Comédie dramatique/Biopic/Historique/Un beau film à découvrir
Réalisé par Danièle Thompson
Avec Guillaume Gallienne, Guillaume Canet, Alice Pol, Déborah François, Sabine Azéma, Gérard Meylan, Laurent Stocker, Isabelle Candelier...
Long-métrage Français
Durée: 01h56mn
Année de production: 2016
Distributeur: Pathé Distribution
Date de sortie sur nos écrans : 21 septembre 2016
Résumé : Ils s’aimaient comme on aime à treize ans : révoltes, curiosité, espoirs, doutes, filles, rêves de gloires, ils partageaient tout. Paul est riche. Emile est pauvre. Ils quittent Aix, « montent » à Paris, pénètrent dans l’intimité de ceux de Montmartre et des Batignolles. Tous hantent les mêmes lieux, dorment avec les mêmes femmes, crachent sur les bourgeois qui le leur rendent bien, se baignent nus, crèvent de faim puis mangent trop, boivent de l’absinthe, dessinent le jour des modèles qu’ils caressent la nuit, font trente heures de train pour un coucher de soleil... Aujourd’hui Paul est peintre. Emile est écrivain. La gloire est passée sans regarder Paul. Emile lui a tout : la renommée, l’argent une femme parfaite que Paul a aimé avant lui. Ils se jugent, s’admirent, s’affrontent. Ils se perdent, se retrouvent, comme un couple qui n’arrive pas à cesser de s’aimer.
Bande annonce (VF)
Ce que j'en ai pensé : Avec CÉZANNE ET MOI, Danièle Thompson donne vie à l'écran à ces deux magnifiques artistes qui sont ancrés dans notre culture. Tout en s'intéressant à la 'petite' histoire de leur relation amicale, elle peint un grand tableau d'une époque à laquelle elle donne un souffle de vie, certes en partie imaginé, mais qui vibre avec une authenticité surprenante.
Danièle Thompson, la réalisatrice
Entre de belles images colorées, des ambiances qui nous donnent l'impression de sentir le soleil de Provence sur notre peau et des plans rapprochés sur les acteurs laissant leurs regards en dire long, elle chronique leurs œuvres respectives au travers le récit de cette amitié véritable, de celles qui permettent de se sentir plus fort grâce aux encouragements de l'autre, s’autorisent la vérité et qui, bercées entre admiration et envie, peuvent se révéler blessantes et éloigner les meilleurs amis du monde.
Les deux acteurs principaux sont bluffants ! Guillaume Gallienne personnifie un Paul Cézanne volcanique, incompris, blessé et sans cesse à la recherche de l'appréciation d'Émile Zola.
Ce dernier est interprété par Guillaume Canet qui donne à son Zola une impeccable dimension de retenue et de sentiments ressentis en profondeur.
Les deux hommes s'opposaient et se complétaient. Les deux acteurs font merveilleusement ressortir cette relation complexe.
CÉZANNE ET MOI explore de multiples thématiques. C'est un film sur de grands artistes, sur l'amitié, sur une époque, sur l'art, sur l'amour, sur les souffrances de la créativité ainsi que les bons moments et les douleurs de la vie. Il se regarde comme une belle peinture et s'apprécie comme un bon roman, n'hésitez donc pas à le découvrir.
NOTES DE PRODUCTION
(A ne lire qu'après avoir vu le film pour éviter les spoilers !)
Après la projection du film, Danièle Thompson, la réalisatrice, et Guillaume Canet, un des deux acteurs principaux, ont eu la gentillesse de venir répondre à nos questions. Découvrez cet échange dans les vidéos ci-dessous :
Entretien avec Danièle Thompson
COMMENT ET D’OÙ EST VENUE VOTRE ENVIE DE FAIRE CE FILM QUI SEMBLE À PART DANS VOTRE FILMOGRAPHIE, PLUTÔT MARQUÉE JUSQU’ICI PAR LES COMÉDIES ?
Il y a une quinzaine d’années, j’ai lu un article qui racontait l’amitié depuis l’enfance de Cézanne et Zola, puis leur éloignement. Je dois avouer que je n’avais jamais entendu parler jusque-là de cette brouille et que cela m’a intriguée. J’ai alors commencé à lire des biographies de l’un et de l’autre, à relire des textes de Zola que j’avais oubliés, à voir des tableaux de Cézanne que je ne connaissais pas. Il y avait dans cet épisode-là, dans cette fâcherie, une certaine dramaturgie qui dépassait la simple anecdote. À chaque fois que je finissais un film, j’avais envie d’aborder cette histoire mais lorsque j’en parlais autour de moi, on me disait : « Mais non, fais une comédie, c’est ce que tu sais faire. » Je faisais donc une comédie, puis une autre, puis une autre. Jusqu’à DES GENS QUI S’EMBRASSENT, qui n’a pas été le succès que j’espérais et dont l’accueil m’a un peu déstabilisée. J’ai alors décidé de prendre du temps et je me suis plongée pour le plaisir dans la vie de Cézanne et de Zola, sans savoir si j’y trouverais la matière d’un film. J’ai lu, j’ai lu, j’ai pris des tonnes de notes, j’ai noirci des tas de cahiers. J’étais complètement fascinée par tout ce que je lisais, par tout ce que j’apprenais.
POURQUOI ?
