2014-10-12

Lettre ouverte aux Amis de la Terre France



En octobre 2014, trente-trois réacteurs électronucléaires en France sur cinquante-huit auront 30 ans ou plus. Il y en avait vingt et un au début du mandat du président Hollande, et seulement deux au début du Grenelle de l’Environnement. Sans sursaut des écologistes antinucléaires, il risque d’y en avoir quarante-six dès novembre 2017.

Pour tâcher de s’extraire de l’impasse atomique et cesser de banaliser le désastre en cours au Japon, il faut un coup d’arrêt à la production anthropique massive de radioactivité.

Pour cela, il faut exiger enfin en France, de toute urgence et en attendant mieux, le remplacement transitoire des réacteurs nucléaires par des centrales thermiques à flamme. A gaz et même, si nécessaire, en partie au fioul et au charbon.

Ce n’est pas antagonique, bien au contraire, avec l’adaptation au changement climatique et la lutte contre son aggravation. Et c’est essentiel pour la préservation de la vie sur terre, ainsi que pour celle d’une démocratie en France.

Plus vite ça se fera, mieux ce sera. Y compris pour le climat. Il est de la responsabilité historique des Amis de la Terre de le dire, et de le faire comprendre autour d’eux.

Chers Amis de la Terre,

« Soit le nucléaire c’est dangereux, soit ce n’est pas dangereux. Si le nucléaire est dangereux, il faut fermer, il ne faut pas simplement fermer Fessenheim. »

Nicolas Sarkozy, reprenant un argument habituel d’Anne Lauvergeon lors du débat de la présidentielle 2012 avec François Hollande

En mars 2011, deux jours avant le début du désastre radioactif planétaire, évolutif et pérenne que l’on nomme ici “Fukushima” — tragiquement aggravé, ne l’oublions pas, par la présence de MOX français —, Fabrice Nicolino annonçait sur son blog la parution imminente de son livre Qui a tué l’écologie ?

Dans cet ouvrage, où le volet atomique était quasi absent (comme quoi il y avait déjà de quoi faire sans…), ce fin connaisseur du petit milieu de la défense de l’environnement s’en prenait frontalement aux grandes ONG écologistes que sont Greenpeace, le WWF, la fondation Hulot et la Fédération France Nature Environnement.

Les Amis de la Terre, eux, étaient relativement épargnés. Alors à juste titre, je pense. Si ma mémoire est bonne, Nicolino les avait qualifiés de “petite association digne”, ce qui, dans le contexte du naufrage prolongé que fut le Grenelle de l’Environnement, avait déjà l’immense mérite de ne pas être infamant.

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Aujourd’hui, alors que les Amis de la Terre siègent dans un ronflant Conseil national de la transition écologique, et que deux ans de débats officiels sur “la” transition énergétique s’apprêtent, en matière de nucléaire et même d’écologie, à accoucher de leur prévisible souris souffreteuse, où en sommes-nous ?

Force est de constater que dans notre pays — le plus nucléarisé et le plus nucléarisant de la planète — le mouvement antinucléaire est en train de perdre.

Embourbé dans contradictions insurmontables, miné par des interprétations de plus en plus déconnectées du réel, unilatérales et parfois stupidement idéologiques du slogan “Ni nucléaire ni effet de serre”, qui avait pourtant pu sembler frappé au coin du bon sens. Des interprétations en tout cas étrangères au sens des proportions et aux véritables priorités autour desquelles il importerait de rassembler.

Ces contradictions, je ne désespère pas que vous déteniez encore les clés pour les lever, et surtout la volonté de le faire. L’héritage symbolique de longue date dont vous êtes dépositaires en matière d’écologie humaniste fait que des prises de position fermes et courageuses de votre part, tranchant avec la vulgate dominante, auraient un poids réel. Cet héritage, c’est celui des Amis de la Terre qui créèrent la première association écologiste non strictement scientifique en France, qui soutinrent en 1974 la campagne présidentielle de l’agronome René Dumont — première irruption dans le champ politique d’une écologie égalitaire et tiers-mondiste — et qui jugèrent bon de publier chez Stock en 1975 les 430 pages de L’escroquerie nucléaire, incluant les analyses d’André Gorz sur l’électrofascisme.

C’est aussi celui de ceux qui — pourtant peu suspects de climatoscepticisme — concluaient encore en 2002, dans le sous-chapitre intitulé “Le recours transitoire aux énergies fossiles” de La mort s’exporte bien (petit livre paru à l’occasion du 16e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, sur le lobbying éhonté de l’Etat français pour faire financer, au titre de la coopération internationale, le maintien en activité et la construction de contrales nucléaires dans les pays de l’Est) :

« La combustion des énergies fossiles est une des causes principales de l’effet de serre ; les centrales thermiques au charbon sont responsables d’une grande partie de la pollution dans ces régions, notamment en République tchèque. L’utilisation de ces énergies est donc loin d’être idéale sur le plan environnemental. Cependant, il convient de noter que les techniques actuelles permettent de limiter les rejets de gaz et de particules dans l’atmosphère, tout en rendant le travail des mineurs moins dangereux. Mais surtout, la pollution et les risques engendrés sur la population et les travailleurs par une utilisation améliorée des énergies fossiles sont incomparables avec ceux nés de l’exploitation de centrales nucléaires [...]. Si, dans un premier temps, en attendant le développement des énergies renouvelables, un choix doit être opéré entre le nucléaire et les énergies fossiles, l’hésitation n’a pas lieu d’être. »

S’il est un endroit où il devient désormais vital d’opérer et d’assumer ce choix, pour les sept milliards de terriens d’aujourd’hui et pour ceux à venir, sous peine de cautionner maintenant et plus tard les pires crimes contre l’humanité, c’est bien la France, qui exploite en ce moment à elle toute seule plus du cinquième des 380 réacteurs nucléaires en service effectif dans le monde (dont ceux de la Belgique et du Royaume-Uni) et où, dès octobre 2014, 33 réacteurs nucléaires sur 58 auront déjà atteint ou dépassé 30 ans.

