je me suis alors mis à les enfiler et quand on sait que James était un type imposant, les bagues ressemblaient davantage à des bracelets. Je me souviens surtout de sa corpulence, de sa voix et de son charisme.

Et sa prestation dans le rôle de Troy ?

Dès que James Earl Jones se produisait au théâtre, je courais le voir. J’ai fait mes débuts sur scène. Je faisais partie de ces jeunes élitistes qui ne fréquentaient que le Lincoln Center Theatre. On n’envisageait pas du tout de faire du cinéma. J’espérais suivre les pas de James Earl Jones, gagner 650 dollars par semaines et jouer OTHELLO. D’ailleurs, les deux premiers rôles que j’ai tenus sont EMPEROR JONES d’Eugene O’Neill et OTHELLO. Mes modèles étaient donc James et Paul Robeson et mon objectif était de suivre leur chemin.

Est-ce que votre père vous faisait penser, d’une manière ou d’une autre, à Troy ?

Mon père n’était pas un type dur, mais plutôt doux. C’était un pasteur, tourné vers la spiritualité. Mais tout comme Troy, ses préoccupations pour son fils étaient d’ordre pragmatique. Je me souviens qu’il me tenait des propos du genre « Trouve-toi un bon métier ». Il travaillait pour le Service des Eaux de New York et il se rendait dans le nord de l’État pour contrôler les bassins de retenue. Il nous ramenait des échantillons d’eau. Il me disait qu’il pouvait me faire entrer au Service des Eaux et que je pouvais grimper les échelons et devenir directeur d’ici trente ans. Ce à quoi ma mère répondait : « Non, il ira à l’université ».

Comment votre père a-t-il réagi en apprenant que vous vouliez devenir comédien ?

Je ne me souviens pas de ce qu’il a dit à mes débuts mais je me rappelle que j’étais allé le voir en Virginie quelque temps après. C’était très gênant parce que, dès qu’on allait au supermarché ou ailleurs, il n’arrêtait pas d’interpeler les gens en leur disant : « Vous savez qui c’est ? » Et personne n’en avait la moindre idée. Mais mon nom est Denzel Washington Jr. et lui, Denzel Washington Sr., se vantait de m’avoir comme fils. Je suis heureux pour lui comme pour moi d’être devenu comédien. En avril 1991, alors que je m’apprêtais à aller voir Spike Lee à New York pour MALCOLM X, je me souviens que mon frère était venu à l’aéroport. Il m’a dit « Viens avec moi et assieds-toi ». Je lui ai répondu : « Je n’ai pas besoin de m’assoir. Qui est mort ? » Il se trouve que mon père était mourant. D’où le lien avec la pièce.

Quelle est la place de Troy dans sa propre famille ?

FENCES parle de rêves brisés et de la manière dont on canalise son énergie. Le film parle de ce qui arrive à un rêve quand il est « reporté à plus tard » selon le mot de Langston Hughes. Que se passe-t-il quand on était à la hauteur et qu’on n’a pas réussi à aller au bout de son rêve ? Comment canaliser son énergie quand on est empêché de révéler son talent au grand jour ? Troy aurait pu être l’égal de Willie Stargell, formidable frappeur de l’équipe des Pittsburgh Pirates, mais quand la société a enfin évolué, il était trop tard pour Troy.

Consumé par son amertume, il veut ce qu’il y a de mieux pour son fils mais ses ambitions pour lui sont limitées. Rose lui dit : « Cory pourrait aller à l’université grâce à une bourse pour ses mérites sportifs ». Mais Troy n’a qu’une idée en tête : il veut que Cory décroche un boulot. Il ne perçoit pas les possibilités qui s’offrent à lui. Il n’a aucune vision de l’avenir. D’ailleurs, Rose lui balance : « Le monde est en train de changer et tu ne t’en rends même pas compte ». Troy reste prisonnier du passé : il n’est pas armé pour faire face à un monde en pleine mutation et il est frustré par les occasions qu’il a ratées.

Quand avez-vous rencontré August Wilson ?

Je ne l’ai pas très bien connu. J’ai passé une journée merveilleuse en sa compagnie au début des années 2000. J’ai pris l’avion jusqu’à Seattle où il vivait à l’époque. Il a plu toute la journée et August n’a pas arrêté de fumer. Et il écrivait. Il écrivait GEM OF THE OCEAN, son avant-dernière pièce, et mon agent m’a conseillé d’aller le voir. Du coup, c’est ce que j’ai fait et on a bavardé toute la journée. Il m’a parlé du contexte dont il avait besoin pour écrire ses pièces : il verrouille toutes les portes, il ferme les fenêtres et il écrit ensuite ce que les personnages lui disent d’écrire. Le message qu’il voulait me faire passer, c’est qu’il écrivait ce qu’il se sentait obligé d’écrire. Je comprenais très bien ce qu’il voulait dire. Je me souviens parfaitement de cette journée. C’était une journée formidable.

August Wilson est décédé en 2005. Il avait achevé ses pièces du cycle du « Siècle américain ». Mais il est mort avant que le scénario de FENCES ne soit écrit. Vous sentiez-vous davantage encore l’obligation de réaliser ce film ?

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