Parce que j’entrais dans le coeur de la vie de ces gens, dans leur jeunesse. Quand on évoque Cézanne, Zola, Victor Hugo ou Renoir aujourd’hui, on voit tout de suite des vieillards chenus et impressionnants. Là je découvrais des hommes jeunes, en plein devenir, dans une intimité, un quotidien qui, justement, n’étaient pas impressionnants. Ce n’étaient pas des légendes, pas des icônes, juste des jeunes gens avec leurs copains, avec leurs problèmes et leurs rêves, leurs faiblesses et leurs espérances... D’autant qu’on n’est pas si loin de cette époque et qu’il existe beaucoup de textes et de témoignages qui forment une matière incroyablement riche et vivante. Grâce à Jean-Claude Fasquelle, dont le grand-père était l’éditeur de Zola, j’ai rencontré Martine Leblond-Zola, l’arrière-petite-fille d'Emile. Je me suis immergée dans ce que Zola et Cézanne ont écrit et dans ce qu’on a écrit sur eux, j’ai suivi les chemins qu’ils avaient parcourus, au sens propre et au sens figuré. J’ai consulté à la Bibliothèque Nationale les manuscrits de Zola – émouvants avec leurs ratures ! J’ai arpenté les musées, observant d’un oeil neuf les oeuvres qui me connectaient à mes lectures. J’ai pris des photos de tous les tableaux qui me parlaient, sur les murs, dans les livres, sur internet. J’ai constitué des albums avec toutes ces images et tous ces documents. J’avais l’impression de vivre au dix-neuvième siècle. Cézanne et Zola étaient devenus ma famille. Et un jour, je me suis sentie prête à tenter l’aventure. J’ai décidé d’essayer de raconter leur histoire telle que je l’imaginais. Mes piles d’albums ont soudain pris vie. Et je me suis mise à écrire. Au départ, je voulais simplement faire un synopsis mais, très vite, je me suis aperçue que j’étais en train d’écrire le film !
QU’EST-CE QUI VOUS TOUCHE LE PLUS DANS CETTE HISTOIRE-LÀ, DANS CETTE RELATION DE CÉZANNE ET ZOLA ?
Tout ! Il y a de nombreuses strates dans cette histoire, et c’est justement cela qui m’a passionnée. C’est d’abord l’histoire de deux amis qui vont essayer toute leur vie de rester les amis d’enfance qu’ils ont été, mais qui ne vont pas y arriver. C’est aussi fort qu’une histoire d’amour – voire plus. Comme il est dit dans le film, l’amitié c’est encore plus difficile que l’amour car il n’y a pas de balises, pas de règles, pas de définition précise. Les histoires d’amitié peuvent être très profondes, très douloureuses, très ambigües aussi... D’autant qu’il y a, après l’adolescence, le partage de l’argent, des femmes, des préoccupations, de l’ambition, de la difficulté de vouloir devenir un artiste. C’est le deuxième aspect qui me touche. C’est vraiment le coeur du sujet. Comment on vit son destin d’écrivain ou de peintre, et parallèlement une histoire d’amitié. Comment on vit le succès de l’un et pas de l’autre, comment on vit l’un qui admire l’autre et l’autre qui n’arrive pas à admirer le premier... Ce qui est intéressant, enfin, ce sont ces destins croisés : un fils de pauvres qui devient un bourgeois installé, établi, reconnu, et un fils de bourgeois qui va finalement sombrer dans une sorte de marginalisation, menant une vie de bohême avec très peu d’argent, ne gagnant pas un sou avec sa peinture, vivant avec une femme qu’il n’épouse pas, ne s’intéressant à rien d’autre que son art... Et puis au moment où l’un se demande si son inspiration n’est pas tarie, l’autre commence – enfin ! – à faire parler de lui, à attirer l’attention sur lui. L’un dont l’oeuvre majeure est écrite entre 25 et 50 ans, et l’autre qui ne va véritablement trouver sa voie, qui ne va devenir le précurseur de l’art contemporain, qu’à partir de 50 ans... Dans leur vie, tout est donc tout le temps à contre-sens.
LORSQU’ON ABORDE UN FILM DONT LES PERSONNAGES SONT DES PERSONNALITÉS CÉLÈBRES AYANT EXISTÉ, N’EST-ON PAS PRISONNIER DE LA « VÉRITÉ » ?
Si, bien sûr... Pendant mes recherches, je me demandais d’ailleurs si je pouvais prendre suffisamment de libertés avec cette histoire pour en faire un film. Or, il se trouve que l’une des raisons les plus plausibles de l’éloignement de Cézanne et Zola est la parution de L’OEuvre. Si dans ce livre Zola s’est beaucoup inspiré de Cézanne, de leur jeunesse, de leur amitié, de leurs préoccupations et de leurs discussions, il a aussi fait son travail de romancier sur la vérité, en prenant des libertés sur leur vie à tous les deux et sur le milieu de l’art, en recréant des situations qui n’étaient pas forcément ou pas entièrement vraies. S’il avait pris certaines libertés, je pouvais en prendre à mon tour ! Je me disais : « Tiens, Cézanne a présenté à Zola celle qui est devenue sa femme et on dit qu’elle a peut-être été auparavant sa maîtresse, eh bien pour moi, c’est sûr, elle l’a été ! »
LE FIL ROUGE DU FILM EST CETTE « DERNIÈRE » RENCONTRE À MÉDAN ENTRE CÉZANNE ET ZOLA EN 1888... A-T-ELLE VRAIMENT EU LIEU ?