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Fin 2016, si aucun n’est mis à l’arrêt définitif, leur nombre passera à 42. Plus des 2/3 de la puissance du parc français. Un total provisoire de 41 400 MW, réparti dans treize de “nos” dix-neuf centrales atomiques — Fessenheim, Bugey, Dampierre, Gravelines, Tricastin, Saint-Laurent, Blayais, Chinon, Cruas, Paluel, Saint-Alban, Flamanville et Cattenom — en attendant Belleville et Nogent-sur-Seine dès 2017.

Non que les réacteurs neufs soient sans danger, bien sûr. Le 28 mars 1979, Three Mile Island 2 était en service depuis moins de trois mois. Quant au réacteur 4 de la centrale ukrainienne Lénine, il n’alignait que deux ans d’exploitation le 26 avril 1986. Mais enfin, nonobstant les prétendues “dépenses de jouvence” d’EDF, l’âge n’a jamais amélioré la fiabilité de la plomberie, de la mécanique et de l’électronique, ni la tenue du béton et des métaux.

Depuis mars 2011, les Amis de la Terre — au nombre des 68 organisations associatives ou politiques signataires de l’appel “Nucléaire, nous voulons avoir le choix” alors lancé par le Réseau Sortir du nucléaire — sont censés exiger en France la fermeture immédiate de tout réacteur de 30 ans ou plus. Or, au-delà des bruyantes proclamations affichées de vertu anti- atomique, le peu d’empressement, affligeant mais réel, de la plupart des signataires de cet appel quant à des fermetures effectives tient surtout à l’épineux problème du remplacement.

Car, à l’évidence, les économies d’énergie et les renouvelables (ou supposées telles, les matériaux pour capter le vent et le soleil n’étant pas tous inépuisables, et encore moins écologiques, et la biomasse risquant de perdre beaucoup de son charme une fois radioactive) ne suffisent pas pour compenser, dans les délais censément voulus, la déconnexion de ces nombreux réacteurs vieillissants.

Mais d’un autre côté, qui peut imaginer qu’une catastrophe nucléaire en France, dont la probabilité augmente de semaine en semaine, vaudrait mieux, y compris pour le climat, que le remplacement transitoire de ces réacteurs par quelques dizaines de centrales au gaz, voire même au charbon ou au fioul ? Où iraient les réfugiés climatiques si la plupart des terres émergées devenaient, en plus du reste, fortement radioactives ?

Or en ces temps de pensée unique et frileuse, les Amis de la Terre sont probablement les seuls, de toutes les associations françaises soucieuses d’écologie, à pouvoir assumer d’être les premiers à le dire, avec toute la pédagogie requise, sans se discréditer et avec une chance d’entraîner l’adhésion du plus grand nombre, qui cherche désespérément une issue. Si l’écologie qui aspire à être “représentative” dans les instances officielles peut servir à quelque chose, c’est bien à cela. Mais c’est maintenant où jamais.

En août 2012, jugeant que la limite de ma patience et de mes aptitudes au grand écart était atteinte, je vous avais rendu mon tablier de référente bénévole sur le nucléaire et l’énergie faute d’avoir pu obtenir que les Amis de la Terre France sortent enfin un orteil du rang en se décidant à poser, comme condition minimale à leur participation à la Conférence environnementale sur l’énergie lancée par le nouveau président Hollande, la mise à l’arrêt préalable et effective — à 35 ans, donc, plutôt qu’à 40 — des deux réacteurs de Fessenheim.

Eu égard à leur position officielle en faveur d’une fermeture immédiate de tout réacteur ayant atteint sa trentième année (et a fortiori des 20 sur 58 qui avaient alors déjà 31 ans ou

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plus), une prudente exigence de simple respect — en gage de bonne foi, voire de crédibilité mutuelle — d’une promesse électorale ne portant que sur deux réacteurs des plus vétustes (et ce moins de 18 mois après le choc créé par la survenue du pire cataclysme de l’histoire de l’électronucléaire à ce jour, dans un pays réputé à la pointe de la technologie…) ne semblait pourtant pas déraisonnablement excessive.

A mon sens, seules EDF et la CGT Mines-Energie pouvaient la trouver trop radicale, craignant par-dessus tout un précédent qui, vu l’âge du parc, aurait galvanisé les militants du Bugey, du Tricastin, du Blayais et d’ailleurs, en créant des perspectives d’effet domino.

Bref. Les Amis de la Terre ont choisi de se contenter du simple “calendrier de fermeture” que Yannick Jadot et d’autres préconisaient de demander. Et donc de participer à cette fameuse Conférence environnementale sans conditions spécifiques. Pour voir.

On a vu. Du coup, la fermeture de Fessenheim est désormais tout sauf acquise. Et quand bien même elle finirait par intervenir en toute fin de mandat présidentiel, il faudrait — à ce rythme ébouriffant de deux réacteurs par quinquennat — pas moins de 140 ans pour fermer les 56 réacteurs restants. Sous réserve que nul EPR n’entre en service dans l’intervalle. Est- ce bien sérieux ?

