2016-03-07

Le Monde

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07.03.2016 à 20h06

• Mis à jour le

07.03.2016 à 20h21

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Par Chloé Hecketsweiler

Ce n’est pas une certitude, mais l’hypothèse la plus crédible. La molécule administrée lors de l’essai clinique de Rennes, en janvier, aurait eu un effet « hors cible » à l’origine des atteintes neurologiques graves constatées chez cinq volontaires, dont un est décédé.

Le 17 janvier en effet, un patient était mort – quatre autres avaient été hospitalisés – au CHU de Rennes après avoir testé une molécule. Conçue pour agir sur les récepteurs cannabinoïdes, cette molécule, développée par le laboratoire portugais Bial, le BIA 10-2474 pourrait avoir activé de façon incontrôlée d’autres récepteurs du système nerveux.

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« En règle générale, l’intensité des effets secondaires est corrélée à la dose administrée. Là, cela n’a pas du tout été le cas. Il n’y a eu aucun signe avant coureur chez les premiers volontaires. C’est comme si une digue avait lâché d’un coup quelque part », explique de façon imagée Dominique Martin, le directeur de l’agence du médicament (ANSM).

Dans un rapport publié lundi 7 mars, les experts nommés par l’agence pour éclaircir l’affaire évoquent aussi une autre possibilité : l’implication d’une substance issue de la dégradation du BIA 10-2474 qui se serait révélée extrêmement toxique pour le système nerveux. « Ces deux explications sont cohérentes avec les atteintes neurologiques constatées par les médecins, dit M. Martin. Le fait que rien de tel n’ait été observé chez les animaux, qui ont reçu des doses bien plus élevées, reste cependant un mystère. »

Le médicament du laboratoire portugais Bial appartient à une famille de molécules bien connues, dont la « mission » est de bloquer l’action d’une enzyme cérébrale (la FAAH) qui détruit au fil de l’eau les cannabinoïdes sécrétés par l’organisme – les « endocannabinoïdes ». En l’inactivant, les scientifiques font l’hypothèse que leur concentration dans le cerveau augmentera, avec des effets plus ou moins comparables à ceux des cannabinoïdes dérivés du cannabis. Huit endocannabinoïdes ont été identifiés à ce jour dont l’anandamide – la cible ultime du BIA 10-2474 – que l’on trouve aussi dans le chocolat.

Flou

Dans le monde, une dizaine de molécules très proches sont en cours de développement par des laboratoires comme Pfizer, Bristol-Meyer Squibb ou Johnson & Johnson. Auparavant, deux études avaient été arrêtées en cours de route, faute d’efficacité du médicament testé, mais aucun effet indésirable grave n’a jamais été rapporté. Les cannabinoïdes ne présentent en eux-mêmes aucune toxicité, comme le rappellent les experts du Comité scientifique spécialisé temporaire (CSST), qui se sont réunis, le 15 février, à la demande de l’ANSM.

Le BIA 10-2474 a en revanche pu interférer avec d’autres systèmes. Ce médicament était « nettement moins spécifique de la FAAH que les molécules développées jusqu’àlors », souligne le CSST. Il est donc « plausible » qu’il ait bloqué d’autres enzymes cérébrales : le rapport en mentionne environ 200 dont le rôle est « loin d’être entièrement connu ». « Cette possibilité doit absolument être documentée par le laboratoire Bial », estiment les experts en soulignant aussi le flou qui entoure les caratéristiques de la molécule elle-même. Présentée par le laboratoire comme un inhibiteur « réversible » de la FAAH, elle serait en réalité un inhibiteur « irréversible », ce qui n’est pas anodin.

Le choix des quantités administrés aux volontaires a pu aussi jouer. La dernière cohorte a ainsi reçu quotidiennement une dose de 50 milligrammes « plus de dix fois supérieure à celle qui est censée inhiber complètement la FAAH ». « Ce choix mériterait d’être discuté, insiste le rapport. Même si le but premier d’une étude de phase 1 est de s’assurer de la bonne acceptabilité d’une molécule pour des doses nettement plus fortes que celles estimées thérapeutiques, ceci questionne sur la nécessité de tester une escalade allant jusqu’à 20 à 80 fois la dose inhibant la FAAH si cette molécule est censée agir via ce mécanisme. »

« Secret industriel »

Les experts ont par ailleurs demandé à Bial des informations complémentaires sur les essais précliniques. Ils s’interrogent sur les raisons qui ont conduit le laboratoire à tester sa molécule sur quatre espèces animales au lieu de deux, comme c’est le cas habituellement. Ils s’étonnent aussi de « l’absence apparente d’étude de pharmacologie préclinique permettant de valider, avant le passage chez l’homme, l’action analgésique du BIA 10-2474 ». Enfin, l’origine du décès de deux chiens et de six primates au cours des essais doit être éclaircie. Sans être inhabituelles, ces morts prématurées auraient dû être davantage documentées.

Selon les scientifiques, le protocole de l’essai lui-même était « classique » et ne comportant « a priori » aucun élément s’opposant à son autorisation. Les experts soulignent cependant que la progression des doses administrées, bien que classique, apparaît « problématique car trop brutale en fin de progression alors que l’inverse aurait été attendu ».

« Ce qui importe maintenant, c’est ce sur quoi on peut agir. Il y a un avant et un après », indique Dominique Martin. « En fonctions des conclusions des experts, qui doivent se réunir pour la dernière fois le 24 mars, nous prendrons des décisions », dit-il. Les experts suggèrent notamment que le choix de la dose maximale à tester chez les volontaires par rapport à la dose supposée active soit à l’avenir« précisément et solidement argumenté ». Ils préconisent aussi que les études de pharmacologie préclinique soient conçues de manière à être « raisonnablement prédictives de la réalité d’une future efficacité thérapeutique », afin de ne pas exposer inutilement des volontaires.

En attendant, l’ANSM a transmis l’ensemble des documents scientifiques en sa possession aux autres agences de santé, notamment la FDA américaine et l’EMA européenne. Elle s’est aussi engagée à les communiquer aux scientifiques qui en feraient la demande, bien que Bial s’y soit jusque-là opposé en s’abritant derrière le « secret industriel ». « La molécule est de toute façon hors circuit », justifie M. Martin.

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