2015-11-29

Le Monde

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29.11.2015 à 15h44

• Mis à jour le

29.11.2015 à 15h57

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Propos recueillis par Catherine Pacary (Propos recueillis)

En marge du dernier Grand Prix qui se court dimanche 29 novembre à Abou Dhabi, le directeur général de Renault Sport F1, Cyril Abiteboul, a déclaré qu’il attendait la fin de la saison pour « en dire plus » sur l’avenir de l’écurie française. Le futur met du temps à se desssiner. Nous l’avons rencontré mi-octobre à Viry-Châtillon, au sud de Paris, le « Fort Knox » de la recherche et développement de la marque aux chevrons.

« Il vous parle de tout ce que vous voulez, d’histoire, de compétition, mais pas de ce qui est en cours », avait déjà prévenu Renault, à savoir les négociations menées par Carlos Ghosn en vue du retour – ou non – de Renault comme écurie de F1 à part entière. C’est à ce propos que nous attendons d’en « savoir plus ». A cette fin, l’actuel motoriste de Red Bull, Toro Rosso et Lotus rachèterait cette dernière, en bien mauvaise posture financière. Un sujet trop brûlant pour être éludé, dans un entretien que Cyril Abiteboul ne demandera pas à relire, démarche suffisamment rare pour être soulignée. Look décontracté, jean, basket, polo col « grand-père », allure chaloupée… Le charisme du patron n’a pas attendu le nombre (38) de ses années.

Pourquoi Renault s’intéresse-t-il encore à la Formule 1, discipline aux investissements colossaux – 100 millions à 400 millions d’euros par an – et aux retours commerciaux incertains ?

S’il est légitime sportivement pour Renault de faire de la F1, économiquement, ce sont les gens du marketing, qui, après des analyses poussées, ont conclu que le sport automobile, et la F1 en particulier, était une très bonne façon d’atteindre nos objectifs de notoriété, de visibilité et de « good opinion », c’est-à-dire tout le bien que les gens pensent de Renault. C’est une sorte d’entonnoir : on veut que le plus de gens possible connaissent Renault, qu’ils en aient une bonne image et, in fine, que cela se traduise dans leur acte d’achat. C’est un processus très long. Il n’y a pas de formule magique, ni vraiment de moyen de démontrer les choses.

D’autant que l’automobile et la F1 font souvent l’objet de critiques…

Tous les indicateurs sont au vert, à condition de ne pas les regarder de Saint-Germain-des-Prés, ou même de Paris. On est un constructeur mondial, avec des ambitions en Asie, Asie du Sud-Est, Chine, Inde… En Amérique du Sud également, marché sur lequel on est déjà très présent. La Formule 1 mondiale a encore une grande, une très grande valeur. C’est pour cela qu’on est dans ce sport depuis longtemps, et que l’on y repart pour un cycle long.

Lorsque Renault est devenu simple motoriste, en 2011, vous avez expliqué que c’était beaucoup mieux ainsi. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

C’est très simple : le coût de la technologie. Nous avons décidé de redevenir motoriste dans des circonstances précises. Le règlement d’alors stipulait que le moteur était « gelé ». Il n’y avait donc pas à investir dans la technologie, puisque la nôtre était mature et performante. On avait un retour marketing moyen, mais pour un coût moyen. Maintenant, avec le règlement [qui a imposé notamment l’abandon du moteur atmosphérique pour le moteur hybride, depuis 2014], on a un coût technologique très élevé. La seule façon de le rentabiliser, c’est d’avoir un retour marketing beaucoup plus important. Ce qui ne peut se faire qu’en étant une écurie complète. A partir de là, il y avait deux options : arrêter tout ou redevenir une écurie à part entière…

Réglementation en F1 : l’après 2014

2014, la révolution hybride Fin des moteurs V8 atmosphériques, remplacés par des V6 hybrides turbo — marquant le retour du turbo en F1 — avec système de récupération d’énergie cinétique au freinage couplé à une récupération de l’énergie thermique des échappements. Moins bruyants, au désespoir des fans purs et durs, ces moteurs sont bridés côté arrivée d’essence, ce qui permet une baisse de 35 % de la consommation.

2015 La reconduction Quatre fois plus chers que les moteurs atmosphériques, les moteurs hybrides ont néanmoins démontré leur supériorité. Plus personne n’envisage de retour en arrière. De plus, ils mettent en lumière le rôle de vitrine technologique de la F1, peut-être un peu oublié. Enfin, la baisse de la consommation des monoplaces (-30 % encore), même si elle n’est pas encore assez connue, est un atout pour l’image de la F1.