A l’automne 2007, au début du Grenelle de l’Environnement, il n’y avait pourtant en France que deux réacteurs ayant atteint 30 ans. A l’époque, la participation des ATF à ce fatiditique Grenelle ne m’enthousiasmait certes guère, mais je pouvais à la rigueur admettre que la question des OGM justifiait peut-être d’écouter Greenpeace en ne jouant pas d’emblée la carte de l’absence. D’autant que tout était censé être bouclé en quelques mois…

Quitte à faire, au sein du front commun qu’était censé être l’Alliance pour la Planète, les ATF tentèrent donc, en matière énergétique, de proposer à leurs partenaires de défendre à tout le moins, pour avancer un peu ou ne pas trop reculer, la fermeture de 25 % du parc nucléaire au cours du quinquennat.

Cela n’avait rien d’extrémiste: ce rythme aurait juste maintenu, en attendant éventuellement mieux, la possibilité pratique d’une banale “sortie” progressive en 20 ans. Le préconiser ensemble aurait au moins porté le débat dans l’espace public. Du reste, une proposition similaire parut fin janvier 2009 dans Politis, dans le cadre d’un “Appel à diversification urgente du bouquet électrique français” lancé par des syndicalistes d’EDF. C’est dire. Mais il faut croire que c’était encore trop pour nombre des ONG censées défendre la nature et l’environnement. Le WWF mit son veto. Tant pis pour les pandas de Chine, seul pays où se construisaient alors encore vraiment des réacteurs.

Le consensus se fit, comme d’habitude, pour un simple moratoire sur la construction de nouveaux réacteurs sans demander la fermeture des anciens, ce qui revenait comme toujours à avaliser la prolongation ad vitam aeternam du parc existant.

Comme le répétaient depuis longtemps les membres du comité Stop Nogent : « Une sortie différée de l’impasse nucléaire permet d’escamoter le danger nucléaire car les “anti” et les “pro” nucléaires se trouvent d’accord pour ne proposer aucune action immédiate contre ce danger [...]. Les scénarios de sortie différée viennent en appoint de cette stratégie de non-action et permettent au mouvement écologiste de garder une face antinucléaire qui cependant justifie la continuation du programme nucléaire. »

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Ainsi, rappelons-nous 2003. Pour enjoliver ses bilans avant privatisation partielle d’EDF, François Roussely passa brusquement de 30 à 40 ans la durée d’amortissement des réacteurs. Alors même que le supposé “gendarme” du nucléaire n’avait encore jamais eu à se prononcer techniquement sur la moindre prolongation de réacteur au-delà de 30 ans, Fessenheim n’ayant alors “que” 26 ans. Scandale et indignation ! Et pourtant.

Nombre d’antinucléaires patentés (Greenpeace, la commission énergie des Verts, une partie du Réseau Sortir du nucléaire…) avaient déjà en pratique, quoique sans le crier sur les toits populaires, donné depuis un moment leur aval implicite aux 40 ans.

Ils l’avaient fait, entre autres, dans leurs argumentaires anti-EPR (assurant que de nouveaux réacteurs étaient “inutiles”, la durée d’exploitation des autres pouvant être prolongée sans problème, arguant même du fallacieux exemple des Etats-Unis…) ou encore en présentant la loi de sortie du nucléaire de 2003 de la Belgique comme un modèle pour la France, alors que cette loi prévoyait de ne fermer les réacteurs qu’à 40 ans révolus, et à condition que des capacités de remplacement suffisantes aient été construites dans l’intervalle…

Aujourd’hui, rebelote avec entre autres la récente campagne « Stop au rafistolage » du Réseau Sortir du nucléaire. Celle-ci, sans jamais vraiment plaider pour la fermeture immédiate des réacteurs de plus de 30 ans, feint maintenant de s’offusquer de la volonté d’EDF de les faire fonctionner jusqu’à 50 ans, voire 60.

Mais pourquoi EDF se gênerait-il quand, il y a trois ans, quantité d’antinucléaires français désireux de “positiver” félicitaient la Suisse d’avoir « tiré les leçons de Fukushima » en “décidant” de sortir du nucléaire par fermeture de son dernier réacteur en 2034… quand il aurait donc 50 ans ? Sans compter que le Conseil fédéral suisse avait déjà “décidé” dès 1998 de sortir du nucléaire en 2025, ce qui supposait déjà de prolonger la vie de ses 5 réacteurs jusqu’à 40 ans bien tassés.

Il faut sortir de ce double langage qui, à force d’attendre que la solution vienne par miracle de l’étranger au lieu de balayer devant sa porte, entérine sans cesse le fait accompli. Sinon, EDF en sera dans 20 ans à réclamer — et obtiendra — des prolongations d’exploitation jusqu’à 70 ans pour ceux de ses réacteurs qui n’auront pas encore fondu, tandis qu’un énième avatar du Réseau Sortir du nucléaire s’indignera sur cartes postales multicolores et appels à dons que l’électricien national envisage de ne fermer ses réacteurs qu’à 80 ou 90 ans.

Peut-être convient-il de rappeler à ce stade que les réacteurs nucléaires ne “brûlent” pas de la radioactivité mais en fabriquent massivement ? A raison, entre autres, de plusieurs kilos de plutonium par jour — de quoi faire une bombe A ? Et que la vie n’a pu se développer sur terre que quand les éléments les plus irradiants ou les plus radiotoxiques avaient suffisamment décru ?

L’année d’ouverture du Grenelle justement, Robert Dautray (orfèvre en la matière, puisqu’il fit sa carrière à la Direction des applications militaires du CEA), venait d’expliquer dans un rapport à l’Académie des Sciences intitulé “Sécurité et utilisation hostile du nucléaire civil. De la physique à la biologie” que : « Produire de l’énergie nucléaire de fission [...] c’est multiplier la radioactivité de l’uranium qu’on a extrait du sol par un facteur de l’ordre de 2.105 pour produire l’électricité des Français [...] c’est remplacer des corps radioactifs à vie longue et faible radioactivité par des corps radioactifs à vie courte et à très forte radioactivité, vus à l’échelle humaine. » Bigre.