Peut-être ! [Rires.] Il s’est passé quelque chose d’insensé lorsque je travaillais sur le scénario... Bien que L’OEuvre, ce livre qui a en quelque sorte scellé leur rupture, date de 1886, et que la dernière lettre de Cézanne à Zola qu’on connaît, celle qui est lue dans le film, dans laquelle il le « remercie » de L’OEuvre, est aussi de 1886, j’avais décidé de situer le fil rouge du film en 1888. C’est pour eux une année charnière. Il s’est passé beaucoup de choses dans la vie de l’un et de l’autre cette année-là. 1888, c’est la mort du père de Cézanne – et ça compte parce que tout d’un coup, il a de l’argent – et quelques mois auparavant, il a finalement épousé Hortense. 1888, c’est l’arrivée de Jeanne, la jeune lingère, dans la maison de Zola, et c’est un cataclysme : lui si rangé va en tomber amoureux et finir par mener une double vie presque officiellement... J’ai donc imaginé, contrairement à ce que tous les historiens pensaient, qu’ils s’étaient revus en 1888, et que Cézanne était venu à Médan une dernière fois pour une dernière explication. Le scénario quasiment terminé, je décide alors d’aller à Aix voir les lieux que j’avais décrits sans vraiment les connaître. Je rencontre là-bas Michel Fraisset, le conservateur du dernier atelier de Cézanne, celui de ses quatre dernières années que le monde entier vient visiter, et qui est un lieu extrêmement émouvant avec ses paniers (seules les pommes sont d’aujourd’hui !), sa veste tachée de peinture... Et là, il me dit : « Vous connaissez la dernière lettre de Cézanne à Zola ? – Celle dont tous les historiens parlent ? Oui. – Non, une lettre qui s’est vendue chez Sotheby’s il y a trois mois. » Je me liquéfie sur place. « Non, je ne la connais pas. – On a retrouvé une lettre qui a été vendue chez Sotheby’s pour 17 000 € il y a 3 mois (c’était donc il y a deux ans). Une lettre datée de 1887, dans laquelle Cézanne remercie Zola pour La Terre, le roman qu’il a écrit après L’OEuvre, lettre qui se termine par : « Je vais venir te voir. » En 1887 ! Un an après la dernière lettre connue jusque-là ! C’est quand même extraordinaire, non ? La licence romanesque que je m’étais autorisée devenait soudain extrêmement plausible. Ce que j’avais imaginé avait peut-être vraiment eu lieu ! Après, s’ils se sont vus, on ne sait pas ce qu’ils se sont dit, et c’est là qu’intervient l’imagination du scénariste. Enfin, l’imagination... Une imagination qui doit beaucoup aux textes de Zola, aux lettres de Cézanne, aux réponses de Zola, aux témoignages des uns et des autres, aux mémoires de Vollard, le marchand d’art qui a beaucoup fait pour la réputation de Cézanne... C’était passionnant de tout mêler, de jongler ainsi avec l’histoire réelle, de mélanger mes propres dialogues avec ceux qu’on leur prêtait.
AU FOND, VOUS NE PRENEZ PARTI NI POUR L’UN NI POUR L’AUTRE...
Je suis tombée amoureuse des deux ! Comme le dit Guillaume Gallienne : « Cézanne est vraiment attachiant ! » C’est un emmerdeur qui pousse toujours le bouchon trop loin. Ce sont deux artistes donc deux égoïstes chez qui l’obsession du travail, de l’oeuvre à accomplir prend le dessus sur pratiquement tout le reste.
COMMENT EXPLIQUEZ-VOUS QUE ZOLA SOIT PASSÉ À CÔTÉ DE CÉZANNE, LUI QUI, POURTANT, A DÉFENDU L’AVANT-GARDE D’ALORS, LES IMPRESSIONNISTES, MANET...
Entre 26 et 30 ans, Zola est un merveilleux critique d’art. Il écrit cet article magnifique où il défend les Impressionnistes alors que tout le monde leur crache dessus. Il dédie l’article à Cézanne mais il ne pas parle pas de lui dans son papier ! Il aime son ami, il l’encourage et il se dit qu’il va y arriver mais au fond il pense qu’il n’y arrivera pas. En plus, au fil des ans, les goûts de Zola changent, deviennent plus académiques, plus conformistes (il n’y a qu’à voir sa maison pleine d’antiquités poussiéreuses !), et à 48 ans - un vieux monsieur pour l’époque ! - il écrit même un article où il désavoue complètement les Impressionnistes. En plus, il faut bien reconnaître que c’est vraiment dans les dix dernières années de sa vie que Cézanne peint ce qui va le faire entrer dans l’histoire et qu’au début de cette période (Zola meurt quatre ans avant Cézanne), ils ne se voient plus. D’ailleurs Cézanne, comme presque tous leurs amis artistes à l’époque à l’exception de Pissarro, a probablement été antidreyfusard. Mais même s’ils s’étaient vus, est-ce que Zola aurait compris Cézanne ? Est-ce qu’il était encore ouvert à ça ? Ce qu’il écrit à ce moment-là n’a rien à voir avec ce qu’il écrivait à 25 ans. Ce n’est vraiment qu’à la toute fin de sa vie que Cézanne a commencé à être un peu reconnu. Quand Zola est mort, Alexandrine, sa femme, a tout vendu, et ses Cézanne sont partis pour rien. Quand Caillebotte à sa mort a légué toute sa collection au Musée du Luxembourg, ils ont tout pris sauf... les Cézanne. Ils n'en ont pas voulu ! Voilà pourquoi aujourd'hui les plus beaux Cézanne sont à l’étranger.
AU MOMENT DE L’ÉCRITURE, VOUS ÊTES VOUS DEMANDÉE QUELS ACTEURS ALLAIENT POUVOIR INTERPRÉTER CES PERSONNAGES RÉELS ?
J’ai essayé de ne pas y penser ! Cela aurait pu m’arrêter dans mon élan. Il fallait en effet trouver des acteurs qui puissent un peu leur ressembler, qui puissent être dans la quarantaine et en même temps avoir en eux une certaine juvénilité pour jouer les personnages plus jeunes, et qui soient des comédiens sur lesquels on pouvait monter le projet. Cela faisait beaucoup d’interrogations. Je n’y ai réfléchi que vers la fin de l’écriture et le premier auquel j’ai pensé, c’est Guillaume Gallienne. Depuis FAUTEUILS D’ORCHESTRE, j’avais très envie de retravailler avec lui. Je le voyais davantage en Zola, parce qu’on l’imagine plus comme un intellectuel que comme un terrien. Je lui ai donné le scénario à lire. Il m’a rappelée en me disant : « Je veux jouer Cézanne ». Et il a rajouté : « Si tu veux, on fait une lecture et tu verras si vraiment je peux être Cézanne ». C’est ce qu’on a fait et je n’ai plus eu aucun doute. Il peut tout jouer ! Il fallait donc que je trouve mon Zola, et c’est Cécile Felsenberg, qui est leur agent à tous les deux, qui m’a conseillée de donner le scénario à Guillaume Canet. Il m’a tout de suite dit oui.
QU’EST-CE QUI FAIT SELON VOUS, AUJOURD’HUI, QUE CANET EST L’INTERPRÈTE IDÉAL DE ZOLA ET GALLIENNE L’INTERPRÈTE IDÉAL DE CÉZANNE ?