Mexico, 10 juillet Réunis dans le cadre du Conseil mondial du sport automobile, les membres de la FIA annoncent que Bakou (Azerbaïdjan) accueillera le 17 juillet 2016 une étape du Championnat du monde de F1, et Paris une épreuve de FE le 23 avril. Deux modifications dans le règlement sont entérinées avec effet immédiat : les pilotes ne peuvent être sanctionnés au maximum que d’un départ du fond de la grille en raison d’un changement de moteur (pour éviter les excès du Grand Prix d’Autriche, où Button et Alonso ont été sanctionnés chacun de 25 places sur la grille) ; les nouveaux constructeurs disposent d’un moteur supplémentaire pour la saison, soit cinq en tout contre quatre jusqu’alors, et Honda bénéficie de ce bonus dès la saison 2015.

Cette décision correspond à votre propre retour chez Renault, en septembre 2014…

Je suis revenu à un moment où on savait que ce que l’on faisait en sport automobile ne fonctionnait pas. La feuille de route était d’étudier la faisabilité d’un retour de Renault comme écurie. Nous avions une répartition des rôles très saine : le marketing exprimait ses besoins et les gens du sport regardaient comment les mettre en œuvre. J’ai rarement connu une période où la répartition des rôles était aussi claire, aussi légitime. Quelle qu’ait été la décision prise, notre travail a été fait de manière transparente, non partisane, complètement exhaustive.

En Formule 1, rien ne se décide sans l’aval du « banquier » et producteur Bernie Ecclestone, 85 ans. Cela ne vous déstabilise pas ?

J’ai une vision beaucoup moins négative que vous du travail de Bernie Ecclestone. C’est tout de même quelqu’un qui a réussi à doubler les profits de la Formule 1 en une dizaine d’années. Alors qu’il y avait un certain nombre de facteurs de risques, avec des constructeurs automobiles qui sont partis, la technologie de plus en plus élevée, etc. Pour moi, le boulot que fait Bernie pour l’actionnaire CVC [Capital Partners] est extraordinaire. Mais son âge est plus un risque qu’une opportunité. Il faut juste savoir bosser en intelligence avec lui. Il faut relativiser. Ce n’est pas Bernie qui a décidé de la présence ou non de Renault en Formule 1. Après, il peut nous faciliter les choses, c’est certain.

« Mercedes insuffle les règlements parce qu’il a un pouvoir »

Autre homme fort de la F1, Jean Todt préside la Fédération internationale de l’automobile (FIA). Il valide les règlements, les calendriers. Vous ne lui en voulez pas de certaines de ses décisions ?

C’est très compliqué, la Formule 1. Dans le championnat aujourd’hui, vous avez des organisations de plus de mille personnes qui se battent les unes contre les autres par l’intermédiaire du règlement, qui tentent d’interpréter et de détourner les textes à leur avantage. Le règlement lui-même est de plus en plus lourd, de plus en plus contraignant. C’est comme le code du travail français. Le rôle du régulateur, je ne l’envie pas. Jean Todt a son style, mais ceux qui commentent de l’extérieur méconnaissent quelque peu le dossier. Voilà le seul commentaire que je ferai : Mercedes insuffle les règlements parce qu’il a un pouvoir.

Quel est ce pouvoir ?

La seule monnaie d’échange en Formule 1, c’est la performance. Aujourd’hui, Mercedes a le moteur le plus performant du plateau, celui que tout le monde souhaite avoir. Et comme la F1 est une terre de chantage absolue, pour arriver à ses fins, tous les moyens sont bons. Cela procure à Mercedes un pouvoir immense qu’ils utilisent pour maintenir leur avantage compétitif. Mais ils font un travail extraordinaire. Et cela ne peut qu’être inspirant pour nous. Pour avoir le pouvoir, il faut d’abord être performant en piste… Cela ne se passe pas dans l’autre sens.

Côté pilote « performant », Romain Grosjean rejoint la nouvelle écurie américaine Haas F1. Le rêve d’une victoire 100 % française – constructeur, pilote, motoriste – s’envole ?