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Mais l’occasion de 2007 fut perdue : elle ne reviendra pas. Et dès novembre 2017, on risque d’arriver à la bagatelle de 46 réacteurs sur 58 ayant atteint ou dépassé 30 ans. 44 si Fessenheim ferme d’ici là (plus peut-être un EPR). Nous sommes entre-temps censés avoir changé de président de la République… ou plutôt, nous sommes censés avoir gardé le même, puisqu’il nous concocte des programmes à l’horizon 2025.

Alors ? Doit-on en déduire qu’il est trop tard pour exiger l’arrêt immédiat des réacteurs de plus de 30 ans ? Qu’il n’y a plus qu’à se résigner à attendre qu’ils aient tous au moins 40 ans pour les arrêter, histoire d’échelonner les fermetures (ou de gagner du temps avant de s’apercevoir avec candeur que cela ne fait que repousser le problème et le rendre encore plus insoluble) ?

La seule option rationnelle est-elle de préconiser mollement — comme les scénarios négaWatt depuis 10 ans, les Verts depuis 1993, Denis Baupin encore en 2013 pour EELV, ou bien Attac il y a quelques années — une “sortie” du nucléaire en France en 20 ans ? A l’exclusion horrifiée de toute échéance plus rapide, sous prétexte de climaticide en cas de construction en France de la moindre centrale thermique à flamme d’une puissance suffisante pour remplacer réellement un ou deux réacteurs ?

Faut-il carrément plaider — comme le récent livre La transition énergétique, une énergie moins chère, un million d’emplois créés, de l’économiste Philippe Murer, qui compte désormais peaufiner ce scénario au Front national — pour une “sortie” du nucléaire en 40 ans (délai aussi suggéré en 2011 par Corinne Lepage — mais où diable seront tous ces gens dans quarante ans ?) en consacrant, pour sauver le climat et la croissance, les vingt premières années à une hypothétique sortie des fossiles grâce au vieux serpent de mer de l’électrification massive ?

En réalité, c’est tout le contraire. En matière de “sortie” du nucléaire (et même d’économies d’énergie, et de pas mal d’autres choses…), le dogme de la progressivité (supposée écologiste parce que “douce” et censée dispenser de tout recours aux fossiles) est depuis vingt ans une escroquerie politicienne, qui ne sert qu’à déguiser des reculades en avancées tout en contribuant, par son encouragement de fait au maintien du statu quo, à aggraver le changement climatique dont elle prétend faire sa priorité.

Mais examinons un peu ce qui a conduit le mouvement antinucléaire dans l’impasse actuelle, où il fait mine de réclamer des mesures qu’il refuse les moyens d’appliquer.

En 1964, pour mémoire, la “durée de vie” envisagée par la commission PEON pour ses futurs nouveaux réacteurs nucléo-électriques se situait dans une fourchette de 15 à 30 ans, avec une durée de 20 ans privilégiée dans les calculs (soit 10 ans de moins que pour les centrales à fioul de référence). Autrement dit, les réacteurs n’ont jamais été “prévus pour durer 30 ans” : il était juste escompté qu’ils tiennent 30 ans au mieux, un parc de centrales tout neuf étant censé les remplacer dans l’intervalle. En 1977 encore, dans ses hypothèses réactualisées de disponibilité des réacteurs, la même commission tablait sur «un fonctionnement en base sur 21 ans ».

Et de fait, en 1993, les premiers scénarios techniques de sortie du nucléaire élaborés par l’INESTENE — à ne pas confondre avec les scénarios Alters de non-entrée des années 70, d’autant moins directement transposables au niveau national que les consommations

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électriques ont grimpé en flèche depuis, pour cause entre autres de chauffage électrique — reposaient sur des durées d’exploitation des réacteurs d’une vingtaine d’années, aboutissant à fermer vers 2010 le dernier de ceux alors en service. Vingt ans était d’ailleurs l’âge moyen de la dizaine de réacteurs déjà à l’arrêt définitif en France.

Rappelons qu’à l’époque, les Verts, pour cause de nouvelle stratégie d’alliance avec le PS, venaient d’abjurer leur programme initial d’arrêt du nucléaire en un septennat, se bornant dès lors à réclamer une “décision” de sortie.

Indépendamment des considérations strictement politiciennes, l’enlisement qui résulta de ces scénarios de sortie en 15, puis 20, puis 25 ans, au démarrage sans cesse repoussé, reposait sur plusieurs erreurs d’analyse. Une sympathique bande dessinée coéditée en 1994 par l’INESTENE, les Verts au Parlement européen, les Verts Nord-Pas-de-Calais, le mensuel Silence et Greenpeace France en fournit quelques illustrations.

Dès la préface, Hélène Crié assure que « la nouvelle vague antinucléaire joue finement : elle ne réclame plus l’arrêt immédiat des centrales en activité, se contentant d’exiger une sécurité accrue, mais parie sur l’immense gisement d’économies d’électricité qui reste à exploiter ».

La conviction dominante chez les néo-écologistes était en effet qu’il suffisait de bien surveiller les centrales atomiques pour que la sécurité soit garantie, en attendant qu’elles finiraient par s’éteindre automatiquement, une fois un genre de date de péremption atteinte. La disparition sans heurts du parc ne dépendait donc, censément, que du refus de nouvelles constructions. Pour le reste, on pouvait s’occuper tranquillement d’autre chose…

Le refus irrationnel de prise en compte de la possibilité d’une vraie catastrophe en France et une méconnaissance des réalités biologiques et physiques de la radioactivité permettaient en outre de faire passer la chose pour un renoncement écologique au “gaspillage” (ne pas fermer des installations presque neuves…).

