2016-08-30

Par Jean-Baptiste Schoutteten et Arthur Chabrol, associés EY France.

Introduction

L’allocation d’actifs des organismes d’assurances est le résultat d’une complexe optimisation sous contraintes. La proportion de chacune des classes d’actifs dépend ainsi fondamentalement de l’appétit et de la tolérance pour le risque de ces derniers, tout en tenant compte aussi des  enjeux réglementaires et comptables dans un environnement devenu multinormes (local GAAP, IFRS). À ces enjeux stratégiques peuvent s’ajouter des aspects plus tactiques liés aux anticipations de marché par les acteurs.

L’immobilier de placement (par opposition, ici, à l’immobilier d’exploitation) n’échappe pas à ces règles : sa proportion dans les allocations d’actifs des organismes d’assurances résulte bien de cette double analyse stratégique et tactique.

Jusqu’au tournant des années 2010, la part de l’immobilier dans le bilan des organismes a nettement diminué (1). Citons ici quelques raisons.

Les différents coûts intermédiaires pesant sur le rendement final de l’investissement immobilier : coûts de transaction,coûts de maintenance et aussi coût du levier pour les achats réalisés par un recours à l’endettement.

La crise immobilière des années 1990 a laissé à certains de douloureux souvenirs. C’est souvent grâce au soutien public, que les organismes les plus touchés ont pu traverser cet épisode.

La composition historique concentrée des portefeuilles immobiliers des assureurs autour d’actifs résidentiels à faible rendement courant et d’immeubles parisiens de bureaux situés dans un périmètre géographique très restreint.

La période actuelle semble marquée par un retournement de tendance. À titre d’exemple, la part de l’immobilier dans l’allocation d’actifs des assureurs en Allemagne est passée de 6,1 % à 7,6 % en valeur de marché entre fin 2011 et fin 2015 (2). L’ambition de cet article est d’en comprendre les raisons. Nous reviendrons d’abord sur les grandes tendances de marché en analysant le point de vue des investisseurs au travers des dernières enquêtes réalisées par les équipes EY en France et en Europe. Nous évoquerons ensuite les caractéristiques propres de la classe d’actifs pour un organisme d’assurances. La mutualisation des investissements via des fonds (OPPCI, notamment) et la mise en place de nouvelles régulations (AIFMD, principalement) ont permis de mieux encadrer les risques et de faciliter une commercialisation paneuropéenne des véhicules immobiliers. L’entrée en vigueur de la directive Solvabilité II au 1er janvier 2016 complète les réglementations. Au-delà du pilier 1 de cette directive qui calibre le besoin en capital associé à chaque typologie d’investissement immobilier, elle devrait donner lieu à la formalisation des politiques d’investissement et de gestion des risques immobiliers ainsi qu’à l’émergence de nouveaux reportings standard, ce qui consolidera le nouvel appétit des assureurs pour la classe d’actifs.

Tendance 2016 en matière d’investissements immobiliers par les organismes d’assurances

Dans les enquêtes EY réalisées récemment, les investisseurs anticipent une croissance durablement molle…

Les analyses qui conduisent au diagnostic de « croissance molle » actuelle s’appuient sur des critères qui ne captent plus l’ensemble de la chaîne de création de valeur, dans un environnement où la croissance est à la fois moins capitalistique et moins liée à des investissements industriels lourds. En effet, les secteurs de la nouvelle économie qui créent de la valeur, aujourd’hui, ne pouvaient faire l’objet de ce type de mesures il y a dix ans.

Dans le secteur de l’immobilier, la corrélation a toujours été évidente, à court terme, entre croissance et investissement en immobilier tertiaire. Toutefois, on observe une décorrélation entre la croissance qui reste faible et atone, d’une part, et le marché immobilier qui semble bien se porter, d’autre part. Les investisseurs se montrent ainsi confiants, estimant que l’économie pourrait continuer à fonctionner correctement dans la mesure où serait intégrée non plus la seule croissance physique, mais le niveau global de l’activité économique.