L’interprète idéal pour moi est celui dont j’ai envie et celui qui a autant envie que moi de faire le film. Si un acteur me dit : « Ah je ne suis pas sûr, je ne le sens pas vraiment... », à la seconde je n’en ai plus envie. Je crois beaucoup à l’instinct des comédiens et je n’aime pas l’idée d’avoir à les convaincre. Là, l’enthousiasme des deux Guillaume a été immédiat. C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup en France de vrais rôles de composition, et que cela aussi devait être excitant pour eux... Ils m’ont tous les deux beaucoup apporté. Je leur dois vraiment beaucoup. J’ai été chanceuse et heureuse d’avoir ces deux-là pour ce film-là.
C’EST VRAI QU’ON LES OUBLIE TRÈS VITE POUR NE PLUS VOIR QUE LEURS PERSONNAGES. CE SONT DEUX COMÉDIENS QUI NE SEMBLENT PAS ÊTRE DE LA MÊME ÉCOLE. COMMENT AVEZ-VOUS TRAVAILLÉ AVEC EUX ?
Déjà, le scénario lui-même est beaucoup basé sur leurs différences. Mais surtout, j’ai décidé d’oublier ça pendant que je travaillais avec eux. C’était mes deux interprètes et je voyais très bien ce que j’arrivais à sortir de l’un et de l’autre. Ce qui m’a fait très plaisir lorsqu’ils ont vu, chacun de leur côté, le film terminé, c’est qu’ils ont été absolument épatés l’un par l’autre, comme s’ils avaient été tellement dans leur personnage qu’ils ne l’avaient pas remarqué sur le plateau. En plus, j’avais affaire à deux metteurs en scène. À ça aussi, il ne fallait pas trop que je pense, sinon cela aurait pu me bloquer. En fait, j’avais sur le plateau deux acteurs qui étaient très à l’écoute, qui avaient tous les deux le trac de relever un tel défi, tous les deux l’envie de faire le mieux possible, tous les deux l’envie de faire une prise de plus. Ils me donnaient tous les deux le sentiment d’avoir vraiment confiance en moi et je me suis sentie très bien en leur compagnie.
QUEL EST SELON VOUS LE MEILLEUR ATOUT DE L’UN ET DE L’AUTRE ?
Ils ont tous les deux un immense instinct de comédien. Instinctivement, Guillaume Canet a ressenti qu’il fallait interpréter ce personnage « iconique » d’une façon extrêmement simple, très sobre. Instinctivement, Guillaume Gallienne a compris en revanche qu’il avait un peu affaire à un fou - aujourd’hui on mettrait Cézanne sur la liste des maniaco-dépressifs. C’est quand même un type qui se mettait dans des rages insensées et qui, quelques instants plus tard, semblait avoir tout oublié. Il y a chez tous les deux, qui viennent pourtant d’éducation différente, de milieux différents, qui ont suivi des parcours différents, et qui interprètent des personnages très différents, une même discipline, un même goût, voire une même obsession, du travail. Ce que j’ai ressenti chez l’un et l’autre, en plus de leur talent évident, c’est une grande expérience, une grande concentration, une grande demande de ce dont j’avais envie. Ni l’un ni l’autre n’arrivent sur le plateau en sifflotant. Ils ont tous deux une endurance, une persévérance et un acharnement dans la recherche de ce qu’il faut faire, qui sont magnifiques et rares.
ILS S’APPELLENT TOUS LES DEUX GUILLAUME, N’Y AVAIT-IL PAS UN RISQUE DE CONFUSION SUR LE PLATEAU DANS VOS INDICATIONS LORSQU’ILS ÉTAIENT ENSEMBLE ?
J’y ai beaucoup pensé avant le tournage et cela m’inquiétait un peu. Mais une fois sur le plateau, il n’y a jamais eu de malentendu. Jamais. Ils ont toujours su auquel je m’adressais. [Rires.]
EST-CE UN FILM QUI A ÉTÉ DIFFICILE À MONTER FINANCIÈREMENT ?
Aujourd’hui aucun film n’est facile à financer. Surtout un film « historique », qui à la fois sort des projets habituels et est différent de mes films précédents, et peut faire peur aux décideurs. Mais l’homme de ma vie, Albert Koski, mon producteur, s’est investi personnellement et passionnément pour rendre ce film possible. Cela a été un grand bonheur de travailler ensemble sur ce projet atypique qui nous tenait tellement à coeur. Et il a réussi à entraîner Pathé dans l’aventure, et d’autres également qui ont participé à la production, et aussi à communiquer à toute l’équipe un enthousiasme égal au sien.
LA STRUCTURE DU FILM EST PLUTÔT ÉCLATÉE, PRESQUE « IMPRESSIONNISTE ». ÉTAIT-CE DÉJÀ LE CAS DANS LE SCÉNARIO ?
Oui, avec la rencontre de Médan qui servait déjà de fil rouge, sauf... qu’à l’arrivée ce n’est plus tout à fait le même éclatement ! Une fois qu’on se retrouve au montage avec les scènes tournées, les rendus ne sont plus tout à fait les mêmes. Avec Sylvie Landra, ma monteuse, on a beaucoup travaillé, pendant près de six mois. Cela a été en quelque sorte une nouvelle réécriture du film. C’est justement le mystère - et la beauté - du montage.
VOUS AVEZ BEAUCOUP TOURNÉ DANS LES VRAIS LIEUX...