La commode justification à l’inaction qu’assurait cette croyance entraîna sa solidification en dogme à mesure que la date limite reculait à 25, 30, puis 40 ans (âge du réacteur 1 de Fukushima Daiichi, le premier à lâcher, dont la durée d’exploitation avait été prolongée à 50 ans quelques semaines avant le séisme). Et ainsi de suite.

Le récit de la bande dessinée brodait quant à lui sur l’idée d’un accident à Fessenheim, qui se terminait d’autant mieux que le “nuage” était aspiré vers le haut sans gros dégâts par la vallée du Rhône, que le réacteur devenait inutilisable, et que le président de la République décidait, au grand désespoir d’EDF, de sortir du nucléaire, considérant désormais cette technologie trop dangereuse, ce qui donnait aux Verts l’occasion d’exercer leurs talents en matière de solutions de remplacement.

Car, autre erreur d’analyse, les milieux écologistes se cramponnent depuis longtemps à l’espoir délirant d’une catastrophe en définitive heureuse, permettant comme par magie le dénouement bienvenu d’une situation autrement bloquée. D’où les sempiternels : « De toute façon, on ne pourra rien faire tant qu’il n’y aura pas une catastrophe en France » ou (défense de rire…) : « Ce n’est pas aux antinucléaires de proposer des scénarios de sortie immédiate, en cas de catastrophe, EDF en a forcément un dans ses tiroirs. »

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Pourtant l’Ukraine, où sévissent encore 15 réacteurs (dont neuf connectés au réseau après Tchernobyl — deux en décembre 1986, même), n’est pas sortie du nucléaire après la catastrophe. La stabilisation de la situation en dix jours, au prix du sacrifice de milliers de premiers liquidateurs soviétiques, a même permis aux trois réacteurs les plus anciens de continuer à fonctionner. Ils ne furent mis à l’arrêt, sous la pression très intéressée des Occidentaux, qu’en 1991, 1996 et 2000 respectivement. D’ailleurs, est-ce un hasard si l’Ukraine et le Belarus ont basculé dans des formes de dictature ?

Et puis, s’il est un pays où il est désormais exclu de fermer tous les réacteurs en cas de désastre, c’est bien la France, seul Etat, parmi la petite trentaine qui recourent à l’électronucléaire, à en dépendre à 75 % pour sa consommation électrique, devant la Belgique (52 % en 2013), l’Ukraine (43,5 %), la Suisse à 36,5 %, (le Japon, c’était moins de 30 %), et bien sûr loin devant les USA (19,5 %), la Russie (17,5 %) et la Chine (2 %). Encore une “exception française”.

Dans leur préface de novembre 2001 à la troisième édition de leur livre Sortir du nucléaire c’est possible, avant la catastrophe, les physiciens nucléaires Bella et Roger Belbéoch (qui, affolés par les conséquences sanitaires, génétiques et politiques de Tchernobyl, préconisaient depuis 1986 un arrêt immédiat de l’électronucléaire en France, alors techniquement possible sans black-out ni rationnements par simple remise en service temporaire des centrales à charbon existantes, en attendant la construction d’autres capacités de production moins polluantes) — écrivaient ainsi avec inquiétude :

« … il se pourrait qu’une analyse précise des données actuelles sur cette possibilité de sortie rapide qui concluait notre texte de 1998 aboutisse aujourd’hui à une conclusion un peu moins optimiste. Depuis 1996 [...] EDF, pour garantir la pérennité de ses installations nucléaires, organise la mise sous cocon des centrales existantes à charbon et à fioul [...]. Si cette évolution devait se poursuivre vers l’extinction du parc thermique classique, la sortie rapide du nucléaire serait difficile. Le mouvement antinucléaire, avec son tabou sur les combustibles fossiles, aurait alors une part de responsabilité non négligeable en cas d’accident grave. »

Trois fusions de réacteurs plus tard, et alors que la France commence même à importer du gaz de schiste américain, il serait aisé de démontrer que, contrairement aux apparences, la consommation d’électricité au charbon de la France n’a pas du tout baissé depuis. Bien au contraire. Elle s’est juste délocalisée en Chine, dans des conditions humaines et environnementales dont la patrie des droits de l’homme n’a vraiment pas de quoi être fière, pendant que l’Hexagone fait mine d’être vertueux en émissions de CO2 “grâce” à ses centrales nucléaires. Oui, décidément, la responsabilité des associations et partis antinucléaires français serait écrasante en cas d’accident majeur ici…

La catastrophe à laquelle pensaient les Belbéoch était bien sûr un Tchernobyl en France. Toute leur action visait à l’éviter, car ils pensaient qu’ensuite, il n’y aurait plus grand-chose à faire. Mais d’une certaine manière, on pourrait aussi considérer qu’elle a en fait déjà eu lieu en mars 2011, même si elle semble se cantonner au Japon et dans une moindre mesure à la côte ouest de l’Amérique du Nord. Parce qu’elle est loin d’être finie (aucune stabilisation réelle 41 mois plus tard), que même les plus pessimistes n’avaient jamais envisagé son ampleur, que, par les airs ou par les eaux, les énormes quantités de radioactivité en jeu se retrouveront fatalement tôt ou tard dans toute la biosphère. Et parce que l’Etat français est mouillé dedans jusqu’au cou.