… et s’interrogent quant à la soutenabilité des volumes record d’investissement dans un contexte de liquidités abondantes

Dans l’environnement financier actuel, l’immobilier continue d’offrir des primes de risque relativement attractives et d’atteindre des records en termes d’investissements. Nous aborderons, dans la deuxième partie, les caractéristiques et les atouts de la classe d’actifs dans une allocation de long terme pour les organismes d’assurances. Si la surabondance de liquidités trouve à s’investir dans des actifs affichant des prix toujours plus élevés, les utilisateurs ne sont pas prêts pour autant à augmenter leur loyer. Un paradoxe qui soulève des questions chez les investisseurs quant à la soutenabilité de ce schéma, où les trajectoires du marché de l’investissement et du marché locatif sont de moins en moins corrélées. Cette dichotomie entre le marché locatif et le marché de l’investissement avait déjà été observée en 2002. Le phénomène nouveau consiste en une forte pression de la liquidité : les montants de collecte  atteignent des records. Toutefois, les acteurs du marché s’accordent à dire que la situation est loin d’être aussi inquiétante qu’en 2007, lorsque la prime de risque était négative

Figure 1. Rendements comparés (en %)

(Source : EY)



L’attractivité des rendements immobiliers actuels voit ainsi la présence de certains acteurs se renforcer, en particulier les organismes d’assurances (et/ou leurs gestionnaires d’actifs), qui poursuivent leur stratégie de diversification. Ces organismes font preuve d’un appétit sur la classe des actifs immobiliers prime qui ne devrait pas se tarir, même à des prix déjà élevés. Au niveau international, la masse monétaire, qui n’a cessé de gonfler, ces dernières années, doit en effet trouver des produits sustainable (3); sur lesquels s’engager. La part de l’allocation d’actifs dans l’immobilier est ainsi remontée assez nettement au cours des dernières années.

Innovation, prise de risque, diversification : trois leviers rémunérateurs identifiés par les investisseurs

Si les investisseurs estiment que le mouvement en faveur du marché de l’investissement immobilier ne devrait pas s’éteindre à court terme et que la prime de risque sur l’immobilier demeurera intéressante tant que les taux d’intérêt seront très bas, ils déclarent toutefois qu’il faut s’attendre à une remontée des taux de capitalisation rapide si l’afflux de liquidités devait repartir vers d’autres classes d’actifs. Certains soulèvent même le paradoxe selon lequel le marché est gonflé par des gestionnaires d’actifs contraints d’investir par le volume massif de leur collecte, ce qui oblige actuellement les investisseurs à arbitrer entre une démarche opportuniste et la nécessité d’investir des sommes déterminées. La situation peut donc sembler paradoxale : les flux sont sécurisés, mais le risque en capital devient important, au vu de l’évolution des prix, alors que les loyers prime, pour les bureaux, sont au même niveau qu’en 1990.

Bureaux, commerces, santé, hôtellerie, logistique : certains investisseurs déplorent une tendance à l’homogénéisation des taux dans toutes ces classes d’actifs. Il est donc, aux yeux des acteurs du secteur immobilier, plus difficile que par le passé de réaliser des performances exceptionnelles dans un marché plus difficile à décoder. Les entreprises qui ont innové en écoutant le désir des clients connaissent le succès. Les projets les plus porteurs puisent donc leur valeur dans la prise de risque, l’innovation et la diversification ; en témoigne l’appétence des investisseurs pour les produits mixtes, notamment. Le segment du logement apparaît aussi dans les enquêtes EY comme un secteur à nouveau porteur : le nombre de clients augmente, ceux-ci ayant été «resolvabilisés » par la baisse des taux d’intérêt et l’augmentation de la durée des prêts. S’y ajoute un phénomène de sortie d’épargne, du fait de la baisse du taux de rémunération du Livret A. Malgré une tendance sur 2015 à la baisse, les fondamentaux du secteur paraissent, ainsi, toujours solides.

Pourquoi l’immobilier dans une allocation stratégique assurance ?

En première approche : des rendements historiques élevés et une volatilité qui semble réduite…

Sur la base des données IPD, la performance annuelle 2015 des investissements immobiliers directs de placement s’est élevée à 9 %.

Sur une plus longue période (4), en retenant par exemple les dix dernières années, la performance annuelle moyenne de l’immobilier atteint 8 %, contre 4,1 % pour les actions cotées,

5,7 % pour les obligations et 1,4 % pour l’inflation.

Toutes les catégories d’actifs immobiliers affichent des performances élevées sur cette même période.

Tableau 1. Rendements immobiliers IPD

(Source : IDP 2016.)



Elles restent élevées et proches sur des horizons de trois ou cinq ans, traduisant une volatilité historique assez réduite et une corrélation faible avec les autres classes d’actifs.

