2014-12-20



Par J. Sapir – La question de la laïcité, et donc celle des liens entre religion et politique, apparaît comme fondamentale. Elle touche non seulement au problème de la paix civile mais aussi, d’un point de vue plus conceptuel, à la possibilité même d’élaborer ce que certains auteurs, et non des moindres, appellent une « théologie politique ». C’est donc bien l’une des questions fondamentales de la science politique. Elle reste le plus souvent cantonnée aux débats les plus théoriques. Mais pas seulement aujourd’hui, ou différentes affaires, de la construction de mosquées à la présence de crèches dans les mairies ou les conseils régionaux, lui donnent une actualité toute particulière. Cette question resurgit par ailleurs régulièrement dans le débat politique, en particulier dès qu’il s’agit des institutions européennes. Le thème des « racines chrétiennes » de l’Union européenne mobilise en réalité bien plus qu’une simple description historique. Que l’émergence de « l’Europe » comme une réalité politique, certes contrastée, certes divisée mais néanmoins avec des éléments d’unité, soit associée au christianisme est un fait historique, sur lequel il n’est pas besoin de revenir. Que le projet européen ait été porté à l’origine par le courant de la démocratie chrétienne, mais pas seulement et l’on a tendance à l’oublier un peu vite, est aussi un fait historique et politique, même si certaines options des « pères » de l’Europe démocrate-chrétienne étaient pour le moins contestables. Pourtant, il est clair que c’est ici d’autre chose que l’on parle. En fait, même si nombreux sont ceux qui l’ignorent, la question d’une origine religieuse possible des concepts de souveraineté et de légitimité, est antérieure au christianisme. Cela impose de se transposer, autant que faire se peut, dans l’imaginaire politique des Grecs et des Romains.

I. Les origines des liens entre pouvoir et religion.

La question des liens entre la religion et le pouvoir se pose dès que se constitue une communauté politique. Mais, il est clair que chercher à analyser ces liens dans le vocabulaire contemporain est impossible sous peine de courir le risque d’un énorme anachronisme. Cependant, certains des problèmes soulevés dès la période antique restent dignes d’intérêt, car ils indiquent à quel point les notion de « religion » et les relation entre le pouvoir religieux et le pouvoir temporel ont pu évoluer. A cet égard, une mise en perspective historique s’avère nécessaire pour arriver à faire la distinction entre l’essence de certains problèmes, comme la distinction entre auctoritas et potestas et l’apparence prise par les débats tant anciens que contemporains. De cette mise en perspective émerge la personnalité et l’œuvre de Jean Bodin dont la modernité s’avère aujourd’hui éclatante.

Les racines grecques de l’imaginaire politique.

La distinction, entre la légalité et la légitimité, autrement dit entre la justesse et la justice est en réalité très ancienne. Sa forme classique nous vient du mythe d’Antigone, et de l’interprétation qu’en donne la pièce de Sophocle. C’est l’un des mythes fondateurs de la civilisation occidentale, mais au-delà on peut légitimement considérer que la généralité du type de conflit ainsi décrit fait de ce mythe l’un des fondements de la politique en général. Sophocle construit sa pièce dans le cadre de la cité grecque idéale et il procède, deux mille ans avant, à la constitution d’un « idéal-type » au sens weberien du terme. L’histoire est connue : Antigone veut rendre les derniers hommages à son frère mort dans la guerre civile, ce que Créon, le roi régnant sur cette cité, interdit expressément, et non sans quelques raisons. Antigone, quant à elle, invoque une loi d’un degré supérieur, les Dieux imposant que l’on respecte les morts. C’est sous cette version simplifiée, et édulcorée, que le mythe est généralement présenté. Mais, cette présentation ignore en réalité un personnage tout aussi important qui est Hemon, le propre fils de Créon et le fiancé d’Antigone. Hémon développe donc devant son père la position de ce que doit être un Roi « juste », combinant alors la justice (le respect de ce qui est légal) et la justesse (le respect de ce qui est juste).

La tragédie est construite autour de l’hybris, cette forme particulière de folie. Il y a bien entendu l’hybris de Créon, qui veut à tout prix imposer la solution politique (nous dirions aujourd’hui le « légal ») et qui n’hésite pas pour ce faire à convoquer un « chœur » de vieillards à ses gages. Mais, on peut aussi dire que l’obstination d’Antigone, non pas tant dans sa volonté d’enterrer son frère que d’avoir raison à tout prix contre Créon, constitue aussi une forme d’hybris. Une interprétation possible du sens de cette tragédie est que Sophocle veut nous faire entendre que la seule position juste est celle de Hemon. Ce dernier, en effet s’oppose à la violence. Or, cette dernière devient inévitable dans l’entêtement à faire prévaloir tant la légalité que la légitimité sans accepter que les deux sont liées, même si la légalité découle en fin de compte de la légitimité. C’est cet entêtement qui conduit au désastre. La leçon de cette pièce, et le théâtre grec – en particulier dans la tragédie – a une fonction d’éducation des citoyens, est qu’il ne faut pas séparer la légalité de sa source, les « lois divines », mais qu’il convient de les combiner car nul ne peut dire avec certitude ce que veulent les Dieux. C’est ce qui sera formalisé par le couple entre Auctoritas et Potestas dans le monde romain.

Les racines romaines.

Les notions d’Auctoritas et de Potestas nous viennent en effet du droit romain. Il faut alors savoir que l’ensemble institutionnel et juridique du pouvoir politique et militaire romain repose sur la Potestas. Elle est en particulier une des caractéristiques du pouvoir consulaire. Mais, cette dernière repose sur l’autorité d’une Auctoritas sans laquelle elle n’est que l’expression de la force brute. La pensée politique du monde romain, avant et durant l’Empire, a ainsi systématisé cette distinction, et ce n’est pas un hasard. Cette distinction permet en effet de rendre acceptable l’usage de la force politique dans un cadre politique stabilisé. C’est ce qui différencie la « Cité » de la Horde, le monde « civilisé » des « barbares ».

L’Auctoritas donne donc un sens mais aussi ses limites à l’exercice de la Potestas. En fait, chaque magistrat important détient la Potestas qui inclut trois types d’autorité, l’imperium, qui est à la fois un pouvoir militaire (pour assurer la sécurité de la Cité) et un pouvoir civil (garant de l’ordre public et du respect des lois), la coercitio (pouvoir de maintenir l’ordre public par la force) et l’auspicia qui est une autorité religieuse. La Potestas d’un Consul, premier magistrat, est ainsi affirmée par la présence des 12 licteurs qui l’accompagnent.

Quand elle n’est pas fondée sur une Auctoritas « légitimée », c’est-à-dire reconnue à travers le respect de certains rites religieux, par le peuple qui est le destinataire de la Potestas, celle-ci est vécue comme pure violence, comme une suite de coups de force. L’ Auctoritas donne ainsi une justification tant symbolique que politique à la contrainte générée par la Potestas mais elle lui fixe aussi des limites que l’on pourrait considérer comme constitutionnelles.