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Cependant, vu la sereine rapidité avec laquelle beaucoup d’écologistes et d’énergéticiens français ont métabolisé Fukushima et ses contaminations colossales sans y voir autre chose qu’un épiphénomène malheureux, prouvant juste la justesse de leurs analyses, sans mériter qu’ils bousculent trop leurs programmes et priorités, il est clair que ce n’est pas un risible petit nuage radioactif aspiré par la vallée du Rhône, et quelques barres de cœur de réacteur un peu fondues, qui risqueraient en l’état actuel de beaucoup embarrasser EDF ou un quelconque gouvernement, comparé à la menace d’un black-out électrique.

Il faut regarder les choses en face : désormais, la probabilité devient forte que le prochain accident grave, qui pourrait bien, statistiquement, arriver en France, soit moins grave et encore moins spectaculaire que Fukushima… et vire donc au non-événement médiatique.

Or, ce n’est pas quand il y aura partout des becquerels d’américium, de strontium, et des millisieverts de césium 137 qu’il sera temps de se lamenter que les seuils légalement “admissibles” de radioactivité dans les aliments, les matériaux de construction, les voitures et les produits de consommation fassent des bonds. Pire: cette banalisation des contaminations massives est en train de lever peu à peu le tabou qui pesait encore, bon an mal an, sur l’usage militaire effectif d’armes atomiques et radiologiques. Somme toute, à ce stade, quelques terabecquerels de plus d’émetteurs alpha peuvent presque passer inaperçus.

Mais revenons à notre BD de 1994, qui n’avait pas que des défauts. Une annexe technique illustrée présente « 20 technologies pour changer l’énergie », dans un réel souci de diversification des sources d’électricité et d’économies. Bien qu’aucun ordre de grandeur ne soit donné, gaz, fioul et charbon y tiennent encore une bonne place, dissimulés toutefois derrière des termes ésotériques, plus écologiquement vendeurs, comme “cycles combinés au gaz”, “cogénération tertiaire”…

Quant aux énergies renouvelables — signalons, les unités étant traîtresses, qu’il faut environ 3 MW d’éolien industriel pour produire ce que fournit 1 MW de nucléaire ou de n’importe quelle centrale thermique à flamme —, un personnage ressemblant furieusement à Alain Lipietz explique dans une bulle qu’elles « entrent en scène peu à peu mais à partir de 2010 ». Donc après la fermeture du parc nucléaire.

Vingt ans après, à force de refuser d’appeler un chat un chat ; de clamer que oui, on peut sortir du nucléaire, il suffit d’adhérer à Enercoop ; de communier dans la foi en l’efficacité magique des “réseaux intelligents” et de matraquer que le CO2 c’est le diable, la plupart des néophytes sont hélas désormais sincèrement persuadés que les seuls moyens écologiques de sortir du nucléaire sont la sobriété et l’efficacité énergétiques combinées aux énergies “renouvelables”, que celles-ci suffisent bien à la tâche, et qu’autrement, le remède serait pire que le mal.

Pourtant, non seulement l’essor des renouvelables n’a jamais constitué une garantie de sortie du nucléaire, mais cela fait plus d’un demi-siècle que tous les gouvernants de pays nucléarisés les considèrent au contraire comme complémentaires de l’atome.

Et de fait, loin de s’opposer, les deux permettent, avec leur promesse d’énergie potentiellement illimitée, d’entretenir sous deux formes différentes (yin yang ; Starsky et Hutch…) ce même imaginaire de croissance et de progrès continu sur lequel repose la bonne conscience néocoloniale de nos sociétés du spectacle de l’abondance — ce mythe que l’on peut éradiquer la faim, la misère, voire la maladie et l’inconfort, et même l’obscurantisme, en faisant croître le gâteau et en perfectionnant sans cesse sa recette, plutôt qu’en partageant tout de suite équitablement ce qu’on a et en acceptant sa finitude.

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Qui sait que le titre de la conférence désormais célèbre que Marion King Hubbert prononça en 1956 devant un aréopage de pétroliers n’était autre que Nuclear Energy and the Fossil Fuels ?

Non content de prédire le pic pétrolier états-unien du milieu des années 70, Hubbert en tirait en effet des conclusions pratiques : l’énergie nucléaire — seule source théoriquement à même de fournir, dans un volume pas trop encombrant, les quantités d’énergie illimitées nécessaires à la poursuite du développement de la civilisation moderne — devrait alors être prête à commencer à prendre la relève. La création de l’AIEA et le Price Anderson Act, en 1957, suggèrent que Hubbert fut d’emblée entendu. Quant aux renouvelables, faute de pouvoir livrer rapidement les quantités colossales d’énergie et d’électricité requises, elles étaient appelées à remplacer peu à peu les fossiles, en complément. D’abord pour des raisons d’indépendance énergétique et d’épuisement annoncé des fossiles, puis officiellement pour préserver le climat.

Des logiques et préoccupations analogues sous-tendaient encore le long avis sur « Les problèmes de l’énergie en France à moyen et long terme » adopté le 3 juillet 1974 par le Conseil économique et social — devenu depuis “environnemental” en prime. Il plaidait entre autres pour une multiplication à court terme des centrales nucléaires et la généralisation du chauffage électrique, sans négliger pour autant les multiples autres pistes technoscientifiques de diversification énergétique, hydrogène compris, autour desquelles on tourne en rond depuis quelques décennies ni même écarter, de surcroît, “l’éventualité d’un rationnement généralisé” auquel il convenait selon lui de préparer les Français.