… Dans la réalité : des biais statistiques qui rendent les rendements immobiliers complexes à appréhender

De nombreux travaux académiques récents ont souligné la spécificité de l’immobilier lorsque l’on souhaite conduire une étude d’allocation stratégique sur une base historique.  Les auteurs y relèvent précisément la faible disponibilité et les biais des indices immobiliers. On pourra évoquer, par exemple, les obstacles autour du processus d’expertise des biens permettant la construction des indices. Les expertises de détail étant extrêmement coûteuses (déplacement physique de l’expert, analyses locative et technique détaillées, etc.), elles sont généralement réalisées à une fréquence différente de celle de mise à jour de l’indice. Ce phénomène a pour conséquence un effet retard et l’apparition d’une forte autocorrélation dans les rendements de l’indice en introduisant un phénomène de lissage. Ce dernier est susceptible de réduire la volatilité et la corrélation avec les autres classes d’actifs. Les experts utilisent d’ailleurs des  indicateurs retardés et les données dont ils disposent sur les transactions et expertises de biens  «comparables ». Les indices basés sur les expertises restent donc souvent à la traîne des  mouvements haussiers/baissiers du marché immobilier sous-jacent.

Plusieurs solutions peuvent être mises en oeuvre pour contourner partiellement les difficultés rappelées ci-dessus : utilisation des statistiques de transactions et non de valeurs d’expertise ou mise en place de techniques statistiques de délissage, etc. Toutes sont intéressantes mais butent à chaque fois sur les spécificités bien connues de cette classe d’actifs si particulière : existence d’échantillons représentatifs en l’absence d’un marché global, calibrage de la prime d’illiquidité, etc.

Au total : le succès de la classe d’actifs repose sur ses caractéristiques uniques et difficilement modélisables

Le nouvel intérêt des organismes d’assurances pour la classe d’actifs est donc lié à autre chose que son strict historique de rendement ajusté du risque. Nous reviendrons par la suite dans le détail sur les conséquences positives du nouveau cadre réglementaire autour de la directive Solvabilité II.

En s’attardant un instant sur les caractéristiques financières de l’investissement immobilier, il ressort surtout que l’immobilier offre aux investisseurs une exposition instantanée à plusieurs classes d’actifs.

Taux d’intérêt.

Risque de contrepartie (locataire entreprise ou locataire particulier dans le cadre du résidentiel).

Risque d’inflation via la revalorisation du loyer au numérateur.

Risques optionnels liés à la faculté du locataire de résilier son bail ou à celle du propriétaire de changer de locataire au terme de ce dernier.

A bien y regarder, seules les obligations convertibles offrent une telle diversification « tout en un » à l’investisseur !

Enjeux et impacts de la directive solvabilité II entrée en vigueur le 1er janvier 2016

Solvabilité II est une réforme européenne de la réglementation prudentielle s’appliquant au  secteur de l’assurance. Elle est entrée en vigueur au 1er janvier 2016. Dans la lignée de Bâle II pour les banques, son objectif est d’encourager les organismes à mieux connaître et à évaluer leurs risques, notamment en adaptant les exigences réglementaires aux risques que les entreprises encourent dans leur activité.

Les exigences sont structurées en trois piliers.

Premier pilier : les exigences quantitatives, en particulier en matière de fonds propres et de calcul des provisions techniques.

Deuxième pilier : les exigences en matière d’organisation et de gouvernance des risques.

Troisième pilier : les exigences en matière d’informations prudentielles et de publication.

Cette réforme introduit des modifications profondes : Solvabilité II a été conçue pour reposer sur des principes (principle-based) plutôt que sur des règles (rule-based). Elle vise à instaurer une concurrence équitable (level playing field), l’harmonisation des principes et des pratiques de contrôle, la mise en place d’un reporting européen unifié, et à instaurer des normes prudentielles prenant en compte l’ensemble des risques (selon une risk-based approach et le principe de proportionnalité). Quels sont les principaux enjeux et impacts pour l’immobilier ?

Investissement en immobilier et exigences en capital : pilier 1

Dans le cadre du premier pilier, le principe retenu pour la formule standard est simple : le capital est calibré pour correspondre aux fonds propres nécessaires à l’assureur pour faire face à ses engagements à un horizon d’un an avec un intervalle de confiance de 99,5 %. Le besoin en capital du module « risque de marché » est calculé à partir des six principaux sous-modules correspondant aux facteurs de risque de marché identifiés (taux, actions, immobilier, crédit, concentration, change). À chacun de ces modules correspond un choc (un ou plusieurs  scénarios) qui est appliqué à la fois aux actifs et aux passifs de l’institution concernée. Dans le cas d’une détention via des fonds d’investissement (OPCVM ou OPCI, par exemple), la directive favorise enfin le recours à une approche par transparence du calcul du besoin en capital.  L’analyse du SCR se fera ainsi sur chacune des lignes présentes à l’actif du fonds.