On remarquera tout d’abord l’inclusion dans la Potestas d’un pouvoir religieux (celui de consulter les augures) et dans l’Auctoritas l’importance des rites religieux comme celui de l’intronisation. Dans toute l’antiquité, seuls les dieux avaient la capacité de légitimer le pouvoir. C’est un système qui est en réalité bien plus étendu, puisqu’on le retrouve dans les pratiques des sociétés primitives étudiées par Maurice Godelier. Le politique ne peut alors exister sans le symbolique comme si, pour pouvoir être accepté, le fait de commander aux hommes devait s’appuyer sur une autorité sur-humaine. Rome a institutionnalisé ce système de légitimation à travers ce que l’on appelle la « religio romana ». Il faut faire cependant attention aux termes qui peuvent être trompeurs. Cette « religion » n’a que peu de choses à voir avec une religion monothéiste révélée. Il s’agit en réalité d’un ensemble de valorisations, de croyances, de rites, de fêtes et de traditions qui unifient l’Empire (et ceci bien avant que la forme dite impériale ne soit établie). C’est ce qui permet à cet « Empire » de fonctionner par delà les races, les cultures et les superstitio, autrement dit les « religions » de chacun. On doit à Cicéron un bon résumé de cette conception de la religio. Il la présente comme ce que l’on appellerait aujourd’hui, au prix d’un anachronisme, la « citoyenneté », c’est-à-dire une participation active à la vie de la cité et à la définition du « bien commun ». Cette définition de la religio est aux antipodes de la nôtre, non seulement parce qu’il ne s’agit pas de la même chose, mais aussi parce qu’il faut que le symbolique soit directement présent dans la vie publique. En fait, l’étymologie du terme indique bien ce dont il s’agit. Le mot religio est bâti sur le modèle de « diligere ». Le verbe « religere » signifie « élire » ou « choisir » ou encore « porter attention». Il faut ici comprendre que ce n’est pas tant dans le sens commun pris aujourd’hui par ces termes mais dans celui de scrupule ou de discrimination. Il faudra attendre le Bas-Empire, pour qu’au IVème siècle après Jésus Christ un auteur chrétien, Lactance, donne à ce mot une autre étymologie : « religere » ou « relier » voir « rassembler ». On a changé de registre parce que l’on a changé non pas de croyance, mais de type de croyance avec l’irruption d’une religion révélée monothéiste. Ainsi, au départ, dans le monde romain, la religio relève de l’affaire d’Etat qui permet de spécifier ce qui découle dans l’ « imperium » romain, du pouvoir sacré. Avec la fin de la République cependant un changement majeur s’opère. Il est probable qu’il est rendu plus facile par l’horreur que provoque la guerre civile. Auguste va s’approprier l’Auctoritas en se déclarant « Pontifex Maximus » (tout comme Jules César qui occupa cette fonction en son temps) en même temps que s’installe l’Empire. L’Empereur concentre désormais en sa personne tant l’Auctoritas que la Potestas. C’est le système «romain » du haut-Empire.

Des racines chrétiennes ?

L’irruption du Christianisme, d’abord persécuté puis persécuteur, va cependant radicalement changer la donne. Tertullien va opérer en 193 après Jésus Christ ce que l’on peut considérer comme l’équivalent d’un « coup d’état linguistique ». Il va oser appeler religio le christianisme et qualifier de superstitio (d’ou vient notre « superstition ») le culte impérial. L’enjeu de ce que Saint-Sernin appelle un « coup d’état » était clair. Il s’agissait de placer le christianisme en position de fondement et de légitimation ultime de l’Imperium. Pour Tertullien, seule la reconnaissance de l’autorité du Dieu Unique, du Dieu des Chrétiens et donc du christianisme pouvait rendre à l’Empereur une légitimité qui lui permettrait d’exercer correctement son pouvoir. Lorsqu’en 313 après Jésus-Christ, l’empereur Constantin se convertit au christianisme et promulgua l’Édit de Milan qui mit fin aux persécutions anti-chrétiennes, le basculement de légitimité prôné par Tertullien fut définitivement acté. Ce basculement entra progressivement dans la pratique impériale. Il y eut, certes, des retours en arrière, mais aussi des poussées significatives comme le code Théodosien en 380 qui établit l’Église comme l’instance instituante. Progressivement, l’Église prit l’autorité sur l’Empereur comme le montre cet exemple. L’évêque de Milan, Ambroise, contraignit ainsi l’Empereur Théodose à se repentir d’avoir fait exterminer 7000 révoltés dans le cirque de Thessalonique. Dans le même temps l’Église se calque sur l’Institution Impériale, et adopte ses circonscriptions avec la centralisation sur Rome. Désormais, les temples sont reconvertis en églises avec les représentations d’un Dieu pantocrator qui est désormais dénommé du titre impérial de « Dominus », « Seigneur ». C’est dans ce contexte qu’est née la pensée politique chrétienne, qui constitue encore largement notre soubassement. Près d’un siècle plus tard, de 415 à 427 après Jésus Christ, Augustin (qui devint Saint Augustin), devenu l’évêque d’Hippone, rédige « la Cité de Dieu ». Né en 354 après Jésus-Christ dans ce qui est la Numidie de l’époque (aujourd’hui l’Algérie) dans une famille berbère romanisée, il est très influencé par les auteurs classiques romains et par leurs commentaires sur la philosophie grecque. Réussissant une étonnante synthèse entre la religion chrétienne, le droit romain et la philosophie grecque, il produit la théorie de ce nouveau système de légitimation du pouvoir politique. Pour lui, dans la cité des hommes, le pouvoir n’est légitime, autrement dit ne détient l’Auctoritas que s’il se fonde dans la cité de Dieu elle-même. C’est bien entendu à l’Église qu’il convient d’assurer cette légitimation, faute de quoi, le pouvoir réduit à la seule Potestas est voué à s’effondrer. C’est d’ailleurs ce qui arrivait à l’Empire Romain en train de dépérir de son orgueilleuse suffisance, mais surtout de sa surextension tant militaire que politique. Augustin est un contemporain de ce qui fut considéré à l’époque comme un véritable tremblement de terre, une sorte de fin du monde : le sac de Rome par le Roi Wisigoth Alaric en 410.

Le legs de Saint Augustin est considérable. C’est lui qui, à la suite des auteurs grecs et latins, donne dans la tradition chrétienne au tyrannicide ses lettres de noblesse. C’est aussi lui qui va, là encore à l’aide de références à des auteurs grecs et latins, établir les deux catégories de Tyrans, le Tyrannus Absque Titulo, ou celui arrivé au pouvoir par des voies injustes, et le Tyrannus ab Exercitio, ou Tyran en raison de l’exercice qu’il fait du pouvoir auquel il est parvenu de manière juste.

Ces deux catégories restent parfaitement pertinentes aujourd’hui. Mais, la question posée est de savoir si l’on peut disjoindre le contenu religieux du contenu politique. Le rapport aux Dieux, donc au monde du symbolique, est central que ce soit dans le mythe d’Antigone ou dans le droit romain. Mais, en particulier dans le cas du droit romain, il est clair qu’il serait gravement erroné de confondre la religio à la religion chrétienne. La question donc se pose si en capturant des notions et concepts qui viennent du monde grec et romain, Saint Augustin ne les a pas déformé tout autant qu’il les a sauvés de l’oubli. Nul ne peut écrire en dehors d’un contexte, ce qui est, bien entendu, le cas du présent ouvrage. Mais toute réduction au seul contexte serait elle aussi une erreur. Il nous faut donc dégager le sens général d’une pensée de son contexte.