En réalité, comme l’écrivaient encore les Belbéoch avec des accents très “décroissants” auxquels les Amis de la Terre devraient être sensibles :

« Les fantasmes sur les énergies alternatives, non dangereuses et non polluantes sont finalement un frein à la réflexion à mener sur les réels problèmes énergétiques de notre société. Ce sont des antidotes puissants contre l’utopie d’une société réellement vivable. Il y a là une conjonction assez paradoxale entre l’idéologie technico-bureaucratique fondée sur le mythe scientiste et l’idéologie écologiste qui se fonde sur les mêmes fantasmes que l’idéologie qu’elle est censée combattre ou qu’elle croit combattre. Délirer sur les capacités de production électrique des éoliennes ou des tuiles photovoltaïques ne permettra certainement pas une prise de conscience des réels problèmes énergétiques de la société. Cela laisse entendre qu’il serait possible de supprimer ces pollueurs — charbon, fioul, nucléaire — sans modifier notre façon de vivre, que ce soit dans la quotidienneté ou dans l’activité industrielle.

Il est pénible de voir qu’on tente de culpabiliser les consommateurs : remplacez vos lampes d’éclairage, remplacez vos machines à laver le linge ou la vaisselle, vos réfrigérateurs encore en état de marche par des équipements plus performants consommant moins de courant (mais dont la durée de vie est moindre, ce qu’on évite de dire) et EDF sera coincée. Cela revient à faire porter au simple consommateur la responsabilité de l’impasse nucléaire et, en fin de compte, de ses conséquences et à innocenter la technocratie nucléaire. »

Il ne s’agit pas de nier la part de responsabilité de chacun d’entre nous, mais d’éviter de la détourner des vrais problèmes. Depuis le moment où ces lignes ont été écrites, le pic annuel de puissance électrique appelée en France (qui était de 17,5 GWe en 1965 et 60 GWe en 1985) est passé de 72,5 GWe, en l’an 2000, à 93,1 GWe en 2010, puis carrément à 102 GWe en 2012. Tout ce qui a pu réussir à se construire en matière de solaire et d’éolien

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n’aura servi qu’à éponger l’hémorragie, et il en ira de même tant qu’on ne fermera pas d’abord et délibérément les réacteurs, sans attendre qu’ils s’arrêtent “tout seuls”.

Les argumentaires en termes de simple rationalité énergétique ou de grands projets inutiles et imposés sont d’autant plus trompeurs que le nucléaire sous toutes ses formes est tout sauf “inutile” à l’Etat, voire au peuple français, qui lui doit entre autres son siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU.

Il s’ensuit bien sûr que le dossier nucléaire est éminemment politique. Pas parce qu’il faudrait (variante fréquente: “suffirait”…) que des “politiques” prennent la bonne “décision”, mais parce qu’y toucher suppose une révision complète des fondamentaux de la politique étrangère et intérieure de la France (et de la totalité de ses formations politiques) depuis au moins la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Ou bien on a vraiment une autre vision du monde, d’autres modalités de coopération, d’échanges et d’alliances entre Etats, et il faut à tout prix tenter de la porter, ou bien ce n’est pas la peine de faire semblant : rien de tout cela ne peut se changer à la marge, sans réorientations drastiques qui supposent qu’un maximum de monde ait les moyens de s’emparer du problème, sur la base de valeurs claires et d’analyses sérieuses et nuancées, et non d’un catéchisme simpliste et de slogans publicitaires.

Reprenons. L’électronucléaire représente moins de 2% de l’énergie commerciale consommée sur la planète, et moins de 10 % de l’électricité, alors que les fossiles en représentent toujours plus de 80 % et que leur consommation croît en valeur absolue.

Même en remplaçant temporairement tous les réacteurs du monde par les plus rudimentaires des centrales à charbon ou au gaz ,cela ne changerait pas fondamentalement la donne en matière de climat. Les solutions, si elles existent encore, résident ailleurs (fin du culte de la mobilité, fut-elle militante, retour massif à une agriculture paysanne peu mécanisée…) Et, non, il n’est pas vrai que si l’on construit de nouvelles centrales au gaz on en prend forcément pour 60 ans : l’incitation aux économies d’énergie peut être d’autant plus forte que, contrairement à une centrale nucléaire, c’est le combustible qui coûte cher.

En revanche, l’industrie atomique, elle, encourage la fuite en avant énergivore, et menace en outre de rendre l’essentiel de la planète inhabitable bien avant la fin du siècle. Les irréversibilités sont déjà lourdes, et l’océan Pacifique n’avait vraiment pas besoin de ça. En la matière, seul l’arrêt des machines atomiques à produire de l’électricité en continu peut amener la “croissance négative” des consommations d’énergie et une plus grande égalité entre humains.

Les réacteurs sont répartis dans 31 pays, sur les 191 que comptent les Nations unies. Et avant mars 2011, les trois quarts de leur production électrique se concentraient, dans seulement 6 Etats (USA, France, Japon, Russie, Allemagne, Corée du Sud) qui font peser, comme l’a montré Fukushima, une incommensurable menace sur leurs propres populations, mais aussi sur tous les autres habitants de la planète. Cela doit cesser.

Le nucléaire ne remplacera jamais les fossiles. Et il n’y a pas de “renaissance” du nucléaire, au sens où le nombre de réacteur ne va cesser de diminuer. Ce serait toutefois une grave erreur de laisser croire que le secteur est moribond pour autant.

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Un réacteur à l’arrêt continue de coûter de l’argent à son exploitant (ne serait-ce que l’électricité pour refroidir le combustible…) mais en cas de catastrophe, les frais sont socialisés. On peut alors relancer et moderniser l’activité en fabriquant des robots, des dosimètres… voire en se réclamant d’une toute nouvelle “expertise” en matière de catastrophe, comme le font les Japonais qui tentent de vendre des réacteurs aux Vietnamiens. Par ailleurs, à l’instar du lucratif marché de “l’assainissement” de l’eau, le marché du matériel de détection, de protection, de décontamination est une manne potentielle sans fin. La radioactivité produite est avec nous pour des centaines de millénaires (240 000 ans rien que pour le plutonium 139) et, plus l’on traîne à s’emparer du sujet, moins nous aurons notre mot à dire.