Les organismes d’assurances sont invités à appliquer un choc standard de 25 % sur leurs actifs immobiliers. La nature de ces derniers n’est pas détaillée dans les textes mais les organismes ont peu à peu affiné leurs approches en veillant à considérer le plus finement possible la diversité de leurs actifs immobiliers et les différents risques correspondants.

Tableau 2. Bifurcation des placements immobiliers

(Source : EY.)



Ainsi :

les actions de sociétés foncières seront traitées comme des instruments de capital et  subiront un choc de 22 % s’il s’agit de participations, un choc de 39 % si elles font l’objet de cotations sur un marché réglementé de l’OCDE et de 49 % dans les autres cas ;

les obligations et créances hypothécaires commerciales seront analysées au regard des risques de taux et de crédit ; il en résultera dans la plupart des cas un besoin en capital très nettement inférieur aux 25 % « par défaut » ;

les fonds immobiliers (OPCI, notamment) feront l’objet d’une vision par transparence permettant de tenir compte des effets de diversification.

Au-delà des exigences en capital, la directive impose aux organismes d’assurances la mise en place d’outils d’analyse, de pilotage et de suivi des risques liés aux investissements immobiliers.

Investissements en immobilier et pilotage des risques : le pilier 2 de solvabilité II

Les politiques de gestion des risques d’investissement en immobilier répondent ainsi au principe dit « de la personne prudente » en s’assurant que la gestion financière des placements est en adéquation avec le profil de risque de l’entreprise et ses besoins de liquidité. Elles s’inscrivent dans le dispositif général de contrôle et de maîtrise des risques d’investissement.

Dans la pratique, elles couvriront les aspects suivants.

Tableau 3. Politique de gestion des risques

(Source : EY, février 2016.)

Investissements en immobilier et informations prudentielles : pilier 3

Le Pilier 3 de Solvabilité II, traitant de la communication financière au public et à l’autorité de contrôle, introduit le principe de discipline de marché. Les informations publiées doivent être précises et détaillées et prendre en compte la totalité de l’activité de l’assureur. L’ensemble des acteurs européens soumis à Solvabilité II sont subordonnés aux mêmes types de modèles pour une meilleure transparence du marché et une comparabilité simplifiée entre les acteurs.

Ces informations doivent être fournies périodiquement par le biais de deux types de documents, à transmettre par l’assureur.

Tableau 4. Rapports et reportings

(Source : EY, févier 2016.)

Les QRT sur les actifs de placement (neuf tableaux au total) traitent de l’ensemble des actifs détenus pas les sociétés d’assurances, y compris les actifs immobiliers.

Deux reportings, trimestriels, traitent des investissements en immobilier, non spécifiquement, en fonction de la nature de ces derniers.

Tableau 5. Focus QRT actifs

(Source : EY, février 2016.)

Dans le cadre de Solvabilité II, les entreprises d’assurances et de réassurance doivent en outre respecter des délais serrés de remontée de l’information prudentielle et garantir le caractère approprié, l’exhaustivité et l’exactitude des données utilisées dans le calcul du risque et pour les besoins du reporting.

Au global, on le constate, les enjeux de la directive pour l’immobilier apparaissent très forts au titre des trois piliers. Au-delà des difficultés indéniables de mise en oeuvre, il en ressort un cadre d’investissement plus homogène et plus transparent pour les acteurs de l’investissement.

Conclusion

Après plusieurs années de repli, la part de l’immobilier dans l’allocation stratégique des  organismes d’assurances est repartie à la hausse et la tendance reste plutôt favorable dans les enquêtes récentes.

Les raisons sont de plusieurs ordres :

la prise en compte des caractéristiques propres – et uniques – de la classe d’actifs en termes de rendement/risque ;

la faiblesse relative du rendement des autres classes d’actifs à revenus fixes ;

le nouvel appétit des acteurs pour la prime dite « d’illiquidité » qui caractérise l’immobilier, mais aussi la dette privée ou le private equity ;

des réglementations – dont Solvabilité II – qui définissent mieux le cadre de  l’investissement immobilier.

Décriées pour leur complexité et parfois aussi leurs incohérences, ces nouvelles règles offrent cependant à l’immobilier un cadre d’investissement plus homogène pour les assureurs, ce qui leur laisse le loisir de déployer leurs stratégies de diversification. Le mouvement ne fait que commencer.

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(1) Voir notamment les enquêtes annuelles IPD pour le marché français concernant les investissements immobiliers des organismes d’assurances

(2) Voir l’étude annuelle EY Allemagne sur les tendances en investissement immobilier réalisée auprès des assureurs allemands.

(3) Des produits rentables et pérennes.

(4) Voir la publication Indice annuel IPD de l’immobilier d’investissement en France, publiée en 2016.

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