2016-07-11

Mediator 150 mg, combien de morts ? C’était le titre du livre de la pneumologue Irène Frachon (il sera republié sous le titre Mediator, sous-titre censuré, chez Editions-Dialogue), qui a révélé le scandale sanitaire constitué par ce produit, commercialisé par les laboratoires Servier de 1976 à 2009, et finalement interdit une fois sa dangerosité constatée.

La question revient sous les feux de l’actualité alors que le procès, au pénal, du Mediator continue de se faire attendre : après un report l’an dernier et le décès en 2014 du patron du laboratoire, Jacques Servier, le jugement pourrait encore être repoussé. Les juges ont achevé leurs investigations, mais les recours pour la défense sont nombreux, et leur examen lent.

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Dans ce procès attendu depuis cinq ans par les victimes, il s’agira de déterminer la responsabilité des sociétés de la galaxie Servier mais aussi de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) sur des faits de tromperie, d’escroquerie, de trafic d’influence, des faits d’homicides et blessures involontaires en lien avec le tristement célèbre médicament.

Le Mediator était autorisé comme adjuvant au régime alimentaire chez le diabétique en surpoids (il n’a jamais été reconnu comme antidiabétique). Mais le Mediator a été retiré du marché car il augmentait le risque de valvulopathie, une atteinte des valvules cardiaques, qui permettent de réguler l’afflux de sang vers le cœur.

Une affaire qui remonte aux années 1970

1976 : le Mediator est commercialisé par les laboratoires Servier : 145 millions de boîtes seront vendues jusqu’à son retrait en 2009 ; plus de 5 millions de personnes en ont consommé.

Années 1990 : le benfluorex, composant du Mediator, est interdit dès 1995 dans les préparations en pharmacie mais le Mediator, lui, reste en vente.

En 1997, les Etats-Unis interdisent toute la famille des fenfluramines (groupe de molécules dont fait partie le Mediator). La France interdit la même année un coupe-faim produit par le groupe Servier avec le même genre de molécules, l’Isoméride.

Le médicament est retiré du marché en Italie et en Espagne en 2005.

Mars 2009 : Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, signale à l’Agence du médicament (Afssaps) 11 cas de valvulopathies sous Mediator. Une étude de la CNAM sur un million de diabétiques confirme le lien. Fin novembre, le Mediator est retiré de la vente.

En 2011, un fonds d’indemnisation pour les victimes est mis en place et Jacques Servier est mis en examen pour « tromperie sur les qualités substantielles avec mise en danger de l’homme » et « escroquerie ». Un rapport interne révèle que l’entreprise connaissait les dangers de son produit dès 1995.

En 2013, c’est l’Agence du médicament (ANSM) qui est à son tour mise en examen pour « homicides et blessures involontaires », soupçonnée d’avoir négligé les alertes sur la dangerosité du médicament.

En janvier 2014, le parquet de Paris annonce une jonction des différentes procédures pour permettre la tenue d’un grand procès en 2015 regroupant tous les protagonistes de l’affaire. En avril, le père des laboratoires Servier meurt, à 92 ans.

Octobre 2015 : la justice reconnaît le caractère « défectueux » du médicament et ordonne des indemnisations en faveur des victimes.

Plusieurs fois reporté, le procès concernant le volet principal de l’affaire pourrait se tenir avant la fin de l’année ; il portera notamment sur des faits de tromperie, d’escroquerie et de trafic d’influence. Certains cas de victimes y ont été joints, élargissant de fait l’enquête à des faits d’homicides et blessures involontaires.

La question centrale que devra trancher la justice est celle du nombre de victimes du Mediator : en 33 ans, combien le médicament a-t-il causé de morts ? Or, les derniers chiffres publiés tendent à diminuer le rôle du Médiator, et ce alors que les indemnisations des victimes restent très en deçà du nombre de dossiers enregistrés.

3 ? 500 ? 2 000 ?