Car l’absence de “renaissance” du nucléaire ne nous protège nullement de la radioactivité existante, ni de nouvelles catastrophes. Et le règne du “mensonge 137”, qui accuse tous les malades de “radiophobie” et fustige les “démoralisateurs”, est peut-être au fond désormais le pire des périls qui nous guette.

Les incohérences et atermoiements du mouvement antinucléaire rendent les véritables enjeux et priorités illisibles pour le commun des mortels. Pourquoi s’inquiéter assez pour se mobiliser en vue de fermetures de réacteurs quand les supposés contre-experts, les écologistes, disent qu’il n’y a pas urgence, voire impossibilité pour l’heure de convaincre les “décideurs” ? Quand tout, dans leur attitude, suggère que ça attendra bien l’élection suivante et témoigne d’autres priorités ? Pourquoi se fatiguer à tenter d’arracher de simples “décisions” qui ont peu de chances d’être appliquées ?

Ces atermoiements et leurs cortèges de banalisations nous livrent aussi pieds et poings liés aux diktats de la nucléocratie, notamment française, en matière de santé publique. Comme le soulignait en 2001 Solange Fernex, au nom de la Ligue des Femmes pour la Paix et la Liberté, à la 3e Conférence sur les conséquences pour la santé de l’accident de Tchernobyl qui s’est tenue à Kiev, le Comité scientifique de l’ONU sur les conséquences des émissions radioactives ne retient que les études “validées par les pairs”, c’est-à-dire… par les experts du laboratoire de Los Alamos et du Commissariat à l’Energie atomique français.

L’année de la mise en service de Fessenheim, alors que la France n’était pas encore massivement électronucléarisée, mais que nous vivions déjà dans une civilisation irrémédiablement fondée sur la boulimie d’énergie, René Dumont écrivait, dans Seule une écologie socialiste :

« Quand je fus candidat aux élections présidentielles de 1974, l’un de mes leitmotiv était : “Il faut diminuer la consommation du tiers le plus riche de la population française.” Ce qui ne se limite pas à réduire les profits du capitalisme, des monopoles, des grandes sociétés [...]. Le parti communiste français “lutte contre l’austérité”, mais refuse toujours de reconnaître que le niveau de vie actuel provient en bonne partie du pillage du tiers monde. La politique “d’union de la gauche et du peuple de France” du P.C.F. cherche à coaliser le maximum de mécontents contre, finalement, une très petite minorité de privilégiés [...]. Pour ma part, j’estime qu’il faut attaquer tous les privilèges, et diminuer toutes les consommations somptuaires, qui gaspillent les ressources rares de la planète et insultent à la misère des plus démunis ; lesquels sont incités aussi, par imitation, à gaspiller. [...] La gauche refuse de reconnaître l’importance du pillage du tiers monde, refuse de reconnaître qu’il faut envisager une reconversion industrielle très importante de la France. Il est indispensable de réduire les exportations de produits fabriqués de notre

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pays vers les pays du tiers monde ; et, en tout premier lieu, cesser de leur vendre des armes. »

On pourrait rajouter aujourd’hui la vente de technologies nucléaires. Mais pourquoi les autres n’en voudraient-ils pas — ou plus — si nous, nous n’arrêtons pas ? Pourquoi la Suisse, les Pays-Bas ou d’autres voisins renonceraient-ils à leurs quelques vieux réacteurs qui nous menacent aussi, mais qui leur garantissent une place dans le club atomique, si les Français ne manifestent pas clairement leur volonté de fermer les leurs et ne s’en donnent pas les moyens ?

En 1984, dans une interview à L’Evénement du Jeudi, Marcel Boiteux, alors à la tête d’EDF, expliquait que si la France, contrairement aux autres pays, n’avait pas réduit ses constructions de centrales nucléaires, c’était que « chez nous le nucléaire est bon marché, alors que dans les pays qui n’ont pas pu pour des raisons diverses résister aux attaques de la contestation, le nucléaire est devenu très cher ».

Trente ans plus tard, ceux qui se prétendent antinucléaires devraient méditer la leçon.

L’hypocrisie n’est plus de mise et il n’est plus temps de tergiverser. Ni nucléaire ni effet de serre peut être un beau slogan, mais si l’on veut vraiment l’appliquer, il est vital de sortir du simplisme pour articuler intelligemment et courageusement ce qu’il sous-tend.

Il est légitime, nécessaire, de se battre contre les subventions aux fossiles et contre l’extraction polluante ou énergivore des hydrocarbures de schiste. Mais que je sache, les Amis de la Terre Nigeria ne réclament pas la fin de l’extraction des hydrocarbures chez eux. Il ne s’agit pas de s’interdire d’utiliser le moindre gramme de fossiles, mais de peser soigneusement à quoi on les emploie. Difficile désormais d’imaginer en France emploi plus judicieux, et plus prioritaire, que l’arrêt du nucléaire.

Marie-Christine Gamberini | Août 2014

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Voir également:

http://apag2.wordpress.com/2014/08/10/les-dossiers-noirs-du-nucleaire-francais/

http://apag2.wordpress.com/2014/02/04/la-suisse-reconnait-la-dangerosite-accrue-des-centrales/

Source: http://apag2.wordpress.com/2014/08/24/lettre-ouverte-atf/

Publié par : http://arretsurinfo.ch

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