II. Religio, Religion et Laïcité

Le besoin d’une montée en symbolique se comprend aisément. Nul ne peut prétendre avoir du pouvoir sur les hommes par une simple délégation de ceux-ci. Il faut que cette délégation soit, en un sens ou un autre, mise au-dessus et au delà des autres délégations. Le pouvoir (Potestas) de faire tuer et de faire mourir, qui est l’essence de la fonction de Chef des Armées, autrement dit de l’Imperium, est un pouvoir qui ne peut être accepté que sous des conditions très particulières. Toutes ces raisons impliquent donc le recours à des normes symboliques puissantes. Mais peut-on dire qu’elles impliquent nécessairement une dimension religieuse dans le pouvoir politique ?

Il est clair que tel est la réponse des croyants. Mais, cette réponse aboutit en réalité à la destruction de l’espace politique. C’est à Jean Bodin que nous devons la formulation la plus claire et précise de cela. Et, cela montre que les racines de la laïcité sont bien plus profondes que le débat actuel, ou elle est interprétée comme un obstacle à une religion particulière, ou même que la question de la séparation entre l’Eglise et l’Etat, qui constitua l’un des débats importants de la IIIème République. En fait, dans le principe de laïcité se cachent deux notions qui sont l’une et l’autre absolument essentielle. La première est celle de la séparation entre sphère privée et sphère publique. Cette distinction est fondatrice en réalité de l’existence même d’une démocratie. Sans cette distinction, la démocratie n’est qu’une coquille vide. Mais, et c’est là toute la force du travail de Bodin, cette distinction ne prend réellement sens que parce que des individus aux fois différentes acceptent de travailler ensemble. Cela pose la laïcité non pas simplement comme un principe de tolérance mais comme une forme d’organisation où la conviction personnelle se plie à l’existence de Res Publica, de choses communes qui nécessitent et impliquent un travail en commun. C’est bien pourquoi il y a une étonnante modernité dans le principe de laïcité, car il pose la nécessité de faire fonctionner les sphères privées et la sphère publique non seulement autour du principe de séparation mais aussi autour de celui de coordination. Ce principe prend acte du développement du statut de l’individu, mais il reconnaît aussi que cet individu ne prend sens que dans une société. Cette dernière ne se définit pas comme une agrégation d’individus, suivant le mot mis à l’honneur par l’économie néoclassique, mais comme la reconnaissance qu’il existe des principes et des causes qui dépassent les individus et les choix individuels.

Le poids du symbolique.

C’est là, aussi, ou nous voyons la grande faiblesse des théories de la légalité absolue qui sont aujourd’hui tant à la mode. Si la loi seule dit qui doit détenir ce pouvoir, alors il faut une loi qui ne puissent être contestée. Or, toutes les lois sont, de par la nature humaine des législateurs, contestables. C’est pourquoi il faut fonder ce pouvoir sur une légitimité ou une Auctoritas. De ce point de vue, on comprend instantanément la folie qu’il y eut de proclamer une « Présidence normale » de la part de François Hollande. L’acte d’exercer le pouvoir présidentiel est tout sauf « normal ». Nul ne nie que le Président soit un homme (ou une femme). Mais, la fonction qu’il occupe impose de se hisser au-dessus de la simple condition humaine. Bref, et pour tout dire, la fonction présidentielle exige de qui l’occupe une dignité qui soit compatible avec l’Auctoritas dont il est revêtu, et qui ne s’accommode guère du spectacle public qu’il donna au début de 2014. De même, quoi que dans un autre genre, Nicolas Sarkozy s’était largement déconsidéré durant son quinquennat par sa passion pour le brillant et son amour de l’argent, passion et amour qui sont tolérable chez un individu mais qui cessent de l’être quand ce dernier exerce des fonctions aussi éminentes. Ici nous voyons bien la contradiction qui peut exister entre des goûts personnels, qui peuvent être légitimes, et une action publique. Si l’on prétend que noblesse oblige alors cela n’est que plus vrai pour la fonction publique. Les peuples pardonnent rarement l’atteinte à la dignité de la fonction, ce dont le Président russe, Boris Elt’sine fit l’amère expérience à la fin de son mandat.

De ce point de vue, le problème essentiel avec les déclarations de 2012 de François Hollande qui affirmait vouloir faire une présidence « normale », vient de ce qu’il a confondu le « normal » avec le « commun ». Car, dans « normal » il y a norme et il peut y avoir plusieurs types de normes. En particulier on peut penser qu’il y a une norme « héroïque » qui convient bien mieux à l’exercice du pouvoir suprême. Pour l’avoir oublié, pour avoir tiré la fonction présidentielle vers le « commun », et certes il ne fut pas le premier Nicolas Sarkozy ayant bien entamé cette tache, il risque de passer à la postérité pour le Président le plus détesté des Français. Ce n’est pas par hasard si, aujourd’hui, il y a une telle nostalgie pour le personnage qu’incarnait le général de Gaulle. Et les français savent bien que l’homme ne correspondant pas nécessairement à l’image qu’il nous a léguée. Mais, ils lui sont reconnaissants d’avoir tenu ce personnage public même s’il pouvait être assez différent dans la vie privée. François Hollande, dès lors qu’il avait décidé de briguer la Présidence de la république aurait pu, et dû, comprendre que la dignité de la fonction qu’il allait exerçer impliquait des contraintes sur sa vie personnelle. Mais, à avoir voulu vivre une vie « normale », au sens de « commune », alors qu’il était dans une fonction exceptionnelle, il risque fort d’avoir tout perdu. Il a sous-estimé la dimension symbolique de la Souveraineté qu’il allait incarner et cela sans doute, parce qu’européiste convaincu, et ses convictions sont respectables, il ne pouvait comprendre le caractère spécifique et particulier de la Souveraineté et ce qu’elle implique pour qui l’incarne. Ici repose sans doute l’un des malentendus les plus tragiques et les plus destructeurs du mandat de François Hollande. Cependant, en disant cela, n’est-on pas en train de glisser vers une sacralisation, une vision religieuse de l’Auctoritas ? Car, cette sacralisation a existé. Il faut donc la prendre au sérieux.

Le fardeau du religieux.