En janvier 2011, lors de ses vœux aux salariés de son groupe, le patron du groupe Jacques Servier remettait en cause les chiffres avancés par l’Afssaps (devenue depuis l’ANSM), qui avançait le chiffre de 500 morts au Mediator :

« 500 est un très beau chiffre marketing, mais il ne s’agit que de 3 morts. Les autres avaient déjà des valvulopathies. »

Plusieurs estimations circulent au sujet des décès liés au médicament ; on a ainsi souvent parlé de 500 à 2 000 morts comme s’il s’agissait de la fourchette d’une étude dont les résultats oscilleraient entre ces deux chiffres. En réalité, plusieurs études donnent des résultats différents.

Pour tenter de répondre à la question posée par Irène Frachon et à l’époque où aucune procédure d’indemnisation n’avait été entamée, l’Afssaps avait demandé à l’Assurance maladie d’estimer le nombre d’hospitalisations et de décès à partir de deux bases de données appariées : le programme de médicalisation des systèmes d’information, qui enregistre les données d’hospitalisation, et le système national d’information interrégimes de l’Assurance maladie, qui contient les données de remboursement des médicaments.

C’est à partir de cette analyse que l’épidémiologiste Catherine Hill, d’une part, et ses confrères Agnès Fournier et Mahmoud Zureik, d’autre part, ont respectivement avancé les estimations de 500 et jusqu’à 2 000 décès attribuables à la prise de Mediator, selon la durée d’exposition considérée. Des expertises validées par les experts mandatés dans le cadre de la procédure pénale menée par le procureur François Molins. Pour ces experts, le nombre décès attribuables au benfluorex (la molécule utilisée dans le Mediator) à court terme serait compris entre 220 et 300 et à long terme entre 1 300 et 1 800.

Très prudent, le professeur Jean Acar, qui avait exprimé de fortes réserves sur les chiffres des épidémiologistes avancés sur la base des données de la Caisse nationale d’Assurance maladie (Cnam), s’aventure toutefois à donner le chiffre de « plusieurs centaines ».

La guerre des chiffres

Depuis le 1er septembre 2011, l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam), a mis en place un dispositif unique destiné à faciliter le « règlement amiable des litiges relatifs aux dommages causés par le benfluorex ».

Dans le cadre de cette procédure, où un collège d’experts indépendants présidé par un magistrat évalue la recevabilité des dossiers et les dommages imputables au Mediator, 56 décès ouvrant droit à indemnisation ont été identifiés, dont 21 ont été jugés attribuables au benfluorex (les 35 dossiers restant ont fait l’objet d’une notification d’indemnisation pour des pathologies liées au Mediator mais non en lien direct avec le décès).

Il faut par ailleurs noter que sur ces 21 décès, 19 patients sont décédés depuis 2009, date à partir de laquelle le diagnostic a pu être posé. En clair, à moins que leurs proches aient envie de monter un dossier et aient gardé les pièces nécessaires pour cela, comme les ordonnances, une grande partie des victimes du Mediator n’ont pas été diagnostiquées et passent sous le radar. La majorité des victimes resteront donc probablement inconnues.

Pour clore ce décompte macabre des morts « reconnus », il faut encore ajouter 7 décès identifiés par Me Charles Joseph-Oudin, avocat de victimes du Mediator, qui sont examinés dans le cadre de procédures pénales, et 2 morts ayant fait l’objet de publication dans des revues médicales mais ne faisant pas partie des dossiers déposés à l’Oniam. Donc, au total à ce jour, 30 morts.

Y a-t-il une contradiction entre l’évaluation des épidémiologistes et ce décompte ? Certains semblent le penser et opposent les deux résultats chiffrés. Dans un avant-propos intitulé « Benfluorex : le premier bilan ! », publié le 25 novembre 2015 dans la revue Archives des maladies du cœur et des vaisseaux, le président de la Société française de cardiologie Yves Juillière écrivait :

« Depuis maintenant plus de 5 ans, des chiffres circulent sur le nombre de patients atteints et la gravité des lésions, chiffres bien souvent théoriques issus d’extrapolations statistiques. »

Même si Yves Juillière reconnaît que le bilan peut évoluer et qu’il existe des contraintes administratives dans les déclarations et le choix d’autres recours juridiques, son discours tend à minorer le nombre de victimes du Mediator.