La plupart des scènes censées se dérouler à Paris ont été tournées à Moulins - c’était quand même plus simple ! Mais oui, on a tourné beaucoup dans les endroits mêmes où s’était déroulée cette histoire. Et il y avait une grande émotion, pas seulement des acteurs mais de toute l’équipe, de tourner dans ces lieux si chargés. Grâce à Martine Leblond-Zola, nous avons eu la permission de tourner dans le jardin de Zola, à Médan. Et dans la lingerie, lorsque Jeanne repasse et que Zola la regarde. On aurait pu tourner aussi à l’intérieur de la maison, mais il y a quand même un train qui passe toutes les quatre minutes ! On a aussi tourné dans la maison du père de Cézanne, au Jas de Bouffan – on a reconstitué les fresques qu’il avait peintes et qui sont aujourd’hui au Petit Palais, et ils ont décidé de les garder ! Elle va bientôt être restaurée et devenir un musée. Au dernier étage, là où Cézanne peignait, on a reconstitué son atelier, c’est là où on le voit faire le portrait de Vollard - en vérité, le portrait a été peint à Paris. Ce n’est que lorsqu’il a touché l’héritage de son père qu’il a fait construire un nouvel atelier, l’Atelier des Lauves qui était alors en pleine campagne et qui est aujourd’hui en pleine ville. On a été imprégné de tous ces lieux. Sans même parler des carrières de Bibémus qui sont restées exactement telles que Cézanne les a connues. Son cabanon, aussi, est resté intact. Il y a encore les pots et les pinceaux. Il allait souvent y dormir pour avoir les lumières de l’aube. C’est un endroit magique. Tout cela était forcément très émouvant - et très inspirant.
JUSTEMENT, POUR UN FILM COMME CELUI-CI, LA LUMIÈRE EST TRÈS IMPORTANTE. COMMENT ET POURQUOI AVEZ-VOUS CHOISI DE TRAVAILLER AVEC JEAN-MARIE DREUJOU ?
C’était un film différent de ceux que j’avais faits, j’avais envie de me remettre en question, de changer d’équipe. Jean-Jacques Annaud m’avait parlé de Jean-Marie dont j’aimais beaucoup le travail, je l’ai rencontré. On s’est très bien entendus tout de suite. Et, en plus de son talent, c’est un homme merveilleux - et cela compte car on est très proche de son chef-opérateur pendant le tournage. On a beaucoup parlé ensemble, je lui ai montré toute la documentation que j’avais réunie. Je ne voulais pas que la lumière soit « cézannienne », je ne voulais pas qu’on dise « On dirait un Cézanne ». J’ai revu des films qui m’avaient marquée par rapport à cette époque-là. Le VAN GOGH de Pialat ; évidemment LE DÉJEUNER SUR L’HERBE de Renoir ; UN DIMANCHE À LA CAMPAGNE, de Tavernier ; LA LEÇON DE PIANO et PORTRAIT DE FEMME de Jane Campion ; LE TEMPS DE L’INNOCENCE. Et aussi, même s’il se déroule un peu plus tard, CARRINGTON, de Christopher Hampton, parce que je me souvenais de cette intimité à l’intérieur de la maison, par rapport aux images de l’extérieur. Je voulais une lumière qui soit différente entre Paris et Médan, et la Provence. On n’a pas eu à faire beaucoup d’efforts. La lumière de Provence est l’une des plus belles au monde. D’autant qu’on a eu un temps magnifique...
QUELLES INDICATIONS AVEZ-VOUS DONNÉES À VOS AUTRES COLLABORATEURS POUR LES COSTUMES, POUR LES DÉCORS, POUR LES MAQUILLAGES ?
J’ai parlé de ce projet à Catherine Leterrier, la créatrice des costumes, le premier jour où je m’y suis mise, parce que je l’aime beaucoup et qu’elle a un talent fou. Je lui ai montré toute la documentation que j’avais réunie. Tous mes albums avec les photos que j’avais prises partout. Des photos de robes, de tenues, d’ambiance. De filles très habillées et d’autres un peu débraillées. Une couleur. Un chapeau. Une rue... J’ai d’ailleurs partagé ces albums avec toute mon équipe, avec Jean-Marie Dreujou, avec Michèle Abbe, la décoratrice, avec Dominique Colladant, le responsable des maquillages et du vieillissement. Ces albums nous ont tous inspirés pendant notre préparation et notre tournage. C’est un travail qui les a passionnés, même s’il fallait bien sûr essayer de faire des économies sur tout. Je n’ai d’ailleurs tourné que huit semaines et deux jours, ce qui n’est pas beaucoup pour un film pareil. On avait tous cette envie de faire quelque chose qui ne soit pas figé, mais vivant, naturel, comme si l’histoire se déroulait aujourd’hui. Avec des gens pas très coiffés, pas très maquillés, parfois débraillés... Pareil pour la musique. Je ne voulais pas d’une musique d’époque. J’ai demandé à Eric Neveux une musique qui soit liée au sentiment, que ce ne soit jamais une musique extérieure, une musique contemplative, mais qu’on soit dans l’émotion quand on avait besoin d’y être. Le travail qu’a fait Eric Neveux est très beau, d’une grande élégance. Il a compris ce que j’ai voulu raconter bien au-delà des indications que je lui ai données. J’ai beaucoup aimé travailler avec lui. Lorsque je lui ai envoyé le film à Los Angeles, il m’en a parlé avec beaucoup d’enthousiasme et d’émotion. Par exemple, de la dernière scène, où Cézanne vient d’entendre son ami le dénigrer. Je ne voulais pas pour cette fin d’une musique désespérante et Eric m’a immédiatement évoqué ce que représentait pour lui ce retour vers la montagne et vers ces paysages de Provence auquel il appartient. Il part vers son œuvre, vers son destin d’artiste, vers ce qu’il est vraiment. Nous avions tous les deux envie d’une tonalité d’espérance. Cette histoire d’amitié – qui est presque une histoire d’amour - aura été douloureuse et magnifique.
Entretien avec Guillaume Gallienne
DANIÈLE THOMPSON VOUS AVAIT PLUTÔT IMAGINÉ EN ZOLA MAIS VOUS AVEZ PRÉFÉRÉ JOUER CÉZANNE...