Cette vision fut, il faut le dire, dominante pendant des siècles, et elle continue d’être sous jacente à certains des discours politiques que l’on peut entendre. D’ailleurs, dans de nombreux pays, le lien entre le pouvoir suprême et une foi religieuse est explicite. Le Président des Etats-Unis d’Amérique prête serment sur la bible et la formule qu’il prononce alors, « and help me God » (et que Dieu me vienne en aide), marque de manière claire cette présence du religieux au sein du politique. Il y a la nostalgie d’un age mythique où était affirmée la trilogie « Un Roi, une Loi, une Foi ». Mais, cet idéal mythique a été fracassé un fois pour toute par l’hétérogénéité des croyances qui s’impose comme un fait majeur avec la Réforme. Les guerres qui ont résulté du refus de prendre en compte ce changement radical ont été parmi les plus atroces et les plus inexpiables que l’Europe a connues. La seule solution résidait dans le découplage entre la vie publique et la vie privée, et le cantonnement de la religion à cette dernière. Ceci a été reconnu et théorisé à la fin des Guerres de Religion par Jean Bodin dans une œuvre posthume, l’Heptaplomeres, qui est le compagnon secret des Six livres de la République. Il est d’ailleurs de peu d’importance de savoir si cet ouvrage, tel qu’il nous est parvenu est bien entièrement de la main de Bodin. Son contenu ne fait que prolonger celui des Six livres. De quoi s’agit-il donc ? Bodin imagine que sept personnages, qui tous pratiquent la médecine et qui professent tous une foi différente, sont réunis dans un château. Chacun son tour, il vont prendre la parole et chercher à convaincre les six autres. Naturellement, c’est à chaque fois un échec, et pour une raison simple : la foi n’est pas affaire de raison. Quand le septième de ces personnages a parlé se pose alors une question redoutable : que vont-ils faire ? La réponse est éclairante à deux titres. La première est qu’ils décident de ne plus parler entre eux de religion, autrement dit celle-ci est exclue du débat public et devient une « affaire privée », même si, par courtoisie, ils s’engagent tous à aller aux célébrations des uns et des autres. La seconde est qu’ils décident d’œuvrer en commun « pour les bien des hommes ». Une autre fin aurait été possible. Ils auraient pu décider de se séparer et de travailler séparément chacun dans leur communauté. Il y a là la seconde « invention » de Bodin. On insiste, à juste titre, sur la première qui est la distinction entre une sphère publique et une sphère privée. Elle est essentielle. Mais, elle ne doit pas masquer la seconde, qui n’est pas moins importante. L’invention de la sphère privée, et du cantonnement de la foi à cette dernière, ne prend sens que parce que des personnes de fois différentes se doivent de cohabiter ensemble. Que Jean Bodin insiste sur l’action en commun de personnes aux convictions religieuses différentes est très important. C’est là que l’on retrouve le raisonnement des Six livres et c’est en cela que l’on peut affirmer que l’Heptaplomeres est un approfondissement de l’ouvrage précédent.

Cela veut dire qu’il y a des choses communes, des Res Publica, qui sont plus importantes que les religions. Cela signifie aussi que ce que nous appellerions dans notre langage la « laïcité » est une des conditions de l’existence des sociétés à composition hétérogènes. En retranchant de l’espace public les questions de foi on permet au contraire au débat de se constituer et de s’approfondir sur d’autres sujets. En un sens, Bodin pose le problème de l’articulation de l’individualisme avec la vie sociale, problème qui est au cœur du monde moderne.

On notera ici que pour Bodin, il s’agit bien de « religion » au sens chrétien du terme et non de la religio civique des Romains. Bodin, rappelons le, est un fervent Catholique, et se destinait même à la prêtrise dans sa jeunesse. Il ne reniera jamais sa foi, même s’il exprime un intérêt important pour le Judaïsme. Rien ne permet de penser qu’il ait été agnostique sans même parler d’athée et il est important qu’un tel raisonnement ait été tenu par un Catholique.

Le raisonnement politique qu’il tient n’est pourtant pas une théologie politique et s’en éloigne beaucoup, même si il inclut une dimension symbolique importante. De ce point de vue, il faut rapprocher le raisonnement que suit Jean Bodin de la réflexion contemporaine d’Ernst Kantorowicz sur les « Deux Corps du Roi ». Cet historien avait bien relevé l’importance de la légitimation religieuse dans la figure du Roi, mais il avait alors souligné que, et cela même pour les contemporains, n’établissait nullement une nature religieuse du monarque. Ce dernier ne faisant que « recevoir » son royaume des mains de son prédécesseur, il ne lui « appartient » pas.

Bodin a procédé de la même manière, d’une manière décisive et fondatrice, à la séparation entre religion et politique, et à la naissance de la laïcité. Il le fait parce qu’il constate, et son action auprès d’Henri III a du être pour lui importante, l’inanité des tentatives soit de « concile général », et il y en eut plusieurs, soit d’éradication de l’hétérogénéité religieuse. Il arrive à cette position, qu’il cachera soigneusement à ses contemporains, comme point d’aboutissement de son œuvre politique, l’établissement de la souveraineté comme principe absolu, fondant en réalité l’Auctoritas.

La souveraineté fondatrice.

La question de la souveraineté prend alors tout son sens si l’on considère sa place dans l’ordre symbolique de choses. La souveraineté ne dépend pas seulement de qui prend les décisions, autrement dit de savoir si le processus est interne ou externe à la communauté politique concernée. La souveraineté, telle qu’elle se construit dans l’oeuvre de Jean Bodin, réside dans la prise en compte d’intérêts collectifs, se matérialisant dans la chose publique. Le principe de souveraineté se fonde alors sur ce qui est commun dans une collectivité, et non plus sur celui qui exerce cette souveraineté. La souveraineté, pour l’exprimer en des termes plus actuels, correspond ainsi à la prise de conscience des effets d’interdépendance et des conséquences de ce que l’on a appelé le principe de densité. Elle traduit la nécessité de fonder une légitimation de la constitution d’un espace de méta-cohérence, conçu comme le cadre d’articulation de cohérences locales et sectorielles. Cette nécessité n’existe que comme prise en compte subjective d’intérêts communs articulés à des conflits. Que des éléments objectifs puissent intervenir ici est évident; néanmoins la collectivité politique ne naît pas d’une réalité “objective” mais d’une volonté affirmée de vivre ensemble. Quand cette volonté n’existe plus, la communauté se défait. Voila pourquoi la substitution d’une soit disant « ingéniérie » institutionnelle à la décision politique, la tentative de « neutraliser » une notion comme la souveraineté, tentative dont on a donné un exemple avec Andras Jakab, et qui est la logique aujourd’hui des européistes et des partisans de l’Union européenne, est sur le fond une négation du principe même de l’action politique et de la République. Nous avons là une piste pour comprendre pourquoi la négation de la souveraineté, et avec elle celle du principe de légitimité, provoque au sein des Nations qui composent l’Union européenne cette crise massive du « vivre-ensemble ». L’Union européenne, par ses pratiques mais aussi par ses principes (ou pourrait-on dire son absence de principe justifiant une accusation en immoralité latente), ouvre en vérité la voie à la guerre civile.

La souveraineté dépend aussi de la pertinence des décisions qui peuvent être prises sur la situation de cette communauté et de ses membres. Une communauté qui ne pourrait prendre que des décisions sans importance sur la vie de ses membres ne serait pas moins asservie que celle sous la botte d’une puissance étrangère. Ceci rejoint alors une conception de la démocratie développée par Adam Przeworski. Pour cet auteur, dans un article où il s’interroge justement sur les transitions à la démocratie en Europe de l’Est ou en Amérique du Sud, la démocratie ne peut résulter d’un compromis sur un résultat. Toute tentative pour prédéterminer le résultat du jeu politique, que ce soit dans le domaine du politique, de l’économique ou du social, ne peut que vicier la démocratie. Le compromis ne peut porter que sur les procédures organisant ce jeu politique, et nullement prédéterminer d’une quelconque manière le résultat.