Romain a fait toute sa carrière à Enstone [le site britannique de Renault-Lotus F1]. Il a commencé sa carrière chez Renault ; puis ça s’est mal passé. Puis il est revenu. En ce moment il est chez Lotus. Il avait envie de prendre l’air. Il prend l’air. On a tous des amis, de la famille, qui ont fait le choix, un jour, de prendre l’air.

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Je peux comprendre qu’il ait envie de partir sur un projet nouveau. Le projet Haas surprendra pas mal de monde, parce qu’il est bien ficelé. En tout cas, au début. Ils vont avoir une période de grâce, avec de l’énergie, des moyens, le soutien de Ferrari. Je connais l’euphorie des premières années [vécues chez Caterham]. Les mecs arrivent, plein d’envie, de paillettes, ils ambitionnent de faire les choses différemment des autres… Malheureusement, en F1, je n’ai vu que les bonnes vieilles recettes fonctionner. Le projet Haas, il faudra le juger dans trois ans. Mais c’est un beau projet. Et je pense que Romain a quelque chose à jouer.

Quant au patron d’écurie, on parle d’Eric Boullier, ex-team manager chez Lotus, de Flavio Briatore, patron de l’écurie Renault de 2003 à 2009…

[Rires.] Je ne souhaite pas m’exprimer là-dessus, parce que le choix des hommes appartient à Carlos Ghosn et à Jérôme Stoll [président de Renault Sport F1].

« Briatore a pour la Formule 1 l’instinct de l’équilibre à donner entre le spectacle et la pureté du sport »

Cela dit, j’ai travaillé avec Flavio. C’est quelqu’un d’extraordinaire, complètement animal et instinctif. Il connaît parfaitement le business et a réussi de belles choses avec Renault [victoires du championnat en 2005 et 2006, avec Fernando Alonso au volant]. Au-delà, je pense que Flavio Briatore a pour la Formule 1 l’instinct de l’équilibre à donner entre le spectacle et la pureté du sport. Le sport actuellement est géré par les Anglo-saxons comme « le sport tel qu’il devrait être, tel qu’il a toujours été, tel qu’il doit être et tel qu’il doit rester ». Et, effectivement, ils n’ont pas nécessairement une sensibilité du spectacle suffisante. Peut-être que le côté latin flamboyant de Flavio pourrait faire du bien.

Alors que la saison se termine à Abou Dhabi, quel est le bilan du motoriste Renault ?

On sait qu’on n’a pas fait un bon boulot, surtout en piste. On a envie de démontrer qu’on est capable de faire mieux. On en a la certitude. Pour cela il faut adopter la bonne stratégie. On n’a pas réussi à faire évoluer notre association avec Red Bull comme il fallait – je dis bien non pas comme on voulait, mais comme il fallait.

Il y a un an, on avait proposé un partenariat très différent à Red Bull, qui n’en a pas voulu. Il fallait convaincre Christian Horner [patron de Red Bull] : une écurie de pointe aujourd’hui ne peut plus être indépendante. C’est usant et fatigant de sentir qu’on n’a pas la bonne stratégie, celle qui est appropriée aux types de règlements actuels…

Quel est votre meilleur souvenir de conduite ?

En Corse, au volant d’une Lotus Exige S. Ce n’est pas une Renault… En Renault, c’est avec une Mégane 2l. J’ai fait le tout premier essai en monoplace au Castellet. En Formule 1, on ne se fait pas vraiment plaisir, parce qu’on est submergé par la puissance, on n’y voit rien, ça tremble. Mais avec des 2 litres, c’est une extraordinaire école de pilotage.

Cyril Abiteboul en dates

14 octobre 1977 Naissance à Paris.

2001 Ingénieur, diplômé de l’Institut National Polytechnique de Grenoble.

2001 Entre chez Renault, occupe divers postes, en France et à Ernstone, au Royaume-Uni.

2007 Directeur du développement de l’écurie Renault F1.

2010 Directeur exécutif.

2011 Directeur général adjoint, à Viry-Châtillon, il supervise les activités commerciales, de communication, et les liens avec les écuries partenaires. Essentiel lorsque le constructeur se recentre sur une activité de motoriste.

2012 Team principal de Caterham F1 pour la saison.

Septembre 2014 Cyril Abiteboul est nommé directeur général de Renault Sport F1. Il remplace Jean-Michel Jalinier, débarqué pour n’avoir pas su correctement prendre le virage technologique des V6 turbo hybrides. Red Bull demandait que des têtes tombent…

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