Déjà, en 2014, le Pr Jean Bardet, cardiologue et membre de la mission parlementaire sur le Mediator, bataillait sur son blog contre ceux qui avaient vu dans cette affaire un scandale et contestait les chiffres avancés. Il fustigeait pour cela pêle-mêle Irène Frachon, les épidémiologistes, l’Inspection générale des affaires sociales… Lui avançait une fourchette de 30 à 50 morts :

« Il apparaît maintenant que les premiers chiffres qui émanent de l’organisme public, l’Oniam, sont très voisins des miens. Comment expliquer qu’on ait dit un jour, un temps, pris pour vérité un nombre 50 fois plus élevé ? »

« Le Mediator, c’est un Titanic qui a coulé »

Pour celle qui a révélé le scandale Mediator, opposer aux estimations faites en 2010 les chiffres des morts identifiés par l’Oniam relève au minimum de l’erreur voire de la mauvaise foi. « C’est comme si, lorsqu’un navire a fait naufrage, on ne comptabilisait que les corps retrouvés échoués sur le rivage et que l’on oubliait toutes les personnes qui ont disparu en mer et qui ne seront jamais retrouvées », affirme Irène Frachon.

« L’Oniam a identifié des individus décédés, les épidémiologistes ont évalué l’ampleur de la population qui a pu mourir d’avoir pris du Mediator, en ayant connaissance, grâce aux données de la Cnam, du nombre de personnes qui avaient pris le médicament. Ce sont deux choses différentes. Et avec le Mediator, c’est un Titanic qui a coulé. »

Spécialiste de l’épidémiologie appliquée aux médicaments et à leurs effets, le Pr Bernard Bégaud (Université de Bordeaux) abonde dans le même sens : « Lorsque l’on analyse rétrospectivement le risque chez des personnes ayant pris un médicament susceptible de l’aggraver, nous devons faire le tri entre les cas qui seraient survenus de toute façon en l’absence de prise du médicament (risque de base) et ceux qui ont été induits ou se sont ajoutés du fait d’une exposition au traitement. »

« C’est ce qui permet de calculer le risque relatif et combien il y a eu de cas en excès par rapport à ceux qui seraient arrivés indépendamment du médicament, explique le professeur. Autrement dit ce qu’on appelle le risque attribuable. » L’Oniam et les laboratoires Servier se basent, eux, sur les morts « imputables », au cas par cas.

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Des indemnisations au compte-gouttes

Concernant l’indemnisation, les dossiers « imputables », les victimes doivent s’armer de patience face à la lourdeur administrative du processus. Résultat, le nombre d’indemnisations reste très faible au regard du nombre de dossiers déposés.

Pour les malades qui refusent l’offre d’indemnisation faite par Servier (dans la majorité des cas, « quelques milliers d’euros » selon les témoignages recueillis par Irène Frachon), il est possible de se retourner vers l’Oniam. Mais ce dernier a refusé de se substituer au laboratoire dans la majorité des cas (plus de 60 % à fin mai), estimant que l’offre initiale du laboratoire était « conforme ».

Quant à ceux qui décident de passer par un contentieux et d’aller en justice (203 dossiers à fin juin), 59 accords ont été finalisés et 77 « discussions transactionnelles » sont en cours, selon les comptes du laboratoire.

Pour la première fois, en octobre dernier, une décision de justice a été rendue dans l’affaire du Mediator : au civil, deux victimes du médicament ont obtenu des dommages et intérêts à hauteur de 27 000 euros pour l’un et 10 000 euros pour l’autre, les juges reconnaissant la « défectuosité » du médicament.

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