Il est donc faux de faire remonter la laïcité aux affrontements de 1904-1905, et à la séparation de l’Eglise et de l’État, même si cette dernière est un moment incontestablement important de notre histoire politique. La laïcité remonte bien plus en arrière dans notre histoire, et l’on peut voir très clairement qu’elle est la fille des Guerres de Religion et de leurs horreurs. Mais, surtout, elle s’impose comme la seule solution possible de manière durable quand un pays est confronté à l’hétérogénéité religieuse. Une autre solution est en apparence possible, c’est celle adoptée par les pays allemands après la Paix d’Augsbourg (1555) puis la Guerre de Trente Ans, celle ou peuvent coexister des principautés dont les souverains professent des fois différentes, le Cujus Regno, ejus Religio. Mais, cette solution est bancale. Ne reconnaissant pas la liberté de conscience, elle impose une forme d’homogénéité à une société décidément hétérogène. C’est pourquoi, ce principe s’est progressivement érodé dans les différents pays qui l’ont appliqué. On est donc revenu à la seule solution stable, celle qui fut proposée par Jean Bodin.

III. Le droit naturel, un refuge possible pour la religiosité ?

On peut cependant faire une objection au raisonnement qui vient d’être tenu. Ne pourrait-on donc pas imaginer qu’il existe un corpus de lois, ou de principes, découlant de notre « nature humaine », qui fonderait par essence toute forme d’organisation politique ? En déplaçant le problème d’une religion transcendante à une religion immanente, comme le culte de l’Être Suprême, on pourrait alors effectivement négliger la question de la souveraineté. La vérification en justesse des lois ne se ferait plus qu’à l’aune de ces « grands principes » qui, étant le propre des hommes, ne sont attachés à l’existence d’aucune Nation.

Qu’est-ce que la « nature humaine » ?

En réalité, cette conception de la « nature » spécifique humaine, même si elle a des fondements dans la pensée antique, n’est en réalité propre qu’au christianisme. Pour le christianisme l’homme et au sommet de la Création, car il a été fait à l’image de Dieu. la distinction vis-à-vis des animaux est nette et elle se caractérise par le concept l’« âme », qui est vue comme « l’esprit employant le Verbe » des Évangiles, et non comme un principe vital de toutes les créatures. Dans les religions indiennes, mais aussi dans de nombreuses autres, la différence entre l’homme et les animaux est bien plus une affaire de degrés. Cette séparation radicale entre humanité et animalité a été vigoureusement critiquée, par Claude Lévi-Strauss en particulier: « Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il refusait à l’autre, il ouvrait un cercle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion ».

Cette question a été renouvelée par les apports de l’éthologie moderne, de la paléoanthropologie et de l’anthropologie. Or, dans son magistral ouvrage sur la parenté, Maurice Godelier montre que l’hypothèse freudienne de la “Horde primitive”, pas plus que celle de Claude Levi-Strauss sur l’antériorité de familles consanguines isolées, ne résistent à l’état actuel de nos connaissances. L’analyse des primates évolués, nos proches cousins comme les Chimpanzés et les Bonobos, montre que la société, avec ses hiérarchies, ses procédures d’inclusions et d’exclusions, de conflit mais aussi de réconciliation, précède l’humanité au lieu d’en découler. Que ceci soit, ou ne soit pas, acceptable pour le Chrétien est ici secondaire ; c’est un fait scientifique que l’on doit accepter. L’important est que l’on ne peut postuler de manière logique l’antériorité de la “Horde Primitive”. Le propre de l’homme n’est pas d’avoir créé la société, mais de pouvoir en transformer les règles. Cela implique à l’évidence une définition « faible » et une définition « forte » de la culture. Pascal Picq, dans un ouvrage collectif consacré à Qu’est-ce que l’Humain précise cela par la citation suivante.

«L’humain est bien une invention des hommes, qui repose sur notre héritage historique partagé, mais n’est pas une évidence pour autant. Homo sapiens n’est pas humain de fait ».

On pourrait dire, en d’autres termes, que l’homme s’est en réalité constitué, voire « construit » lui-même, progressivement, au contact de ses semblables. Maurice Godelier écrit ainsi très justement dans un ouvrage de 2004:

« Si les hommes n’ont pas pu se donner à eux-mêmes la vie en société, ils ont pu, à la différence des autres primates, transformer leurs façons de vivre en société, inventer de nouvelles formes de société».

On ne saurait mieux dire que, s’il y a bien un mouvement perpétuel d’interactions entre les individus et les cadres collectifs dans lesquels ils s’insèrent, ce mouvement ne part pas initialement de l’individu. Maurice Godelier ajoute par ailleurs quelques pages plus loin:

« Les humains ne sont pas seulement une espèce de primates vivant en société. Il s’agit d’une espèce qui produit de la société pour vivre, c’est-à-dire qui a la capacité de modifier ses formes d’existence sociale en transformant les rapports des hommes entre eux et avec la nature. Et si les hommes ont cette capacité, c’est parce qu’ils peuvent se représenter de façon abstraite, à l’aide de concepts et de symboles, les rapports qu’ils entretiennent entre eux et la nature, et savent agir de façon consciente et organisée pour les transformer».

Ceci constitue aussi une critique radicale des « Robinsonnades » qui posent toutes un homme isolé. Et l’on a tendance à oublier un peu trop souvent que Robinson Crusoë n’est pas une œuvre scientifique mais un « roman d’éducation » écrit par un des grands pamphlétaires religieux anglais, Daniel Defoe. Si Robinson Crusoë, dont l’expérience solitaire sert de paradigme de départ à la littérature marginaliste comme à certains théoriciens du politique, ne retourne pas à l’animalité, c’est qu’il envisage toujours sa position dans la perspective de son intégration à une collectivité, que ce soit son retour possible à la civilisation ou sa position vis-à-vis de la communauté des croyants à laquelle il appartient et qu’il espère rejoindre après son trépas. Robinson, bien avant que Vendredi ne fasse son apparition, n’est jamais seul, et l’importance de sa Bible le montre bien. C’est d’ailleurs, symboliquement, la première chose qu’il sauve du naufrage.

Le propre de l’homme et les rapports sociaux.

La question de savoir ce qui fait le « propre de l’homme » renvoie en règle générale à l’existence de la société, conçue comme un ensemble de rapports sociaux. Marx a montré à de nombreuses reprises dans ses travaux la folie qu’il y avait de considérer une « nature » immanente en dehors d’un contexte particulier. Maurice Godelier montre ainsi que, dans toute société, coexistent trois principes qui unissent l’économique, me politique et le symbolique. Il y a ce qui s’échange pour créer du lien. Dans le processus du Don et du contre-Don, les dettes ne s’éteignent jamais. Il y a aussi ce qui s’aliène, s’abandonne sans esprit d’un quelconque retour. Il y a enfin ce qui ne peut ni s’échanger ni s’aliéner, mais doit impérativement être conservé pour se transmettre. C’est là que gît la souveraineté. Dès lors, il devient clair que les membres d’une société humaine se situent d’emblée dans trois univers différents, dont les valeurs sont distinctes. C’est une reconnaissance explicite du principe d’héterogénéité que l’on a posé comme un fondement des sociétés humaines antérieurement. Mais, à l’hétérogénéité qu’implique la vie en société répond celle des représentations de la richesse. On va retrouver ici un des anciennes polémiques portant à la fois sur la monnaie et sur la souveraineté. Cette polémique a porté sur la possibilité de conférer le titre de « souverain » à une institution, la monnaie, et d’en faire l’institution centrale de nos sociétés. Les deux auteurs contestés, Michel Aglietta et André Orléan ont fondé la thèse d’une centralité absolue de l’institution monétaire. C’est à ce titre qu’ont peut les considérer comme fondateurs d’un essentialisme monétaire, un terme dans lequel André Orléan se reconnaît explicitement. Ils partent de l’hypothèse que les interactions humaines sont soumises à une dynamique d’imitation aléatoire converge nécessairement vers l’unanimité du groupe. Mais, pour cela, il faut avoir recours à l’anthropologie de René Girard, présentée comme une réfutation systématique de toute référence objective antérieure aux rapports d’échange.