J’avais le sentiment d’avoir déjà un peu joué Zola. J’ai l’impression en effet que la mission de Zola, c’est un peu la même que celle de Pierre Bergé dans le YVES SAINT-LAURENT, de Jalil Lespert. Être celui qui a du recul, celui qui a de la sagesse, celui qui encaisse. En revanche, Cézanne, c’est bibi ! Pourquoi ? Pour le rapport au père, le côté gosse de riche, le côté homme en colère... Danièle était surprise. Je lui ai dit : « Soyons simples, faisons une lecture et on va voir si on le sent ou non. » Je vais chez elle et avant de commencer à lire, elle me dit : « Bien sûr, c’est avec accent. – Avec accent ? Quel accent ? – L’accent d’Aix, Cézanne avait l’accent d’Aix. » Or moi, je suis nul en accent du sud. Autant les accents du nord, les accents russes, allemand, anglais, je sais faire, mais les accents du sud... Je ne lui ai rien dit et je me suis lancé tel que je le sentais, sauf qu’au bout d’un moment, j’avais l’impression de faire tellement l’accent que je n’entendais plus ce qu’il disait mais seulement son accent. « Fais-en moins », m’a dit Danièle. Et c’est ce que j’adore avec Danièle, rien n’est jamais compliqué avec elle, aucun obstacle n’est insurmontable. Dans sa maison du sud, sur son bureau, il y a un presse-papier sur lequel est écrit : « Please disturb ». Ça, c’est Danièle, j’adore ! Au début de notre collaboration, elle m’a dit « Tu me parles de ce que tu veux quand tu veux ». Je ne m’en suis d’ailleurs pas privé. Je crois que c’est l’une des personnes à qui j’ai le plus parlé de choses intimes.
COMMENT L’EXPLIQUEZ-VOUS ?
Par ses yeux ! Elle a des yeux qui brillent d’intelligence, de curiosité, de jeunesse, d’expérience, sans jamais rien de moralisateur, sans rien de conventionnel... On riait beaucoup ensemble, peut-être parce qu’on a une forme de culture en commun, de références communes. On a cette merveilleuse connivence sur de nombreux points... Déjà, elle connaît le théâtre depuis l’enfance, puis ce n’est pas parce qu’on est touché par des choses sérieuses voire graves qu’il faut qu’on soit forcément triste et sinistre, ce n’est pas parce qu’on aime le bon goût qu’on est forcément des enfoirés de bourgeois. Enfin, on a ce point en commun de ne pas trop aimer les cases et les étiquettes... Elle a une façon de relativiser que j’adore, elle comprend l’acteur sur de petits détails qui n’ont l’air de rien mais qui peuvent le gêner. « À ce moment-là fais ça, ne t’encombre pas de ça ». Voilà, elle sait désencombrer ! Sur le tournage, elle m’a fait ce beau cadeau de ne pas couper systématiquement, de laisser tourner la caméra. Donc, je faisais, je faisais, je faisais, et au bout d’un moment je n’avais plus rien à faire, je n’avais donc plus qu’à être. J’ai été comme rarement dans ma vie d’acteur. Il y a eu quelques moments de grâce dont je me souviendrai toujours. Souvent dans les scènes où je peins, d’ailleurs.
COMMENT VOUS ÊTES-VOUS PRÉPARÉ À INCARNER CÉZANNE ?
Danièle m’a fait rencontrer un de ses amis, un peintre marseillais avec des rides magnifiques, un beau regard, un beau sourire : Gérard Traquandi. La première fois que je suis allé le voir dans son atelier – sept ou huit mois avant le début du tournage – il a pris une toile, un chevalet, et m’a dit : « Alors Cézanne, c’était comme ça, et puis les pinceaux, c’était ça, la palette, c’était ça... Bon je te donne un peu de cobalt... Et peins ça. » J’avais regardé des photos de Cézanne au travail, j’avais vu comment il tenait ses pinceaux, je commence à peindre, et là il me dit : « Tu as un problème, tu veux remplir trop vite ». Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, car c’est quelque chose qu’on peut me reprocher aussi en tant qu’acteur. Message reçu ! « Vide, ne remplis pas, pars de rien, pars de ce que tu vois... » Avec Gérard, nous avons travaillé régulièrement, nous sommes allés au Musée d’Orsay aussi. « Et ce tableau, tu en penses quoi ? – C’est une croûte, non ? – Oui, tu as raison, mais déjà on voit l’humilité. » Il m’a dit des mots comme ça qui m’ont plu et guidé. Grâce à lui, avec lui, j’ai beaucoup regardé la peinture de Cézanne. J’ai vraiment pris le temps de goûter, d’essayer de comprendre surtout – ce qui n’est pas évident parce que, pour moi, il a un rapport à son art plus mathématique que littéraire. En fait, j’ai eu accès à Cézanne grâce à la couleur. Gérard m’a dit qu’il passait son temps à travailler toute la gamme, du bleu au jaune... ça m’a énormément aidé, et grâce aussi à ma femme qui est coloriste, j’ai pu le comprendre, j’ai pu apprécier le modulé de Cézanne... Ça m’a impressionné et ça m’a permis d’appréhender les peintres qui sont venus après lui. J’ai pas mal lu aussi. Les correspondances de Cézanne et de Zola...
ET L’OEUVRE AUSSI, J’IMAGINE ?
Non ! J’ai détesté, j’ai à peine commencé et j’ai arrêté. Dans mon émission de radio, j’ai fait tout un cycle Zola avec L’Assommoir, Germinal et La Curée, mais pas L’OEuvre.
VOUS LE RESSENTIEZ COMME CÉZANNE EN FAIT...
En tout cas, je ne voulais pas être marqué par la vision qu’a Zola de Cézanne. Je voulais entrer dans cette histoire à travers le regard de Danièle. En fait, je n’ai jamais envie de trop me documenter. Je cherche plus du ressenti. Ainsi, pendant les vacances avant le tournage, j’ai loué une maison près d’Aix. J’ai vu mon copain Bruno Raffaelli, qui, comme Cézanne, vient pile de ce milieu-là, de la grande bourgeoisie provençale, et il m’a dit une chose très belle : « Je réfléchissais à ton film en marchant dans la pinède et je me disais : “Pas étonnant que Cézanne détestait les Impressionnistes”, regarde ces lignes... Il n’y a que des lignes qui se prolongent, qui se croisent, qui se heurtent ! C’est l’opposé de l’Impressionnisme. Avec ce qu’il avait devant les yeux, il ne pouvait pas les supporter, c’est évident. » Et lorsque je l’ai interrogé sur l’accent, il m’a seulement dit : « Pense à Alain Françon : élégant. » Bon conseil ! Ensuite, côté préparation, il y a eu bien sûr tout le travail avec Dominique Colladant sur les maquillages - c’est la seule chose que j’avais demandée pour le film, que Dominique travaille avec nous. Et toute la réflexion sur les costumes avec Catherine Leterrier. Comment tout d’un coup elle prenait un vieux foulard, et shlak tout était là ! J’ai besoin de m’imprégner de ce genre de choses. Enfin, c’était excitant de chercher la voix, la manière de se déplacer, de bouger, de se tenir, qui ne sont pas les mêmes selon les époques de sa vie. Ça, c’était très jubilatoire. Après, c’est le travail d’équipe sur le plateau.