Le sens de cette polémique dépasse, et de très loin, les considérations économiques. À travers l’idée d’une « nature » singulière de l’homme se construit aussi, et on peut dire en contrepoint, l’idée d’une « richesse » sur laquelle se fixerait l’attention des hommes. Mais, l’unification des richesses en une “Richesse” que l’on désire par Girard, à travers la théorie du mimétisme, n’est en réalité qu’un nouveau coup de force théologique au sein des sciences sociales. Girard nie l’existence de contextes structurants à partir d’une scène primitive où une foule d’individus indifférenciés est mue par le désir de richesse. La position de cet auteur tente, en réalité, une audacieuse synthèse entre freudisme et foi chrétienne. De Freud, il retient l’hypothèse de la horde primitive; du dogme chrétien, l’idée d’une “Richesse” transcendante, qui n’est que l’ombre portée sur les hommes par l’Amour de Dieu. Il convient ici de laisser de côté les convictions personnelles des uns et des autres. On sait que la Foi ne se discute pas. On doit par contre s’interroger sur la valeur heuristique de ces hypothèses du point de vue même de l’anthropologie. À-sociale et à-historique dans son fond, la représentation proposée par Girard nous invite à prendre pour argent comptant ce qui n’est qu’une forme religieuse mais non une caractéristique du monde réel. Son caractère global, qui découle du rapport entre la créature (l’homme) et son créateur (Dieu) construit alors l’univers du choix comme un univers unidimensionnel. Mais les difficultés s’avèrent ici insurmontables quand il s’agit de transposer une telle notion dans une vision réaliste de l’économie. Soit l’on se situe délibérément dans un univers de la transcendance, ce qui est le choix philosophique de Girard. Un tel choix est moralement respectable, mais il n’est pas scientifique et ne peut être tenu pour la base d’un raisonnement scientifique. Ce choix s’avère rétif à la critique réaliste. Il est de l’ordre de la métaphysique et non plus de l’analyse scientifique. Ce choix aboutit à retirer une bonne partie de sa substance à la souveraineté, et contribue à la construction de ce concept de « souveraineté hors-sol » que l’on retrouve dans les travaux d’Andras Jakab. En effet, si la monnaie peut vraiment être souveraine, alors rien n’interdit sa « neutralisation » en ce qui concerne les Etats, et son développement comme seul souverain réel de nos sociétés en tant que marchés financiers. C’est très exactement la situation construite, non pas symboliquement, mais bien réellement, par les dirigeants de l’Union européennes, où l’on ne reconnaît que la souveraineté des marchés et ou l’on nie la souveraineté des État. En fait, le travail d’Andras Jakab est une tentative pour « dé-inventer » la Souveraineté. Mais, de telles tentatives sont immanquablement vouées à l’échec.

Nature humaine et main invisible.

Ce n’est d’ailleurs par la première fois que l’on rencontre une telle pollution dans le domaine économique. La “main invisible” chez Adam Smith relève très précisément de la même démarche où une pensée métaphysique veut se faire prendre pour une analyse scientifique. Nous avons là une autre forme du refus fondamental de l’hétérogénéité. Il nous faut donc récuser ce parti-pris de la transcendance tout comme celui de « forces immanentes » (mais la parenté de l’un à l’autre est bien établie), pour pouvoir réellement penser la question de la souveraineté (mais aussi celle de la monnaie). L’affirmation de la traduction socialement harmonieuse des désirs privés n’est en réalité rien d’autre chez Adam Smith qu’un postulat métaphysique qui n’ose pas dire son nom. Il reprend, en en modifiant le sens, les thèses des jansénistes dont il tire, par un long cheminement des sources que décrypte admirablement Jean-Claude Perrot, la primauté de l’intérêt individuel:

“L’intérêt, naguère haïssable, est maintenant admirable et il peut tout. Le Dieu caché de Port-Royal, désormais, est un Dieu perdu“.

Mais, même perdue, l’image de Dieu perdure pour hanter certains hommes. L’économie politique classique se révèle ainsi comme une construction métaphysique à la fois quant à la nature humaine et quant aux modes d’interaction. Cette image de Dieu prend alors deux formes distinctes dans la pensée économique : elle induit le modèle déterministe et mécaniste de l’École de Lausanne (Walras et Pareto) et sa forme moderne du modèle Arrow-Debreu. Les édits divins nous sont lisibles par les succès ou les échecs des acteurs. Cette lisibilité justifie l’hypothèse d’information parfaite et complète. Dans une tradition catholique, qui met en avant l’idée que “les voies de Dieu sont impénétrables”, c’est au contraire l’opacité d’un monde au-delà de notre compréhension et le refus absolu de toute stabilité qui dominent. Tel est alors le fondement de l’Ecole Autrichienne. Mais, l’une et l’autre aboutissent à cette mise en sommeil du politique au profit de soi-disants experts qui seraient « éclairés » par leur connaissance particulière de secrets cachés et révélés aux seuls initiés. Refuser la démarche métaphysique implique alors de revenir aux procédures qui permettent les interactions et qui décident de leurs résultats.

IV. Souveraineté et Laïcité.

Si l’on revient à notre objet premier qui était de s’interroger sur la possibilité de penser la souveraineté hors de toute référence religieuse, il nous faut nous interroger sur ce que représente la Nation. En effet, la tentative de fonder la souveraineté sur un droit naturel se révèle tout aussi problématique que celle qui consiste à la fonder sur une religion transcendante. En fait, entre l’immanence et la transcendance, les rapports sont multiples et étroits. Néanmoins, l’importance de la laïcité totale pour comprendre les racines de l’ordre politique se doit d’éviter de transformer cette laïcité en une nouvelle religion. Or, c’est une tendance d’autant plus forte que l’on vit dans le mythe d’une grande communauté humaine dépourvue de conflits. En réalités, le conflit est permanent et l’un des taches du politique consiste justement à en utiliser les éléments positifs tout en évitant qu’il détruise la société humaine. De ce point de vue, le contraire de la « guerre de tous contre tous » n’est pas l’harmonie naturelle, qui est un mythe dangereux mais une forme organisation qui permette la gestion de ces conflits. C’est d’ailleurs la raison de l’importance de la Souveraineté. Il nous faut donc considérer la Souveraineté dans son articulation avec la Nation, et cette dernière comme un forme d’organisation politique du peuple. Encore faut-il retirer de l’espace publique ce qui ne peut être tranché par la raison.

Laïcité, religion et intérêts contradictoires.

On a dit auparavant le caractère toujours novateur de la notion de laïcité qui est indispensable au « vivre-ensemble ». Mais il importe de bien préciser que laïcité signifie alors deux choses : la reconnaissance de l’autonomie de la sphère privée par rapport à la sphère publique et le renvoi à la sphère privée de toutes les croyances. Il convient donc de ne pas la transformer en une nouvelle religion, comme le tente Vincent Peillon, ni même nécessairement en une religio au sens romain. Notons que sur ce point, il est tout aussi faux et dangereux d’opposer une laïcité soit-disant « ouverte » à une autre qui serait « fermée ». En réalité il convient de séparer les principes de leur mode d’application. Sur les principes, la reconnaissance des deux sphères de la vie des individus et l’appartenance de la religion à la sphère privée, il n’y a pas à transiger. C’est bien dans une exclusion de la place publique des revendications religieuses et identitaires que pourra se construire la paix civile. Si la communauté politique a besoin d’une escalade en symbolique, cette dernière doit se faire en évitant soigneusement le registre du religieux tel que nous le concevons aujourd’hui après les religions transcendantes. Ce registre est désormais un piège pour qui veut construire du social, et donc du « vivre-ensemble ». Quant aux conditions d’application de ces principes, il est clair qu’ils doivent faire la place aux traditions et à la culture d’une société.

Mais, ici, nous rencontrons au autre obstacle. La période actuelle se caractérise par un renversement dans le rapport entre ces deux sphères. Pendant des siècles, il a fallu lutter pour que soit reconnue l’autonomie de la sphère privée, et en particulier son fondement, la liberté de conscience. Aujourd’hui, c’est à une extension de la sphère privée vers la sphère publique que l’on assiste, dans cette parade des narcissismes à laquelle on assiste et qui est amplifiée (mais non crée) par la diffusion des moyens techniques de communication modernes. Cette extension de la sphère privée vers la sphère publique, cette parade des narcissismes, entraine des revendications d’appartenance, qu’elles soient religieuses ou autres qui envahissent la sphère publique et qui, de ce fait posent un double problème. D’une part, ces revendications narcissiques engendrent l’apparition de revendications opposées. Ces oppositions sont particulièrement stériles car elles ne sont pas « négociables » du fait de leur origine narcissique. D’autre part, en tendant à effacer la séparation nécessaire entre sphère publique et sphère privée, elles mettent en cause les conditions d’existence d’une société pluraliste, et donc des bases de la démocratie. C’est la raison pour laquelle il importe de toujours se rappeler le fondement même de la souveraineté.

La souveraineté ne découle pas d’un ordre pré-établi. Elle n’existe pas comme le produit d’une religion ou d’une soi-disant « nature humaine ». Ce qui impose son existence c’est bien la reconnaissance d’une communauté d’intérêts primordiaux au-delà des conflits engendrés par les intérêts individuels. C’est ce que Bodin appelle cette fameuse Res Publica, qui fonde l’existence des sociétés humaines, et qui, petit à petit et de manière non-intentionnelle, a construit l’homme en ce qu’il est aujourd’hui. Les principaux concepts de la science politique ne sont pas tombés tout armés du ciel, et ceci dit sans offenser qui que ce soit. Ils sont des productions humaines. Mais, on ne peut impunément jouer avec ces concepts, car une puissance symbolique qui permet de légitimer des formes politiques leur est attachée. Une chose est la production d’un concept, l’autre chose est son acceptabilité par la société. Et, ce qui fait la force de la souveraineté, et avec elle de la légitimité, c’est qu’elles rendent acceptables les autres concepts et notions.

Nous voici revenu à Bodin, encore et toujours, et à son idée de souveraineté absolue. Et l’on mesure mieux ce qu’il y a de profondément choquant dans les thèses d’Andras Jakab sur la « neutralisation » de la souveraineté. Les accepter revient à admettre l’inacceptable, autrement dit qu’un pouvoir nu, une force brute, et ce quelle qu’elle soit, puisse s’imposer aux peuples. Que des gens éduqués aient pu penser qu’une telle chose soit possible en dit bien plus long que tous les discours sur l’hybrys des dirigeants de l’Union européenne. Cette hybrys est aussi dangereuse que celle qui saisit Créon face à Antigone quand, prétendant être le garant de la paix dans la cité, il met en réalité cette dernière en péril par son comportement.

Un autre point apparaît dès lors de manière évidente. La souveraineté ne se décline pas, si l’on suit Jean Bodin, en une souveraineté « de droite » ou « de gauche ». Rappelons ses formules : c’est la souveraineté de la Nation dont il s’agit. Cette Nation peut s’incarner dans un homme ou dans un groupe d’hommes ; elle peut être représentée aussi bien par un Prince que par le Peuple. On voit qu’à ce niveau de généralité, la question de séparer la souveraineté entre « droite » et « gauche » perd toute signification. Il ne faut pas se laisser abuser par les nombreuses formules qui, chez Bodin tout comme chez Machiavel, font référence au Prince. C’est le produit du contexte dans lequel a été produit ce concept. De plus, et cela est fort souvent le cas, le Prince signifie simplement « celui qui dirige ». Il est plus facile de trouver une différence si l’on regarde les formes de sacralisation de ce Prince. Mais, il faut savoir que l’on ne parle plus de la souveraineté. D’ailleurs, Bodin est très clair sur ce point. S’il souhaite, en Catholique, que celui qui incarnera la souveraineté de la Nation le soit aussi, il n’en fait nullement une condition. Il précise ainsi que le sacre de Reims n’est pas une condition à la légitimité ni à la souveraineté. C’est en cela que l’on trouve l’extraordinaire modernité de l’œuvre de Bodin. Son injonction de renvoi de la religion, et des signes de toute adhésion, à la sphère privée exclusivement a bien aujourd’hui une dimension fondatrice dans la société française, comme le montre l’arrêt concernant la crèche Baby-Loup.

Droite, gauche et construction sociale de la Nation.

La question de la Nation est l’un de celles qui ont été le plus disputées sur l’échiquier politique. Pourtant, la question de ce qui fait Nation échappe en réalité aux divergences politiques, du moins tant que l’on n’adhère pas à une origine mythique de celle-ci. On peut penser qu’un accord profond devrait exister, et existe en réalité probablement, sur la nécessité de la Nation comme base fondatrice de la démocratie. Si l’on veut absolument introduire les notions de « droite » et « gauche » dans ce registre, c’est bien plus au niveau des formes d’émergence de la Nation que l’on peut le faire. Il y a clairement en France et ailleurs une tradition de la Nation transcendante qui refuse de considérer la Nation dans sa construction historique. On connaît la formule de Charles de Gaulle parlant d’un pacte de près de deux mille ans entre la France et la liberté. La formule est certes belle, mais elle fait fi de l’histoire de la construction sociale et politique de la Nation. Reconnaître cette histoire, ce qui fut le fait des grands historiens du XIXè siècle, de Guizot à Michelet, ancre plutôt le concept de Nation à « gauche ». Ceci étant dit, il faut immédiatement reconnaître qu’un processus d’une telle durée tend en réalité à se représenter aux yeux de ses héritiers comme son résultat. Comme l’a écrit d’ailleurs fort bien un grand historien que j’ai eu l’insigne honneur de côtoyer, Bernard Lepetit : “Le poids du passé devient d’autant plus extrême qu’il tire sa force de son oubli.” Il prend alors la dimension d’un fait transcendant parce que les acteurs ont perdu de vue les conditions historiques d’un procès de longue durée pour n’en envisager que le résultat. On peut donc admettre une congruence entre la thèse d’une Nation transcendante et celle de la construction historique de la Nation, tout simplement parce que cette construction historique est une œuvre d’une telle ampleur qu’elle ne peut se représenter que sous la forme d’un résultat « mythique », exactement comme s’il était le produit d’une transcendance.