QU’EST-CE QUI VOUS TOUCHE LE PLUS CHEZ CÉZANNE ?
Ce qu’il cherche. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas un territoire, ce sont des paysages... Et ce sentiment terrible de savoir qu’il a raison mais de ne pas encore savoir le faire bien. Il est très conscient de son talent et de son impuissance à le transcender. Cela le rend dingue. Il n’est pas sûr de lui mais il est sûr de son art. C’est à la fois fabuleux et douloureux. À force d’opiniâtreté, d’effort et d’intransigeance avec lui-même avant tout, il va y arriver. Cela se sent dans sa peinture. L’évolution est hallucinante. Il passe d’une épaisseur de matière de plusieurs centimètres, au début, à pratiquement rien, à la fin. Je crois que c’est ce qui me touche le plus, parce que c’est ce vers quoi je travaille aussi : je cherche le calme, je cherche à gommer. Ce n’est pas encore ça mais j’y travaille... C’est donc cela, oui, qui me touche le plus chez lui.
EN QUOI DIRIEZ-VOUS QU’IL EST LE PLUS PROCHE DE VOUS ?
Son exigence. Ce qui n’est pas forcément une qualité, et qui n’est pas forcément perçu comme une qualité - sauf lorsque vous êtes mort ! Tant que vous êtes en vie, c’est un peu dur, pour les autres comme pour vous. En fait, cela cache une souffrance, une frustration, le sentiment d’être incompris. On est rarement satisfait... Comme lui, je peux aussi parfois être habité de sombres pensées. Quand cela m’arrivait, j’avais un nom de code avec Danièle : « black dog », l’expression de Churchill pour nommer ses moments dépressifs... Elle comprenait, me laissait tranquille, ne m’en tenait pas rigueur, d’autant que dès que je jouais cet état disparaissait.
AVEZ-VOUS TRAVAILLÉ AVEC GUILLAUME CANET AVANT LE TOURNAGE ?
On a fait des lectures avec Danièle. On se parlait aussi simplement sur l’évolution de nos personnages. « Qu’est ce que tu penses de ça ? Et tu peux faire ça comment ? » Tout était simple et naturel. Guillaume et moi, on se connaît depuis l’âge de 19 ans. Un de mes meilleurs amis jouait avec lui dans « La ville dont le prince est un enfant » au Théâtre Hébertot, et on était en même temps au Cours Florent mais pas dans la même classe. On a même fait ensemble un court métrage aberrant au Mercure de Honfleur, où on avait mis un sacré bordel ! Donc entre nous deux, il y a quelque chose d’acquis. La proximité des personnages, leur familiarité, leur tendresse, on n’avait pas besoin de les fabriquer, elles étaient là.
QUEL EST, SELON VOUS, SON MEILLEUR ATOUT POUR JOUER ZOLA ?
On est très différents l’un de l’autre. C’est un patron, Guillaume. Il a l’habitude de mener une équipe, d’aller vite. Mais là, on était partenaires, c’était autre chose. Guillaume semble vivre tout le processus de création d’un personnage de façon laborieuse, alors que lui n’est pourtant pas laborieux. Moi, c’est un peu l’inverse, j’adore le processus, après, le résultat... Ce qui était touchant avec Guillaume, c’est qu’il y a, je crois, quelque chose de très personnel, par rapport à ce qu’il a vécu, qui l’a poussé à accepter le rôle. Comme s’il avait très envie de dire ce que dit Zola... Qu’est-ce qui fait qu’on vous adore un jour et qu’on vous crache dessus le lendemain ? Et ce doute qui vous assaille... Comme s’il y avait dans cette mission où le politique et l’émotion humaine se rejoignent par rapport à lui et au monde quelque chose de fondamental... J’aime beaucoup cela chez Guillaume. Et puis il y a aussi ce travail qu’il propose depuis quelque temps au cinéma, d’intérioriser davantage, et qui résonnait avec Zola, au moins dans le couple qu’il forme avec Cézanne. C’était très intéressant parce que, du coup, ça me laissait une latitude plus grande. Il ne s’agissait pas non plus d’en faire des tonnes, il fallait faire attention à la théâtralité même si Cézanne en joue parfois, mais j’avais plus d’espace. Le personnage de Cézanne est très haut en couleurs et il ne faut pas que l’autre ait le sentiment qu’on tire la couverture à soi. Mais Guillaume, quand il vous écoute, il vous écoute ! C’est comme s’il n’y avait que vous qui existiez au monde, c’est très rare et très agréable. En plus, il a un charme incroyable, dès qu’il a l’oeil qui frise, dès qu’on sent qu’avec sa pudeur il se connecte, il est irrésistible. Dans les moments où Zola baisse la garde, où il se lâche, il y a comme des vibrations...
DE TOURNER DANS LES LIEUX OÙ A VÉCU, OÙ A TRAVAILLÉ CÉZANNE, CELA A-T-IL COMPTÉ POUR VOUS ?