Qu’il puisse par ailleurs y avoir des usages que l’on considère « de droite » ou « de gauche » des concepts de souveraineté et de Nation est indubitable et indiscutable. C’est le propre de tout instrument de pouvoir être mal utilisé. Mais, cessons nous d’utiliser un couteau parce qu’il fut utilisé par certains pour commettre des crimes ? Cessons nous de prendre le train, parce que le système ferroviaire fut central dans la réalisation de certains génocides, de celui qui frappa les Arméniens en 1915 à celui qui fut commis par les Nazis contre les juifs et ceux qu’ils appelaient des « sous-hommes » ? Bref, on n’a jamais vu dans l’histoire de la pensée un instrument condamné du fait du mauvais usage qu’en firent certains. Le discours qui prétend refuser la Nation et la souveraineté du fait des mauvais usages qui ont pu être par le passé ne tient pas. C’est un discours moralisateur d’une rare bêtise qui confond les niveaux d’abstraction.

Il faut ici réaffirmer que la souveraineté est un concept dont on ne peut se passer, du moins si l’on veut pouvoir penser et construire la démocratie. L’idée qu’il puisse y avoir une démocratie qui ne soit pas souveraine est une profonde absurdité. Et c’est peut-être là le cœur du débat. En fait, tant à droite qu’à gauche, il y a pour le moins une gêne quand ce n’est pas un déni, voir une haine, pour la démocratie.

Les marxistes contre l’Etat ?

À gauche, on peut retracer cela au biais à la fois libertaire au sens strict du terme et libéral que l’on trouve chez Marx. Marx ne récuse pas la lutte politique pour la démocratie, qui pourtant ne vise que les formes institutionnelles, la “communauté illusoire” pour reprendre ses propres termes. Mais, il soumet cette lutte à l’émancipation générale des travailleurs, qui seule est supposée capable de lui donner sens et à laquelle elle doit donc être entièrement subordonnée. Ceci permet de comprendre pourquoi la démocratie apparaît bien souvent comme un élément secondaire, on dirait aujourd’hui par défaut, des raisonnements qui se réclament de Marx. Dans une société sans classes, les acteurs ayant un accès direct, non médiatisé, avec la réalité, le besoin en organisations séparées de la société disparaît. On connaît la formule: dès lors, l’État dépérit. Dès lors, un des rares auteurs marxistes à s’être spécialisé sur le droit, Pachukanis, pouvait affirmer que, sous le communisme, il n’y aurait plus de réglementations légales mais uniquement des réglementations techniques.

Henri Maler, dans un ouvrage qui n’a pas reçu l’accueil qu’il aurait dû, montre qu’il y a chez Marx en réalité une multiplicité de modèles du dépérissement de l’État. Au fur et à mesure de l’approfondissement de son analyse; ces modèles sont constamment rectifiés, amendés et modifiés, sans qu’il soit néanmoins possible de les débarrasser de toutes leurs ambiguïtés. Très concrètement, d’ailleurs, quand des marxistes, ou des courants inspirés par certaines lectures du marxisme, sont arrivés au pouvoir, ils n’ont pas su penser la construction et la modernisation de l’État, et ils n’ont pas su, ou pu, penser l’architecture qui va de la souveraineté à la légitimité. Lénine lui-même, à la veille de prendre le pouvoir, croyait qu’il était possible de passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses. L’utopisme de Marx est ici aggravé par le scientisme d’Engels, qui conduit à penser le passage de la nécessité à la liberté comme simple application de lois de la société qui pourraient être consciemment mises en oeuvre. Aussi, le problème central du soviétisme n’était pas un étatisme exacerbé comme on le croit souvent, mais au contraire un sous-développement de l’État dont la construction s’est faite en réalité de manière incohérente, non maîtrisée et souvent par le biais de réemplois de méthodes archaïques. La question fondamentale que pose la démarche de Marx n’est pas la critique des illusions de la neutralité de l’État, ou du caractère illusoire de la représentation d’une communauté nationale qui serait dépourvue de conflits, visions qui sont celles des courants démocratiques de la première moitié du XIXè siècle contre lesquels il propose sa théorie du communisme. Cette critique est juste, et reste opératoire. Ce qui pose problème est d’une part qu’elle ne puisse penser la communauté nationale comme un ensemble stabilisé de conflits et qu’elle nous propose aussi une critique de l’État à partir d’une utopie, celle de la société sans classe, transparente au yeux de ses propres acteurs car dénuée de fétichisme. Cette utopie est par ailleurs parfaitement congruente avec l’utopie libérale issue de la tradition néoclassique. Ceci peut alors conduire, si on n’y prend garde, à une naturalisation de fait de l’économie et de la société. En fait, la lecture d’un conflit réel à l’aune d’une hypothétique société sans conflits ne fait que répéter le refus de l’hétérogénéité, en en repoussant certes les effets les plus pervers dans le temps, mais sans les effacer. Il est frappant que Marx soit obligé d’invoquer une société homogène future pour analyser la société existante. Cette méthode mine profondément sur un point important, la question de la démocratie dans les sociétés hétérogènes, le raisonnement marxien. Et c’est bien ce qui explique la virulence de certaines personnes qui se disent « de gauche » dès que l’on aborde les questions de la Souveraineté et de la Nation. Ce que révèle un tel texte est que des militants que l’on considère de gauche, voire d’extrême-gauche, sont incapables de penser les prérequis de la démocratie.

Les conservateurs contre l’Etat.

À droite, on trouve aussi, et c’est même plus étonnant, cette répulsion envers la souveraineté. Elle est le fait de courants libéraux, prisonnier de l’individualisme méthodologie et de l’atomisme de leurs conceptions. Elle vient d’une méfiance instinctive envers le pouvoir des « multitudes », qui conduit à des positions qui sont profondément antidémocratiques. Cette méfiance se retrouve dans l’héritage théorique laissé par F.A. Hayek et rejoint un des fondements du libéralisme politique, de Benjamin Constant à nos jours. Cette méfiance se concrétise aujourd’hui, dans le domaine économique, par une tendance à établir l’indépendance des agences gouvernementales vis-à-vis des institutions politiques. Le cas des Banques Centrales est ici l’exemple contemporain le plus évident; il est loin cependant d’être le seul. Aujourd’hui, ces positions prennent la forme des Constitution économique, ou du gouvernement par des règles techniques (et par ceux qui les ont conçues) et non par la politique. Ceci est aujourd’hui l’archétype des institutions internationales de régulation que l’on cherche à construire, en particulier au sein de l’Union européenne. L’espace de la discussion publique ne peut plus, dès lors que s’organiser autour de deux pôles. Le premier est technique, dévolu aux experts; c’est celui de l’interprétation des arrêts rendus par le marché, c’est

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