Au début, je pensais que non, que c’était purement anecdotique, qu’on pouvait bien dire « Oh c’est émouvant ! » mais que ça ne changeait au fond pas grand chose. Et puis, un jour, dans la pinède, à force de regarder les pins, de me demander comment Cézanne les peignait, d’essayer de comprendre comment raconter le vent et pas l’arbre – c’est ce que disait Cézanne : « Je veux peindre le vent » – j’ai senti que je commençais à être ému par des choses qui ne m’auraient jamais touchées avant. Ce n’était plus un cliché, c’était quelque chose que je goûtais par moi-même, de moi-même. Au-delà des lieux, l’ambiance sur le plateau a beaucoup compté. Danièle y est pour beaucoup bien sûr. Jamais d’éclat, ni de saute d’humeur. Le bonheur ! Le diapason est chaleureux, lumineux, enthousiaste...
J’ai adoré travailler aussi avec Alice Pol – j’ai littéralement flashé sur elle, j’ai rarement vu une telle disponibilité chez une actrice, elle capte tout dès qu’elle entre dans une pièce... Et aussi avec Isabelle Candelier, avec Sabine Azéma, même si je n’ai pas beaucoup de scènes avec elle, avec Déborah François. Et avec tous les membres de l’équipe : Jean-Marie Dreujou, Dominique Colladant, qui ne lâche rien, Nicolas Cantin au son, la scripte, les habilleuses, la monteuse qui, lorsqu’elle est venue sur le plateau, m’a rassuré sur mon accent parce qu’elle est marseillaise, Florian Genetet-Morel de la production, Albert Koski, notre producteur. Toutes ces présences étaient très bienveillantes, très encourageantes. Elles mettaient du baume au coeur...
Y A-T-IL UNE SCÈNE QUE VOUS APPRÉHENDIEZ PARTICULIÈREMENT ?
Oui, juste cette scène où je devais lire un passage de L’OEuvre et fondre en larmes en lui disant : « Ça ne veut rien dire ce titre L’OEuvre ! Ça ne veut rien dire L’OEuvre ! ». Je sentais que mon émotion venait au début du texte et pas vers la fin, au moment où il doit pleurer. J’ai demandé à Danièle ce qui la touchait dans ce texte. « Les calanques, les fontaines, tout ça... » Je lui ai alors demandé de m’envoyer des ondes, de penser à cela pour moi pendant qu’on tournait la scène. Elle a été un peu surprise mais elle a dû le faire car la scène s’est très bien passée, et j’ai été débordé d’émotion à la fin de la prise...
COMMENT EXPLIQUEZ-VOUS QUE ZOLA QUI ÉTAIT PLUTÔT OUVERT À LA MODERNITÉ A PU PASSER À CÔTÉ DU GÉNIE DE CÉZANNE ? LA DERNIÈRE SCÈNE OÙ IL LE CONDAMNE POUR TOUJOURS EST TERRIBLE...
C’est horrible, en même temps, vous avez vu comment je pars, comment je marche. Il n’est pas du tout abattu, il y a de la rage chez lui... Il ne se sont vraiment brouillés qu’une fois que Cézanne a eu l’argent de son père, pas folle la guêpe ! La culpabilité du succès de l’un, l’aigreur et la jalousie du non succès de l’autre, et finalement les deux se renvoyant leur culpabilité, c’est quand même assez fou comme histoire ! Quand je lis Zola, il y a des moments de génie absolu, des phrases incroyables, mais je crois qu’il ne pouvait pas comprendre Cézanne. Zola avait besoin du naturalisme, de vrai, de documentation, alors que le vrai de Cézanne allait beaucoup plus loin, au-delà de ce qu’on voyait, il était sur d’autres sensations. En fait les deux n’avaient pas les mêmes préoccupations et leurs chemins se sont écartés de plus en plus...
ON SE DEMANDE MÊME COMMENT LEUR AMITIÉ A PU DURER AUSSI LONGTEMPS...
On a toujours besoin de témoins. Ça fait du bien les témoins même si ça dérange. Face à eux, on ne peut pas tricher, on ne peut pas trop se la raconter. C’est donc important de se les garder, les témoins, de se les coltiner de temps en temps. Mais ce qui m’a le plus marqué en voyant le film, c’est que j’ai rarement vu une femme cinéaste qui aimait autant les hommes. Danièle les aime vraiment, en tout cas ces deux-là, avec tous leurs défauts, dans tous nos moments de sublime, de grotesque, de touchant. On se reconnaît tous dans des facettes de l’un ou de l’autre. D’autant qu’au-delà de Cézanne et Zola, il y a quelque chose d’universel sur l’amitié, sur la fraternité, sur ces relations qui puisent leurs racines dans l’enfance - les évolutions de parcours, c’est terrible ! D’ailleurs, dans le film, c’est presque plus souvent Paul et Emile que Cézanne et Zola. Au moment où le noir s’est fait à la fin de la première projection, je me suis souvenu de Kirsten Dunst qui, après avoir vu MARIE-ANTOINETTE, avait dit à Sofia Coppola : « Maintenant je peux m’arrêter de travailler ! ».
C’EST CE QUE VOUS VOUS ÊTES DIT ?!
Non, moi, c’est le contraire ! Quand la salle s’est rallumée, je me suis tourné vers Danièle et je lui ai dit : « Maintenant je peux commencer à travailler. »
POURQUOI ?
Parce que je pense que je n’ai jamais aussi bien joué de ma vie, ça ne se dit pas mais je le dis quand même ! [Rires.] Du coup, j’ai demandé à Eric [Ruf, administrateur de la Comédie-Française] d’arrêter « Lucrèce Borgia ». « Stop ! I want my balls back ! » Pour la première fois, je m’aime vraiment en homme. Terminé, les femmes ! Je viens de finir la saison, le spectacle reprendra à l’automne mais sans moi. Dans YVES SAINT-LAURENT je m’aimais, c’était plutôt plus viril que ce que j’avais proposé avant, mais c’était surtout la relation de Bergé et de Saint-Laurent que j’aimais. Ce que j’aime bien aussi dans CÉZANNE ET MOI, c’est que je suis plus vieux que mon âge, et qu’en même temps, il y a toujours de l’enfance sur le visage, dans le regard. L’oeil qui brille derrière des problèmes de cataracte, ça m’a toujours bouleversé, j’ai toujours aimé ça. Tout cela m’a donné de la confiance pour